5.
Les grands desseins du xviie
siècle
C’est au xviie siècle qu’il appartenait de▶ tirer certaines conclusions constructives, à la fois philosophiques et proprement politiques, du grand remue-ménage ◀de▶ ◀la▶ Renaissance et ◀de▶ ◀la▶ Réforme.
Quatre plans ◀de▶ vaste envergure apportent leur contribution à cet effort ◀de▶ mise en ordre, qui semble bien avoir été ◀la▶ devise du siècle. Nous leur découvrons, après coup, plusieurs traits ◀de▶ ressemblance assez profonds. Tous ◀les▶ quatre sont des utopies, données comme telles — encore que celui ◀de▶ Sully prétende à quelque réalisme politique, celui ◀de▶ William Penn à une économie bien entendue. Tous ◀les▶ quatre expriment avec force ◀la▶ vocation fédératrice ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀la▶ sourde angoisse ◀de▶ ◀l’▶époque devant ◀les▶ prétentions absolutistes des États. Tous ◀les▶ quatre émanent ◀d’▶esprits profondément religieux mais « œcuméniques », au sens qu’a pris ce mot dans notre siècle, impliquant ◀le▶ rapprochement des confessions chrétiennes vers ◀l’▶unité qu’ordonnait ◀l’▶Évangile. Tous ◀les▶ quatre, enfin, ayant passé pour ainsi dire inaperçus, ont survécu dans ◀la▶ mémoire des siècles aux traités « réalistes » ◀de▶ ◀l’▶époque, rapidement effacés par ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire, et n’ont cessé ◀d’▶agir sur ◀l’▶imagination des créateurs ◀d’▶institutions, jusqu’à nos jours. Nous ◀les▶ citerons ici selon ◀la▶ chronologie : Crucé, 1623 ; Sully, 1638 ; Comenius, 1645 ; William Penn, 1692.
◀Le▶ « Nouveau Cynée » ◀d’▶Émeric Crucé
◀De▶ ce premier auteur ◀d’▶un plan ◀d’▶union qui engloberait non seulement ◀l’▶Europe chrétienne mais ◀le▶ monde entier alors connu, nous savons peu. Il naquit dans le troisième quart du xvie siècle et mourut en 1648. Il fut « moine pédagogue dans on ne sait quel collège ◀de▶ Paris », enseigna ◀les▶ mathématiques et publia quelques pesants travaux qui ◀le▶ firent traiter par des érudits allemands ◀de▶ « petit maître d’école parisien »90. Ce personnage obscur n’en eut pas moins ◀le▶ cœur ◀de▶ s’adresser à tous ◀les▶ princes ◀d’▶Europe, dans ◀l’▶envoi ◀de▶ son grand traité, qui parut à Paris en 1623 : ◀Le▶ Nouveau Cynée ou Discours ◀d’▶Estat représentant ◀les▶ occasions et moyens ◀d’▶établir une paix générale et ◀la▶ liberté du commerce par tout le monde. Aux monarques et princes souverains ◀de▶ ce temps. Ses 249 grandes pages ne comportent pas ◀de▶ divisions en chapitres, et seulement deux alinéas en tout ! Nous en respecterons ◀l’▶orthographe savoureuse.
◀La▶ paix est un subject trivial, je ◀le▶ confesse, mais on ne ◀la▶ pourchasse qu’à demy. Quelques uns y exhortent ◀les▶ princes chrestiens, afin que par leur union ils se fortifient contre leur ennemy commun : et mesme un fameux personnage a monstré ◀les▶ moyens ◀d’▶exterminer ◀les▶ Turcs dans ◀les▶ quatre ans ou environ91, et plusieurs autres belles conceptions qui sont fort aysées à mettre par escrit. Il y en a qui limitent encore plus leur stile, ils donnent des inventions pour policer et enrichir leur pays, et se soucient si peu des estrangers, qu’ils estiment une prudence politique ◀de▶ semer parmy eux des divisions, afin de jouyr ◀d’▶un repos plus asseuré.92
Mais je suis bien ◀d’▶un autre advis, et me semble quand on voit brusler ou tomber ◀la▶ maison ◀de▶ son voisin qu’on a subject ◀de▶ crainte, autant que ◀de▶ compassion, veu que ◀la▶ société humaine est un corps, dont tous ◀les▶ membres ont une sympathie, ◀de▶ manière qu’il est impossible que ◀les▶ maladies ◀de▶ l’un ne se communiquent aux autres.
Faut-il que ◀les▶ monarchies s’établissent par massacres et boucherie ?… Mais supposons que ◀la▶ guerre fut nécessaire pour fonder ◀les▶ monarchies. Aujourd’hui qu’elles sont establies, il n’est plus besoing à ceux qui en ioüissent ◀de▶ remplir ◀le▶ monde ◀de▶ ce carnage.
Crucé insistera plus loin sur cette idée ◀de▶ statu quo à conserver, chère à Érasme, nous ◀l’▶avons vu. ◀La▶ guerre est « sans proffit » parce qu’elle ébranle ◀les▶ trônes, même celui du Grand Turc.
D’autre part ◀les▶ chrestiens n’advancent pas mieux leurs affaires : et encore ont-ils ce malheur que s’ils obtiennent quelque victoire, ils n’en ioüissent pas longtemps, au contraire ◀les▶ Turcs se maintiennent, et ne se laissent point aisément dessaisir ◀de▶ leurs possessions. Je confronte ces deux peuples, pour ce qu’ils sont par manière ◀de▶ dire ennemis naturels, et ont divisé presque tout le monde en deux parties, à cause de ◀la▶ diversité ◀de▶ leur religion, tellement que s’ils se pouvoient accorder, ce serait un grand acheminement pour ◀la▶ paix universelle.
Inutile ◀d’▶insister sur ◀le▶ parallèle avec nos « deux blocs » actuels. ◀La▶ plus sûre prévention ◀de▶ ◀la▶ guerre, Crucé ◀la▶ voit dans ◀l’▶arbitrage, idée reprise du Moyen Âge :
Auparavant que ◀de▶ venir aux armes (◀les▶ princes devraient)… se rapporter à ◀l’▶arbitrage des Potentats et Seigneurs souverains : Ce faisant ils gaigneroient ◀l’▶amitié ◀de▶ leurs semblables, pour s’en prévaloir contre leurs ennemis, au cas qu’ils ne voulussent se soubsmettre au jugement ◀d’▶un tiers. Or si un prince recevoit un juge qui voulust impérieusement s’ingérer ◀de▶ vuider ◀les▶ differens, cela véritablement ravaleroit sa grandeur : mais ◀d’▶accepter volontairement ◀les▶ arbitres, c’est une chose jadis pratiquée et qui se pratique encore par ◀les▶ monarques… Et à cecy servirait grandement rassemblée generale ◀de▶ laquelle nous parlerons cy-après… Comments est-il possible, dira quelqu’un, ◀d’▶accorder des peuples qui sont si séparez ◀de▶ volonté et ◀d’▶affection, comme ◀le▶ Turc et ◀le▶ Persan, ◀le▶ François et ◀l’▶Espagnol, ◀le▶ Chinois et ◀le▶ Tartare, ◀le▶ chrestien et ◀le▶ juif ou mahometain ? Je dis que telles inimitiez ne sont que politiques, et ne peuvent oster ◀la▶ conionction qui est et doibt estre entre ◀les▶ hommes. ◀La▶ distance des lieux, ◀la▶ separation des domiciles n’amoindrit point ◀la▶ proximité du sang. Elle ne peut non plus oster ◀la▶ similitude du naturel, vray fondement ◀d’▶amitié et société humaine. Pourquoy moy qui suis François voudray-je du mal à un Anglois, Hespagnol, et Indien ? Je ne ◀le▶ puis, quand je considéré qu’ils sont hommes comme moy, que je suis subjet comme eux à erreur et péché, et que toutes ◀les▶ nations sont associées par un lien naturel, et consequemment indissoluble.
◀La▶ même tolérance doit s’étendre au domaine ◀de▶ ◀la▶ religion :
Qu’est-il besoin ◀de▶ se faire ◀la▶ guerre pour ◀la▶ diversité des cérémonies ? Je ne dirai pas ◀de▶ religion, vu que leur fin principale reside en ◀l’▶adoration ◀de▶ Dieu, qui demande plutost ◀le▶ cœur des hommes que ◀le▶ culte extérieur et ◀les▶ sacrifices dont on fait tant de parades ; non que je veuille conclure au mespris des ceremonies, mais je dis que nous ne devons pas persécuter ceux qui ne veulent pas embrasser ◀les▶ nostres… ◀La▶ pieté est un trop bel arbre pour produire ◀de▶ si mauvais fruits. Tandis que nous taschons ◀de▶ gagner ◀le▶ ciel par ◀l’▶ingredient ◀de▶ ◀la▶ religion, gardons-nous ◀de▶ tomber en une stupidité et inhumanité brutale… Toutes ces Religions (il a parlé des chrétiens, juifs, mahométans et même des païens) se fondent sur preuves, allèguent leurs miracles, et chacun presume que la sienne est ◀la▶ meilleure. Je n’ay pas entrepris ◀de▶ vuider ce différend. Un plus suffisant que moy y seroit bein empesché. Seulement je diray qu’elles tendent toutes à une mesme fin, à sçavoir à ◀la▶ recognoissance et adoration ◀de▶ ◀la▶ divinité. Que si aucunes ne choisissent pas ◀le▶ bon chemin ou moyen legitime, c’est plustost par simplicité et mauvaise instruction, que par malice, et par consequent sont plus dignes ◀de▶ compassion que ◀de▶ haine… (Seuls des esprits bornés croient) que tous sont tenus ◀de▶ vivre comme luy, et ne prise que ses coutusmes, à ◀la▶ façon ◀de▶ ces niais ◀d’▶Athènes, qui estimoient ◀la▶ Lune ◀de▶ leur pays meilleure que celle des autres. ◀Les▶ sages et divins esprits pénétrent bien plus loing, et considèrent que ◀l’▶harmonie du monde est composée ◀de▶ diverses humeurs, et que ce qui est loüable en un lieu, n’est pas trouvé bon partout… (Il faut reconnaître que) ◀les▶ hommes sont fort bizarres et que ce qui est honoré en un endroict est abominé ou moqué en un autre.
Crucé imagine une Assemblée ou Sénat permanent des États :
Posez ◀le▶ cas que ◀la▶ paix aujourd’huy soit signee, qu’elle soit publiée en plein theatre du monde : Que sçavons-nous si ◀la▶ postérité en voudra emologuer ◀les▶ articles ? ◀Les▶ volontez sont muables, et ◀les▶ actions des hommes ◀de▶ ce temps n’obligent pas leurs successeurs… Néantmoins pour en prévenir ◀les▶ inconvéniens, il seroit necessaire ◀de▶ choisir une ville, où tous ◀les▶ Souverains eussent perpétuellement leurs ambassadeurs, afin que ◀les▶ differens qui pourraient survenir fussent vuidez par ◀le▶ jugement ◀de▶ toute ◀l’▶assemblee. ◀Les▶ ambassadeurs ◀de▶ ceux qui seroient intéressez exposeroient là ◀les▶ plaintes ◀de▶ leurs maistres, et ◀les▶ autres députez en jugeraient sans passion.
