Sartre contre l’▶Europe (17 janvier 1962)j
Je viens de passer deux mois aux États-Unis. On n’y parle que du miracle européen. Journaux, hebdos, revues, gros livres, milieux universitaires et milieux dirigeants ◀de▶ Washington ; ils découvrent ◀l’▶Europe unie. À ◀les▶ entendre, on croirait qu’elle est faite. ◀La▶ candidature anglaise au Marché commun ◀les▶ a subitement alertés. ◀Le▶ Marché commun, c’est ◀la▶ création ◀de▶ Jean Monnet, pensent-ils en simplifiant un peu. Or ◀le▶ Marché commun fonctionne, puisque ◀la▶ Grande-Bretagne, après ◀l’▶avoir traité par ◀le▶ mépris, supplie ◀d’▶y entrer. Donc c’est Jean Monnet qui a vu juste. Donc il faut voir ◀l’▶Europe comme il ◀l’▶a vue ◀d’▶avance : première étape ◀d’▶une organisation mondiale dont elle serait à la fois ◀le▶ centre ◀d’▶animation et ◀l’▶organe ◀d’▶équilibre.
Je reviens en Europe, « notre patrie » — comme disait Æneas Sivius au xve siècle. Qu’est-ce qu’on y écrit sur ce sujet ? Je trouve plusieurs dizaines ◀d’▶ouvrages publiés en deux mois, dans toutes nos langues, sur ◀l’▶intégration ◀de▶ ◀l’▶Europe et sur ◀les▶ relations nouvelles à établir entre une Europe unie et ◀le▶ tiers-monde. Pleins ◀d’▶idées et ◀de▶ chiffres, ◀d’▶un optimisme sobre, ◀d’▶un réalisme constructif. ◀Les▶ taux ◀d’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀l’▶exportation battent tous nos records. Sauf en Italie, ◀le▶ chômage a disparu, en dépit des progrès ◀de▶ ◀l’▶automation. Une confiance nouvelle, née des promesses du Marché commun et ◀de▶ ses premiers succès, permet ◀de▶ multiplier ◀les▶ ententes industrielles, sans plus tenir compte des frontières. ◀L’▶OCDE annonce une expansion globale ◀de▶ 50 % pour ◀l’▶ensemble atlantique d’ici dix ans… ◀L’▶Amérique avait donc raison ?
Mais voici un ouvrage, un seul, qui contredit brutalement tout ◀le▶ reste. Il proclame que ◀l’▶Europe est « foutue », qu’elle est « en grand danger ◀de▶ crever », qu’elle « agonise », qu’elle a fait « eau de toutes parts », qu’elle est « au plus bas », que « c’est ◀la▶ fin » et que nous voici tous « enchaînés, humiliés, malades ◀de▶ peur ». Ce n’est pas un expert, esclave des faits, qui nous dit cela, mais un éloquent moraliste, Jean-Paul Sartre ; et sa fureur ne jaillit pas ◀d’▶un quelconque examen des évidences, mais ◀de▶ ◀la▶ lecture ◀d’▶un pamphlet qui ◀l’▶a mis dans tous ses états. Il ◀le▶ préface et il exhorte « ◀les▶ Européens » à ◀le▶ lire, au nom du raisonnement suivant : tous ◀les▶ Européens sont complices du colonialisme criminel ; donc cette lecture leur fera honte, et ◀la▶ honte pousse à ◀la▶ révolution ; or ◀la▶ révolution guérit ◀de▶ tous ◀les▶ maux par ◀la▶ violence qu’elle fait subir à leurs fauteurs et qu’elle permet à leurs victimes ◀de▶ libérer. Joignons donc ◀le▶ FLN, ◀les▶ Angolais et autres Balubas qui « massacrent à vue ◀les▶ Européens ». Car, ce faisant, « ils font ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶homme », et nous serons ainsi du bon côté.
Je n’invente pas : je cite et je condense cette dialectique humanitaire qui nous offre « un moyen ◀de▶ guérir ◀l’▶Europe » en nous faisant tous passer dans ◀le▶ camp ◀de▶ ses ennemis. Ceux-ci n’auront qu’à nous assassiner « pour devenir hommes », on ◀le▶ précise à ◀la▶ page 17. Au pire, ils n’auront plus personne sur qui tirer. ◀D’▶où fin des guerres. Ce nouveau plan ◀de▶ paix perpétuelle est fait pour éblouir par sa logique brutale certaine jeunesse dégoûtée ◀de▶ nos « valeurs » et qui exige grands cris son lavage ◀de▶ cerveau.
