2.
Crépuscule ou nouvelle aurore ?
Les▶ diagnostics qu’on vient de lire sont tous sévères, mais on a pu remarquer que, ◀de▶ Spengler à Maritain, une évolution se dessine vers un possible espoir nouveau, en dépit de ◀la▶ montée du péril hitlérien. Au fatalisme, à ◀la▶ nostalgie hautaine ou résignée, succèdent des attitudes plus « militantes ». (Maritain fait allusion, dans ◀la▶ page citée plus haut, au mouvement personnaliste qui, dès 1933, lançait ◀le▶ mot d’ordre ◀de▶ « ◀l’▶engagement », c’est-à-dire, à ce moment-là, du refus ◀de▶ ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶esprit devant ◀les▶ lois réputées « fatales » ◀de▶ notre décadence.)
◀Les▶ nombreux « retours à ◀l’▶orthodoxie » qui animent ◀le▶ débat intellectuel, entre ◀les▶ deux guerres, et qui nient nos fatalités, sont dans ce sens autant ◀de▶ signes ◀d’▶une vitalité neuve, ◀d’▶un renouvellement des tensions qui ont fait, depuis ◀les▶ origines, ◀le▶ dynamisme ◀de▶ notre culture. Mais ils ne se réfèrent à ◀l’▶Europe que comme au cadre naturel ◀de▶ leur action. Qu’en est-il ◀de▶ ◀l’▶Europe elle-même, considérée comme unité, et face au Monde du xxe siècle ? A-t-elle trahi sa vocation mondiale ? A-t-elle encore conscience ◀d’▶elle-même ? ◀Le▶ seul fait qu’Ortega et Benda posent ces questions — l’un à ◀la▶ veille, l’autre au lendemain ◀de▶ la Deuxième Guerre — ne serait-il pas ◀le▶ signe avant-coureur ◀d’▶une renaissance ?
José Ortega y Gasset (1883-1955), dans son livre ◀le▶ plus fameux, paru en 1930, ◀la▶ Révolte des Masses, traite un problème majeur — et qu’il est ◀le▶ seul alors, le premier en tout cas, à distinguer aussi clairement — celui du commandement européen. C’est sous cet angle politique, au plus haut sens du terme, qu’il aborde à son tour ◀la▶ question qui hante ◀l’▶époque :
On a tellement parlé ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne, que beaucoup ont fini par ◀la▶ prendre pour un fait accompli. Non qu’ils y croient sérieusement ou qu’ils en aient ◀l’▶évidence, mais parce qu’ils se sont habitués à prendre ce fait pour certain, bien que, sincèrement, ils ne se souviennent pas ◀d’▶en avoir été convaincus résolument, à aucune date déterminée.
… ◀Le▶ spectacle frivole que nous présentent ◀les▶ petits pays est déplorable. Pour ◀la▶ seule raison que ◀l’▶Europe — d’après ce que ◀l’▶on dit — est en décadence, et, par conséquent, ne s’occupe plus ◀de▶ commander, chaque nation, même ◀la▶ plus minuscule, bondit, gesticule, se met sens dessus dessous, ou se redresse et s’étire pour se donner des airs ◀de▶ grande personne, qui conduit elle-même son propre destin. Delà, ce vibrionique panorama ◀de▶ « nationalismes » que ◀l’▶on nous offre ◀de▶ tous côtés… Il est vraiment comique ◀de▶ contempler telle ou telle petite république qui, ◀de▶ son petit coin perdu, se hausse sur ◀la▶ pointe des pieds, tance ◀l’▶Europe, et déclare que ◀les▶ Européens n’ont plus ◀de▶ rôle à jouer dans ◀l’▶histoire universelle.
Qu’en résulte-t-il ? ◀L’▶Europe avait créé un système ◀de▶ normes dont ◀les▶ siècles ont montré ◀l’▶efficacité et ◀la▶ fertilité. Ces normes ne sont pas ◀les▶ meilleures — il s’en faut ◀de▶ beaucoup, certes — mais elles sont, sans aucun doute, définitives tant qu’il n’en existe pas d’autres, ou s’il ne s’en annonce pas d’autres. Aujourd’hui ◀les▶ peuples-masse ont résolu ◀de▶ tenir pour caduc ce système ◀de▶ normes qu’est ◀la▶ civilisation. Mais comme ils sont incapables ◀d’▶en créer un autre, ils ne savent que faire, et pour passer ◀le▶ temps, ils se livrent à ◀la▶ cabriole.