Il propose ◀d’▶en fixer ◀le▶ siège sur ◀le▶ territoire ◀de▶ Venise,
pour ce qu’il est comme neutre et indifferent à tous princes : joinct aussi qu’il est proche des plus signalées Monarchies ◀de▶ ◀la▶ terre, ◀de▶ celles du pape, des deux empereurs, et du roy d’Hespagne. Il n’est pas loing ◀de▶ France, ◀de▶ Tartarie, Moschouie, Polongne, Angleterre, et Dannemarch.
Quant à ◀la▶ grave question des préséances, Crucé s’interroge longuement. « Estant Catholique et François » il a bien ses idées là-dessus, mais il a décidé « ◀de▶ ne pas songer à soy seulement » et au contraire de parler comme s’il était né « en ◀la▶ république imaginaire ◀de▶ Platon ou en ◀la▶ région ◀de▶ ses Idées ». Il finit donc par proposer que ◀le▶ pape « ait ◀la▶ préséance, pour ◀le▶ respect ◀de▶ ◀l’▶ancienne Rome », mais — ô révolution presque impensable ! — que ◀le▶ Sultan des Turcs vienne immédiatement après lui, « attendu qu’il tient ◀le▶ siège ◀de▶ ◀l’▶empire oriental ». Viendront ensuite « ◀l’▶empereur chrestien » puis ◀le▶ roy de France « attendu qu’il commande à un peuple ◀le▶ plus renommé qui se trouve au monde », puis ◀le▶ roy d’Espagne.
◀Le▶ sixiesme lieu pourroit estre debatu entre ◀les▶ roys ◀de▶ Perse, ◀de▶ ◀la▶ Chine, ◀le▶ Pretre-Jan, ◀le▶ Precop de Tartarie, et ◀le▶ grand duc de Moschouie… Et ◀les▶ roys ◀de▶ ◀la▶ grand Bretagne, ◀de▶ Pologne, ◀de▶ Dannemarch, ◀de▶ Suede, du Jappon, ◀de▶ Marroc, ◀le▶ grand Mogol, et autres monarques tant des Indes que ◀d’▶Afrique, ne doivent pas estre aux derniers rangs, tous braves princes, qui se maintiennent ◀d’▶eux-mesmes et ne dependent ◀de▶ personne… Et pour authoriser ◀d’▶avantage ◀le▶ jugement, on prendroit aduis des grandes Republiques, qui auraient aussi en ce mesme endroict leurs agens. Je dis grandes Républiques, comme celle des Vénitiens et des Suisses, et non pas ◀de▶ ces petites Seigneuries, qui ne se peuvent maintenir ◀d’▶elles-mesmes, et dependent ◀de▶ ◀la▶ protection ◀d’▶autruy.
… Ceste compagnie donc jugeroit ◀les▶ débats qui surviendroient tant pour ◀la▶ préséance que pour autre chose, maintiendroit ◀les▶ uns et ◀les▶ autres en bonne intelligence, irait au-devant des mescontentemens, et ◀les▶ apoiseroit par ◀la▶ voye ◀de▶ douceur, si faire se pouvoit, ou en cas ◀de▶ nécessité par ◀la▶ force. Que si quelqu’un contrevenoit à ◀l’▶arrest ◀d’▶une si notable compagnie, il encourrait ◀la▶ disgrace ◀de▶ tous ◀les▶ autres princes, qui auraient beau moyen ◀de▶ ◀le▶ faire venir à ◀la▶ raison.
Dès la première partie ◀de▶ son traité, Crucé s’était demandé ce que feraient ◀les▶ peuples, s’ils n’avaient plus ◀la▶ guerre pour « exercice ». Il proposait un plan ◀d’▶éducation des peuples (sciences, médecine et mathématiques en premier lieu), un plan ◀de▶ développement des industries artisanales, et un plan ◀d’▶aménagement des territoires : rivières à rendre navigables, canal joignant « ◀les▶ deux mers », labourage et « trafic » accrus, terres en friches et lieux marécageux à cultiver. Et déjà il s’écriait :
Quel plaisir seroit-ce, ◀de▶ voir ◀les▶ hommes aller ◀de▶ part et ◀d’▶autre librement, et communiquer ensemble sans aucun scrupule ◀de▶ pays, ◀de▶ ceremonies, ou d’autres diversitez semblables, comme si ◀la▶ terre estoit, ainsi qu’elle est véritablement, une cité commune à tous ?
Vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶ouvrage, il reprend et développe ce thème ◀de▶ ◀la▶ libre circulation des biens et des personnes :
Voilà ◀les▶ moyens ◀d’▶entretenir ◀la▶ paix particulièrement en chaque monarchie. Il y en a d’autres plus universels, qui concernent ◀la▶ bonne intelligence ◀de▶ tous ◀les▶ souverains respectivement l’un avec l’autre, dont le premier et ◀le▶ plus important est qu’ils se contentent des limites ◀de▶ leur seigneurie qui leur seront prescripts par ◀la▶ generale assemblée ◀de▶ laquelle nous avons parlé. Ce poinct estant gaigné, il faudra aduiser à ce que ◀les▶ particuliers ◀de▶ diverses nations se puissent hanter et trafiquer ensemble en asseurance, et que s’il survient quelque procez ou dispute entr’eux, que ◀le▶ magistrat du lieu ◀les▶ accorde promptement sans faveur ny acception ◀de▶ personne. Car puisqu’il s’agist ◀d’▶une paix universelle il faut rendre ◀la▶ justice aux estrangers, et ne permettre point qu’ils soient offensez en aucune sorte par ◀les▶ originaires du pays, quand ils y viendront pour leurs affaires ou mesme pour leur plaisir.
Crucé a bien vu que cette liberté ◀de▶ commerce — diamétralement opposée au protectionnisme national qui commençait à s’appesantir sur ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶Europe — supposait d’autres mesures :
… il est necessaire que ◀les▶ princes ◀d’▶un commun consentement réduisent ◀les▶ monnoyes à un mesme pied, afin que chacun puisse contracter par tout sans dommage.
Et il préconise ◀l’▶uniformisation des poids et des mesures…
Mais pour bien commencer cest affaire, il faudroit qu’un puissant prince exhortast tous ◀les▶ autres à suivre ◀le▶ règlement susdict, afin que ◀les▶ passages estans libres et ◀le▶ commerce estant ouvert par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ paix, on puisse trafiquer par tout sans dommage. Il n’y a personne qui soit plus capable ◀de▶ cela que ◀le▶ pape. C’est son devoir ◀de▶ moyenner une concorde générale entre ◀les▶ princes chrestiens. Et pour ◀le▶ regard des Mahometans, qui font une notable partie du monde, ◀le▶ roy de France pour ◀le▶ credit et reputation qu’il a parmy eux, pourra plus aysement ◀les▶ faire condescendre à ◀la▶ paix…
Quant à moy je ne puis en cecy apporter que des vœux et humbles remonstrances, qui seront peut-estre inutiles. J’en ay voulu neantmoins laisser ce tesmoignage à ◀la▶ postérité. S’il ne sert ◀de▶ rien, patience. C’est peu de chose, ◀de▶ perdre du papier, et des paroles. Je protesteray en ce cas comme Solon ◀d’▶avoir dit et faict ce qui m’a esté possible pour ◀le▶ bien public, et quelques uns qui liront ce petit livre, m’en sçauront gré, et m’honoreront comme j’espère ◀de▶ leur souvenance.
◀Le▶ mémoire ◀de▶ Crucé n’eut pas plus ◀de▶ succès que ◀les▶ projets ◀de▶ ses prédécesseurs. Mais ceux qui ◀le▶ dédaignèrent sont oubliés, lui non. Il a fait son chemin clandestin à travers une série ◀d’▶œuvres souvent glorieuses. ◀Le▶ jeune Leibniz ◀l’▶a lu et s’en souvient : il en écrit plus tard à ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, qui par Rousseau, Kant, Saint-Simon, Proudhon, Hugo, Renan et Coudenhove rejoint Briand et ◀la▶ Société des Nations, puis Churchill et ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye et ◀les▶ grands débats ◀de▶ notre temps.
◀Le▶ Grand Dessein du duc de Sully
Tout le monde, depuis trois siècles s’y réfère, mais presque personne ne ◀l’▶a lu. Est-on même certain qu’il existe ? ◀La▶ « Charte ◀de▶ ◀l’▶Atlantique », pendant la dernière guerre, exerça, elle aussi, une grande action morale bien que ni Churchill ni Roosevelt n’aient jamais pu produire son texte : elle n’existait que dans leur tête, et par ce qu’ils en dirent aux journalistes, d’après quelques notes griffonnées.
On ne saurait davantage citer ◀le▶ Grand Dessein : ses éléments sont dispersés dans ◀les▶ milliers ◀de▶ pages des Mémoires ◀de▶ Sully, dont au surplus nous possédons plusieurs versions : ◀les▶ deux premières parties datées ◀de▶ 1638 et qui ne furent pas « mises dans ◀le▶ commerce » ; la troisième partie, publiée en 1662 avec ◀les▶ deux autres ; un élégant digeste des trois, par ◀l’▶abbé de l’Écluse, qui fit connaître au grand public ◀de▶ 1745 une œuvre fortement remaniée ; enfin, des éditions modernes, restituant plus ou moins fidèlement ◀le▶ texte primitif, souvent « amélioré ». Ces mémoires93 furent composés par quatre secrétaires anonymes, à ◀l’▶aide ◀d’▶un gigantesque fatras ◀de▶ documents, copies ◀de▶ lettres, ou lettres écrites après coup, brouillons ◀de▶ discours, états financiers, notes, souvenirs, dictées, bilans, etc. ◀Les▶ secrétaires racontent sa vie au vieux ministre confiné dans son château depuis ◀la▶ mort du roi son maître, et ils s’adressent au duc à la deuxième personne du pluriel, qui n’est pas sans produire un effet singulier.
