Lettre à Jean-Marie Domenach, à propos de « Sartre et l’Europe » (mai 1962)bk bl
Vous constatez dans votre numéro de▶ mars que lorsque Sartre attaque l’Europe « au fond, il ne fait que penser à l’Algérie ». J’avais dit pour ma part deux mois plus tôt, et vous me citez : « Quand Sartre écrit Europe il ne pense qu’à la France, et quand il pense France, il ne voit que le drame algérien. » Les deux phrases semblent dire la même chose. Un lecteur non prévenu s’y tromperait, mais pas vous. Car ma phrase signifie, à vous en croire, que deux millions ◀de▶ personnes déplacées, la torture et « notre désastre spirituel » sont sans importance à mes yeux « quand le foie gras circule » en Europe.
Vous vous flattez ◀d’▶avoir en commun avec Sartre « le sens ◀d’▶une responsabilité européenne », sens qui me fait évidemment défaut s’il est vrai qu’il se définit par « la conscience épouvantée ◀d’▶une déchéance et ◀d’▶un reniement », tandis que je ne m’occupe comme chacun sait que ◀d’▶une Europe des « règlements ◀de▶ douanes » et du « foie gras » : c’est en son nom, dites-vous, que je répondais à Sartre. Allons donc ! Je vois bien qu’il vous est nécessaire ◀d’▶un peu me calomnier d’abord pour couvrir vos réserves sur le point de vue ◀de▶ Sartre. Mon article vous a servi : l’attaquer dépannait vos critiques aux yeux des bien-pensants ◀d’▶une certaine gauche, sectaire comme on ne l’est qu’à vingt ans.
Ceci dit, je voudrais que vos lecteurs sachent aussi que mon article ne traitait pas ◀de▶ l’Algérie, ni ◀de▶ « l’Europe » mythique qu’injurie Sartre, mais du rôle ◀de▶ l’Europe historique dans le monde, et notamment des tâches dont elle est responsable — au sens actif du mot, cette fois — à l’égard des peuples décolonisés. Je concluais en effet par ces lignes : « Devant la crise économique et la fièvre nationaliste du tiers-monde, l’heure n’est pas ◀de▶ cracher sur nos valeurs, mais ◀de▶ les prendre nous-mêmes au sérieux et ◀d’▶en tirer les conséquences pratiques pour le tiers-monde et pour l’Europe qui doit l’aider… Ce que nous devons offrir au monde et à nos fils, ce n’est pas notre mauvaise conscience, notre rage autopunitive ou l’alliance ◀de▶ nos reniements, mais un exemple réussi ◀de▶ dépassement ◀de▶ l’ère nationaliste — et donc ◀de▶ l’ère colonialiste — par le moyen ◀d’▶une grande fédération. Ceux qui perdront la face aux yeux ◀de▶ l’histoire, ce seront ceux qui auront dit que l’Europe était finie, quand il s’agissait ◀de▶ la faire. »
C’était cela, l’essentiel ◀de▶ ma réponse à Sartre, et non ces « additions ◀d’▶automobiles et ◀de▶ pommes de terre », qu’il vous plaît ◀de▶ m’attribuer, et qu’il vous est loisible ◀de▶ juger bassement matérialistes, n’étant ni Russe ni du tiers-monde.