Telle est la première conséquence qui survient lorsque dans ◀le▶ monde quelqu’un cesse ◀de▶ commander ; ◀les▶ autres, en se révoltant, se trouvent sans avoir rien à faire, sans programme ◀de▶ vie.
◀Le▶ Gitan s’en vint à confesse. Mais ◀le▶ curé, prudemment, commença par lui demander s’il connaissait ◀les▶ commandements ◀de▶ Dieu. À quoi ◀le▶ Gitan répondit : « Voilà, mon père, j’allais me mettre à ◀les▶ apprendre, mais ◀le▶ bruit court qu’on va ◀les▶ supprimer. »
N’est-ce point là ◀la▶ situation présente du monde ? ◀Le▶ bruit se répand que déjà ◀les▶ commandements européens n’ont plus cours ; aussitôt hommes et peuples profitent ◀de▶ ◀l’▶occasion pour vivre sans impératifs. Car ◀les▶ impératifs européens existaient seuls.
… Voilà ce que nous avons à (Ère à tous ceux qui, avec une inconscience enfantine, nous annoncent que ◀l’▶Europe ne commande déjà plus. Commander c’est imposer une tâche aux gens, c’est ◀les▶ mettre dans leur destin, ◀les▶ replacer dans leurs gonds, réduire leur extravagance qui est généralement vacance, fainéantise, vacuité ◀de▶ ◀la▶ vie, désolation.
Il importerait peu que ◀l’▶Europe cessât ◀de▶ commander, s’il y avait quelqu’un qui fût capable ◀de▶ ◀la▶ remplacer. Mais nous ne voyons pas même ◀l’▶ombre ◀d’▶un remplaçant. New York et Moscou ne sont rien de nouveau par rapport à ◀l’▶Europe. Elles ne sont l’une et l’autre que deux parcelles du commandement européen, qui en se dissociant du reste, ont perdu leur sens…
… Si ◀l’▶Européen lui-même s’habitue à ne pas commander, il suffira ◀d’▶une génération et demie pour que ◀l’▶ancien continent, et avec lui ◀le▶ monde entier, tombe dans ◀l’▶inertie morale, dans ◀la▶ stérilité intellectuelle et dans ◀la▶ barbarie générale. Seule ◀l’▶illusion du pouvoir et ◀la▶ discipline ◀de▶ responsabilité qu’elle inspire peuvent maintenir tendues ◀les▶ âmes ◀d’▶Occident. ◀La▶ science, ◀l’▶art, ◀la▶ technique et tout ◀le▶ reste vivent ◀de▶ ◀l’▶atmosphère tonique que crée ◀la▶ conscience du commandement. Si celle-ci manque, ◀l’▶Européen s’avilira. ◀Les▶ esprits n’auront plus cette foi radicale en eux-mêmes qui ◀les▶ lance, énergiques, audacieux, tenaces, à ◀la▶ capture des grandes idées, nouvelles dans tous ◀les▶ ordres. ◀L’▶Européen deviendra définitivement quotidien. Incapable ◀de▶ tout effort créateur et gratuit, il retombera dans ◀le▶ passé, dans ◀l’▶habitude, dans ◀la▶ routine. Il deviendra une créature vulgaire, formaliste, vide comme ◀les▶ Grecs ◀de▶ ◀la▶ décadence et ceux ◀de▶ ◀l’▶histoire byzantine.