Sully, qui espère agir sur Richelieu, attribue ◀le▶ Grand Dessein à Henry IV, plus ◀de▶ vingt ans après ◀l’▶assassinat du roi. ◀Les▶ états successifs du plan qu’il nous révèle (sous forme de lettres apocryphes ou ◀de▶ discours) défient ◀la▶ citation par ◀la▶ longueur des phrases et ◀le▶ désordonné ◀de▶ ◀la▶ présentation. Voici tout de même un assez court fragment où, par une chance rare, ◀le▶ Dessein se résume, mais encore incomplet. Envoyé en mission auprès de Jacques Ier, Sully cherche à gagner ◀l’▶Angleterre aux projets ◀d’▶Henry IV contre ◀les▶ Habsbourg :
Suivant ce que ◀le▶ roi d’Angleterre vous avait mandé, vous vous rendîtes à Greenwich sur une heure après midi du lendemain. Vous fûtes reçu, comme il nous semble, par ◀le▶ comte Derby, et conduit vers ◀le▶ roi d’Angleterre, lequel vous prit aussitôt par ◀la▶ main, et faisant demeurer tout le monde, même ses propres conseillers, vous mena dans ses galeries, desquelles ayant fermé ◀les▶ portes il vous embrassa par deux fois, puis loua ◀les▶ vertus du roi et votre franchise, et vous dit encore derechef qu’il se reconnaissait de plus en plus grandement obligé au roi son bon frère, lui ayant ainsi envoyé ◀le▶ plus ancien et confident ◀de▶ ses serviteurs et celui sur lequel lui-même pouvait prendre ◀le▶ plus ◀de▶ confiance. Sur quoi voyant, comme il vous sembla, ◀l’▶occasion très opportune pour entamer quelque chose des secrètes instructions et hautes propositions que ◀le▶ roi vous avait ordonné ◀de▶ lui faire, mais seulement comme ◀de▶ vous-même, vous lui répondîtes en ces termes :
« […] Sire, il faut que vous sachiez que quelque enveloppé que je puisse être dans ◀les▶ vanités mondaines, je préfère néanmoins ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu, mon salut et ◀la▶ subsistance ◀de▶ ◀la▶ vraie religion que je professe, au roi mon maître, ma fortune, ma femme, mes enfants, ma patrie et toutes autres considérations humaines. Or, j’ai reconnu que ◀le▶ pape, ◀l’▶empereur, ◀le▶ roi d’Espagne, ◀les▶ archiducs, ◀les▶ princes ecclésiastiques ◀d’▶Allemagne, et tous autres grands et communautés catholiques, n’ont point de plus forte passion en ◀l’▶esprit que ◀de▶ former une puissante association pour ◀la▶ ruine et destruction ◀de▶ toute créance contraire à ◀la▶ romaine. Ils ne sont retardés ◀d’▶y travailler tout ouvertement que parce qu’ils n’ont point encore pu faire joindre ◀le▶ roi mon maître à ce même dessein. Mais il est à craindre que par ◀la▶ diminution ◀de▶ ma faveur (comme celle des princes est sujette à varier) ou par ◀de▶ trop continuelles sollicitations, il ne se laisse enfin persuader, s’il n’est retenu par d’autres voies et moyens plausibles à son généreux esprit (car c’est cette vertu ◀de▶ magnanimité qui tient le premier lieu en son âme), qui sont ceux desquels je veux faire ouverture à Votre Majesté, et dans quels aussi elle trouvera ◀de▶ quoi accroître sa puissance et son autorité, amplifier sa domination, féliciter son règne, exalter son honneur et sa gloire, et perpétuer sa renommée, qui est le second but ◀de▶ mes désirs. ◀De▶ vous seul dépend ◀l’▶exécution des choses que je veux proposer, lesquelles consistent à vouloir faire, s’il y a moyen que j’y puisse disposer ◀le▶ roi mon maître, une ligue offensive et défensive entre lui, vous et ◀les▶ provinces unies des Pays-Bas ; associer à icelle tous ◀les▶ autres rois, princes, et surtout ceux ◀de▶ Danemark et ◀de▶ Suède, États, républiques, villes et communautés protestantes, qui sont comme obligés ◀d’▶être toujours contraires à ◀la▶ faction espagnole et ◀d’▶Autriche, et confirmer tout cela par ◀l’▶alliance ◀de▶ vos communs enfants, qui se trouveront ◀d’▶âge sortable ◀les▶ uns aux autres. Je ne désespère pas si je vous vois goûter à bon escient mes ouvertures, et en embrasser ◀l’▶exécution, que j’y porte ◀le▶ roi mon maître, avec des conditions tant avantageuses pour tous ses associés en icelui, que nous y adjoindrons ◀le▶ duc de Savoie, eu égard à son naturel volage et à son véhément et ambitieux désir ◀de▶ porter couronne royale, ◀les▶ plus puissants princes catholiques ◀d’▶Allemagne, pour ◀l’▶espérance ◀d’▶arracher ◀la▶ couronne impériale ◀de▶ ◀la▶ maison ◀d’▶Autriche et tous ◀les▶ états ◀de▶ Bohême, Autriche, Moravie, Silésie et Lusatie, pour ◀les▶ rétablir dans leurs anciennes libertés, voire même ◀le▶ pape en proposant ◀de▶ lui faire posséder une propriété ce dont il n’est reconnu que par une vaine apparence ◀de▶ féodalité. »
Sur toutes lesquelles ouvertures, quoique d’abord en général et en gros, ◀le▶ roi d’Angleterre fît démonstration ◀d’▶y prendre goût, voire ◀de▶ ◀les▶ louer et approuver, si ne laissa-t-il pas ◀d’▶en vouloir entendre tout ◀le▶ détail, et ◀de▶ former lors une infinité ◀de▶ difficultés sur ◀la▶ jonction en une loyale association ◀de▶ tant de diverses têtes et tant diversement intentionnées et intéressées sur ◀la▶ poursuite ◀d’▶un si haut dessein…
◀Les▶ discours que vous eûtes lors, tant sur ce sujet que sur plusieurs autres très importants, vous retinrent plus ◀de▶ quatre heures seuls enfermés ensemble.
Cependant, ◀le▶ Grand Dessein, dans ses derniers états, déborde largement au profit ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, ce projet initial ◀d’▶alliance protestante — nonobstant ◀l’▶adhésion ◀de▶ princes catholiques et même du pape. Nous en donnerons ici ◀l’▶exposé magistral que ◀l’▶historien Carl J. Burckhardt a su tirer des « Sages et royales Économies » :
◀L’▶Europe sera composée ◀de▶ :
5 monarchies électives : ◀le▶ Saint-Empire romain germanique, ◀les▶ États du pape, ◀la▶ Pologne, ◀la▶ Hongrie et ◀la▶ Bohême ;
6 monarchies héréditaires : ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne, ◀l’▶Angleterre, ◀le▶ Danemark, ◀la▶ Suède et ◀la▶ Lombardie (c’est-à-dire ◀la▶ Savoie augmentée du Milanais) ;
4 Républiques souveraines : Venise, ◀l’▶Italie, ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Belgique (pour ◀la▶ définition ◀de▶ ces territoires voir plus loin).
◀Les▶ pays dont seront composés ces États sont énumérés en détail ; s’il y a désaccord sur ◀l’▶attribution ◀d’▶un territoire, il sera soumis directement à ◀l’▶autorité européenne centrale, c’est-à-dire deviendra territoire sous mandat.
Par leur superficie et leurs richesses, ces États devront être ◀d’▶importance à peu près égale, pour assurer entre eux ◀le▶ plus haut degré possible ◀d’▶équilibre, de même qu’entre ◀les▶ religions catholique, luthérienne et calviniste.
Cette Confédération ◀d’▶États sera placée sous ◀la▶ garde ◀d’▶un Conseil de l’Europe composé ◀de▶ six Conseils provinciaux et ◀d’▶un Conseil Général.
◀Les▶ Conseils provinciaux auront leurs sièges à : Danzig pour ◀les▶ royaumes du Nord-Est ; Nuremberg pour ◀les▶ Allemagnes ; Vienne pour ◀l’▶Europe de l’Est ; Bologne pour ◀les▶ pays italiens ; Constance pour ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Lombardie, etc., et une ville à désigner dans ◀l’▶Ouest ◀de▶ ◀l’▶Europe pour ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne, ◀l’▶Angleterre et ◀la▶ Belgique.
◀Le▶ Conseil Général aura son siège dans une ville du centre ◀de▶ ◀l’▶Europe, à désigner chaque année parmi ◀les▶ villes suivantes : Metz, Luxembourg, Nancy, Cologne, Mayence, Trêves, Francfort, Würzbourg, Heidelberg, Spire, Worms, Strasbourg, Bâle et Besançon. On voit que ◀le▶ Rhin est ◀l’▶artère principale ◀de▶ cette nouvelle configuration politique.
Ce Conseil Général sera composé ◀de▶ représentants ◀de▶ chacun des gouvernements ◀de▶ ◀la▶ république chrétienne, au total 40 hommes ◀d’▶expérience, à raison de 4 représentants pour ◀les▶ grands États et ◀de▶ 2 pour ◀les▶ États plus petits.
Ces Conseils recevront ◀le▶ pouvoir ◀de▶ trancher tout différend, tant entre un souverain et son peuple qu’entre différents États. Ils ont pour mission ◀de▶ régler toutes ◀les▶ questions ◀d’▶intérêt commun et ◀d’▶élaborer tous ◀les▶ projets concernant ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ République chrétienne.
◀Le▶ Conseil de l’Europe a ◀les▶ compétences et ◀les▶ devoirs ◀d’▶un Sénat, ses membres étant à réélire tous ◀les▶ trois ans.
◀Les▶ décisions du Conseil devront être considérées par tous ◀les▶ États comme exécutoires et définitives. À l’égard de ce Conseil ◀la▶ souveraineté des États ne sera qu’une souveraineté conditionnelle.
Comme base ◀de▶ ◀la▶ république européenne, Sully exige ◀la▶ liberté du commerce et même ◀la▶ suppression des barrières douanières.
◀L’▶idée ◀de▶ ◀l’▶arbitrage et aussi du « concert européen » apparaît avec une netteté particulière dans ◀les▶ dispositions prévues par Sully pour ◀l’▶élection des souverains des trois royaumes chargés ◀d’▶assurer ◀la▶ défense de ◀l’▶Europe à ◀l’▶Est. Il prévoit en effet : comme « marche » et rempart contre ◀les▶ Turcs, un royaume ◀de▶ Hongrie (Basse-Autriche, Styrie, Carinthie, Croatie, Bosnie, Slovénie et Transylvanie), contre ◀les▶ Moscovites et ◀les▶ Tartares, un royaume ◀de▶ Pologne, enfin un royaume ◀de▶ Bohême. Pour associer ces royaumes ◀le▶ plus étroitement possible au sort commun ◀de▶ ◀l’▶Europe, deux dispositions : d’une part leurs souverains devront être élus par un collège composé ◀de▶ huit souverains : ◀le▶ pape, ◀l’▶empereur, ◀les▶ rois ◀de▶ France, ◀d’▶Espagne, ◀d’▶Angleterre, du Danemark, ◀de▶ Suède et ◀de▶ Lombardie, d’autre part ces huit souverains seront obligés par devoir ◀d’▶alliance à défendre ces royaumes contre toute agression. Arbitrage aussi pour tout différend entre Venise et ses voisins : ces différends seront tranchés par ◀le▶ roi d’Espagne et ◀les▶ cantons suisses. ◀Le▶ devoir ◀d’▶alliance des huit souverains joue également pour Venise et ◀le▶ royaume ◀de▶ Sicile.
Enfin, ◀le▶ plan Sully prévoit en détail ◀les▶ ajustements territoriaux nécessaires pour cette réorganisation ◀de▶ ◀l’▶Europe :
◀La▶ souveraineté espagnole est limitée à ◀la▶ péninsule ibérique. ◀Les▶ autres royaumes héréditaires existants : ◀la▶ France, ◀la▶ Grande-Bretagne, ◀le▶ Danemark et ◀la▶ Suède gardent leur statu quo.
