2.
Plans d’▶union européenne contemporains ◀de▶ ◀la▶ Révolution
En dépit des nombreuses déclamations des conventionnels invoquant ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶Europe, pas un seul plan sérieux ◀d’▶union continentale n’est sorti ◀de▶ ◀la▶ Révolution, du moins en France et cela s’explique. ◀L’▶explosion passionnelle a jeté ses acteurs ◀de▶ ◀l’▶utopie du « genre humain » à ◀l’▶idéal nationaliste en sautant ◀le▶ stade réaliste ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ résidu concret du phénomène sera ◀la▶ « nationalisation » du sentiment patriotique dans tous nos peuples. ◀Le▶ « qui veut faire ◀l’▶ange fait ◀la▶ bête » ◀de▶ Pascal se traduit ici par « qui veut ◀le▶ Monde abstrait fait ◀la▶ nation armée ».
Dès 1790, Camille Desmoulins écrivait :
Nous avons arraché ◀les▶ haies ◀de▶ division qui séparaient ◀les▶ Français entre eux, et déjà il n’y a plus ◀de▶ provinces ; espérons que bientôt ◀la▶ division des royaumes ne sera plus ; il n’y aura plus qu’un seul peuple, qu’on appellera ◀le▶ genre humain.
◀Le▶ processus ◀de▶ nivellement des diversités régionales, préconisé par cette déclaration, doit nécessairement supprimer ◀la▶ réalité européenne. Il est vrai qu’en parlant du « genre humain », ◀l’▶orateur n’envisage en somme que ◀l’▶Europe, comme ◀le▶ faisaient ◀les▶ auteurs ◀d’▶avant ◀la▶ Renaissance lorsqu’ils parlaient ◀de▶ ◀la▶ « chrétienté ». Mais précisément ce défaut ◀de▶ perspective historique ◀l’▶empêche ◀de▶ voir ◀les▶ caractères spécifiques ◀de▶ ◀l’▶ensemble Europe dans ◀le▶ monde. Hors du drame ◀de▶ Paris, on ◀les▶ distingue mieux. ◀Les▶ plans ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Anglais Bentham, ◀de▶ ◀l’▶Italien E. L’Aurora, des Allemands Kant et Gentz, seront expressément européens. Inspirés par ◀le▶ grand bouleversement idéologique qu’exprime ◀la▶ Révolution, ils s’efforcent ◀de▶ rejoindre ◀les▶ réalités concrètes qu’il s’agirait maintenant ◀d’▶organiser.
Jeremy Bentham (1747-1832) fut décrété citoyen français par ◀la▶ Convention à ◀l’▶occasion ◀d’▶un grand discours contre ◀le▶ colonialisme. Il n’a pas seulement lié son nom au principe ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme : il a lancé ◀l’▶idée ◀d’▶une législation internationale dans ses Principles of International Law, terminés en 1789, mais publiés seulement après sa mort en 1843. Cet ouvrage comporte quatre essais traitant des Objets et des Sujets du droit international, ◀de▶ ◀la▶ Guerre et ◀de▶ ◀la▶ Paix. C’est dans le quatrième essai, « A Plan for an Universal and Perpetual Peace », que Bentham aborde ◀la▶ question européenne.
◀Le▶ champ ◀de▶ son ambition est ◀le▶ monde, annonce-t-il. Mais ◀les▶ mesures qu’il propose concernent ◀l’▶Europe, et tout d’abord ◀la▶ Grande-Bretagne, car elle seule compte, avec ◀la▶ France, et ce qu’il va dire ◀de▶ l’une vaudra pour ◀l’▶autre142.
◀L’▶objet du présent essai est ◀de▶ soumettre au monde un plan ◀de▶ paix universel et perpétuel. ◀Le▶ Globe est ◀l’▶aire ◀de▶ ◀l’▶influence à laquelle aspire ◀l’▶auteur, — ◀la▶ Presse son instrument, et ◀le▶ seul auquel il ait recours, — ◀le▶ Cabinet ◀de▶ ◀l’▶Humanité ◀le▶ théâtre ◀de▶ son intrigue.
◀Le▶ plan qui suit se fonde sur deux propositions fondamentales :
1. ◀La▶ réduction et ◀la▶ fixation ◀de▶ ◀la▶ force des différentes nations qui composent ◀le▶ système européen ; 2. ◀l’▶émancipation des dépendances lointaines ◀de▶ chaque État. Chacune ◀de▶ ces propositions possède ses avantages distincts ; mais ni l’une ni l’autre, comme on ◀le▶ verra, ne permettrait ◀d’▶atteindre seule ◀le▶ but recherché
Quant à ◀l’▶utilité ◀d’▶une paix universelle et durable, moyennant un plan praticable à cet effet, et qui ait chance ◀d’▶être adopté, il ne saurait y avoir qu’une voix. ◀La▶ seule objection possible consisterait à dire que cette paix n’est pas réalisable, qu’elle n’est pas seulement sans espoir, mais qu’elle ◀l’▶est à un degré tel que toute proposition dans ce sens mériterait ◀d’▶être tenue pour visionnaire et ridicule. Je m’appliquerai tout d’abord à écarter cette objection, car il se peut que ◀la▶ réduction ◀d’▶un tel préjugé soit nécessaire pour que ◀le▶ plan reçoive audience.
Quoi ◀de▶ mieux fait, pour préparer ◀les▶ esprits à recevoir une proposition ◀de▶ ce genre, que ◀la▶ proposition elle-même ?
Et qu’on ne m’objecte pas que ◀les▶ temps ne sont pas mûrs : moins ils ◀le▶ sont, plus vite nous devons entreprendre ce qui peut ◀les▶ faire mûrir. Un plan ◀de▶ cette nature est ◀de▶ ceux qui ne viennent jamais trop tôt, ni trop tard.
… ◀Les▶ feuillets qui suivent sont dédiés au bien commun ◀de▶ toutes ◀les▶ nations civilisées, mais plus particulièrement à celui ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France.
Leur but est ◀de▶ promouvoir trois grands objets : — ◀la▶ simplicité du gouvernement, ◀la▶ frugalité nationale, et ◀la▶ paix. ◀La▶ réflexion m’a convaincu ◀de▶ ◀la▶ vérité des propositions suivantes :
I. Qu’il n’est pas ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne ◀d’▶avoir des dépendances lointaines, quelles qu’elles soient.
