Appendice : Sartre contre l’▶Europe
Pendant que je préparais mes conférences, ◀l’▶hebdomadaire Arts me demanda ◀de▶ répondre à ◀la▶ violente attaque contre ◀l’▶Europe qu’est ◀la▶ préface ◀de▶ J.-P. Sartre au livre ◀de▶ Frantz Fanon, ◀Les▶ Damnés ◀de▶ ◀la▶ Terre. Cet article illustre un des points que je n’ai pu toucher qu’en passant dans ma IVe leçon, et trouve donc sa place ici.
Je viens de passer deux mois aux États-Unis. On n’y parle que du miracle européen. Journaux, hebdos, revues, gros livres, milieux universitaires et milieux dirigeants ◀de▶ Washington : ils découvrent ◀l’▶Europe unie. À ◀les▶ entendre, on croirait qu’elle est faite. ◀La▶ candidature anglaise au Marché commun ◀les▶ a subitement alertés. ◀Le▶ Marché commun, c’est ◀la▶ création ◀de▶ Jean Monnet, pensent-ils en simplifiant un peu. Or ◀le▶ Marché commun fonctionne puisque ◀la▶ Grande-Bretagne, après ◀l’▶avoir traité par ◀le▶ mépris, supplie ◀d’▶y entrer. Donc c’est Jean Monnet qui a vu juste. Donc il faut voir ◀l’▶Europe comme il ◀l’▶a vue ◀d’▶avance : première étape ◀d’▶une organisation mondiale dont elle serait à la fois ◀le▶ centre ◀d’▶animation et ◀l’▶organe ◀d’▶équilibre.
Je reviens en Europe, « notre patrie » — comme disait Æneas Silvius au xve siècle. Qu’est-ce qu’on y écrit sur ce sujet ? Je trouve plusieurs dizaines ◀d’▶ouvrages publiés en deux mois, dans toutes nos langues, sur ◀l’▶intégration ◀de▶ ◀l’▶Europe et sur ◀les▶ relations nouvelles à établir entre une Europe unie et ◀le▶ tiers-monde. Pleins ◀d’▶idées et ◀de▶ chiffres, ◀d’▶un optimisme sobre, ◀d’▶un réalisme constructif. ◀Les▶ taux ◀d’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀l’▶exportation battent tous nos records. Sauf en Italie, ◀le▶ chômage a disparu, en dépit des progrès ◀de▶ ◀l’▶automation. Une confiance nouvelle, née des promesses du Marché commun et ◀de▶ ses premiers succès, permet ◀de▶ multiplier ◀les▶ ententes industrielles, sans plus tenir compte des frontières. ◀L’▶OCDE annonce une expansion globale ◀de▶ 50 % pour ◀l’▶ensemble atlantique d’ici dix ans… ◀L’▶Amérique avait donc raison ?
Mais voici un ouvrage, un seul, qui contredit tout ◀le▶ reste. Il proclame que ◀l’▶Europe est « foutue », qu’elle est « en grand danger ◀de▶ crever », qu’elle « agonise », qu’elle « fait eau de toutes parts », qu’elle est « au plus bas », que « c’est ◀la▶ fin » et que nous voici tous « enchaînés, humiliés, malades ◀de▶ peur ». Ce n’est pas un expert, esclave des faits, qui nous dit cela, mais un éloquent moraliste, Jean-Paul Sartre ; et sa fureur ne jaillit pas ◀d’▶un quelconque examen des évidences, mais ◀de▶ ◀la▶ lecture ◀d’▶un pamphlet qui ◀l’▶a mis dans tous ses états. Il ◀le▶ préface et il exhorte « ◀les▶ Européens » à ◀le▶ lire, au nom du raisonnement suivant : tous ◀les▶ Européens sont complices du colonialisme criminel ; donc cette lecture leur fera honte, et ◀la▶ honte pousse à ◀la▶ révolution ; or ◀la▶ révolution guérit ◀de▶ tous ◀les▶ maux par ◀la▶ violence qu’elle fait subir à leurs fauteurs et qu’elle permet à leurs victimes ◀de▶ libérer. Joignons donc ◀le▶ FLN, ◀les▶ Angolais et autres Balubas qui « massacrent à vue ◀les▶ Européens ». Car, ce faisant, « ils font ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶homme », et nous serons ainsi du bon côté.