Telles seraient ◀les▶ raisons ◀de▶ notre décadence. Mais voici ◀les▶ formules ◀de▶ notre renaissance :
… ◀Les▶ Européens ne savent pas vivre s’ils ne sont engagés dans une grande entreprise qui ◀les▶ unit. Quand elle leur fait défaut, ils s’avilissent, s’amollissent, leur âme se désagrège. Nous avons aujourd’hui un commencement ◀de▶ désagrégation sous nos yeux. ◀Les▶ cercles qui, jusqu’à nos jours, se sont appelés nations, parvinrent, il y a un siècle ou à peu près, à leur plus grande expansion. On ne peut plus rien faire avec eux si ce n’est ◀les▶ dépasser. Ils ne sont plus qu’un passé, qui s’accumule autour et au-dessous de ◀l’▶Européen, un passé qui ◀l’▶emprisonne et ◀l’▶alourdit. Avec plus ◀de▶ liberté vitale que jamais, nous sentons tous que ◀l’▶air est irrespirable à l’intérieur de chaque peuple, parce que c’est un air confiné. Chaque nation qui était autrefois ◀la▶ grande atmosphère ouverte, est devenue une province, un « intérieur ». Dans ◀la▶ super-nation européenne que nous imaginons, ◀la▶ pluralité actuelle ne peut, ni ne doit disparaître. Alors que ◀l’▶État antique annulait ◀la▶ différence entre ◀les▶ peuples, ou ◀la▶ laissait inactive, ou tout au plus, ◀la▶ leur conservait cristallisée, ◀l’▶idée nationale plus purement dynamique exige ◀la▶ permanence active ◀de▶ cette pluralité qui a toujours été ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Tout le monde perçoit ◀l’▶urgence ◀d’▶un nouveau principe ◀de▶ vie. Mais — comme il arrive toujours en ◀de▶ semblables crises — quelques-uns essaient ◀de▶ sauver ◀l’▶instant présent par une intensification extrême et artificielle ◀de▶ ce principe qui, précisément, est depuis longtemps caduc. Tel est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶irruption des « nationalismes » ◀de▶ ces dernières années. Et je ne cesse ◀de▶ ◀le▶ redire : il en a toujours été ainsi. C’est la dernière flamme qui est ◀la▶ plus longue ; le dernier soupir qui est ◀le▶ plus profond. À ◀la▶ veille ◀de▶ disparaître, ◀les▶ frontières deviennent plus sensibles que jamais — ◀les▶ frontières militaires et ◀les▶ frontières économiques.
Mais tous ces nationalismes sont des impasses ; qu’on essaie ◀de▶ ◀les▶ projeter vers ◀le▶ futur et ◀l’▶on ressentira ◀le▶ contrecoup. Ils n’offrent aucune issue… ◀Le▶ nationalisme n’est rien qu’une manie, un prétexte qui s’offre pour éluder ◀le▶ pouvoir ◀d’▶invention, ◀le▶ devoir ◀de▶ grandes entreprises. D’ailleurs, ◀la▶ simplicité des moyens avec lesquels il opère et ◀la▶ catégorie des hommes qu’il exalte, révèlent amplement qu’il est ◀le▶ contraire ◀d’▶une création historique.
Seule, ◀la▶ décision ◀de▶ construire une grande nation avec ◀le▶ groupe des peuples continentaux relèverait ◀le▶ pouls ◀de▶ ◀l’▶Europe. Celle-ci recommencerait à croire en elle-même et automatiquement à exiger beaucoup ◀d’▶elle, à se discipliner.
◀La▶ dialectique romantique ◀de▶ Spengler concluait à ◀la▶ décadence inévitable. Ortega, concluant à ◀l’▶union nécessaire, introduit un facteur nouveau — et contribue à ◀le▶ créer.