II Qu’il n’est pas ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne ◀d’▶avoir des traités ◀d’▶alliance, offensive ou défensive, avec quelque puissance que ce soit.
III. Qu’il n’est pas ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne ◀d’▶avoir aucun traité, avec quelque puissance que ce soit, aux fins de s’assurer quelque avantage commercial que ce soit, au détriment de n’importe quelle autre puissance.
IV. Qu’il n’est pas ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne ◀d’▶entretenir aucune force navale excédant celle qui lui suffit pour défendre son commerce contre ◀les▶ pirates.
V. Qu’il n’est pas ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne ◀de▶ garder en vigueur quelque ordonnance que ce soit visant à ◀l’▶augmentation ou au maintien ◀de▶ ses forces navales au loin, telles que ◀l’▶Acte ◀de▶ Navigation, ◀les▶ primes au commerce avec ◀le▶ Groënland, et autres dispositions commerciales favorisant ◀les▶ marins.
VI. VII, VIII, IX et X. Que tout ce qui précède est également vrai pour ◀la▶ France.
XI. Que ◀l’▶accord total ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France étant supposé acquis, ◀les▶ principales difficultés ◀d’▶un plan ◀de▶ pacification générale et permanente pour toute ◀l’▶Europe seraient écartées.
XII. Que pour assurer cette pacification, des traités généraux et permanents devraient être conclus, limitant ◀les▶ effectifs des troupes entretenues.
XIII. Que ◀le▶ maintien ◀de▶ cette pacification serait considérablement facilité par ◀l’▶institution ◀d’▶une Cour ◀de▶ Justice commune pour régler ◀les▶ différends entre nations, encore qu’une telle Cour n’ait pas à être dotée ◀de▶ pouvoirs ◀de▶ coercition.
XIV. Que ◀le▶ secret des opérations du ministère des Affaires étrangères ne saurait être toléré en Angleterre ; étant parfaitement inutile, et au surplus contraire aux intérêts ◀de▶ ◀la▶ liberté comme à ceux ◀de▶ ◀la▶ paix.
Après avoir discuté tambour battant ◀les▶ douze premiers articles ◀de▶ son plan, Bentham remarque au sujet du treizième :
Établissez un Tribunal commun, et ◀la▶ nécessité ◀de▶ faire ◀la▶ guerre ne résultera plus des différences ◀d’▶opinion. Juste ou non, ◀la▶ sentence des arbitres sauvera ◀l’▶honneur et ◀le▶ crédit ◀de▶ ◀la▶ partie plaignante.
Peut-on vraiment traiter ◀de▶ visionnaire un tel arrangement, une fois prouvé à son sujet que :
1. Il est dans ◀l’▶intérêt des parties intéressées ;
2. ◀Les▶ parties sont déjà sensibles à cet intérêt ;
3. ◀La▶ situation dans laquelle il mettrait ces parties n’est pas nouvelle, et n’est autre que celle dont elles partent.
Des conventions difficiles et complexes ont été bel et bien réalisées ; citons par exemple : ◀la▶ neutralité armée, ◀la▶ Confédération américaine, ◀la▶ Diète germanique, ◀la▶ Ligue helvétique. Pourquoi ◀la▶ fraternité européenne ne pourrait-elle pas exister aussi bien que ◀la▶ Diète allemande ou ◀la▶ Ligue helvétique ? Ces dernières n’ont pas ◀d’▶ambitions. Qu’il en soit donc ainsi ; mais n’est-ce pas déjà ◀le▶ cas des premières ?
Comment, ensuite, pourrons-nous concentrer ◀l’▶approbation des peuples et obvier à leurs préventions ?
L’un des principaux objets du plan est ◀d’▶effectuer une réduction — et très considérable — des dépenses des peuples. ◀Le▶ montant ◀de▶ cette réduction, pour chaque nation, devrait être stipulé par ◀le▶ Traité ; et même, avant sa signature, des lois devraient être préparées à cet effet dans chaque nation et présentées à toutes ◀les▶ autres, en sorte qu’elles soient prêtes à entrer en vigueur dès ◀la▶ ratification du Traité par ◀les▶ différents États.
◀De▶ cette manière, ◀la▶ masse des peuples, qui est ◀la▶ partie ◀la▶ plus exposée à se laisser égarer par des préventions, ne serait pas plus tôt informée ◀de▶ ◀la▶ ratification du Traité qu’elle en sentirait ◀les▶ bienfaits. Ils verraient que ◀le▶ Traité a été calculé pour leur avantage, et ne pouvait ◀l’▶être à nulle autre fin.
… Un tel Congrès ou Diète pourrait être composé par ◀les▶ puissances, envoyant chacune deux députés au lieu où il se réunirait ; l’un étant ◀le▶ principal, l’autre agissant à ◀l’▶occasion comme substitut. Toutes ◀les▶ séances devraient être publiques.
◀Les▶ pouvoirs du Congrès ou Diète consisteraient : 1, à formuler son opinion ; 2, à ◀la▶ faire reconnaître et circuler dans toute ◀l’▶étendue ◀de▶ chaque État ; 3, après un certain délai, à mettre ◀l’▶État réfractaire au ban ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Il ne serait peut-être pas mauvais ◀de▶ fixer ◀le▶ contingent que ◀les▶ différents États devraient fournir pour donner force aux décrets du Tribunal. Mais ◀la▶ nécessité ◀de▶ recourir à cette ultime ressource serait, en toute probabilité supprimée pour toujours, par ◀l’▶expédient beaucoup plus simple et moins onéreux ◀d’▶une clause introduite dans ◀l’▶instrument créant ◀la▶ Cour, et garantissant ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ presse dans chaque État…
◀Le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶essai est occupé par une longue polémique contre ◀le▶ secret diplomatique.