Je n’invente pas : je cite et je condense cette dialectique humanitaire qui nous offre « un moyen du guérir ◀l’▶Europe » en nous faisant tous passer dans ◀le▶ camp ◀de▶ ses ennemis. Ceux-ci n’auront qu’à nous assassiner « pour devenir hommes », on ◀le▶ précise à ◀la▶ page 17. Au pire, ils n’auront plus personne sur qui tirer. ◀D’▶où fin des guerres. Ce nouveau plan ◀de▶ paix perpétuelle est fait pour éblouir par sa logique brutale certaine jeunesse dégoûtée ◀de▶ nos « valeurs » et qui exige à grands cris son lavage ◀de▶ cerveau.
« Voici des siècles qu’au nom d’une prétendue aventure spirituelle ◀l’▶Europe étouffe ◀la▶ quasi-totalité ◀de▶ ◀l’▶humanité. » Cette phrase résume ◀la▶ thèse ◀de▶ ◀l’▶auteur du volume, ◀le▶ Martiniquais Frantz Fanon. Sartre ◀la▶ cite et il ajoute, impressionné : « Ce ton est neuf ». Moi, ce qui m’impressionne, ce n’est pas ◀le▶ ton, guère plus neuf que ◀la▶ propagande communiste depuis une quarantaine ◀d’▶années, mais c’est ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀la▶ phrase : tout y est faux.
◀La▶ colonisation par ◀les▶ Blancs n’a pas duré « des siècles » en Afrique, mais environ, et en moyenne, quatre-vingts ans — ◀de▶ 1882 à nos jours pour ◀les▶ neuf dixièmes du continent. Cette colonisation n’a pas été faite « au nom d’une prétendue aventure spirituelle » — nullement « prétendue » d’ailleurs — mais pour d’autres raisons plus grossières, et qui ne sont pas toutes honteuses pour nous. La première et ◀la▶ plus importante étant tout simplement un état ◀de▶ fait que ◀l’▶Europe n’avait pas créé, et qui, loin de résulter ◀de▶ ◀la▶ colonisation, comme M. Fanon ◀le▶ répète, ◀la▶ rendit possible, voire inévitable : je veux parler ◀de▶ ◀l’▶état ◀d’▶arriération économique, sociale et politique des régions qui devinrent pour un temps colonies, et qui prennent sous nos yeux leur essor, après des siècles ◀d’▶immobilité ou ◀de▶ continuelle décadence. Qu’est-ce que ◀l’▶Europe a « étouffé » dans ◀le▶ tiers-monde colonisé ? (Qui est fort loin de représenter « ◀la▶ quasi-totalité ◀de▶ ◀l’▶humanité », mais un tiers au plus, durant ◀la▶ période considérée.) ◀La▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Inde ? ◀L’▶Europe ◀l’▶a sauvée. ◀L’▶industrie africaine ? Elle ◀l’▶a fondée. ◀La▶ démocratie ◀de▶ ◀l’▶Arabie saoudite ou du Yémen ? ◀Le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ personne humaine chez ◀les▶ cannibales ? Vous voulez rire, et vous n’y arrivez pas.
M. Fanon, et J.-P. Sartre derrière lui, ont grand tort ◀de▶ crier aux « siècles ◀d’▶oppression ». Avant de leur laisser faire ◀l’▶histoire, on leur conseillera ◀de▶ ◀l’▶apprendre. Voyons celle ◀de▶ l’une des nations récemment libérées ◀de▶ « ◀l’▶exploitation » européenne : ◀le▶ Dahomey.
Les premiers contacts du Dahomey avec ◀la▶ civilisation européenne remontent à 1729, lorsque ◀le▶ roi Agadja et son régiment ◀de▶ femmes, ayant battu ◀les▶ Popos aidés par ◀l’▶Anglais Testefole, s’emparent ◀de▶ Ouidah, port ◀de▶ mer. Ils massacrent tout ce qui s’y trouve et instituent une nouvelle charge dans ◀l’▶État, celle du Yévogan (« celui qui s’occupe des Blancs »), titre que ◀l’▶on a traduit, « avec toute ◀l’▶emphase diplomatique réglementaire, par ministre des Affaires étrangères ». (Il faut lire tout cela dans ◀l’▶Histoire des peuples ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire que publie Robert Cornevin.) ◀Les▶ successeurs ◀d’▶Agadja s’enrichissent par ◀le▶ commerce des esclaves, dont ils se fournissent chez ◀le▶ voisin, payent un tribut aux Yorubas, se rattrapent en imposant ◀les▶ Houédas et en battant périodiquement ◀les▶ Popos. En 1884, ◀le▶ dictionnaire ◀de▶ Grégoire décrit ainsi ◀l’▶état du pays :
◀Le▶ sol, extrêmement fertile, est couvert ◀de▶ forêts. Malheureusement, ◀l’▶industrie et ◀l’▶agriculture sont étouffées par ◀l’▶effrayant despotisme auquel ◀le▶ pays est soumis. ◀Le▶ roi, qui est ◀l’▶objet ◀d’▶une espèce ◀d’▶adoration, se signale par ◀d’▶horribles sacrifices humains. Il a une armée ◀de▶ femmes. ◀Le▶ Dahomey n’a pas 1 million ◀d’▶habitants, dont 20 000 à peine sont libres. ◀La▶ France y a un établissement sur ◀la▶ côte.
◀La▶ colonisation ◀de▶ cet heureux pays date ◀de▶ 1892. Elle se termine en 1960 par ◀la▶ création ◀d’▶une république souveraine et démocratique de plus ◀de▶ 2 millions ◀d’▶habitants, dont ◀le▶ président est reçu en grande pompe à ◀l’▶Élysée en 1961.
Je laisse à MM. Sartre et Fanon ◀le▶ soin ◀de▶ démontrer que cet exemple n’infirme en rien leurs thèses, ou ne compte pas. Je leur laisse à démontrer dialectiquement que ◀le▶ royaume ◀de▶ Ghana et ◀l’▶empire du Mali n’ont pas été détruits par ◀les▶ Arabes almoravides puis par ◀les▶ sultans marocains, mais par ◀les▶ Européens, lesquels n’ont occupé, plusieurs siècles plus tard et pendant soixante-dix ans, que ◀les▶ restes ◀de▶ ces États préalablement envahis et soumis par ◀les▶ Touaregs et par ◀les▶ Peuls. Je leur laisse aussi à démontrer — mais ils auront beaucoup à faire, décidément — que c’est ◀la▶ violence, et elle seule, qui a libéré ◀l’▶Inde des Anglais, conformément à leur thèse préférée qui, autrement, ne vaut plus grand-chose. Ils n’en feront rien, car ◀la▶ passion ne s’embarrasse pas ◀de▶ faits et leur passion veut ◀la▶ mort du pécheur, qui est uniquement ◀l’▶Européen, comme chacun sait.
◀La▶ vérité, selon ◀les▶ faits et dans ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶histoire, c’est que ◀le▶ colonialisme, malgré ses crimes, a réveillé ◀les▶ peuples du tiers-monde dans ◀le▶ très bref espace ◀de▶ deux générations. Il leur a présenté des possibilités ◀de▶ développement telles qu’ils ont découvert qu’ils étouffaient dans leurs régimes traditionnels. Au nom de quelques-unes ◀de▶ nos valeurs (telles que ◀l’▶égalité, ◀la▶ liberté, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀le▶ droit à ◀l’▶éducation), mais aussi ◀de▶ nos folies ◀les▶ plus contagieuses, ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ fureur idéologique, ces peuples se sont mis à revendiquer ◀les▶ avantages ◀de▶ notre civilisation et ◀la▶ souveraineté ◀de▶ leurs États. Quant aux nations colonialistes ◀de▶ ◀l’▶Europe — sept sur vingt-six à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre — presque ruinées à deux reprises par leur délire nationaliste, obligées ◀de▶ refaite leur bilan, cédant à ◀la▶ triple pression ◀d’▶une option mondiale formée par leurs principes, ◀d’▶une classe nouvelle éduquée par leurs soins dans ◀les▶ pays colonisés, et ◀de▶ leurs intérêts mieux compris — un peu poussées aussi par ◀les▶ États-Unis, qui ◀les▶ sauvent alors ◀de▶ ◀la▶ faillite — elles ont, l’une après l’autre, « décroché ».
Qu’est-il advenu ◀de▶ ◀l’▶Europe considérée dans son ensemble ?
◀L’▶Europe est littéralement ◀la▶ création du tiers-monde, écrit Fanon. Ses richesses ne proviendraient que ◀de▶ ses vols, c’est-à-dire ◀de▶ son exploitation du sol africain et du sol asiatique : or, métaux, pétrole, caoutchouc. (◀Le▶ paysan serait-il ◀la▶ création ◀de▶ sa terre et des richesses qu’elle contient ?) Sartre renchérit : c’est avec cela que ◀l’▶Europe a fait non seulement ses capitales industrielles, mais ses cathédrales ! (lisez-◀le▶ pour y croire : p. 23). D’ailleurs, « ◀l’▶Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves ». (Eh quoi ! n’était-il pas humain avant ◀le▶ xvie siècle !) En quittant ◀le▶ tiers-monde, ◀l’▶Europe aurait donc signé son arrêt ◀de▶ mort économique et ◀de▶ rapide déshumanisation ? ◀Les▶ adversaires du colonialisme auraient donc été ◀les▶ avocats du suicide ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Mais au nom de quelles valeurs plus chères que leur vie même ? ◀De▶ leurs valeurs européennes « pourries », ou ◀de▶ quelles autres ? Laissons là ces divagations. Revenons aux faits.
◀Les▶ faits nous montrent que ◀les▶ nations européennes, à peine libérées ◀de▶ ◀la▶ charge écrasante ◀de▶ leurs colonies, ont commencé à découvrir ◀l’▶Europe et ◀la▶ nécessité ◀de▶ son union. Et que, ◀de▶ leur union naissante — ◀le▶ Marché commun n’a que deux ans — a résulté presque aussitôt une prospérité stupéfiante. ◀L’▶Europe n’est pas « finie », n’en déplaise à nos furieux, mais elle commence à peine et grandit puissamment.
C’est tant pis pour Fanon et son marxisme — d’ailleurs emprunté à ◀l’▶Europe. Mais qu’en est-il ◀de▶ Sartre en cette lugubre affaire ? Il nous faut expliquer ◀l’▶anachronisme.
Sartre se meut dans un village intellectuel et projette sur « ◀l’▶Europe » des hargnes provinciales. Quand il écrit Europe, il ne pense que France, et quand il pense France, il ne voit que ◀le▶ drame algérien. « Quittons notre province, je veux dire notre nation » voudrait-on lui répéter et ce n’est pas ma faute si cette phrase est ◀de▶ Michel Debré dans son Projet ◀de▶ pacte pour une union des États d’Europe, publié en 1950 chez Nagel.
Sartre arrive un peu tard avec sa diatribe contre un régime que plus personne ne défend, pas même ◀les▶ Russes, qui ◀le▶ pratiquent encore. Sa préface ne représente, en fait, qu’un appendice pour ◀le▶ moins superflu à la longue tradition des excellents esprits qui surent condamner ◀le▶ colonialisme à ◀l’▶état naissant, et qui ◀le▶ firent non pas contre ◀l’▶Europe, mais au nom des valeurs européennes : Voltaire, Rousseau, Herder, Fichte, Bentham. À l’encontre ◀de▶ Hegel, qui tenait ◀l’▶Europe pour « ◀la▶ vraie fin ◀de▶ ◀l’▶histoire », et ◀d’▶Auguste Comte qui voyait en elle « ◀le▶ privilège effectif du principal développement social », ces philosophes croyaient servir nos vraies valeurs en nous mettant — vainement d’ailleurs — en garde contre notre expansion inévitable. Ils n’ont sauvé ◀de▶ ◀la▶ sorte que nos principes, compromis ou trahis par nos pratiques. ◀L’▶ère colonialiste a pris fin, pour des raisons qu’ils ne pouvaient prévoir. Pourquoi crier encore, sinon pour ◀le▶ plaisir ◀de▶ se vautrer dans son masochisme, ou simplement pour embêter de Gaulle, qui a pourtant présidé non sans grandeur à ◀la▶ liquidation ◀d’▶un empire colonial ?
Nous avons mieux à faire qu’un mea culpa traduisant nos complexes personnels.
Devant ◀la▶ crise économique et ◀la▶ fièvre nationaliste du tiers-monde, devant ◀la▶ crise morale ◀de▶ ◀l’▶URSS, ◀l’▶heure n’est pas ◀de▶ cracher sur nos valeurs, mais ◀de▶ ◀les▶ prendre nous-mêmes au sérieux et ◀d’▶en tirer ◀les▶ conséquences pratiques, pour ◀le▶ tiers-monde et pour ◀l’▶Europe qui doit ◀l’▶aider. Nous n’avons pas ◀le▶ droit ◀de▶ frustrer ◀la▶ jeunesse soviétique, et ◀les▶ autres, au moment où elles se tournent obscurément vers nous.
Ce que nous devons offrir au monde et à nos fils, non, ce n’est pas notre mauvaise conscience, notre rage autopunitive ou ◀l’▶alliance ◀de▶ nos reniements, mais un exemple réussi ◀de▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶ère nationaliste — et donc ◀de▶ ◀l’▶ère colonialiste — par ◀le▶ moyen ◀d’▶une grande fédération.
Ceux qui perdront ◀la▶ face aux yeux ◀de▶ ◀l’▶histoire, ce seront ceux qui auront dit que ◀l’▶Europe était finie, quand il s’agissait ◀de▶ ◀la faire.