À sa manière polémique, et moins désabusée que provocante, Julien Benda ne fait pas autre chose quand il accuse ◀l’▶Europe ◀d’▶inconscience : c’est pour ◀la▶ réveiller qu’il ◀la▶ fustige :
◀L’▶Europe n’a pas connu ◀la▶ conscience ◀d’▶une unité politique. Du point de vue politique ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀l’▶Europe aura été exclusivement nationaliste. Elle aura consisté dans un double travail qui fut, d’une part, ◀de▶ former des nations et, d’autre part, ◀de▶ ◀les▶ rendre indépendantes ◀les▶ unes des autres. ◀Le▶ mouvement commence avec ◀les▶ Barbares, qui sont proprement ◀les▶ responsables des nationalités, en ce qu’ils opposèrent ◀les▶ « gentes » à ces éléments ◀d’▶internationalisme qu’étaient ◀l’▶Empire romain et ◀l’▶Église, en ce qu’ils incarnèrent ◀la▶ négation ◀de▶ ◀l’▶« Imperium » et ◀de▶ ◀l’▶« Ecclesia ». Il prend corps lors de ◀la▶ dislocation ◀de▶ ◀l’▶unité créée par Charlemagne, avec ◀le▶ partage ◀de▶ Verdun. Quelques hommes — des clercs nourris dans ◀la▶ religion ◀de▶ ◀l’▶Empire romain — pleurent ce partage, mais ◀la▶ majorité s’en réjouit. Elle se réjouit, dans chacun des trois lots, ◀de▶ penser qu’elle pourra désormais réaliser une destinée indépendante. À partir de ce moment, ◀la▶ tendance ◀de▶ ◀l’▶Europe vers des groupes séparés n’ira qu’en se précisant. Comme il arrive pour ◀les▶ poussées humaines profondes, tout ce qu’on fera pour ◀l’▶entraver ne réussira qu’à ◀l’▶affermir. ◀Les▶ prétentions universalistes des Hohenstaufen, plus tard ◀de▶ Charles-Quint, ne font que précipiter ◀la▶ volonté ◀de▶ sécession ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Autriche, des cités italiennes, des cantons suisses, des Flandres. Celles ◀de▶ ◀la▶ papauté produisent ◀le▶ même effet sur ◀les▶ diverses parties ◀de▶ ◀la▶ chrétienté. Toutes se signent dans ce cri ◀de▶ l’une ◀d’▶elles : « Nous sommes d’abord vénitiens, ensuite chrétiens… » Enfin, avec ◀le▶ xixe siècle, après ◀la▶ Révolution française et son grand héritier impérial, qui prétendait « dénationaliser » ◀les▶ peuples (particulièrement ◀l’▶Allemagne !), ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶être désunie et ◀de▶ former des nations indépendantes ◀les▶ unes des autres atteint son apogée. Elle se traduit par une furie ◀de▶ séparations : ◀la▶ Belgique d’avec ◀la▶ Hollande, ◀la▶ Suède d’avec ◀la▶ Norvège. Elle s’incarne ◀d’▶une façon saisissante dans Bismarck qui, contre-pied exact ◀de▶ Napoléon, entend, par ses conquêtes, faire sa nation à lui, repousse résolument toute idée ◀d’▶Europe, où il ne voit qu’idéalisme stupide. En conséquence logique ◀de▶ son œuvre, du Niémen jusqu’à ◀l’▶Atlantique s’établit un régime où chaque État s’enferme dans une religion ◀de▶ lui-même, dans un mépris des autres — « ◀l’▶égoïsme sacré » — tels qu’on n’en avait pas vu ◀de▶ semblables, cependant que ◀de▶ nouvelles doctrines philosophiques, acclamées par toutes ◀les▶ nations — Treitschke en Allemagne, Barrès en France — leur enseignent à adorer ◀l’▶instinct qui ◀les▶ divise, à mépriser ◀l’▶intelligence qui pourrait ◀les▶ unir. ◀Le▶ xxe siècle qui verra peut-être ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶Europe, s’ouvre dans ◀le▶ triomphe violent ◀de▶ ◀l’▶anti-Europe…
