Dans vingt ans une Europe neuve (novembre 1962)aq ar
La▶ prévision est un exercice intellectuel à deux temps alternés : élan et freinage. ◀L’▶imagination débridée court vers ◀l’▶avenir dans ◀le▶ sens ◀de▶ nos désirs ou ◀de▶ nos craintes, selon notre tempérament. ◀La▶ mémoire aussitôt ◀la▶ bride par ◀le▶ rappel ◀d’▶échecs ou ◀de▶ succès anciens. Ainsi, comme un voilier tirant des bords par vent debout, essayons ◀d’▶avancer dans ◀l’▶inconnu que nous découvrirons en ◀l’▶inventant, et qui peut-être nous transformera, mais dans ◀la▶ mesure où nous ◀le▶ formerons.
Pour tenter ◀d’▶estimer ◀l’▶ordre ◀de▶ grandeur des changements qu’apporteront ◀les▶ dix-huit ans qui nous séparent ◀de▶ 1980, voyons d’abord quels changements ont apportés ◀les▶ dix-huit ans qui nous séparent ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ la dernière guerre.
◀L’▶Europe de l’Ouest a passé ◀de▶ ◀la▶ ruine générale à une prospérité sans précédent : ◀d’▶une position dépendante des États-Unis à une position concurrentielle ; ◀d’▶un affrontement presque mortel des nationalismes autarciques au succès du Marché commun, qui gage matériellement ◀la▶ réconciliation franco-allemande ; ◀de▶ ◀l’▶alliance ◀de▶ guerre avec ◀l’▶URSS au Mur ◀de▶ Berlin, et ◀de▶ ◀la▶ Libération à ◀la▶ perte des pays ◀de▶ ◀l’▶Est ; ◀de▶ ◀l’▶omniprésence communiste en France et en Italie au repli général du PC, à sa suppression eu Allemagne, et à ◀la▶ défection des intellectuels ; des lamentations sur ◀la▶ dénatalité à une vague angoisse devant ◀l’▶explosion démographique ; du chômage endémique au suremploi ; des empires ◀d’▶outre-mer français, anglais, hollandais et belge à ◀la▶ décolonisation presque achevée en Asie du Sud, dans ◀le▶ monde arabe et en Afrique ; bref, ◀de▶ ◀la▶ misère avec ◀les▶ colonies et dans ◀la▶ désunion, à ◀la▶ richesse sans ◀le▶ tiers-monde et par ◀l’▶union.
Si ◀l’▶on relit ◀la▶ presse ◀de▶ ◀l’▶époque, on s’aperçoit que presque tous ces phénomènes avaient été prévus par des esprits lucides, quoique jugés impossibles par ◀les▶ experts, mais qu’ils se sont produits beaucoup plus vite et avec plus ◀d’▶intensité que personne n’osait ◀le▶ croire ou ◀le▶ redouter.
Sommes-nous autorisés à prolonger ◀les▶ lignes ◀de▶ cette récente évolution et à prévoir une accélération continuée des rythmes ?
Deux hypothèses.
Ou bien ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est stoppée par ◀l’▶échec des négociations entre ◀les▶ Anglais et ◀le▶ Marché commun, par ◀le▶ succès des thèses gaullistes, et par ◀la▶ carence des mouvements fédéralistes. Il en résulte alors, nécessairement, une renaissance des nationalismes ; ◀la▶ dislocation ◀de▶ ◀l’▶alliance atlantique ; ◀l’▶anarchie continuée ◀de▶ nos relations avec ◀le▶ tiers-monde, ◀d’▶où ◀l’▶affaiblissement général des positions occidentales, une série ◀de▶ crises économiques, une arrogance accrue des peuples neufs détenant ◀la▶ majorité à ◀l’▶ONU, des guerres « localisées » et finalement ◀la▶ guerre. Tout pronostic s’arrête là.
Ou bien ◀l’▶union européenne s’élargit et se consolide. ◀Le▶ pronostic se confond désormais avec ◀les▶ vœux, ◀les▶ buts, ◀la▶ volonté ◀de▶ ceux qui luttent pour cette union.
Car il ne s’agit pas — je ◀le▶ dis une fois de plus — ◀de▶ deviner ◀l’▶histoire qui vient, mais ◀de▶ ◀la▶ faire.
Dans cette seconde hypothèse, ◀l’▶Europe ◀de▶ 1980 est redevenue à tous égards ◀le▶ centre du monde humain. ◀Les▶ géographes ont démontré depuis longtemps qu’elle est ◀le▶ pôle ◀de▶ « ◀l’▶hémisphère privilégié » qui comprend environ 95 % ◀de▶ ◀la▶ population et ◀de▶ ◀la▶ production du globe. À cette réalité ◀de▶ géographie humaine correspond une activité politique, économique et culturelle plusieurs fois supérieure à tout ce qui se passe dans ◀le▶ reste du monde.