◀Le▶ royaume ◀de▶ Lombardie est formé par : ◀la▶ Savoie, ◀le▶ Piémont, Montferrat et Milan.
◀La▶ République helvétique est renforcée territorialement : elle s’accroît ◀de▶ ◀la▶ Franche-Comté, ◀de▶ ◀l’▶Alsace et du Tyrol.
◀La▶ République de Belgique se compose ◀de▶ ◀la▶ Belgique et ◀de▶ ◀la▶ Hollande actuelles.
Enfin, une république italienne sera formée, englobant tous ◀les▶ États qui ne sont attribués ni au pape, ni à ◀la▶ Savoie, ni à Venise. Cette république faite ◀d’▶une mosaïque ◀de▶ territoires en surplus sera placée sous ◀la▶ souveraineté du pape.
◀La▶ Russie enfin, selon Sully, ne devra pas être admise comme membre ◀de▶ ◀la▶ Communauté chrétienne.
C. J. Burckhardt compare, en conclusion, ◀le▶ Dessein ◀de▶ Sully et ◀les▶ autres projets européens ◀de▶ paix perpétuelle :
Cet effort toujours repris à nouveau peut se ramener à trois mobiles constants : ◀l’▶espoir placé dans ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ volonté libre pour surmonter ◀l’▶entraînement fatidique vers ◀la▶ guerre, ◀l’▶espoir placé dans une justice supérieure aux États ; et surtout : ◀le▶ sentiment ◀de▶ tout ce que ◀les▶ Européens, malgré contrastes et conflits, possèdent ◀de▶ commun et ◀d’▶irremplaçable.
Ce qui distingue ◀les▶ écrits ◀de▶ Sully ◀de▶ ceux ◀de▶ ses prédécesseurs et contemporains, c’est qu’en sa qualité ◀d’▶homme d’État il part ◀d’▶un contexte politique tout à fait concret et particulier et qu’ensuite, au cours de son évolution, à mesure que lentement il mûrit son plan, ◀le▶ désir ◀d’▶assurer ◀la▶ primauté à sa propre nation s’estompe de plus en plus chez lui, jusqu’à ce que, dans son grand âge, et déjà presque au ban ◀de▶ ◀la▶ communauté française en sa qualité ◀de▶ protestant, il finit par ardemment souhaiter un pouvoir suprême supranational, sous ◀l’▶autorité duquel ◀les▶ souverainetés des divers États deviendront relatives — tout cela, comme il prétend ◀l’▶avoir exposé à Jacques Ier d’Angleterre, afin de donner ◀la▶ paix à ce continent qui a vu tant de victoires sanglantes, tant de défaites et tant de lamentables traités ◀de▶ paix qu’il ne pourra plus en supporter beaucoup d’autres sans périr…
◀Les▶ longues années qu’il a passées à observer ◀l’▶agitation des hommes du fond ◀de▶ sa retraite ◀l’▶ont amené pour finir à surmonter en lui-même, dans son propre cœur, ◀la▶ force ◀la▶ plus considérable ◀de▶ son époque, cette force qui jadis dans sa jeunesse ◀l’▶avait poussé à ◀l’▶action, au risque, au combat — ◀la▶ force du nationalisme alors encore tout jeune et tout tendu vers ◀l’▶avenir.94
◀Le▶ Réveil universel ◀de▶ Comenius
◀Le▶ principal titre ◀de▶ gloire ◀d’▶Amos Comenius (nom latinisé ◀de▶ Jean Amos Komenski), né en Moravie en 1592, mort en Hollande en 1670, est ◀d’▶avoir contribué plus que tout autre, en écrivant sa Grande Didactique et ◀de▶ nombreux traités spéciaux, à créer ◀la▶ science ◀de▶ ◀l’▶éducation en Europe. Mais ses recherches ◀de▶ philosophe et ◀de▶ théologien (il fut évêque ◀de▶ ◀l’▶Unité des frères moraves) autant que son action ◀de▶ pédagogue, devaient trouver leur couronnement et ◀l’▶expression ◀de▶ leur unité profonde dans un ouvrage qu’il ne put achever : ◀la▶ Délibération universelle sur ◀la▶ réforme des affaires humaines. ◀La▶ Panegersia, ou Réveil Universel que Comenius écrivit à Elbing en 1645, et qui ne fut publiée qu’en 1666, devait être ◀l’▶introduction à cette grande œuvre « pansophique ». Elle porte ◀le▶ sous-titre suivant : ◀De▶ rerum humanarum emendatione consultatio catholica ad genus humanum, ante alios vero ad Eruditos, Religiosos, Potentes Europæ.
Comenius envisage cette réforme par ◀les▶ moyens suivants : unification du savoir, par un système scolaire perfectionné sous ◀la▶ direction ◀d’▶une sorte ◀d’▶académie internationale ; coordination politique, sous ◀la▶ direction ◀d’▶institutions internationales ; réconciliation des Églises, qui se donneraient un Consistoire mondial. ◀Le▶ projet gigantesque ◀d’▶une fédération mondiale à la fois culturelle, politique et religieuse, fait ◀de▶ Comenius l’un des grands précurseurs ◀de▶ ◀l’▶union européenne autant que du mouvement œcuménique.
Notons une fois de plus que ◀le▶ « monde » dont parle Comenius n’est en fait que ◀la▶ chrétienté ◀de▶ son temps, donc ◀l’▶Europe. Au reste, Comenius se qualifie lui-même ◀d’▶Européen. Dans ◀la▶ Præfatio ad Europeos qui ouvre sa Panegersia, il parle — le premier peut-être ? — ◀de▶ notre patrie européenne :
Afin que nous cessions ◀de▶ dissimuler nos projets et nos efforts, et ◀de▶ travailler chacun pour soi, je vais payer ◀d’▶exemple : car mon but suprême est ◀d’▶annoncer ◀le▶ Christ à tous ◀les▶ peuples. Cette Lumière doit être apportée aux autres peuples au nom de notre patrie européenne ; et c’est pourquoi nous devons tout d’abord nous unir entre nous ; car, nous autres Européens, nous devons être considérés comme des voyageurs embarqués sur un seul et même navire. Je ne puis me taire, car mon espoir est ◀d’▶adoucir ◀les▶ maux ◀de▶ ◀la▶ guerre par mon message, comme par une musique tout harmonieuse, et sinon je serais grandement coupable devant Dieu et devant ◀les▶ hommes. Mais je me vois aussi poussé à cette action par ◀les▶ efforts qui se produisent ◀de▶ notre temps, en Europe plus qu’ailleurs, et qui portent en eux ◀la▶ pro messe ◀de▶ grandes choses.
Voici quelques extraits ◀de▶ ◀la▶ Panegersia 95
§ 6. Il importe, dis-je, ◀d’▶adjoindre aux Lettrés des gardiens vigilants ; leur tâche sera ◀de▶ leur apprendre, en ◀les▶ exhortant, leur principale mission, qui est ◀d’▶éliminer tous ◀les▶ restes ◀de▶ ◀l’▶ignorance ou des erreurs dans ◀les▶ esprits humains. Il faut adjoindre également des gardiens aux Prêtres, pour chasser, avec leur aide, tout ce qui subsistera encore ◀d’▶athéisme, ◀d’▶épicurisme et ◀d’▶impiété. Et il faut adjoindre aux Puissants des gardiens du pouvoir pour que, par un zèle exagéré, ◀la▶ semence ◀de▶ discorde ne germe pas de nouveau ; ou, si elle commence à germer, pour qu’elle soit extirpée à temps et à propos.
§ 9. … Mais il faut qu’on institue plusieurs gardiens du salut des hommes ; c’est ◀le▶ Christ, ◀la▶ sagesse étemelle, qui nous y invite dans ce célèbre passage, Matth. 23, 8-10, en ordonnant ◀de▶ ne pas établir parmi ◀les▶ hommes ◀le▶ gouvernement ◀d’▶un seul chef, ◀la▶ conduite ◀d’▶un seul conducteur et ◀la▶ sagesse ◀d’▶un seul sage. Il interdit, en effet, que quelqu’un au monde se fasse appeler maître, père, ou conducteur, appellations qui doivent être réservées aux lettrés ecclésiastiques et aux politiques.
Ce qui veut dire qu’il ne faut pas introduire autre chose que ◀l’▶enseignement commun ◀de▶ nous tous, unis par des liens fraternels, que ◀l’▶assujettissement ◀de▶ nous tous au seul Père dans ◀les▶ cieux et au Christ qui nous a été donné comme seul Maître et Conducteur.
§ 10. Dans chacun des trois états, on instituera par conséquent un corps ◀de▶ dirigeants. ◀Le▶ chef suprême ◀de▶ chacun ◀de▶ ces corps sera cet Hermès Trimégiste96 (◀le▶ trois fois grand truchement des volontés ◀de▶ Dieu concernant ◀les▶ hommes, ◀le▶ suprême prophète, ◀le▶ suprême prêtre, ◀le▶ suprême roi), c’est-à-dire ◀le▶ Christ qui seul a pouvoir ◀de▶ tout diriger puissamment. Mais, pour maintenir ◀l’▶ordre, partout ◀les▶ uns seront subordonnés aux autres, afin que, grâce à cette subordination graduée, ◀l’▶école du Christ, ◀le▶ temple du Christ et ◀le▶ royaume du Christ soient solidement établis.
§ 12. Il sera utile ◀d’▶adopter des appellations différentes pour ces tribunaux : ◀le▶ tribunal des lettrés s’appellerait ◀le▶ Conseil ◀de▶ ◀la▶ lumière, ◀le▶ tribunal ecclésiastique ◀le▶ Consistoire et ◀le▶ tribunal politique ◀la▶ Cour ◀de▶ justice.
§ 13. ◀Le▶ Conseil ◀de▶ ◀la▶ lumière veillera à ce qu’il ne soit nécessaire, nulle part au monde, ◀d’▶instruire quelqu’un et moins encore à ce qu’il se trouve quelqu’un qui ignore quelque chose ◀d’▶indispensable, et à ce que tous ◀les▶ hommes soient instruits par Dieu. Ce qui veut dire que ce Conseil, en créant des occasions favorables, permettra à tous ◀les▶ hommes du monde entier ◀de▶ tourner leurs yeux vers cette lumière dans laquelle tous verront, par eux-mêmes, ◀la▶ vérité et à laquelle plus jamais aucune erreur et aucune chimère ne pourra se mêler.
§ 14. ◀Le▶ Consistoire mondial veillera à ce que toutes ◀les▶ sonnettes des chevaux et toutes ◀les▶ chaudières, etc., soient consacrées à ◀l’▶Éternel (Zach. 14, 20), et à ce que Jérusalem ne soit pas livrée à ◀l’▶interdit, mais qu’elle soit désormais en sûreté (Zach. 14, 11) ; c’est-à-dire à ce que toute ◀la▶ terre dans sa plénitude soit consacrée à Dieu ; qu’il n’y ait pas ◀de▶ scandale, ni ◀d’▶écrits, ni ◀de▶ gravures, ni ◀de▶ peintures, etc., scandaleux mais qu’il y ait partout à profusion des symboles saints de sorte que chacun, où qu’il se tourne, trouve matière à ◀de▶ saintes réflexions.