◀Le▶ fait que ◀l’▶Europe n’a jamais constitué une unité politique se traduit par cet autre fait : on n’a jamais écrit une histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ livres qui portent ce titre, sauf peut-être — et encore — ◀l’▶admirable ouvrage que ◀le▶ grand historien belge Henri Pirenne a composé dans sa captivité pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, nous exposent ◀l’▶histoire des différentes parties ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ leurs développements respectifs, surtout ◀de▶ leurs oppositions, non celle ◀d’▶un être historique qui leur serait transcendant. J’ai parfois reproché à des professeurs ◀d’▶histoire que je savais acquis à ◀l’▶idée ◀d’▶une unification européenne ◀de▶ ne point faire à leurs élèves quelques leçons sur ◀l’▶Europe, envisagée comme une réalité politique indivise. Ils m’opposaient ◀la▶ nécessité ◀d’▶observer ◀les▶ programmes…
◀L’▶Europe n’a pas connu davantage ◀la▶ conscience ◀d’▶une unité spirituelle. Ici encore, il faut bien distinguer entre ◀le▶ fait et ◀la▶ conscience du fait. Un éminent historien anglais, Christopher Dawson, nous fait voir toutes ◀les▶ nations du Moyen Âge plus ou moins façonnées par ◀l’▶Église et justifiant ◀le▶ mot ◀de▶ Stendhal : « ◀L’▶Europe moderne est née du christianisme. » Accordons à notre historien qu’au début ◀de▶ ◀l’▶Europe cette communauté ◀de▶ civilisation ait existé. Allons même plus loin et reconnaissons que pendant longtemps ◀la▶ volonté des séparatismes nationaux n’exista point. Il ne venait à ◀l’▶idée ◀d’▶aucun étudiant parisien au xiie siècle ◀de▶ s’étonner ◀d’▶avoir pour directeur ◀l’▶Allemand Albert le Grand ou ◀l’▶Italien Thomas d’Aquin, ni ◀d’▶aucun bachelier viennois ◀de▶ trouver mauvais ◀de▶ confier ◀la▶ formation ◀de▶ son esprit au Français Jean Gerson ; encore au xviiie siècle, pendant ◀les▶ guerres entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne, la plupart des plus petites cours allemandes parlaient notre langue, lisaient nos livres, adoptaient nos modes. ◀Le▶ fait ◀d’▶une certaine communauté spirituelle européenne a donc existé, mais ◀la▶ conscience ◀de▶ ce fait, ◀de▶ son opposition aux particularismes nationaux, n’existait pas. Ce qui, au contraire, est très vite apparu en tant que conscience, que volonté manifeste, c’est ◀l’▶affirmation des nations dans leurs génies particuliers et très souvent dans leurs oppositions. C’est ◀la▶ volonté des savants ◀de▶ parler désormais leur langue nationale et non plus ◀le▶ latin, qui ◀les▶ unissait par-dessus leurs nations ; celle des peuples ◀de▶ nationaliser ◀la▶ prière, ◀la▶ prédication ; celle des littérateurs ◀de▶ nettement dégager leur idiome ◀de▶ ce qu’il pouvait avoir ◀de▶ non national…
Nous allons pourtant voir apparaître dans ce passé une époque qui a vraiment connu ◀la▶ conscience ◀d’▶un esprit européen, c’est ◀la▶ fin du xviiie siècle, avec ces hommes qui, non seulement possèdent une culture cosmopolite, donnée par ◀les▶ jésuites, mais s’en font gloire et y voient une valeur supérieure aux cultures étroitement nationales ; ces hommes dont Voltaire écrivait en 1767 qu’« il se forme en Europe une république immense ◀d’▶esprits cultivés », dont ◀le▶ type a été ◀le▶ prince de Ligne et dont on peut dire que ◀la▶ tradition s’est poursuivie avec Goethe, Taine, Renan, Liszt, Nietzsche, Romain Rolland, André Gide. Ai-je besoin ◀de▶ dire si ce mouvement a été violemment enrayé par ◀le▶ xixe siècle au nom des cultures nationales ; en Allemagne, par ◀les▶ Schlegel, ◀les▶ Lessing, ◀les▶ Görres, avec leurs assauts contre ◀la▶ littérature française et sa tendance universaliste ; en France, par un Barrès voulant ne savoir que des vérités françaises, par un Maurras jetant ◀l’▶infamie, dans ◀la▶ personne ◀de▶ Romain Rolland, sur tout ce qui sert ◀l’▶esprit européen. Ce nationalisme intellectuel paraît avoir aujourd’hui contaminé ◀les▶ meilleurs.
… Dans ◀l’▶ordre spirituel comme dans ◀l’▶ordre politique, ◀le▶ xxe siècle, qui, encore une fois, verra peut-être ◀la▶ réalisation ◀de▶ ◀l’▶Europe, débute par ◀l’▶affirmation ◀la▶ plus farouche et ◀la▶ plus consciente qu’on vit jamais ◀de▶ ◀l’▶anti-Europe… Aujourd’hui, ◀l’▶idée ◀de▶ nation semble avoir terminé sa carrière, être devenue malfaisante aux Européens, ◀l’▶idée ◀d’▶Europe apparaît. Mais ne nous berçons pas ◀d’▶illusions ; n’allons pas croire que cette idée va triompher naturellement, sachons qu’elle va trouver de la part de celle qu’elle veut détrôner une forte opposition, une résistance nourrie, ◀de▶ très sérieux obstacles.275
Ces obstacles nationalistes, ◀le▶ poète autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) nous invite moins à ◀les▶ combattre qu’à ◀les▶ dépasser, par une prise de conscience nouvelle ◀de▶ nos grandeurs spirituelles :
Nul doute que ◀le▶ concept ◀d’▶« Europe », comme bien d’autres hautes conceptions ◀d’▶ensemble, ne soit devenu problématique, — nul doute non plus que notre survie spirituelle dépende ◀de▶ sa restauration.
On ne ◀le▶ trouvera jamais au terme ◀d’▶un processus ◀d’▶abstraction, ni en retranchant — ou en ajoutant — quelque chose au concept ◀de▶ nation, et moins encore par des évocations sentimentales. Vers ce grand concept, ◀l’▶âme doit s’élever par tous ses meilleurs moyens : ◀l’▶expérience vécue, ◀l’▶expérience acquise, ◀la▶ spiritualisation. Car c’est dans ◀les▶ plus hautes manifestations ◀de▶ chaque nation qu’on ◀le▶ découvre, et ◀d’▶autant plus clairement que s’y exprime ◀d’▶une manière plus pure et plus nette ce que ◀la▶ nation possède en propre de plus haut. ◀Les▶ grands génies, sans lui, sont impensables. Ils sont universels. Si ◀la▶ nation est leur destin, ◀l’▶Europe est leur expérience vécue.
Un grand phénomène devient européen : ainsi en fut-il ◀de▶ Jules César et ◀de▶ Napoléon, ◀de▶ Pétrarque et ◀de▶ Kant, ◀de▶ ◀la▶ musique allemande ◀de▶ Bach à Beethoven, ◀de▶ ◀la▶ peinture française ◀d’▶Ingres à Cézanne. Là où une grande pensée est conçue, là est ◀l’▶Europe. Si elle est conçue dans ◀la▶ sphère nationale, elle ne demande qu’à s’épanouir dans ◀l’▶universel. Aujourd’hui, comme au temps ◀d’▶Anaximandre, toute philosophie est européenne. Toute grande idée politique agissante est européenne. Toute connaissance féconde du passé est européenne. (Et ◀de▶ quoi aurions-nous davantage besoin, que ◀d’▶une vision profonde, totalement renouvelée et purifiée, ◀de▶ ◀la▶ non-Europe !)
Notre époque est une époque ◀de▶ rétablissement, — bien que jamais ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ faiblesse n’ait été si impudique, ◀la▶ volonté ◀de▶ désintégration si débridée. Derrière ◀le▶ remue-ménage des prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence et des bacchantes du chaos, des chauvinistes et des cosmopolites, des adorateurs ◀de▶ ◀l’▶instant et des adorateurs ◀de▶ ◀l’▶apparence, sur ◀le▶ grand arrière-fond sérieux des choses européennes, je vois ◀les▶ quelques rares individus qui comptent, dispersés parmi ◀les▶ nations, s’unir dans une grande pensée : celle ◀de▶ ◀la▶ restauration créatrice.276
Il appartenait à Martin Heidegger ◀de▶ ramasser sous sa forme ◀la▶ plus dense, celle ◀de▶ ◀l’▶interrogation en soi — qui me paraît ◀la▶ formule ◀de▶ sa philosophie —, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶être même du « crépuscule occidental » :
Anaximandre aurait vécu ◀de▶ ◀la▶ fin du viie au milieu du vie siècle avant J.-C. dans ◀l’▶île de Samos, et sa sentence passe pour ◀la▶ plus ancienne ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale. ◀La▶ voici, selon ◀le▶ texte communément accepté : Ce dont ◀les▶ choses tirent leur origine est aussi cela dans quoi elles iront s’anéantir, selon ◀la▶ nécessité ; car elles doivent payer réparation et subir jugement pour leur injustice, selon ◀l’▶ordre du temps. Ainsi traduit ◀le▶ jeune Nietzsche, dans son essai terminé en 1873 et intitulé ◀La▶ Philosophie à ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ tragédie grecque.