« Voici des siècles qu’au nom d’une prétendue aventure spirituelle ◀l’▶Europe étouffe ◀la▶ quasi-totalité ◀de▶ ◀l’▶humanité. » Cette phrase résume ◀la▶ thèse ◀de▶ ◀l’▶auteur du volume, ◀le▶ Martiniquais Frantz Fanon. Sartre ◀la▶ cite et il ajoute, impressionné : « Ce ton est neuf. »
Moi, ce qui m’impressionne, ce n’est pas ◀le▶ ton, guère plus neuf que ◀la▶ propagande communiste depuis une quarantaine ◀d’▶années, mais c’est ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀la▶ phrase : tout y est faux.
◀La▶ colonisation par ◀les▶ Blancs n’a pas duré « des siècles » en Afrique, mais environ, et en moyenne, quatre-vingts ans — ◀de▶ 1882 à nos jours pour ◀les▶ neuf dixièmes du continent.
Cette colonisation n’a pas été faite au nom d’une « prétendue aventure spirituelle » — nullement « prétendue » d’ailleurs — mais pour d’autres raisons plus grossières, et qui ne sont pas toutes honteuses pour nous. La première et ◀la▶ plus importante étant tout simplement un état ◀de▶ fait que ◀l’▶Europe n’avait pas créé, et qui, loin de résulter ◀de▶ ◀la▶ colonisation, comme M. Fanon ◀le▶ répète, ◀la▶ rendit possible, voire inévitable : je veux parler ◀de▶ ◀l’▶état ◀d’▶arriération économique, sociale et politique des régions qui devinrent pour un temps colonies, et qui prennent sous nos yeux leur essor, après des siècles ◀d’▶immobilité ou ◀de▶ continuelle décadence.
Qu’est-ce que ◀l’▶Europe a « étouffé » dans ◀le▶ tiers-monde colonisé ? (Qui est fort loin de représenter « ◀la▶ quasi-totalité ◀de▶ ◀l’▶humanité », mais un tiers au plus, durant ◀la▶ période considérée.) ◀La▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Inde ? ◀L’▶Europe ◀l’▶a sauvée. ◀L’▶industrie africaine ? Elle ◀l’▶a fondée. ◀La▶ démocratie ◀de▶ ◀l’▶Arabie saoudite ou du Yémen ? ◀Le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ personne humaine chez ◀les▶ cannibales ? Vous voulez rire, et vous n’y arrivez pas.
M. Fanon, et J.-P. Sartre derrière lui, ont grand tort ◀de▶ crier aux « siècles ◀d’▶oppression ». Avant de leur laisser faire ◀l’▶Histoire, on leur conseillera ◀de▶ ◀l’▶apprendre.
Voyons celle ◀de▶ l’une des nations récemment libérées ◀de▶ « ◀l’▶exploitation » européenne : ◀le▶ Dahomey.
Les premiers contacts du Dahomey avec ◀la▶ civilisation européenne remontent à 1729, lorsque ◀le▶ roi Agadja et son régiment ◀de▶ femmes, ayant battu ◀les▶ Popos aidés par ◀l’▶Anglais Testefole, s’emparent ◀de▶ Ouidah, port ◀de▶ mer. Ils massacrent tout ce qui s’y trouve et instituent une nouvelle charge dans ◀l’▶État, celle du Yévogan (« celui qui s’occupe des Blancs »), titre que ◀l’▶on a traduit, « avec toute ◀l’▶emphase diplomatique réglementaire, par ministre des Affaires étrangères ». (Il faut lire tout cela dans ◀l’▶Histoire des peuples ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire que publie Robert Corvenin.) ◀Les▶ successeurs ◀d’▶Agadja s’enrichissent par ◀le▶ commerce des esclaves, dont ils se fournissent chez ◀le▶ voisin, payent un tribut aux Yorubas, se rattrapent en imposant ◀les▶ Houédas et en battant périodiquement ◀les▶ Popos. En 1884, ◀le▶ dictionnaire ◀de▶ Grégoire décrit ainsi ◀l’▶état du pays : « ◀Le▶ sol, extrêmement fertile, est couvert ◀de▶ forêts. Malheureusement, ◀l’▶industrie et ◀l’▶agriculture sont étouffées par ◀l’▶effrayant despotisme auquel ◀le▶ pays est soumis. ◀Le▶ roi, qui est ◀l’▶objet ◀d’▶une espèce ◀d’▶adoration, se signale par ◀d’▶horribles sacrifices humains. Il a une armée ◀de▶ femmes. ◀Le▶ Dahomey n’a pas 1 million ◀d’▶habitants, dont 20 000 à peine sont libres. ◀La▶ France y a un établissement sur ◀la▶ côte ».