§ 15. Enfin, ◀la▶ Cour ◀de▶ ◀la▶ paix veillera à ce que nulle part une nation ne s’élève contre une autre nation, ou que personne n’ose se montrer pour enseigner ◀la▶ manière ◀de▶ combattre ou ◀de▶ fabriquer ◀les▶ armes ; à ce que toutes ◀les▶ épées et ◀les▶ lances soient transformées en serpes et en socs ◀de▶ charrue (Es. 2, 4, etc.).
§ 16. Par conséquent, tous ◀les▶ corps savants (comme actuellement ◀l’▶Academia dei Lincei en Italie, ◀l’▶Académie des Jeux floraux en France, ◀la▶ Société fructifère en Allemagne, etc.) feront bien ◀de▶ se réunir en un seul Conseil ◀de▶ ◀la▶ lumière ; car c’est ◀le▶ Père éternel des lumières lui-même qui ◀les▶ invite à former une unité et communauté ◀de▶ ◀la▶ lumière…
§ 17. Et tous ◀les▶ consistoires ou conseils des anciens des Églises chrétiennes (comme il y en a chez ◀les▶ Romains, ◀les▶ Grecs, ◀les▶ Éthiopiens, ◀les▶ réformés, etc.) feront bien ◀de▶ fusionner en un seul Consistoire ◀de▶ ◀l’▶Église, telle qu’elle est préfigurée par ◀la▶ Jérusalem merveilleusement édifiée, ◀la▶ seule ville où sont dressés ◀les▶ trônes ◀de▶ ◀la▶ justice, ◀les▶ trônes ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ David (Psaume 122, 3, 5).
§ 18. Et tous ◀les▶ tribunaux du monde feront bien ◀de▶ devenir un seul tribunal ◀de▶ Christ ; car, une fois que tous ◀les▶ royaumes du monde lui seront remis (Psaume 72, 11 ; Dan. 7, 14 ; Apocal. 11, 15), c’est selon ◀la▶ justice que ◀le▶ roi régnera, et ◀les▶ princes gouverneront avec équité (Is. 32, 1).
◀L’▶Essay de William Penn
Après ◀les▶ plans du moine français, du duc huguenot, ◀de▶ ◀l’▶évêque morave, voici enfin celui ◀d’▶un « dissenter » anglais, qui, à ◀la▶ différence ◀de▶ ses prédécesseurs, fut un grand fondateur ◀d’▶État : « ◀le▶ Lycurgue moderne », dira ◀de▶ lui Montesquieu.
Fils ◀d’▶un riche et noble amiral qui ◀l’▶envoya très jeune en France apprendre ◀le▶ métier des armes, devenu quaker à son retour en Angleterre et plusieurs fois emprisonné ◀de▶ ce chef à ◀la▶ Tour ◀de▶ Londres, William Penn obtint ◀de▶ ◀la▶ Couronne, en échange ◀d’▶une créance laissée par son père sur ◀le▶ roi Charles II, ◀le▶ vaste territoire américain qui allait prendre ◀le▶ nom ◀de▶ sa famille. Cela se passait en 1681, Louis XIV régnant en France et William Penn étant âgé ◀de▶ 37 ans. Il introduisit en « Pennsylvania » ◀la▶ constitution ◀la▶ plus tolérante, ◀la▶ plus démocratique et ◀la▶ plus pacifiste que ◀l’▶histoire occidentale ait connue.
C’est au cours ◀d’▶une brève interruption ◀de▶ sa carrière ◀de▶ Gouverneur — ◀de▶ 1692 à 1694 — qu’il composa son Essay towards the Present and Future Peace of Europe, ainsi que d’autres ouvrages moraux et historiques. Il regagna ◀l’▶Angleterre en 1701, laissant à ses descendants ◀le▶ gouvernement ◀de▶ son État, et mourut en 1718.
On sait ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀l’▶Europe à ◀la▶ date où William Penn rédige son Essay : ◀l’▶agression ◀de▶ Louis XIV contre ◀le▶ Palatinat a provoqué ◀la▶ Grande Alliance ◀de▶ 1689, sous ◀la▶ direction ◀de▶ Guillaume III d’Orange, devenu roi d’Angleterre. ◀La▶ guerre est générale. C’est ◀le▶ spectacle des « tragédies sanglantes ◀de▶ cette guerre, en Hongrie, en Allemagne, en Flandres, en Irlande, et sur ◀les▶ mers » qui émeut à écrire ◀le▶ pacifiste quaker et ◀le▶ législateur ◀d’▶un État neuf, délivré des folies invétérées ◀de▶ ◀l’▶absolutisme du vieux Monde. « J’ai entrepris un sujet qui est au-dessus ◀de▶ mes forces, mais qui mérite vraiment ◀d’▶être discuté, étant donné ◀l’▶état lamentable ◀de▶ ◀l’▶Europe. » Ainsi débute ◀l’▶ouvrage. Ses trois premières sections sont consacrées à montrer combien ◀la▶ paix est désirable ; quel est ◀le▶ vrai moyen ◀de▶ ◀la▶ réaliser, à savoir ◀la▶ justice, non ◀la▶ guerre ; et « que ◀la▶ justice est ◀le▶ fruit du gouvernement, comme ◀le▶ gouvernement est ◀le▶ résultat ◀de▶ ◀la▶ société, laquelle provient d’abord ◀d’▶un dessein raisonnable des hommes paisibles ».
◀La▶ IVe section, que nous allons citer, introduit un projet ◀de▶ fédération ◀de▶ princes, qui rappelle celui ◀de▶ Crucé, encore qu’il se réclame ◀d’▶Henri IV (c’est-à-dire du Dessein ◀de▶ Sully) et ◀de▶ ◀l’▶exemple qu’ont donné ◀les▶ Provinces-Unies des Pays-Bas97.
Si ◀les▶ souverains ◀d’▶Europe, qui représentent cette société ou cet état indépendant des hommes antérieur aux obligations sociales, se mettaient d’accord, par ◀la▶ même raison qui incline ◀les▶ hommes à ◀la▶ vie sociale, savoir ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ paix et ◀de▶ ◀l’▶ordre, pour se rencontrer, par leurs délégués, dans une Diète générale, un État ou Parlement, et y établir des règles ◀de▶ justice à observer mutuellement par eux tous ; pour se réunir ainsi tous ◀les▶ ans, ou tous ◀les▶ deux ou trois ans, ou lorsque cela paraîtrait utile ; pour porter devant cette souveraine assemblée tous ◀les▶ différends en suspens qui n’auraient pu être réglés avant ◀la▶ session par ◀le▶ moyen des ambassades ; s’ils étaient d’accord aussi pour qu’au cas où l’une des souverainetés participantes refuserait ◀de▶ soumettre au jugement ◀de▶ ◀la▶ Diète ses réclamations ou prétentions, ou refuserait ◀d’▶exécuter ◀la▶ décision intervenue, ou chercherait une solution par ◀les▶ armes, … toutes ◀les▶ souverainetés réunies en une seule force obligent cet État à se soumettre et à payer ◀les▶ dommages à ◀la▶ partie lésée ainsi qu’aux souverainetés ayant dû intervenir…, alors certainement, ◀l’▶Europe obtiendrait par ce moyen ◀la▶ paix tant désirée pour ses habitants torturés, harassés.
VII. — ◀De▶ ◀la▶ composition ◀de▶ ◀la▶ Diète générale
Cette composition semble donner lieu à certaines difficultés, au premier abord, en ce qui concerne ◀les▶ suffrages à donner à chacun des princes et États, en raison de leur inégalité. Mais je ne pense pas que ces difficultés soient insurmontables, car s’il est possible ◀de▶ connaître chaque année ◀la▶ valeur des pays souverains dont ◀les▶ délégués constitueront cette auguste assemblée, on pourra déterminer ◀le▶ nombre ◀de▶ personnes ou ◀de▶ voix pour chacune des souverainetés. Maintenant que ◀l’▶Angleterre, ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne, ◀l’▶Empire, etc., peuvent être estimés presque exactement, en considérant ◀le▶ revenu des terres, ◀les▶ exportations, ◀les▶ importations, ◀les▶ rôles des contributions, et étant donné ◀le▶ contrôle qui existe dans chaque État, il est certain que ◀l’▶on ne s’arrêtera pas à ◀l’▶objection ci-dessus, si ◀l’▶on a ◀le▶ moindre désir ◀de▶ parvenir à ◀la▶ paix européenne…
Je suppose donc que ◀l’▶Empire germanique enverrait douze délégués ; ◀la▶ France, dix ; ◀l’▶Espagne, dix ; ◀l’▶Italie, huit ; ◀l’▶Angleterre, six ; ◀le▶ Portugal, trois ; ◀la▶ Suisse, quatre ; ◀le▶ Danemark, trois ; ◀la▶ Pologne, quatre ; Venise, trois ; ◀les▶ Sept Provinces, quatre ; ◀les▶ treize cantons et petites souverainetés voisines, deux ; ◀les▶ duchés ◀de▶ Holstein et ◀de▶ Courlande, un ; si ◀les▶ Turcs et ◀les▶ Russes étaient compris, ce qui semblerait convenable et juste, ils auraient chacun dix délégués. Cela ferait en tout quatre-vingt-dix. Cela est important, car ◀les▶ délégués représenteraient ◀le▶ quart et ◀la▶ meilleure et ◀la▶ plus riche contrée du monde connu, où ◀les▶ religions, ◀les▶ sciences, ◀la▶ courtoisie et ◀les▶ arts ont leur place et empire… ◀Le▶ lieu ◀de▶ la première session ◀de▶ ◀la▶ Diète devrait être au centre ◀de▶ ◀l’▶Europe, autant que possible, et ensuite comme elle en déciderait.
VIII. — Des règlements ◀de▶ ◀la▶ Diète européenne ès session
Afin d’éviter des discussions au sujet des préséances, ◀la▶ salle pourrait être ronde et comporter diverses entrées et sorties pour empêcher toutes exceptions. Si ◀le▶ nombre total des délégués peut être divisé en dizaines, chaque dizaine choisira un délégué ; ils rempliront, chacun à leur tour, ◀les▶ fonctions ◀de▶ président à qui on devra s’adresser pour obtenir ◀la▶ parole ; ce président dirigera ◀les▶ débats et mettra ◀les▶ questions au vote, lequel devrait avoir lieu, selon moi, au bulletin secret, d’après ◀la▶ prudente et recommandable méthode des Vénitiens. Cette méthode empêche, dans une grande proportion, ◀les▶ mauvais effets ◀de▶ ◀la▶ corruption. Car, si l’un des délégués ◀de▶ cette haute assemblée pouvait être assez vil, faux et malhonnête au point ◀d’▶être influencé par ◀l’▶argent, il aurait ◀la▶ possibilité ◀de▶ prendre ◀l’▶argent et ◀de▶ voter selon sa conscience sans qu’on ◀le▶ sache. C’est aussi un remède, car celui qui voudrait donner ◀de▶ ◀l’▶argent avec un pareil risque ◀d’▶être dupé, préférera s’abstenir. Et ceux qui accepteraient ◀de▶ ◀l’▶argent dans ◀de▶ pareilles conditions préféreront mentir aux corrupteurs plutôt que faire tort à leur pays, car ils seront sûrs ◀de▶ ne pas être découverts.