Du fond ◀d’▶un éloignement chronologique et historique ◀de▶ deux millénaires et demi, ◀la▶ sentence ◀d’▶Anaximandre a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? Par quelle autorité parlerait-elle ? Suffirait-il qu’elle soit ◀la▶ plus ancienne ? ◀L’▶antiquité par elle-même n’est ◀d’▶aucun poids. Au surplus, si ◀la▶ sentence est ◀la▶ plus ancienne ◀de▶ celles qui nous ont été transmises, nous n’en ignorons pas moins si elle est à sa manière ◀la▶ sentence ◀la▶ plus primitive ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale. Nous ne pouvons ◀le▶ supposer que pour autant que nous pensons ◀l’▶essence ◀de▶ ◀l’▶Occident à partir de cela même dont parle ◀la▶ sentence primitive.
Mais ◀de▶ quel droit ce qui vient en premier lieu nous parlerait-il, à nous autres qui sommes sans doute ◀les▶ plus tardifs des tard-venus ◀de▶ ◀la▶ philosophie ? Sommes-nous ◀les▶ tard-venus ◀d’▶une Histoire qui parvient aujourd’hui à sa fin, qui met un terme à toutes choses, dans une ordonnance toujours plus lugubre et uniforme ? Ou bien ◀l’▶éloignement chronologique et historique ◀de▶ ◀la▶ sentence cache-t-il une proximité historique ◀de▶ ◀l’▶informulé, qui parlerait à ce qui vient ?
Sommes-nous donc à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ transformation ◀la▶ plus inouïe ◀de▶ toute ◀la▶ Terre et du temps ◀de▶ ◀l’▶Histoire ? Sommes-nous devant ◀le▶ crépuscule ◀d’▶une nuit qui prépare une autre aube ? Surgissons-nous précisément pour envahir cette terre historique du Couchant ? ◀Le▶ pays du Soir vient-il en premier ? Sera-t-il, par-delà ◀l’▶Occident et ◀l’▶Orient et à travers ce qui est Européen, ◀le▶ lieu des commencements ◀de▶ ◀l’▶Histoire à venir ? Sommes-nous déjà, nous ◀les▶ hommes ◀d’▶aujourd’hui, occidentaux dans un sens qui se révélera d’abord à ◀la▶ faveur ◀de▶ notre entrée dans ◀la▶ nuit universelle ? […] Sommes-nous vraiment ◀les▶ tard-venus que nous sommes ? Mais ne sommes-nous pas en même temps ◀les▶ précurseurs du matin ◀d’▶une autre ère du monde, qui aurait laissé derrière elle nos représentations actuelles ◀de▶ ◀l’▶Histoire ?
Nietzsche, ◀de▶ ◀la▶ philosophie duquel Spengler a déduit, par une grossière incompréhension, sa doctrine historique ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶Occident, écrivait en 1880 dans ◀Le▶ Voyageur et son Ombre : « C’est un haut état ◀de▶ ◀l’▶humanité que celui dans lequel ◀l’▶Europe des peuples n’est qu’un plus sombre passé ◀d’▶oubli, mais où ◀l’▶Europe vit encore par trente livres très anciens, et qui ne vieilliront jamais. »277
Ortega avait peut-être été le premier à voir dans ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀la▶ condition ◀d’▶une renaissance. Laissons-◀le▶ donc conclure ce chapitre :
Est-il aussi certain qu’on ◀le▶ dit, que ◀l’▶Europe soit en décadence et abandonne ◀le▶ commandement, en un mot, abdique ? Cette apparente décadence ne serait-elle pas ◀la▶ crise bienfaisante qui permettrait à ◀l’▶Europe ◀d’▶être véritablement ◀l’▶Europe ? ◀L’▶évidente décadence des nations européennes, n’est-elle pas a priori nécessaire au cas où ◀les▶ États-Unis d’Europe seraient possibles quelque jour, et ◀la▶ pluralité européenne remplacée par sa réelle unité ?