◀La▶ colonisation ◀de▶ cet heureux pays date ◀de▶ 1892. Elle se termine en 1960 par ◀la▶ création ◀d’▶une république souveraine et démocratique de plus ◀de▶ 2 millions ◀d’▶habitants, dont ◀le▶ président est reçu en grande pompe à ◀l’▶Élysée en 1961.
Je laisse à MM. Sartre et Fanon ◀le▶ soin ◀de▶ démontrer que cet exemple n’infirme en rien leurs thèses, ou ne compte pas. Je leur laisse à démontrer dialectiquement que ◀le▶ royaume ◀de▶ Ghana et ◀l’▶empire du Mali n’ont pas été détruits par ◀les▶ Arabes almoravides puis par ◀les▶ sultans marocains, mais par ◀les▶ Européens, lesquels n’ont occupé, plusieurs siècles plus tard et pendant soixante-dix ans, que ◀les▶ restes ◀de▶ ces États préalablement envahis et soumis par ◀les▶ Touareg et par ◀les▶ Peules. Je leur laisse aussi à démontrer — mais ils auront beaucoup à faire, décidément — que c’est ◀la▶ violence, et elle seule, qui a libéré ◀l’▶Inde des Anglais, conformément à leur thèse préférée qui, autrement, ne vaut plus grand-chose. Ils n’en feront rien, car ◀la▶ passion ne s’embarrasse pas ◀de▶ faits et leur passion veut ◀la▶ mort du pécheur, qui est uniquement ◀l’▶Européen, comme chacun sait.
◀La▶ vérité, selon ◀les▶ faits et dans ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶histoire, c’est que ◀le▶ colonialisme, malgré ses crimes, a réveillé ◀les▶ peuples du tiers-monde dans ◀le▶ très bref espace ◀de▶ deux générations. Il leur a présenté des possibilités ◀de▶ développement telles qu’ils ont découvert qu’ils étouffaient dans leurs régimes traditionnels. Au nom de quelques-unes ◀de▶ nos valeurs (telles que ◀l’▶égalité, ◀la▶ liberté, ◀la▶ dignité, ◀la▶ personne et ◀le▶ droit à ◀l’▶éducation), mais aussi ◀de▶ nos folies ◀les▶ plus contagieuses, ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ fureur idéologique, ces peuples se sont mis à revendiquer ◀les▶ avantages ◀de▶ notre civilisation et ◀la▶ souveraineté ◀de▶ leurs États. Quant aux nations colonialistes ◀de▶ ◀l’▶Europe — sept sur vingt-six à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre — presque ruinées à deux reprises par leur délire nationaliste, obligées ◀de▶ refaire leur bilan, cédant à ◀la▶ triple pression ◀d’▶une opinion mondiale formée par leurs principes, ◀d’▶une classe nouvelle éduquée par leurs soins dans ◀les▶ pays colonisés, et ◀de▶ leurs intérêts mieux compris — un peu poussées aussi par ◀les▶ États-Unis, qui ◀les▶ sauvent alors ◀de▶ ◀la▶ faillite — elles ont, l’une après l’autre, « décroché ».
Qu’est-il advenu ◀de▶ ◀l’▶Europe considérée dans son ensemble ?
« ◀L’▶Europe est littéralement ◀la▶ création du tiers-monde », écrit Fanon. Ses richesses ne proviendraient que ◀de▶ ses vols, c’est-à-dire ◀de▶ son exploitation du sol africain et du sol asiatique : or, métaux, pétrole, caoutchouc (◀le▶ paysan serait-il ◀la▶ création ◀de▶ sa terre et des richesses qu’elle contient ?). Sartre renchérit : c’est avec cela que ◀l’▶Europe a fait non seulement ses capitales industrielles, mais ses cathédrales ! (lisez-◀le▶ pour y croire : p. 23). D’ailleurs, « ◀l’▶Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves » (eh quoi ! n’était-il pas humain avant ◀le▶ xvie siècle ?) En quittant ◀le▶ tiers-monde, ◀l’▶Europe aurait donc signé son arrêt ◀de▶ mort économique et ◀de▶ rapide déshumanisation ? ◀Les▶ adversaires du colonialisme auraient donc été ◀les▶ avocats du suicide ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Mais au nom de quelles valeurs plus chères que leur vie même ? ◀De▶ leurs valeurs européennes « pourries » ou ◀de▶ quelles autres ? Laissons là ces divagations. Revenons aux faits.
◀Les▶ faits nous montrent que ◀les▶ nations européennes, à peine libérées ◀de▶ ◀la▶ charge écrasante ◀de▶ leurs colonies, ont commencé à découvrir ◀l’▶Europe et ◀la▶ nécessité ◀de▶ son union. Et que, ◀de▶ leur union naissante — ◀le▶ Marché commun n’a que deux ans — a résulté presque aussitôt une prospérité stupéfiante. ◀L’▶Europe n’est pas « finie », n’en déplaise à nos furieux, mais elle commence à peine et grandit puissamment.
C’est tant pis pour Fanon et son marxisme — d’ailleurs emprunté à ◀l’▶Europe. Mais qu’en est-il ◀de▶ Sartre en cette lugubre affaire ? Il nous faut expliquer ◀l’▶anachronisme.
Sartre se meut dans un village intellectuel et projette sur ◀l’▶« Europe » des hargnes provinciales. Quand il écrit Europe, il ne pense que France, et quand il pense France, il ne voit que ◀le▶ drame algérien. « Quittons notre province, je veux dire notre nation », voudrait-on lui répéter ; et ce n’est pas ma faute si cette phrase est ◀de▶ Michel Debré dans son Projet ◀de▶ pacte pour ◀les▶ États-Unis d’Europe, publié en 1950 chez Nagel.
Sartre arrive un peu tard avec sa diatribe contre un régime que plus personne ne défend, pas même ◀les▶ Russes, qui ◀le▶ pratiquent encore. Sa préface ne représente, en fait, qu’un appendice pour ◀le▶ moins superflu à la longue tradition des excellents esprits qui surent condamner ◀le▶ colonialisme à ◀l’▶état naissant, et qui ◀le▶ firent non pas contre ◀l’▶Europe, mais au nom des valeurs européennes : Voltaire, Rousseau, Herder, Fichte, Bentham. À l’encontre ◀de▶ Hegel, qui tenait ◀l’▶Europe pour « ◀la▶ vraie fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire », et ◀d’▶Auguste Comte qui voyait en elle « ◀le▶ privilège effectif du principal développement social », ces philosophes croyaient servir nos vraies valeurs en nous mettant — vainement d’ailleurs — en garde contre notre expansion inévitable. Ils n’ont sauvé ◀de▶ ◀la▶ sorte que nos principes, compromis ou trahis par nos pratiques. ◀L’▶ère colonialiste a pris fin, pour des raisons qu’ils ne pouvaient prévoir. Pourquoi crier encore, sinon pour ◀le▶ plaisir ◀de▶ se vautrer dans son masochisme, ou simplement pour embêter de Gaulle, qui a pourtant présidé non sans grandeur à ◀la▶ liquidation ◀d’▶un empire colonial ?
Nous avons mieux à faire qu’un mea culpa traduisant nos complexes personnels.
Devant ◀la▶ crise économique et ◀la▶ fièvre nationaliste du tiers-monde, devant ◀la▶ crise morale ◀de▶ ◀l’▶URSS, ◀l’▶heure n’est pas ◀de▶ cracher sur nos valeurs, mais ◀de▶ ◀les▶ prendre nous-mêmes au sérieux et ◀d’▶en tirer ◀les▶ conséquences pratiques, pour ◀le▶ tiers-monde et pour ◀l’▶Europe qui doit ◀l’▶aider. Nous n’avons pas ◀le▶ droit ◀de▶ frustrer ◀la▶ jeunesse soviétique, et ◀les▶ autres, au moment où elles se tournent obscurément vers nous.
Ce que nous devons offrir au monde et à nos fils, non, ce n’est pas notre mauvaise conscience, notre rage autopunitive ou ◀l’▶alliance ◀de▶ nos reniements, mais un exemple réussi ◀de▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶ère nationaliste — et donc ◀de▶ ◀l’▶ère colonialiste — par ◀le▶ moyen ◀d’▶une grande fédération.
Ceux qui perdront ◀la▶ face aux yeux ◀de▶ ◀l’▶histoire, ce seront ceux qui auront dit que ◀l’▶Europe est finie, quand il s’agissait ◀de▶ ◀la▶ faire.