Il me semble que dans ce Parlement impérial, rien ne pourrait être décidé qu’à une majorité des trois quarts des membres, ou au moins ◀de▶ ◀la▶ moitié plus sept. Toutes ◀les▶ plaintes seraient remises par écrit sous forme de mémoires conservés par une personne désignée et dans une armoire ou un coffre qui comporterait autant ◀de▶ fermetures qu’il y aurait ◀de▶ dizaines ◀d’▶États, et s’il y avait un secrétaire pour chaque dizaine ◀de▶ délégués, une table ou un banc serait prévu pour ces employés. À ◀la▶ fin ◀de▶ chaque session, un délégué ◀de▶ chaque dizaine sera chargé ◀d’▶examiner et ◀de▶ comparer ◀les▶ mémoires ou journaux ◀de▶ ces secrétaires et ◀de▶ ◀les▶ mettre sous clés comme je ◀l’▶ai dit ci-dessus ; cela serait sûr et donnerait satisfaction…
Je dirai peu de chose au sujet de ◀la▶ langue qui sera employée dans ◀la▶ Diète internationale, mais ce sera certainement ◀le▶ latin ou ◀le▶ français. Le premier serait très bien pour ◀les▶ juristes, mais le second plus pratique pour ◀les▶ gens ◀de▶ qualité.
IX. — Des objections qui peuvent être avancées contre ◀le▶ projet
… La seconde objection est qu’il peut s’engendrer une effémination par suite de ◀la▶ suppression du métier militaire et qu’en cas ◀de▶ besoin on n’aurait pas ◀d’▶armée suffisante, comme cela s’est produit en Hollande en 72.
Il n’y a pas ◀de▶ danger ◀d’▶effémination, parce que chaque pays peut introduire une discipline sévère ou modérée dans ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, par une vie simple et un labeur convenable. Apprenez-lui ◀la▶ mécanique et ◀la▶ philosophie naturelle par ◀la▶ pratique, ce qui fait ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ noblesse allemande. Cela fera des hommes, non des femmes ni des lions : car ◀les▶ soldats se trouvent à ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀l’▶effémination. ◀La▶ connaissance ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀la▶ culture des arts aussi utiles qu’agréables, donnent aux hommes ◀la▶ connaissance ◀d’▶eux-mêmes, du monde où ils sont nés, et ◀les▶ moyens ◀d’▶être utiles aux autres et à eux aussi et encore ◀de▶ secourir et aider, mais non ◀de▶ nuire et ◀de▶ détruire. ◀La▶ connaissance du gouvernement en général, des constitutions particulières ◀de▶ ◀l’▶Europe, et pardessus tout ◀de▶ celle ◀de▶ son propre pays, sont des choses très recommandables. Cela prépare ◀le▶ citoyen au parlement et au conseil ◀de▶ ◀l’▶intérieur, aux cours des princes et à ◀la▶ Diète générale à ◀l’▶extérieur. Au moins il sera un bon citoyen, pourra rendre des services à ◀la▶ communauté ou prendre sa retraite quand il ◀le▶ pourra.
… La troisième objection est qu’il y aurait un grand besoin ◀d’▶emplois pour ◀les▶ frères cadets et que ◀le▶ pauvre ne peut être que soldat ou voleur. J’ai déjà répondu à cela dans ma réponse à la seconde objection. Nous aurons plus ◀de▶ commerçants et ◀de▶ cultivateurs ou ◀d’▶ingénieux naturalistes, si ◀le▶ gouvernement a tant soit peu ◀le▶ souci ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, ce qui, après ◀le▶ bien-être présent et immédiat ◀de▶ chaque pays, doit être ◀la▶ préoccupation et ◀l’▶art du gouvernement. Car ◀la▶ prochaine génération dépend ◀de▶ ◀la▶ façon dont ◀la▶ jeunesse est élevée ; de même ◀le▶ gouvernement se trouvera en bonnes ou mauvaises mains.
J’en arrive à la dernière objection : ◀les▶ princes et ◀les▶ États perdront leur souveraineté, ce qu’ils n’admettront jamais. C’est là aussi une erreur, car ils resteront chez eux aussi puissants qu’ils ◀l’▶étaient auparavant. Ni leur souveraineté, ni leurs revenus ne seront diminués ; au contraire, ◀le▶ budget ◀de▶ ◀la▶ guerre pouvant être réduit, par suite de mon plan, ◀les▶ deniers seront mieux employés au bien public. De sorte que ◀les▶ souverainetés demeurent comme elles étaient ; mais aucune ◀d’▶elles n’a ◀de▶ suprématie sur ◀les▶ autres. Si cela peut s’appeler un amoindrissement ◀de▶ leur puissance, ce serait seulement parce que ◀le▶ gros poisson ne pourrait plus avaler ◀les▶ petits et que chaque pays est préservé ◀de▶ tout dommage et incapable ◀d’▶en commettre.
X.— Des réels avantages qui résulteraient ◀de▶ cette proposition en vue de ◀la▶ paix
Je suis maintenant parvenu à mon dernier chapitre dans lequel je vais énumérer quelques-uns ◀de▶ ces nombreux et réels bienfaits qui découleraient ◀de▶ cette proposition pour ◀la▶ présente et future paix ◀de▶ ◀l’▶Europe… En dehors de ◀la▶ perte ◀de▶ tant de vies si importantes pour tout gouvernement, aussi bien au point de vue du travail qu’à l’égard du progrès, ◀les▶ cris ◀de▶ tant de veuves, ◀d’▶orphelins, qui ne sont agréables aux oreilles ◀d’▶aucun gouvernement, qui sont ◀la▶ conséquence ◀de▶ ◀la▶ guerre partout, seront évités.
Il y a encore un bienfait manifeste qui sera procuré à ◀la▶ chrétienté par ce moyen pacifique ; ◀la▶ réputation du christianisme qui a souffert du fait des guerres sanglantes et injustes que ◀les▶ chrétiens ont faites non seulement contre ◀les▶ infidèles, mais entre eux, sera en quelque sorte recouvrée. Car pour ◀le▶ scandale ◀de▶ ce saint état, ◀les▶ chrétiens qui se glorifient du nom ◀de▶ leur Sauveur ont sacrifié son crédit et sa dignité à leurs passions du monde aussi souvent qu’ils ont été excités par ◀l’▶impulsion ◀de▶ ◀l’▶ambition ou ◀de▶ ◀la▶ vengeance. Ils n’ont pas toujours été dans ◀le▶ droit et ◀le▶ droit n’a pas été non plus ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ guerre.
Non seulement des chrétiens contre des chrétiens, mais encore dans une même secte, ils ont souillé leurs mains dans ◀le▶ sang ◀de▶ leurs frères, invoquant ◀de▶ toutes leurs forces ◀le▶ Dieu bon et miséricordieux pour ◀le▶ succès ◀de▶ leurs armes dans ◀la▶ destruction ◀de▶ leurs frères.
… Le troisième bienfait est ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶argent pour ◀les▶ princes comme pour ◀les▶ peuples. Par ce moyen sont dissipés ◀les▶ malentendus qui s’élèvent entre eux et qui sont ◀la▶ conséquence des dépenses dévorantes ◀de▶ ◀la▶ guerre. Ils auront alors ◀la▶ possibilité ◀d’▶améliorer ◀les▶ œuvres publiques pour ◀l’▶enseignement, ◀la▶ charité, ◀les▶ manufactures, etc. qui sont ◀les▶ vertus du gouvernement et ◀l’▶ornement des États…
Je pourrais encore mentionner ◀les▶ pensions aux veuves et aux orphelins ◀de▶ ceux qui meurent dans ◀les▶ guerres et à ceux qui ont été estropiés ; elles représentent une très grosse portion du budget dans certains pays.
Notre quatrième avantage est que ◀les▶ villes, cités et pays qui sont mis à sac par ◀la▶ rage ◀de▶ ◀la▶ guerre seront préservés. Ce vœu sera bien entendu dans ◀les▶ Flandres et en Hongrie et dans tous ◀les▶ pays frontières qui sont presque toujours ◀le▶ théâtre des ruines et des misères.
Le cinquième bienfait ◀de▶ cette paix est ◀l’▶aisance et ◀la▶ sécurité du voyage et du trafic, bonheur qui n’a jamais été apprécié depuis que ◀l’▶Empire romain a été divisé en tant de souverainetés. Mais nous pouvons aisément concevoir ◀la▶ commodité et ◀l’▶avantage ◀de▶ pouvoir voyager à travers ◀l’▶Europe avec un passeport délivré par une souveraineté quelconque et que ◀la▶ Ligue rendrait valable. Ceux qui ont voyagé en Allemagne où il y a un si grand nombre ◀d’▶États se rendent compte ◀de▶ ◀la▶ nécessité et ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀de▶ ce privilège par ◀les▶ nombreux arrêts qu’ils subissent en cours ◀de▶ route ; et surtout ceux qui ont fait ◀le▶ grand tour ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Conclusion
… J’avoue que je désire sincèrement que ◀l’▶honneur ◀de▶ proposer et ◀de▶ réaliser un dessein si bon et si grand revienne à ◀l’▶Angleterre, parmi ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe, quoique certaines parties ◀de▶ ma proposition aient été envisagées par ◀la▶ sagesse, ◀la▶ justice et ◀la▶ valeur ◀d’▶Henri IV de France, dont ◀les▶ qualités supérieures ◀l’▶élevant au-dessus ◀de▶ ses ancêtres ou contemporains lui méritèrent ◀le▶ titre ◀d’▶Henri le Grand.
◀La▶ Paix perpétuelle ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre.
Aux quatre grands projets du xviiie siècle fait immédiatement suite celui ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, publié pour la première fois en 1712. S’il est ◀le▶ plus célèbre ◀de▶ tous, ce n’est point qu’il soit ◀le▶ meilleur, il s’en faut ; mais c’est d’abord qu’il a frappé son temps plus que n’avait su ◀le▶ faire aucun des autres, et c’est ensuite qu’il a valu à son auteur plus ◀de▶ railleries qu’aucun écrit ◀de▶ ◀l’▶ère moderne n’en aura jamais motivées. Bien entendu, ni cet excès ◀d’▶honneur, ni cette indignité ne sont justifiés.
Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (1658-1743) naquit dans ◀le▶ Cotentin, ◀d’▶une très ancienne famille, peu fortunée. Il entra dans ◀les▶ ordres mineurs, mais ne reçut jamais ◀la▶ prêtrise. À Paris, il fit carrière sous ◀les▶ auspices ◀de▶ Fontenelle et du salon ◀de▶ ◀la▶ marquise de Lambert, qui lui ouvrirent ◀les▶ portes ◀de▶ ◀l’▶Académie française en 1695. Il venait ◀d’▶acheter ◀la▶ charge ◀d’▶aumônier ◀de▶ Madame et connut ◀la▶ Cour. En qualité ◀de▶ secrétaire ◀de▶ ◀l’▶abbé de Polignac, envoyé ◀de▶ ◀la▶ France au congrès ◀de▶ ◀la▶ paix ◀d’▶Utrecht (1712) il put voir ◀de▶ tout près ◀la▶ pratique des traités et ses défauts. Exclu ◀de▶ ◀l’▶Académie en 1716 pour avoir critiqué ◀la▶ mémoire ◀de▶ Louis XIV, il fonda ◀le▶ « Club ◀de▶ ◀l’▶Entresol », société ◀de▶ libres discussions, qui lui valut ◀de▶ nouveaux ennuis. « Il avait ◀de▶ ◀l’▶esprit, des lettres et des chimères », dit Saint-Simon dans ses mémoires. Homme doux, modeste, remuant pour ◀les▶ bonnes causes, non pour ses intérêts, « solliciteur public », ainsi qu’il aimait à se nommer, bavard célèbre mais jamais médisant, il mourut insensible aux sarcasmes que ne cessait ◀de▶ provoquer son Projet. Et ◀l’▶on dit que son dernier mot fut « Espérance ».
◀Le▶ Projet ◀de▶ paix perpétuelle parut d’abord à Cologne, sans nom ◀d’▶auteur, en 1712. ◀L’▶année suivante paraissait à Utrecht une version amplifiée en 2 volumes, auxquels s’en ajoute un troisième en 1717. Enfin, un Abrégé, signé cette fois, et dédié à Louis XV, fut publié à Rotterdam en 1729. ◀De▶ ces ouvrages assez médiocrement écrits, mal construits et pleins ◀de▶ répétitions, il n’est pas facile ◀de▶ tirer des extraits qui rendent justice aux idées positives ◀de▶ ◀l’▶abbé ou qui en dégagent ◀l’▶originalité. Cependant, pour leur intérêt historique, sinon intrinsèque, nous donnerons ci-après quelques fragments ◀de▶ ◀la▶ Préface et des XII Articles principaux du Projet ◀de▶ 1713. Mais rapportons d’abord ◀l’▶occasion singulière qui inspira son projet au bon abbé. Au cours ◀d’▶un voyage en Normandie, durant ◀l’▶hiver 1706-1707, sa voiture ayant versé dans un chemin mal entretenu, il fut amené à rédiger un court Mémoire sur ◀la▶ réparation des chemins. À ◀la▶ fin du livre, et sans transition, il écrit :
Je finissais ◀de▶ mettre la dernière main à ce mémoire, lorsqu’il m’est venu à ◀l’▶esprit un projet ◀d’▶établissement qui par sa grande beauté m’a frappé ◀d’▶étonnement. Il a attiré depuis quinze jours toute mon attention. Je me sens ◀d’▶autant plus ◀d’▶inclination à ◀l’▶approfondir que plus je ◀le▶ considère, et ce par différents côtés, plus je ◀le▶ trouve avantageux aux souverains. C’est ◀l’▶établissement ◀d’▶un arbitrage permanent entre eux pour terminer sans guerre leurs différends futurs et pour entretenir aussi un commerce perpétuel entre toutes ◀les▶ nations. Je ne sais si je me trompe, mais on a fondement ◀d’▶espérer qu’un traité se signera quelque jour… C’est avec cette espérance que je me porte avec ardeur et joie à ◀la▶ plus haute entreprise qui puisse tomber dans ◀l’▶esprit humain. Je ne sais où j’irai, mais je sais ce que disait Socrate : Que ◀l’▶on va loin lorsqu’on a ◀le▶ courage ◀de▶ marcher longtemps et sur ◀la▶ même ligne.
Voyons maintenant ◀les▶ chemins nouveaux que ◀l’▶abbé s’efforça ◀d’▶ouvrir.
Préface98
… Il y a environ quatre ans qu’après avoir chevé la première ébauche ◀d’▶un Règlement utile au Commerce intérieur du royaume, instruit par mes yeux ◀de▶ ◀l’▶extrême misère où ◀les▶ Peuples sont réduits par ◀les▶ grandes Impositions, informé par diverses Relations particulières des Contributions excessives, ◀de▶ Fouragemens, des Incendies, des violences, des cruautez, & des meurtres que souffrent tous ◀les▶ jours ◀les▶ malheureux Habitans des Frontières des États chrétiens ; enfin touché sensiblement ◀de▶ tous ◀les▶ maux que ◀la▶ Guerre cause aux Souverains ◀d’▶Europe & à leurs Sujets, je pris ◀la▶ résolution ◀de▶ pénétrer jusqu’aux premières sources du mal, & ◀de▶ chercher par mes propres réflexions si ce mal étoit tellement attaché à ◀la▶ nature des Souverainetez & des Souverains, qu’il fût absolument sans remède, je me mis à creuser ◀la▶ matière pour découvrir s’il étoit impossible ◀de▶ trouver des moyens praticables pour terminer sans Guerre tous leurs differens futurs, & pour rendre ainsi entre eux ◀la▶ Paix perpétuelle.
… Il me parut alors nécessaire ◀de▶ commencer par faire quelques réflexions sur ◀la▶ nécessité où sont ◀les▶ Souverains ◀d’▶Europe, comme ◀les▶ autres hommes, ◀de▶ vivre en Paix, unis par quelque société permanente, pour vivre plus heureux, sur ◀la▶ nécessité où ils se trouvent ◀d’▶avoir des Guerres entre eux, pour ◀la▶ possession ou pour ◀le▶ partage ◀de▶ quelques biens, & enfin sur ◀les▶ moyens dont ils se sont servi jusqu’à présent, soit pour se dispenser ◀d’▶entreprendre ces Guerres, soit pour n’y pas succomber quand elles ont été entreprises.
Je trouvai que tous ces moyens se réduisoient à se faire des promesses mutuelles écrites ou dans des Traitez ◀de▶ Commerce, ◀de▶ Trêve, ◀de▶ Paix, où ◀l’▶on règle ◀les▶ limites du Territoire, & ◀les▶ autres prétentions réciproques, ou dans des Traitez ◀de▶ Garantie ou ◀de▶ Ligue offensive & défensive pour établir, pour maintenir ou pour rétablir ◀l’▶Équilibre ◀de▶ puissance des maisons dominantes ; Système qui jusques ici semble être ◀le▶ plus haut degré ◀de▶ prudence, auquel ◀les▶ Souverains ◀d’▶Europe & ◀les▶ ministres ayent porté leur politique.
Je ne fus pas long-tems sans voir que tant que ◀l’▶on se contenteroit ◀de▶ pareils moyens, on n’auroit jamais ◀de▶ sûreté suffisante ◀de▶ ◀l’▶exécution des Traitez, ni ◀de▶ moyens suffisans pour terminer équitablement, & sur tout sans Guerre ◀les▶ différens futurs… Ce sont ces réflexions qui sont ◀le▶ sujet du premier Discours. Je ◀les▶ ai toutes rapportées à deux chefs ou à deux Propositions, que je me propose ◀d’▶y démontrer.
1° ◀La▶ constitution présente ◀de▶ ◀l’▶Europe ne sçauroit jamais produire que des Guerres presque continuelles ; parce qu’elle ne sçauroit jamais procurer ◀la▶ sûreté suffisante ◀de▶ ◀l’▶exécution des Traitez.
2° ◀L’▶Équilibre ◀de▶ puissance entre ◀la▶ Maison ◀de▶ France & ◀la▶ Maison ◀d’▶Autriche ne sçauroit procurer ◀de▶ sûreté suffisante ni contre ◀les▶ Guerres Étrangères, ni contre ◀les▶ Guerres Civiles, & ne sçauroit par conséquent procurer ◀de▶ sûreté suffisante soit pour ◀la▶ conservation des États, soit pour ◀la▶ conservation du Commerce.
… Je cherchai ensuite si ◀les▶ Souverains ne pourraient pas trouver quelque sûreté suffisante ◀de▶ ◀l’▶exécution des promesses mutuelles en établissant entre eux un Arbitrage perpétuel. Je trouvai que si ◀les▶ dix-huit principales Souverainetez d’Europe pour se conserver dans ◀le▶ gouvernement présent, pour éviter ◀la▶ Guerre entre elles, & pour se procurer tous ◀les▶ avantages ◀d’▶un Commerce perpétuel ◀de▶ nation à Nation, vouloient faire un traité ◀d’▶Union & un Congrez perpétuel à peu près sur ◀le▶ même modèle, ou des Sept Souverainetés ◀de▶ Hollande, ou des treize Souverainetés des Suisses, ou des Souverainetés ◀d’▶Allemagne, & former ◀l’▶Union européenne sur ce qu’il y a ◀de▶ bon dans ces Unions, & sur tout dans ◀l’▶Union Germanique composée de plus ◀de▶ deux cens Souverainetés, je trouvai, dis-je, que ◀les▶ plus foibles auroient sûreté suffisante, que ◀la▶ grande puissance des plus forts ne pourrait leur nuire, que chacun garderait exactement ◀les▶ promesses réciproques, que ◀le▶ Commerce ne seroit jamais interrompu, & que tous ◀les▶ différens futurs se termineraient sans Guerre par ◀la▶ voye des Arbitres, sûreté que ◀l’▶on ne peut jamais trouver sans cela.
… En examinant ◀le▶ gouvernement des Souverains ◀d’▶Allemagne, je ne trouvai pas plus ◀de▶ difficultez à former ◀de▶ nos jours ◀le▶ Corps Européen, qu’on en trouva autrefois à former ◀le▶ Corps Germanique, à exécuter en plus grand ce qui étoit déjà exécuté en moins grand ; au contraire je trouvai qu’il y auroit moins ◀d’▶obstacles & plus ◀de▶ facilitez pour former ◀le▶ Corps Européen, & ce qui m’aida beaucoup à me persuader que ce Projet n’étoit point une chimère, ce fut ◀l’▶avis que me donna bientôt après un ◀de▶ mes amis, lorsque je lui montrai la première ébauche ◀de▶ cet Ouvrage dans ma Province : il me dit qu’Henry IV avoit formé un Projet tout semblable pour ◀le▶ fond, je ◀le▶ trouvai effectivement dans ◀les▶ mémoires du duc de Sully son Premier ministre…
… Je sçavois ◀de▶ quel poids sont ◀les▶ préjugez, & que souvent ils font plus ◀d’▶impression sur ◀le▶ commun des esprits, que ◀les▶ véritables raisons prises du fond même du sujet, & tirées par des conséquences nécessaires des premiers principes ; mais je vis bien qu’ils ne suffiroient jamais pour déterminer entièrement ◀les▶ esprits du premier ordre, que ◀l’▶on trouveroit toûjours des différences, des disparitez entre ◀la▶ Société européenne, que je propose, & ◀les▶ Sociétez que je donne comme des espèces ◀de▶ modèles ; qu’après tout Henri IV avoit pû se tromper en croyant possible ce qui étoit en effet impossible. Ainsi je compris qu’il falloit tout démontrer à ◀la▶ rigueur…
… À l’égard des moyens praticables & suffisans, qui consistent aux articles ◀d’▶un traité ◀d’▶union, dans lequel on trouvât pour tout ◀le▶ monde une sûreté suffisante, ◀de▶ ◀la▶ perpétuité ◀de▶ ◀la▶ paix, je ne négligerai rien pour ◀les▶ inventer, & je crois ◀les▶ avoir trouvé.