Il est remarquable que Bentham, dès ◀la▶ fin du xviiie siècle, ait su voir à la fois ◀l’▶importance décisive ◀d’▶une presse libre, et ◀les▶ dangers ◀d’▶une telle liberté lorsqu’elle n’est inspirée que par ◀l’▶égoïsme national, sacralisé sous ◀le▶ nom ◀de▶ « patriotisme » :
◀La▶ voix ◀de▶ ◀la▶ nation ne peut se faire entendre que par ◀les▶ journaux. Mais sur ces sujets, tous ◀les▶ journaux parlent ◀le▶ même langage : « C’est nous qui avons toujours raison, et il est impossible qu’il en soit autrement. Contre nous, ◀les▶ autres nations n’ont aucun droit. Si nous avons raison, selon ◀les▶ lois qui règlent ◀les▶ rapports entre individus, — alors nous avons raison selon ◀la▶ justice : sinon, nous avons raison selon ◀le▶ patriotisme, qui est une plus grande vertu que ◀la▶ justice. » Injustice, oppression, fraude, mensonge, tous ◀les▶ actes qui seraient tenus pour criminels ou vicieux dans ◀la▶ poursuite ◀d’▶intérêts individuels, se voient aussitôt sublimés et qualifiés ◀de▶ vertueux, dans ◀la▶ poursuite ◀d’▶intérêts nationaux. Que celui qui a jamais lu un journal anglais ose déclarer qu’il n’en va pas ainsi ! Et là-dessus, point ◀de▶ différences entre ◀les▶ partis. Quelque opposés qu’ils soient sur tous ◀les▶ autres points, sur celui-ci, ils n’ont qu’une voix, ils écrivent tous en parfaite harmonie. Telles sont leurs opinions, et à ces opinions, il va de soi que ◀les▶ faits doivent se plier. Qui rougirait ◀de▶ ◀les▶ fausser, quand ◀les▶ fausser est une vertu ?
Mais s’il est vrai que ◀la▶ voix des journaux n’est encore qu’une faible part ◀de▶ ◀la▶ voix du peuple, il n’en reste pas moins que ◀l’▶enseignement qu’ils donnent constitue, sur ces sujets, tout ◀l’▶enseignement que reçoit ◀le▶ peuple.
Enrico Michele L’Aurora, qu’on a nommé « il bizzarro agitatore », fut un des jacobins ◀les▶ plus éloquents ◀de▶ ◀l’▶Italie, comme on peut en juger par ◀le▶ titre ◀de▶ ◀l’▶ouvrage qu’il publia en 1796 : All’Italia nelle tenebre ◀L’▶Aurora porta ◀la▶ luce. Il y appelait ◀les▶ Européens à s’unir en une seule nation pour inaugurer ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ Liberté-égalité-fraternité, succédant aux ères historiques ◀de▶ ◀l’▶âge ◀d’▶or, ◀de▶ ◀la▶ barbarie, ◀de▶ ◀la▶ justice et ◀de▶ ◀la▶ monarchie.
Non, Européens, que notre enfance, notre ignorance et notre stupidité trouvent une fin ! Que ces injustes monarchistes respectent enfin nos droits ! Et s’ils conservent leur système pervers et cruel, que ◀la▶ colère universelle s’abatte sur ◀la▶ tête branlante ◀de▶ nos persécuteurs, que ◀les▶ vicissitudes ◀d’▶une guerre sanglante touchent nos seuls ennemis ! Et que ◀les▶ nations, s’unissant et se libérant, soient gouvernées selon ◀les▶ droits sacro-saints ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀l’▶égalité, dirigées selon ◀les▶ principes ◀de▶ ◀la▶ paix, ◀de▶ ◀la▶ vertu et ◀de▶ ◀la▶ justice… Que toutes ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe puissent se considérer comme appartenant à un seul État, que leurs intérêts soient communs, et que ◀l’▶Europe puisse être tenue pour ◀la▶ mère universelle ◀de▶ tous ses habitants !
Il demandait ◀la▶ convocation ◀d’▶un « congrès universel des hommes sages et érudits » élus par ◀la▶ « generalità del popolo » et qui se fût réuni en Sicile ou à Majorque pour délibérer ◀d’▶une « constitution générale pour toute ◀l’▶Europe » et ◀de▶ trois pactes ou codes réglant ◀les▶ relations morales, sociales et militaires entre ◀les▶ nations.
◀Le▶ plan ◀de▶ Bentham ne fut publié qu’un demi-siècle après avoir été écrit, et celui ◀de▶ ◀L’▶Aurora n’a été redécouvert que par des érudits italiens ◀de▶ notre siècle143. Beaucoup plus célèbre sera dès 1795 ◀le▶ plan ◀de▶ Kant, et beaucoup plus efficace ◀la▶ pensée ◀de▶ Gentz, homme politique mêlé aux grandes affaires du temps.
Emmanuel Kant (1724-1804) était âgé ◀de▶ 71 ans lorsqu’il publia en 1795 son traité Zum ewigen Friede. Il n’était sorti ◀de▶ sa ville natale ◀de▶ Königsberg qu’une seule fois en sa vie, mais suivait ◀de▶ près ◀les▶ grands mouvements ◀de▶ ◀l’▶époque : on sait que ◀l’▶annonce ◀de▶ ◀la▶ Révolution française lui fit modifier ◀d’▶Est en Ouest ◀la▶ direction ◀de▶ sa promenade quotidienne. Il connaissait ◀le▶ Projet ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre (qu’il cite avec éloges dès 1750) et ◀l’▶Extrait qu’en avait donné Rousseau. Dès 1760, ◀l’▶influence ◀de▶ Rousseau ◀l’▶amène à s’occuper ◀de▶ ◀l’▶idée ◀d’▶un « Völkerbund ». Il en précise ◀les▶ bases morales dans plusieurs ◀de▶ ses ouvrages rédigés à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Révolution. Puis dans un petit écrit datant ◀de▶ 1793 : Ueber den Gemeinspruch : Das mag in der Théorie richtigsein, taugt aber nicht für die Praxis 144, il démontre que ◀les▶ tendances « antisociales » des États (conquêtes, guerres, impôts et armements toujours plus lourds, hausse des prix) ne peuvent être enrayées que si ◀la▶ souveraineté absolue est enlevée aux princes et passe aux peuples : c’est ◀la▶ doctrine rousseauiste dans toute sa pureté.
◀Le▶ fameux ouvrage ◀La▶ Paix éternelle reprend ces idées sous une forme systématique, mais avec un souci manifeste ◀de▶ réalisme politique : il se réfère en effet (jusque dans ◀l’▶ordonnance ◀de▶ son plan) à ◀la▶ Paix ◀de▶ Bâle, que ◀la▶ Prusse et ◀l’▶Espagne viennent de signer avec ◀la▶ République Française. ◀L’▶essai revêt ◀la▶ forme ◀d’▶un traité international divisé en 6 articles préliminaires, 3 « articles définitifs » et 2 articles additionnels. C’est dans ◀le▶ commentaire au « Deuxième article définitif » que réside ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ pensée fédéraliste européenne du grand philosophe :
Si ◀l’▶on ne peut voir sans un profond mépris ◀les▶ sauvages, dans leur amour ◀d’▶une indépendance sans règle, préférer se battre sans cesse, plutôt que se soumettre à une contrainte légale instituée par eux-mêmes, et préférer ainsi une liberté folle à une liberté raisonnable, et si ◀l’▶on considère cela comme ◀de▶ ◀la▶ barbarie, comme un manque ◀de▶ civilisation et comme une dégradation brutale ◀de▶ ◀l’▶humanité, dès lors ne devrions-nous pas penser que ◀les▶ peuples civilisés (dont chacun forme un État distinct) devraient se hâter ◀de▶ sortir au plus tôt ◀d’▶un état si abject ? Au lieu de cela, chaque État fait bien plutôt consister sa majesté (car il est absurde ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ majesté populaire) à ne se soumettre à aucune contrainte légale extérieure ; et son souverain met sa gloire à pouvoir disposer, sans qu’il ait lui-même à courir aucun danger, ◀de▶ plusieurs milliers ◀d’▶hommes qui se laissent sacrifier pour une cause qui ne ◀les▶ concerne pas. Toute ◀la▶ différence entre ◀les▶ sauvages ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe, consiste en ce que les premiers ont déjà mangé maintes tribus ennemies, tandis que les seconds savent tirer un meilleur parti des vaincus ; ils préfèrent, plutôt que ◀de▶ ◀les▶ manger, augmenter ◀le▶ nombre ◀de▶ leurs sujets, et, par conséquent, celui des instruments qu’ils destinent à de plus vastes conquêtes.
[…] Quand on considère ◀la▶ méchanceté ◀de▶ ◀la▶ nature humaine, qui se montre à nu dans ◀les▶ libres relations des peuples entre eux (alors que, dans ◀l’▶État civil et juridique, elle est voilée par ◀la▶ contrainte du gouvernement), on s’étonne que ◀le▶ mot droit n’ait pas encore été tout à fait banni ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ ◀la▶ guerre comme une expression pédante, et qu’aucun État ne se soit enhardi à se rallier publiquement à cette dernière opinion. Car on cite encore ingénument, pour « justifier » une déclaration ◀de▶ guerre, Hugo Grotius, Pufendorf, Vattel et d’autres encore (tristes consolateurs), bien que leur code, conçu ◀de▶ manière philosophique ou diplomatique, n’ait ou ne puisse avoir ◀la▶ moindre force légale (puisque ◀les▶ États, comme tels, ne sont pas soumis à une contrainte commune et extérieure) ; mais il est sans exemple qu’un État ait été amené, par des arguments appuyés sur ◀les▶ écrits des personnalités aussi respectables, à abandonner ses desseins. Cet hommage que chaque État rend à ◀l’▶idée ◀de▶ droit (du moins en paroles) prouve cependant qu’il y a en ◀l’▶homme une disposition morale plus forte encore, bien qu’elle sommeille pour ◀le▶ moment, à se rendre maître un jour du mauvais principe qui est en lui (et qu’il ne peut nier), et à en espérer autant des autres. Sinon ◀le▶ mot « droit » ne serait jamais prononcé par ◀les▶ États qui veulent se faire ◀la▶ guerre, à moins que ce ne fût par ironie, et dans ◀le▶ sens où ◀le▶ définissait ce prince gaulois : « (◀le▶ droit) est ◀l’▶avantage que ◀la▶ nature donne au plus fort ◀de▶ se faire obéir par ◀le▶ plus faible. »
[…] ◀La▶ possibilité ◀de▶ réaliser (il s’agit ◀de▶ réalité objective) cette idée ◀de▶ fédération, qui doit s’étendre progressivement à tous ◀les▶ États, et ◀les▶ conduire ainsi à ◀la▶ paix perpétuelle, peut se concevoir. Car s’il arrivait, par bonheur, qu’un peuple puissant et éclairé se constituât en une république (qui, par nature, doit incliner à ◀la▶ paix perpétuelle), il y aurait ainsi un centre ◀d’▶alliance fédérative à laquelle ◀les▶ autres États pourraient adhérer, afin d’assurer ainsi leur liberté, conformément à ◀l’▶idée du droit des gens, et ◀d’▶étendre cette alliance peu à peu par d’autres associations ◀de▶ ce genre.
◀L’▶idée du droit des gens, comprise comme un droit à ◀la▶ guerre, est proprement inconcevable (puisque ce serait ◀le▶ droit ◀de▶ décider ce qui est juste non pas d’après des lois extérieures universellement valables et limitant ◀la▶ liberté ◀de▶ chaque individu, mais par ◀la▶ force, selon des maximes particulières). À moins ◀d’▶entendre par là qu’il est tout à fait juste que des hommes dans ◀de▶ semblables dispositions se détruisent ◀les▶ uns ◀les▶ autres et trouvent ◀la▶ paix éternelle dans ◀le▶ vaste tombeau qui recouvre avec eux toutes ◀les▶ horreurs ◀de▶ ◀la▶ violence. Aux yeux de ◀la▶ raison, il n’y a pas, pour des États entretenant des relations réciproques, ◀d’▶autre moyen ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ légalité, source ◀de▶ guerres déclarées, que ◀de▶ renoncer, comme ◀les▶ individus, à leur liberté sauvage (anarchique), pour s’accommoder ◀de▶ ◀la▶ contrainte publique des lois et former ainsi un « État des nations (civitas gentium) » croissant sans cesse librement, qui s’étendrait à ◀la▶ fin à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre. Mais comme, d’après ◀l’▶idée qu’ils se font du droit des gens, ils ne veulent point du tout ◀de▶ ce moyen, et rejettent in hypothesi ce qui est juste in thesi, à défaut de ◀l’▶idée positive ◀d’▶une « république mondiale », il n’y a (si ◀l’▶on ne veut pas tout perdre) que ◀l’▶ersatz « négatif » ◀d’▶une « alliance » permanente, sans cesse élargie, qui puisse préserver ◀de▶ ◀la▶ guerre et contenir ◀le▶ torrent ◀de▶ ces dispositions hostiles et opposées au droit ; pourtant, ◀le▶ danger ◀de▶ leur déchaînement subsiste. (Furor impius intus frémit horridus ore cruento. Virgile.)
◀L’▶ampleur et ◀la▶ vivacité des discussions que ◀le▶ projet ◀de▶ Kant provoqua en Allemagne s’expliquent par ◀l’▶intérêt qu’avait déjà soulevé dans ◀l’▶élite prussienne ◀la▶ redécouverte des plans ◀de▶ Sully et ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre (grâce à ◀l’▶édition des Œconomies royales due à ◀l’▶abbé de l’Écluse en 1745, et à ◀l’▶Extrait publié par Rousseau en 1762). Quant à ◀l’▶influence qu’exercèrent très vite ◀les▶ idées ◀de▶ Kant, elle est illustrée par ◀la▶ publication, cinq ans après ◀La▶ Paix éternelle, ◀d’▶un important essai ◀de▶ Gentz qui porte à peu près ◀le▶ même titre.
Friedrich von Gentz (1764-1832) ministre du roi de Prusse, puis conseiller intime ◀de▶ ◀la▶ politique autrichienne, bras droit ◀de▶ Metternich et secrétaire du congrès ◀de▶ Vienne, avait été dès sa jeunesse un disciple ◀de▶ Kant, dont il partagea au début ◀l’▶enthousiasme pour ◀la▶ Révolution. Mais ◀la▶ lecture des Reflections on the Revolution in France, ◀d’▶Edmund Burke, qu’il traduisit un an après leur publication en 1790, ◀le▶ jeta brusquement dans ◀le▶ camp des adversaires irréductibles du jacobinisme. Ses vues sur ◀le▶ problème européen, dans chacun ◀de▶ ses ouvrages comme dans sa carrière politique, manifestent ◀le▶ même balancement qui ◀le▶ fait passer régulièrement du oui qu’inspirerait ◀la▶ raison pure au non qu’il déduit ◀de▶ son expérience politique, et, vers ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, ◀d’▶une lassitude désenchantée. Cet homme que ◀le▶ tsar Alexandre avait pu baptiser « ◀le▶ chevalier ◀de▶ ◀l’▶Europe » et « ◀le▶ secrétaire général présomptif ◀de▶ ◀l’▶Europe », finit par écrire en 1814 : « Ma politique devient tous ◀les▶ jours plus égoïste et plus étroitement autrichienne. ◀Le▶ mot ◀d’▶Europe m’est devenu objet ◀d’▶horreur » ; ou encore : « … j’ai perdu toute envie ◀d’▶être un Européen. »
Ce qui retient notre attention dans son essai ◀de▶ 1800 intitulé Über den ewigen Frieden, c’est ◀la▶ critique lucide (quoique exagérément pessimiste) des diverses doctrines européennes proclamées par ◀l’▶absolutisme et ◀la▶ Révolution, ou par ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, ou par Kant.
Trois moyens, selon Gentz, ont été proposés pour établir ◀la▶ paix perpétuelle : ◀l’▶État mondial, ◀les▶ nations fermées, enfin ◀la▶ fédération des États soit par un système ◀d’▶arbitrage, soit par des liens constitutionnels. Gentz repousse avec force ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀la▶ République universelle et unitaire des jacobins, qui n’est autre qu’une version renouvelée du vieux mythe effrayant ◀de▶ ◀la▶ Monarchie universelle : « ◀L’▶Europe soumise à un seul gouvernement — cette seule image suffit presque à faire défaillir ◀l’▶imagination. » Et pourtant il faut faire quelque chose pour prévenir ◀le▶ retour ◀de▶ guerres intestines qui ruinent ◀l’▶Europe, cette « vingtième partie des terres fermes ◀de▶ ◀la▶ planète » qui n’a dû qu’à sa culture ◀de▶ dominer ◀le▶ monde. Cette hégémonie durera-t-elle ? ◀L’▶Amérique ne va-t-elle pas ◀la▶ lui disputer ? Faut-il mêler toutes nos diversités en un seul État continental ? Gentz ne peut y croire. Mais il ne croit pas davantage à ◀la▶ solution que Fichte vient de proposer ◀l’▶année même : ◀la▶ transformation ◀de▶ nos États en autarcies commerciales, politiques et culturelles (voir plus loin, p. 189). Reste donc ◀la▶ solution fédérative. C’est à sa critique d’abord sympathique puis de plus en plus sceptique que Gentz consacre ◀la▶ partie essentielle ◀de▶ son essai :
Le troisième moyen ◀d’▶assurer ou ◀de▶ préparer ◀la▶ paix éternelle serait ◀d’▶instaurer une libre fédération ou ◀d’▶élaborer dans ses moindres détails une constitution fédérale entre ◀les▶ différents États. Pour réaliser ce plan, on pourrait prévoir plusieurs formes. Ainsi, ◀les▶ États fédérés se réserveraient ◀le▶ droit ◀de▶ nommer, en cas ◀de▶ litige, un ou plusieurs arbitres ; ou bien ils adopteraient ◀le▶ principe que ◀la▶ minorité des membres se soumette, chaque fois que ◀la▶ nécessité s’en ferait sentir, aux décisions ◀de▶ ◀la▶ majorité ; et enfin un congrès permanent serait institué, chargé ◀de▶ régler toutes ◀les▶ affaires communes des États confédérés, ◀de▶ mener à terme tous leurs procès et ◀de▶ mettre fin, en dernière instance, à tous ◀les▶ contentieux.
Suit une critique du Rousseau de L’Extrait :
S’il était vrai, comme dit Rousseau, que cette fédération à but pacifique ne saurait être réalisée parce que ◀les▶ dirigeants des États qui devraient en faire partie, ne souscriraient jamais à une constitution ◀les▶ empêchant ◀d’▶être injustes quand il leur plaît ; s’il était vrai, comme il ◀le▶ prétend plus loin, que si elle pouvait être réalisée « un seul jour, ce serait assez pour ◀la▶ faire durer éternellement », nous ne devrions pas laisser s’évanouir ◀l’▶espoir ◀de▶ ◀la▶ voir se réaliser. Il s’est trouvé plus ◀d’▶un moment dans ◀l’▶histoire récente ◀de▶ ◀l’▶Europe, où tous ◀les▶ gouvernements eussent préféré avec empressement ◀la▶ sécurité ◀d’▶une paix durable au succès incertain des guerres ; un tel moment peut et doit se retrouver et tout ce qui, parmi ◀les▶ hommes, dépend ◀d’▶une décision instantanée, est possible et pratiquement réalisable. ◀La▶ difficulté, ou même ◀la▶ totale impossibilité ◀de▶ ce projet, réside moins dans ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ fédération que dans ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ sa durée. Un libre contrat conclu entre ◀les▶ États n’entrera en considération que si aucun des signataires ne possède à la fois ◀la▶ volonté et ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀le▶ rompre ; ou, en d’autres termes, que si ◀la▶ paix, que ce contrat devrait assurer, peut aussi durer sans lui.
C’est donc à un retour au système ◀de▶ ◀l’▶« équilibre européen » que conclut Gentz, annonçant ainsi ◀la▶ politique ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Alliance dont il sera l’un des grands artisans :
◀Le▶ but ◀de▶ ce système n’a jamais été, comme on ◀l’▶en a accusé à tort, ◀de▶ rendre tous ◀les▶ États également puissants, mais bien, autant que possible, ◀de▶ protéger ◀les▶ plus faibles, en ◀les▶ alliant avec ◀les▶ plus forts, contre ◀les▶ entreprises ◀d’▶un État prépondérant. On se proposait ◀d’▶organiser cette manière ◀de▶ constitution fédérale, qui s’est naturellement créée en Europe, ◀de▶ telle sorte que chaque poids dans ◀la▶ grande masse politique eût quelque part son contrepoids. À défaut de rendre ◀les▶ guerres impossibles — ce qu’aucune alliance générale ou particulière n’eût pu réaliser —, on voulait du moins en réduire ◀le▶ nombre ou ◀l’▶ampleur. Pour ce faire, on opposait, chaque fois qu’il ◀le▶ fallait, à ◀la▶ tentation ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀les▶ grandes difficultés que celle-ci soulève ; ou on cherchait à éliminer, par ◀la▶ peur ou ◀l’▶intérêt, ce qu’en ◀l’▶absence ◀de▶ toute autorité supérieure, ni ◀la▶ loi ni ◀la▶ moralité n’étaient capables ◀de▶ réprimer. On voulait, en un mot, obtenir par des pactes séparés ce que ◀le▶ projet ◀de▶ Saint-Pierre promettait ◀de▶ réaliser par un pacte général.
Quant à la quatrième possibilité, celle ◀d’▶une Constitution fédérale, c’est hélas — dit Gentz — « une éternelle chimère », car :
1. Elle devrait, pour réaliser ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀la▶ paix éternelle, pouvoir régir ◀la▶ terre entière. Un système fédératif conçu jusque dans ses moindres détails, mais qui ne comprendrait qu’une partie des États du monde, n’offrirait en aucune façon une garantie ◀de▶ paix suffisante. ◀L’▶état de nature, qui règne entre ◀les▶ différents pays, ne cessera véritablement sur toute ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre que ◀le▶ jour où tous ◀les▶ États pourront s’unir en un seul ; ce qui est absolument impossible.
2. On ne parviendrait pas non plus à établir un système fédératif parachevé, en aucune condition, pour un nombre considérable ◀de▶ pays et surtout ◀de▶ grands pays. Une association ◀de▶ petits États, que relie entre eux un intérêt commun, peut certes vivre et se développer, si on ◀l’▶a dotée ◀d’▶une constitution ◀de▶ ce genre145. Mais s’il fallait appliquer ◀le▶ système fédératif à ◀de▶ grands États, s’il fallait transformer ◀l’▶Europe en une véritable république fédérative — non pas d’après ◀le▶ plan insuffisant ◀de▶ Saint-Pierre, mais dans ◀le▶ sens indiqué ici et seul valable — il conviendrait ◀d’▶investir ◀le▶ Sénat suprême ◀de▶ cette immense république ◀d’▶une autorité qui ne souffrît aucune comparaison avec celle ◀de▶ chacun des États membres ; ce qui, une fois de plus, est absolument impossible.
3. Enfin, même si on pouvait imaginer, dans un immense État fédératif comme seule ◀l’▶Europe pourrait en former un, une autorité assez grande pour imposer aux intérêts privés ses décisions et ses arrêts, ◀la▶ paix éternelle ne régnerait pas pour autant entre ◀les▶ peuples — et cette remarque concerne même ◀l’▶aspect purement idéal du projet. Car il est impossible ◀d’▶admettre que chaque État puisse se soumettre de plein gré aux jugements ◀de▶ ◀la▶ Haute Cour ◀de▶ ◀la▶ fédération. À ◀l’▶intérieur des États il faut souvent avoir recours à ◀la▶ force pour faire régner ◀la▶ justice ; il en serait de même dans ◀les▶ procès entre ◀les▶ peuples, où, peut-être plus souvent encore que dans ◀les▶ litiges ◀d’▶ordre privé, ◀la▶ bonne exécution des décisions du Tribunal devrait être assurée par des mesures coercitives. Or, ◀les▶ mesures coercitives contre un État ne signifient rien ◀d’▶autre que ◀la▶ guerre ; par conséquent, ◀la▶ guerre reste inévitable, même si ◀la▶ Constitution européenne venait à voir ◀le▶ jour.
◀La▶ guerre reste donc inévitable, et comme ◀la▶ Révolution française vient ◀d’▶aggraver ses conditions — ici Gentz reprend ◀la▶ critique ◀de▶ Burke et ◀de▶ Bonald — tout ce que ◀l’▶on est en droit ◀d’▶espérer et ◀de▶ préparer, c’est un système ◀d’▶équilibre qui « limite ◀le▶ mal » :
◀Les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ Révolution croyaient unir tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre en une grande fédération cosmopolite, et ils n’ont réussi qu’à allumer ◀la▶ plus cruelle guerre mondiale qui ait jamais ébranlé et déchiré ◀la▶ société.
À ◀l’▶époque où éclata ◀la▶ Révolution française, ◀l’▶Europe avait vraiment déjà fait quelques pas importants dans ◀l’▶élaboration ◀d’▶une constitution pacifique ◀de▶ droit international. ◀Le▶ pas ◀le▶ plus important ◀de▶ tous était sans contredit ◀la▶ découverte des vrais principes ◀de▶ ◀l’▶économie politique. Une conception éclairée, libérale et bienfaisante des besoins et des intérêts véritables des nations faisait régresser ◀le▶ faux système selon lequel ◀la▶ grandeur et ◀le▶ bien-être ◀de▶ ◀l’▶État reposent sur ◀la▶ guerre et ◀les▶ conquêtes. ◀Les▶ gouvernements apprenaient peu à peu que ◀la▶ source même ◀de▶ leur puissance, qu’ils avaient cherchée bien loin de leur patrie, gisait à leurs pieds, que ◀le▶ gain ◀le▶ plus considérable acquis grâce à une guerre ne peut jamais, si on ◀le▶ considère selon une optique juste, compenser ◀les▶ pertes que tout conflit armé entraîne inévitablement ; enfin, que ◀les▶ plus belles conquêtes se font à ◀l’▶intérieur du pays. En même temps, ◀les▶ rapports entre États se trouvaient éclairés par une lumière jusqu’alors insoupçonnée. On se rendait compte que ◀l’▶industrie, ◀le▶ commerce et ◀la▶ richesse étaient en réalité des biens communs, qui, même si on ◀les▶ trouvait en plus grand nombre dans tel ou tel État, contribuaient plus ou moins au bien-être ◀de▶ tous. Même ◀la▶ nation ◀la▶ plus riche retire de plus grands avantages ◀de▶ ◀l’▶opulence que ◀de▶ ◀la▶ pauvreté ◀de▶ ses voisins et ◀de▶ toutes ◀les▶ autres nations. Quant aux ravages causés par ◀la▶ guerre, quelles que soient ◀les▶ régions touchées par ce fléau, ils sont toujours, en fin de compte, pris en charge par ◀la▶ société. Ces grandes et terribles vérités ne pouvaient pas être perdues pour ◀la▶ haute politique. S’emparant peu à peu des meilleurs esprits, développées dans ◀les▶ ouvrages des plus habiles écrivains, adoptées par ◀les▶ hommes d’État ◀les▶ plus perspicaces, elles semblaient bien avoir trouvé ◀le▶ chemin de plus ◀d’▶un trône. Ainsi paraissait s’ouvrir en Europe, partout à la fois, une ère nouvelle ◀de▶ sagesse, ◀d’▶humanité et ◀de▶ paix.
Cette terrible Révolution a fini par contaminer ◀la▶ vie politique ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, car elle ne trouvait plus à l’intérieur de ◀la▶ France ◀de▶ quoi satisfaire sa grande puissance destructrice. Son résultat final dépasse ◀de▶ loin toutes ◀les▶ évaluations des hommes. Mais actuellement une seule certitude a été acquise : loin ◀d’▶avoir affermi ◀la▶ paix sur ◀la▶ terre, elle s’est mise au service ◀de▶ ◀la▶ guerre, lui fournissant maintes occasions ◀d’▶éclater et maints moyens ◀de▶ se développer, disposant même ◀les▶ esprits en sa faveur.
Certes, des événements imprévus autant qu’imprévisibles peuvent s’opposer au destin hostile que ces sombres perspectives nous promettent. Dans ◀le▶ bouleversement des guerres, une nouvelle Constitution ◀de▶ droit international peut naître et se développer plus rapidement qu’on est en droit ◀de▶ ◀l’▶espérer. Un ordre des choses plus pacifique, fondé sur ◀de▶ meilleurs principes, s’établirait alors ◀de▶ façon tout à fait inattendue pour ◀la▶ plus grande joie ◀de▶ ◀l’▶humanité. Mais ce sont là ◀de▶ ces bienfaits ◀de▶ ◀la▶ Fortune, sur lesquels personne ne peut compter, surtout pas lorsqu’il s’agit ◀d’▶édifier ◀l’▶avenir. Dans l’état actuel des choses, une seule vérité subsiste : non seulement ◀la▶ paix, mais ◀la▶ simple possibilité ◀de▶ ◀la▶ paix est très éloignée ◀de▶ nous ; ◀la▶ guerre est notre destin sur terre, et si des changements et révolutions extraordinaires ne viennent pas conjurer ce mauvais sort, elle sera longtemps encore notre destin sur terre. On ne saurait crier assez fort et assez souvent cette vérité dans ◀les▶ antichambres ◀de▶ ◀la▶ politique, pour que diplomates et politiciens se rendent compte ◀de▶ ◀la▶ lourde tâche et ◀de▶ ◀la▶ grande vocation qui est désormais ◀la▶ leur ; et qu’ils redoublent ◀de▶ volonté, ◀de▶ courage et ◀de▶ force pour trouver enfin ◀la▶ voie du salut ou, du moins, une limite au mal.
Edmund Burke (1729-1797) que ◀l’▶on a baptisé ◀le▶ « Cicéron anglais », écrivain politique abondant et brillant orateur ◀de▶ ◀la▶ Chambre des communes, fut à la fois le premier défenseur des droits américains et le premier adversaire ◀de▶ ◀l’▶idéologie jacobine. Héritier ◀de▶ Montesquieu, maître de Gentz, il nous apparaît comme ◀le▶ précurseur des modérés, dont ◀la▶ basse continue va traverser ◀le▶ xixe siècle : Guizot, Tocqueville, Ranke, Bluntschli, Lord Acton, Burckhardt et Renan, s’inscrivent dans cette tradition. Mal entendue dans ◀le▶ vacarme qu’entretiennent ◀les▶ clameurs enthousiastes ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀les▶ anathèmes ◀de▶ ◀la▶ droite, sa voix s’élève de nouveau au xxe siècle, en Angleterre et aux États-Unis, où ◀le▶ « néo-conservatisme » s’autorise ◀de▶ ◀la▶ pondération et du sens réaliste qu’il défendit avec tant de violence et ◀de▶ généreux paradoxes.
Contrairement à Kant, il croit ◀la▶ guerre inévitable, mais il est loin de ◀la▶ diviniser comme J. de Maistre : il se fait ◀l’▶avocat ◀d’▶un équilibre difficile, précieux et toujours menacé, entre ◀l’▶idéal chrétien et ◀les▶ réalités nationales, entre ◀la▶ communauté des Européens et ◀les▶ prétentions des Puissances.
Dans ses Reflections on the Revolution in France (1790), il définit ainsi ◀l’▶Europe :
… nos Nations, notre civilisation, et toutes ◀les▶ autres valeurs qui se trouvent liées aux unes ou à l’autre, découlent dans notre monde européen ◀de▶ deux principes : … ◀de▶ ◀l’▶esprit chevaleresque (spirit of gentleman) et ◀de▶ ◀l’▶esprit religieux.
Mais ◀les▶ temps ◀de▶ ◀la▶ chevalerie sont révolus ; voici venu ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ « barbarie philosophique », des économistes et des cyniques. « ◀La▶ gloire ◀de▶ ◀l’▶Europe est éteinte. »
Voici, tirée ◀de▶ ses quatre Letters on the Proposal for peace with the regicide Directory of France (1796) sa description classique ◀de▶ ◀l’▶unité européenne :
◀La▶ conformité et ◀l’▶analogie dont j’ai parlé, quoique incapables ◀de▶ préserver à elles seules une parfaite confiance et tranquillité parmi ◀les▶ hommes, ne tendaient pas moins fortement à faciliter ◀les▶ accommodements et à produire un généreux oubli des rancœurs et des querelles. Grâce à cette similitude profonde des nations, ◀la▶ paix était davantage ◀la▶ paix, ◀la▶ guerre était un peu moins ◀la▶ guerre. J’irai plus loin. Il y eut des temps où des communautés apparemment en paix ◀les▶ unes avec ◀les▶ autres, furent plus parfaitement séparées ◀les▶ unes des autres que ne ◀l’▶ont été plus tard bien des nations ◀de▶ ◀l’▶Europe, au cours de guerres longues et sanglantes. ◀La▶ cause doit en être cherchée dans ◀la▶ similitude des religions, des lois et des mœurs qu’on observe à travers toute ◀l’▶Europe : au fond, elles sont toutes pareilles. Ceux qui ont écrit sur ◀le▶ droit public ont souvent qualifié ◀de▶ Commonwealth cet agrégat ◀de▶ nations. Ils avaient raison. Car il représente virtuellement un seul grand État, ayant ◀les▶ mêmes bases ◀de▶ droit, malgré quelques diversités ◀de▶ coutumes régionales et ◀d’▶ordonnances locales. ◀Les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe ont eu ◀la▶ même religion chrétienne, s’accordant quant aux fondements, variant un peu quant aux cérémonies et aux doctrines subordonnées. ◀Le▶ régime politique et ◀l’▶économie ◀de▶ chaque pays, dans leur ensemble, dérivaient des mêmes sources. Ils avaient été tirés des anciennes coutumes germaniques ou gothiques, améliorées et refondues par ◀le▶ droit romain, qui en avait fait un système et une discipline. ◀De▶ là naquirent ◀les▶ ordres multiples, avec ou sans monarque, qu’on nomme états dans tous ◀les▶ pays européens, et dont ◀les▶ traces bien marquées ne furent jamais totalement abolies ni confondues dans ◀le▶ despotisme, là où prévalait ◀la▶ monarchie. Dans ◀les▶ rares contrées qui avaient rejeté cette dernière, ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ monarchie européenne subsistait. On y trouvait encore ◀les▶ états, c’est-à-dire ◀les▶ classes, ◀les▶ ordres et ◀les▶ distinctions, tels qu’ils avaient existé autrefois, ou à peine changés. En fait, ◀la▶ vigueur et ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶institution des états se maintenaient plus parfaitement dans ces communautés républicaines que sous ◀les▶ monarchies. ◀De▶ toutes ces sources s’était composé un système ◀de▶ mœurs et ◀d’▶éducation qui était à peu près ◀le▶ même dans toute cette région du Globe et qui estompait, mêlait et harmonisait ◀les▶ couleurs ◀de▶ ◀l’▶ensemble. Il y avait peu de variations dans ◀le▶ régime des universités et dans ◀l’▶éducation qu’elles donnaient à leur jeunesse, soit qu’il s’agît des diverses facultés, ou des sciences, ou des formes plus libérales et élégantes ◀de▶ ◀l’▶érudition. Cette ressemblance dans ◀le▶ mode des relations et dans toutes ◀les▶ formes et coutumes ◀de▶ ◀la▶ vie courante faisait que nul citoyen ◀de▶ ◀l’▶Europe ne pouvait se regarder comme un exilé dans aucun ◀de▶ nos pays. Il n’y trouvait rien ◀d’▶autre qu’une plaisante variété, récréant et instruisant ◀l’▶esprit, enrichissant ◀l’▶imagination et affinant ◀le▶ sentiment. Lorsqu’un homme voyageait ou séjournait loin de son pays pour son plaisir ou sa santé, pour ses affaires ou parce qu’il y était contraint, il ne se sentait jamais tout à fait étranger.146
Tout cela, ◀le▶ jacobinisme ◀l’▶a compromis ou détruit sur ◀le▶ continent, et ◀l’▶Angleterre s’en trouve ébranlée sur ses bases. Car, selon Burke, « ◀les▶ principes et ◀les▶ formes ◀de▶ ◀l’▶antique constitution commune des États européens, améliorés et adaptés à ◀la▶ situation présente ◀de▶ ◀l’▶Europe, ne se trouvent plus conservés qu’en Angleterre »147.
Mais ◀de▶ fait, ◀l’▶Angleterre va devenir ◀l’▶ennemie du continent conquis par ◀les▶ idées ◀de▶ ◀la▶ Révolution ; et ◀la▶ politique « ◀d’▶équilibre des Puissances », telle que ◀la▶ Sainte-Alliance pourra ◀la▶ réaliser selon Burke, et par son disciple Gentz notamment, n’opposera qu’une barrière dérisoire à ◀l’▶essor des nationalismes.