◀L’▶Europe anime ◀les▶ échanges intercontinentaux, dont elle fut ◀le▶ moteur unique depuis cinq siècles. Elle équilibre ces échanges, elle ◀les▶ dose, elle ◀les▶ adapte aux possibilités ◀d’▶assimilation du tiers-monde, après en avoir discuté avec ◀les▶ responsables des autres continents. (Cela s’opère sur ◀la▶ base ◀d’▶un Dialogue des cultures, organisé notamment par une série ◀de▶ centres régionaux, dont les premiers sont entrés en fonction dès 1963.) Enfin, ◀l’▶Europe offre au monde ◀le▶ modèle ◀d’▶une communauté organisée selon ◀la▶ méthode fédéraliste, antidote ou anticorps du nationalisme bourgeois (xixe siècle) que ◀les▶ petits pays neufs s’efforçaient encore ◀de▶ copier dans ◀les▶ années 1950 à 1970. ◀Le▶ succès du fédéralisme européen ◀les▶ a fait réfléchir et leurs nouvelles générations, au-delà des ivresses ◀de▶ ◀l’▶indépendance, découvrent ◀les▶ réalités ◀de▶ ◀l’▶interdépendance.
◀La▶ civilisation technique s’humanise — c’est un mot d’ordre ancien, mais qui a fini par devenir populaire. ◀Les▶ vitesses plusieurs fois supérieures à celle du son n’étonnent plus ; on découvre au contraire ◀les▶ charmes souverains ◀de▶ ◀la▶ lenteur. ◀Le▶ silence est devenu ◀le▶ luxe suprême : peu sont en mesure ◀de▶ se ◀le▶ payer en allant vivre dans ◀les▶ régions vertes aménagées en France, Allemagne, Autriche, et surtout aux États-Unis, en Afrique et au Brésil. On cherche encore — on va trouver — un système général ◀de▶ freinage ou ◀de▶ décantation du progrès mécanique, qui ◀l’▶adapte et ◀le▶ subordonne à ◀la▶ sécurité, à ◀la▶ santé et aux « aménités » ◀de▶ ◀la▶ vie, selon ◀l’▶expression ◀de▶ B. de Jouvenel. ◀L’▶augmentation ◀de▶ ◀la▶ population — 630 millions sur ◀la▶ même superficie que ◀les▶ 440 millions que compte ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui, Russie exclue — y contraint autant que ◀l’▶évolution des idées et des morales. ◀L’▶Europe, initiatrice et première bénéficiaire ou victime ◀de▶ ◀la▶ civilisation technique, désormais universalisée, a compris qu’elle se doit ◀d’▶inventer ◀les▶ moyens ◀d’▶humaniser ◀l’▶usage des ressources matérielles fomentées par son aventureux génie.
◀Le▶ continent européen est devenu Mégalopolis : une maison tous ◀les▶ cent mètres en moyenne, à quelque distance des autoroutes à six pistes, lesquelles permettent ◀d’▶aller aussi vite ◀d’▶une ville à l’autre que ◀les▶ trains express (quelques-uns déjà souterrains). ◀Les▶ avions long-courriers atterrissent verticalement sur ◀les▶ rares terrains vagues conservés dans ◀les▶ faubourgs. ◀La▶ population est très dense dans ◀les▶ régions méridionales, ◀la▶ mobilité ◀de▶ ◀l’▶industrie permettant au phototropisme naturel ◀de▶ se manifester librement : boom sur ◀les▶ rives ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée, abandon progressif des villes du Nord qui avaient proliféré pendant ◀l’▶ère du charbon, sale et noire. ◀L’▶énergie électrique ou nucléaire a permis ◀de▶ généraliser ◀la▶ maison transparente, pour ◀les▶ masses. ◀Les▶ élites redécouvrent ◀le▶ mur plein, ◀l’▶isolement, ◀l’▶antique formule du château.
On construit des maisons sur ◀les▶ îles — artificielles ou naturelles — sur et dans ◀les▶ rochers et ◀les▶ montagnes, loin des lieux du travail, réduit à cinq journées ◀de▶ six heures par semaine, en moyenne. (Dans ◀le▶ secteur tertiaire, ◀le▶ week-end ◀de▶ deux jours et demi ou trois jours est ◀de▶ règle.)
◀La▶ vie politique ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était sous ◀la▶ IIIe République, par exemple. Ses passions sont transposées à ◀l’▶échelle européenne et à ◀l’▶échelle mondiale.
◀Le▶ mythe des deux grands a disparu, on ne s’en souvient guère davantage que ◀de▶ ◀la▶ Triplice et ◀de▶ ◀la▶ Triple Entente aujourd’hui. Face à ◀la▶ Chine, à ◀l’▶Inde, et aux ligues encore instables du monde arabe et ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, ◀l’▶Occident se regroupe autour de ◀l’▶Europe unie, ◀de▶ San Francisco à Vladivostok (réseau ◀d’▶accords économiques et culturels).
En Europe, deux grandes tendances s’affrontent, en lieu et place de ◀la▶ droite et ◀de▶ ◀la▶ gauche anciennes : ◀la▶ tendance fédéraliste, qui défend ◀les▶ autonomies locales et nationales, et ◀la▶ tendance unitaire ou intégriste, qui pousse à ◀la▶ centralisation et à ◀l’▶uniformisation sociale, économique et éducative du continent. Fédéralistes et unitaires, mondialistes et nationalistes européens, néo-socialistes et néo-libéraux s’opposent au sujet des problèmes ◀d’▶aménagement du territoire européen, ◀d’▶urbanisme, ◀d’▶éducation, ◀de▶ formation professionnelle, et ◀de▶ répartition des compétences entre ◀le▶ pouvoir central européen et ◀les▶ gouvernements des nations, qui subsistent.
◀La▶ médecine, ◀l’▶hygiène générale et ◀l’▶hygiène mentale, largement socialisées, sont au premier plan des soucis publics.
◀La▶ vie culturelle est devenue ◀la▶ partie sérieuse ◀de▶ ◀l’▶existence, en lieu et place du travail et du gain, désormais assurés à moindres frais ◀d’▶énergie.
◀L’▶accroissement du temps des loisirs et ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ population produisent des résultantes contradictoires, qui sont ◀le▶ sujet préféré des études psychosociologiques. D’une part, ◀l’▶individu est plus que jamais tenté ◀de▶ se « laisser vivre », c’est-à-dire ◀de▶ se laisser « être-vécu » par ◀les▶ divertissements (au sens pascalien) que lui offre une production massive ◀de▶ spectacles ◀de▶ tous ordres, ◀de▶ magazines et ◀de▶ livres, ◀de▶ films et ◀de▶ disques, ◀de▶ cours sur tous ◀les▶ sujets, ◀de▶ voyages, ◀de▶ manifestations sportives, etc. ◀Le▶ règne des grands nombres, des standards et des modes favorise en lui une attitude ◀de▶ consommateur hédoniste. D’autre part, des possibilités plus vastes ◀de▶ création et ◀de▶ réalisation ◀de▶ soi lui sont ouvertes. Il est donc probable que ◀la▶ différence s’accentue entre une majorité passive et moutonnière, et une minorité active et librement imaginative.
◀L’▶enseignement supérieur est en pleine mutation. À côté des anciennes universités divisées en facultés démodées, ◀les▶ établissements ◀de▶ formation interdisciplinaire se sont multipliés. Ils se distinguent par une insistance simultanée sur ◀la▶ culture générale pour tous (studium generale) et sur ◀les▶ recherches spécialisées poursuivies en séminaires. ◀Les▶ diplômes classiques, sanctionnant ◀la▶ sortie des études, sont remplacés par des certificats ◀d’▶aptitude et par des tests ◀d’▶entrée (dans une firme ou dans une grande école).
Dans ◀l’▶ensemble, ◀les▶ changements survenus entre 1962 et 1980 sont probablement moins essentiels que ceux dont nous fûmes ◀les▶ témoins depuis la dernière guerre, mais ils sont plus spectaculaires : ◀les▶ résultats des mutations récentes que j’énumérais au début sont devenus généralement visibles et sensibles ; ils affectent ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ population. En revanche, ◀la▶ généralisation des bénéfices du progrès technique, rendue possible par ◀l’▶union économique et politique ◀de▶ nos pays, et d’autre part ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ population et ◀l’▶urbanisation du continent développent des mécanismes ◀de▶ freinage. ◀La▶ nécessité ◀d’▶humaniser ◀la▶ technique, ◀de▶ recréer des zones ◀de▶ silence et ◀de▶ lenteur, ◀de▶ compenser par des équivalents spirituels ◀la▶ quasi-abolition des distances physiques et des diversités traditionnelles — tout cela contribue à ralentir et contraint à ordonner ◀le▶ rythme ◀de▶ ◀l’▶innovation à tout hasard et à tous risques. Bref, ◀les▶ inventions ◀les▶ plus remarquables et « inouïes » sont désormais celles qui adaptent ◀la▶ technique à ◀l’▶homme.
J’écris ceci pour amuser ◀les▶ lecteurs ◀de▶ 1980, s’ils retrouvent par hasard mon petit essai ; et pour que certains, aujourd’hui, voient un peu mieux vers quoi nous devons choisir ◀d’▶aller.