… Tout ◀le▶ Projet se réduit donc à un simple argument que voici.
Si ◀la▶ Société européenne que ◀l’▶on propose, peut procurer à tous ◀les▶ princes chrétiens sûreté suffisante ◀de▶ ◀la▶ perpétuité ◀de▶ ◀la▶ Paix au-dedans & dehors ◀de▶ leurs États, il n’y a aucun ◀d’▶eux pour qui il n’y ait beaucoup plus ◀d’▶avantages à signer ◀le▶ traité pour ◀l’▶établissement ◀de▶ cette Société, qu’à ne ◀le▶ pas signer.
Or ◀la▶ Société européenne, que ◀l’▶on propose, pourra procurer à tous ◀les▶ princes chrétiens sûreté suffisante ◀de▶ ◀la▶ perpétuité ◀de▶ ◀la▶ paix au-dedans & au-dehors ◀de▶ leurs États.
Donc il n’y aura aucun ◀d’▶eux pour qui il n’y ait beaucoup plus ◀d’▶avantages à signer ◀le▶ traité pour ◀l’▶établissement ◀de▶ cette Société, qu’à ne ◀le▶ pas signer.
◀La▶ majeure, ou la première proposition contient ◀les▶ motifs, & ◀l’▶on en trouvera ◀la▶ preuve dans le troisième Discours après ◀les▶ Discours préliminaires, qui m’ont paru nécessaires pour disposer ◀l’▶esprit du Lecteur à sentir ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ démonstration. ◀La▶ mineure ou la seconde proposition contient ◀les▶ moyens, ◀la▶ preuve s’en trouvera au quatrième Discours. À l’égard de la dernière proposition, ou ◀de▶ ◀la▶ conclusion, c’est ◀le▶ but que je me suis proposé dans cet Ouvrage…
Extraits du IV e Discours
I. — ◀Les▶ Souverains présens par leurs Députez soussignez sont convenus des articles suivans. Il y aura dés ce jour à ◀l’▶avenir une Société, une Union permanente & perpétuelle entre ◀les▶ Souverains soussignez, & s’il est possible entre tous ◀les▶ Souverains chrétiens, dans ◀le▶ dessein ◀de▶ rendre ◀la▶ Paix inaltérable en Europe, & dans cette vue ◀l’▶Union fera, s’il est possible, avec ◀les▶ Souverains Mahometans ses voisins, des Traitez ◀de▶ Ligue offensive & défensive, pour maintenir chacun en Paix dans ◀les▶ bornes ◀de▶ son Territoire, en prenant ◀d’▶eux, & leur donnant toutes ◀les▶ sûretez possibles réciproques.
◀Les▶ Souverains seront perpétuellement représentés par leurs Députez dans un Congrez ou Sénat perpétuel dans une Ville libre.
II. — ◀La▶ Société Européenne ne se mêlera point du gouvernement ◀de▶ chaque État, si ce n’est pour en conserver ◀la▶ forme fondamentale, & pour donner un prompt & suffisant secours aux princes dans ◀les▶ Monarchies, & aux Magistrats dans ◀les▶ Républiques, contre ◀les▶ Séditieux & ◀les▶ Rebelles.
IV. — Chaque Souverain se contentera pour lui & pour ses Successeurs du Territoire qu’il possède actuellement, ou qu’il doit posséder par ◀le▶ Traité ci-joint…
◀Les▶ Souverains ne pourront entr’eux faire ◀d’▶échange ◀d’▶aucun Territoire, ni signer aucun Traité entr’eux que du consentement, & sous ◀la▶ garantie ◀de▶ ◀l’▶Union aux trois quarts des vingt-quatre voix, & ◀l’▶Union démeurera garante ◀de▶ ◀l’▶éxécution des promesses réciproques.
VII. — ◀Les▶ Députez travailleront continuellement à rédiger tous ◀les▶ Articles du Commerce en général, & des différens Commerces entre ◀les▶ Nations particulières, ◀de▶ sorte cependant que ◀les▶ Loix soient égales & réciproques pour toutes ◀les▶ nations, & fondées sur ◀l’▶équité.
◀L’▶Union établira en différentes Villes des Chambres pour ◀le▶ maintien du Commerce, composées ◀de▶ Députez autorisez à concilier, & à juger à ◀la▶ rigueur, & en dernier ressort, ◀les▶ procez qui naîtront pour violence, ou sur ◀le▶ Commerce, ou autres matières entre ◀les▶ Sujets ◀de▶ divers Souverains, au-dessus ◀de▶ dix mille livres : ◀les▶ autres procez ◀de▶ moindre conséquence seront décidez à ◀l’▶ordinaire par ◀les▶ Juges du lieu où demeure ◀le▶ Défenseur : chaque Souverain prêtera ◀la▶ main à ◀l’▶exécution des Jugemens des Chambres du Commerce, comme si c’étoient ses propres Jugemens…
VIII. — Nul Souverain ne prendra ◀les▶ armes & ne fera aucune hostilité que contre celui qui aura été déclaré ennemi ◀de▶ ◀la▶ Société européenne : mais s’il y a quelque sujet ◀de▶ se plaindre ◀de▶ quelqu’un des Membres ou quelque demande à lui faire, il fera donner par son Député son Mémoire au Sénat dans ◀la▶ Ville ◀de▶ paix, & ◀le▶ Sénat prendra soin ◀de▶ concilier ◀les▶ différens par ses Commissaires Médiateurs, ou s’ils ne peuvent être conciliez, ◀le▶ Sénat ◀les▶ jugera par Jugement Arbitral à ◀la▶ pluralité des voix pour ◀la▶ provision, & aux trois quarts pour ◀la▶ défensive…
◀Le▶ Souverain qui prendra ◀les▶ armes avant ◀la▶ déclaration ◀de▶ guerre ◀de▶ ◀l’▶Union, ou qui refusera ◀d’▶exécuter un Réglement de la Société, elle lui fera ◀la▶ Guerre, jusqu’à ce qu’il soit désarmé, & jusqu’à ◀l’▶exécution du Jugement & des Réglemens il payera même ◀les▶ frais ◀de▶ ◀la▶ Guerre, & ◀le▶ Païs qui sera conquis sur lui lors de ◀la▶ suspension ◀d’▶armes, demeurera pour toujours séparé ◀de▶ son État…
IX. — Il y aura dans ◀le▶ Sénat ◀d’▶Europe vingt-quatre Sénateurs ou Députez des Souverains unis, ni plus, ni moins ; sçavoir, France, Espagne, Angleterre, Hollande, Savoye, Portugal, Bavière & Associez, Venise, Gênes & Associez, Suisse & Associez, Lorraine & Associez, Suède, Danemark, Pologne, pape, Moscovie, Autriche, Curlande & Associez, Prusse, Saxe, Palatin & Associez, Hanovre & Associez, Archevêques Électeurs & Associez. Chaque Député n’aura qu’une voix.
X. — ◀Les▶ Membres & ◀les▶ Associez ◀de▶ ◀l’▶Union contribueront aux frais ◀de▶ ◀la▶ Société, & aux subsides pour ◀la▶ sûreté à proportion chacun ◀de▶ leurs révenus & des richesses ◀de▶ leurs Peuples…
XII. — On ne changera jamais rien aux onze Articles fondamentaux ci-dessus exprimez, sans ◀le▶ consentement unanime ◀de▶ tous ◀les▶ membres : mais à l’égard des autres Articles, ◀la▶ Société pourra toûjours aux trois quarts des voix y ajouter, ou y retrancher pour ◀l’▶utilité commune ce qu’elle jugera à propos.
Répondant à des objections, portant généralement sur « ◀l’▶utopie ».et ◀les▶ « chimères » ◀de▶ son Projet, ◀l’▶abbé avait écrit avec une sobre lucidité :
Je conviens qu’il se peut bien faire que ◀l’▶arbitrage européen ne se forme que peu à peu, par degrés insensibles et en deux-cents ans.
Et il avait ajouté :
Il ne s’agit présentement que ◀de▶ commencer ◀la▶ ligue dans un congrès, à La Haye ou ailleurs.
Deux-cents ans plus tard, en effet, la première Société des Nations était inaugurée à Genève. Mais il fallut attendre jusqu’à 1948, pour qu’un Congrès se réunît à La Haye, précisément, aux fins de « commencer » ◀l’▶union européenne…
Nous avons dit que ◀le▶ Projet devait surtout sa célébrité au concert ◀de▶ railleries qu’il provoqua : c’est qu’elles n’émanaient point ◀d’▶obscurantistes invétérés, mais plutôt ◀d’▶esprits « éclairés », quoique mauvaises langues, comme Voltaire et Frédéric II, voire ◀d’▶illustres protagonistes ◀d’▶une Europe fédérée, comme Leibniz et Rousseau, qui redoutaient que ◀le▶ Projet ne desservît ◀la▶ cause.
Voltaire, parlant ◀de▶ ◀l’▶art militaire :
Pour que ce beau métier ne s’exerçât jamais
Frédéric II, dans une lettre à Voltaire99 :
◀L’▶abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m’honorer ◀de▶ sa correspondance, m’a envoyé un bel ouvrage sur ◀la▶ façon ◀de▶ rétablir ◀la▶ paix en Europe. ◀La▶ chose est très praticable : il ne manque pour ◀la▶ faire réussir que ◀le▶ consentement ◀de▶ ◀l’▶Europe et quelques autres bagatelles semblables.
Leibniz, à propos d’un plan ◀de▶ Tribunal catholique européen100 :
Voilà des projets qui réussiront aussi aisément que celui ◀de▶ M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Saint-Pierre, mais puisqu’il est permis ◀de▶ faire des romans, pourquoi trouverons-nous sa fiction mauvaise, qui nous ramènerait ◀le▶ siècle ◀d’▶or.
Rousseau, dans son Extrait du Projet :
Si ◀le▶ Projet demeure sans exécution, ce n’est donc pas qu’il soit chimérique ; c’est que ◀les▶ hommes sont insensés et que c’est une sorte ◀de▶ folie que ◀d’▶être sage au milieu des fous.101
Bluntschli, juriste international suisse du xixe siècle :
Sa faconde bavarde et délayée a drapé ◀l’▶idée dans un cadre vacillant et ainsi ◀l’▶a rendue ridicule aux yeux des hommes d’État.
Enfin, ◀l’▶on a fait un sort au mot du Cardinal Dubois : « C’est ◀le▶ rêve ◀d’▶un homme ◀de▶ bien. » À quoi Th. Ruyssen ajoute : « Mais ce rêve ne cessera ◀de▶ hanter ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶humanité. »