Le fédéralisme suisse (1963)a
La Suisse ne saurait se targuer d’▶avoir donné à l’Europe et au monde une « culture nationale » bien caractérisée ; ni même ◀d’▶avoir été la mère ◀de▶ grandes écoles ◀d’▶art, ◀de▶ littérature ou ◀de▶ pensée, marquant leur temps ou propageant un style doté du nom ◀de▶ sa terre natale.
Il n’y eut jamais ◀de▶ peinture suisse, au sens où l’on a pu parler ◀d’▶une peinture vénitienne ou hollandaise ; ni ◀de▶ musique suisse, comme on parle ◀d’▶une musique flamande ou allemande ; ni ◀de▶ poésie, ou ◀de▶ dramaturgie, ou ◀de▶ roman suisses, comme il y eut un lyrisme languedocien, un théâtre élisabéthain, un roman russe. Non point que l’apport des Suisses en ces domaines, ◀de▶ la Renaissance à nos jours, ait été globalement inférieur à celui ◀de▶ toute autre région ◀de▶ dimensions à peu près analogues. (Le contraire me paraît probable.) Mais cet apport ne fut jamais typique et spécifique ◀d’▶une unité bien évidente, à la fois culturelle et politique, comme le furent la Sérénissime, les états généraux ◀de▶ Hollande, l’Angleterre ◀de▶ la première Élisabeth, la France de Louis XIV, le Portugal manuélin, ou le grand-duché ◀de▶ Weimar.
C’est que l’ensemble suisse n’a jamais été défini par autre chose que par un système ◀d’▶alliances, embrassant ◀de▶ multiples unités locales — vallées, cités, principautés et républiques — dont on sait la diversité non seulement ◀de▶ langue, ◀de▶ confession et ◀de▶ coutumes, mais ◀de▶ régime politique, pendant des siècles. C’est ce système, ou pour mieux dire, cette pratique séculaire ◀de▶ l’union dans les diversités jalousement préservées, qui constitue le véritable apport ◀de▶ la Suisse comme telle à l’Europe.
Pratique restée longtemps sans nom et sans doctrine — ou du moins, sans doctrine trop clairement formulée. Ce n’est guère qu’au xixe siècle qu’on se mit à parler ◀de▶ fédéralisme. Encore la chose était-elle entendue ◀de▶ manière assez différente par les Alémaniques et les Romands. Pour les premiers, fédération veut dire « communauté du Serment » (Eidgenossenschaft) ou « lien » (Bund). Pour les seconds, fédéralisme signifie surtout volonté ◀de▶ maintenir les autonomies locales et cantonales, contre les empiètements ◀de▶ l’autorité centrale. Rien ◀d’▶étonnant si une telle pratique est mal connue ou mal comprise à l’extérieur, et notamment chez nos voisins français, épris ◀de▶ logique, disent-ils, et centralisateurs. Un Français cultivé et qui se demande quel est le « vrai » sens du mot fédéralisme, recourt à son Littré, où il trouve ceci :
Fédéralisme s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. — « Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages. » Chateaubriand, Amérique, Gouvernement.
Pendant la révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre l’unité nationale et ◀de▶ transformer la France en une fédération ◀de▶ petits États. « Aux jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins. » Thiers, Histoire ◀de▶ la révolution, chap. I.
Pour un Français, la cause est entendue : fédéraliste égale sauvage, ou traître. Pour un Suisse, c’est Littré qui perd la face. Essayons ◀d’▶expliquer ce qui peut l’être, en cette affaire où le sens concret du bien public a beaucoup plus à voir que l’idéologie.
Comme toutes les choses vivantes, organiques et intéressantes, le fédéralisme est plein ◀de▶ contradictions, ◀d’▶oppositions et ◀de▶ tensions. On peut même dire qu’il est fait ◀de▶ contradictions, mais qu’à la différence ◀de▶ tous les autres systèmes politiques ou philosophiques, il ne cherche pas à les résoudre, à les neutraliser ou à les effacer par les moyens ◀de▶ la logique ou ◀de▶ la force, car il a pour passion maîtresse ◀de▶ les faire vivre ensemble, telles qu’elles sont.
Mais parce qu’il accepte les contradictions, les oppositions, les tensions, et cherche à les composer au sein d’un organisme vivant, n’allons pas croire que le fédéralisme soit une espèce ◀d’▶éclectisme universel ou ◀d’▶opportunisme lâche, qui tolère tout et ne s’oppose à rien. Le fédéralisme s’oppose en fait à deux tendances très puissantes dans le monde occidental moderne : le centralisme uniformisant, et le particularisme refermé sur lui-même.
Le fédéralisme refuse par principe et par définition l’uniformité imposée par un centre, qu’il s’agisse ◀d’▶une capitale ou ◀d’▶un parti, ◀d’▶un pouvoir clérical ou politique. Il est donc le contraire absolu ◀de▶ tout régime totalitaire, ◀de▶ tout ordre géométrique simpliste, et par-là même tyrannique. (« La tyrannie est le souverain désordre », disait Vinet.) Le fédéralisme veut la diversité, la pluralité des forces en compétition, et loin de fuir devant la complexité du réel, il la respecte, il croit à ses vertus, il en épouse la loi, bref, il l’aime.
D’autre part, le fédéralisme refuse avec non moins ◀de▶ fermeté l’esprit ◀de▶ clocher, les particularismes régionaux ou locaux qui prétendraient vivre en autarcie, refermés sur eux-mêmes, hostiles à toute coopération, voir à tout échange avec le monde extérieur. Car le fédéralisme, s’il aime les diversités régionales, aime aussi leur santé, qui est celle ◀de▶ l’ensemble. C’est pourquoi il veut leur union, leur entraide, et même, dans certains cas bien définis, la mise en commun ◀de▶ leurs ressources.
Voulant donc le contraire ◀de▶ l’uniformité imposée par un centre, mais aussi le contraire des particularismes clos, le fédéralisme représenterait-il alors une sorte ◀de▶ moyen terme entre ces deux extrêmes ? Point du tout ! La santé n’est pas un moyen terme entre la peste et le choléra. Un homme qui boit ◀de▶ l’eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre un homme qui meurt ◀de▶ soif et un homme qui se noie. De même, le fédéralisme n’est pas à mi-chemin entre la centralisation oppressive et l’esprit ◀de▶ clocher, à mi-chemin entre la dictature et l’anarchie. Il est sur un autre plan que ces deux erreurs, qui n’en sont peut-être qu’une seule. Il représente la seule attitude rigoureusement contraire à celle que les deux autres ont en commun ! On aurait bien tort, en effet, ◀de▶ s’imaginer que la volonté ◀de▶ centralisation totale ◀d’▶une nation, et la volonté ◀de▶ la fragmenter en petites cellules locales jalousement closes, manifestent deux tendances incompatibles ◀de▶ l’esprit. Car en réalité, ceux qui n’admettent aucune diversité politique ou culturelle dans une nation manifestent le même état d’esprit que ceux qui n’admettent rien ◀d’▶autre que leur manière ◀de▶ vivre locale, définie par la majorité locale, traitent tout le reste ◀d’▶étranger, donc ◀d’▶impur, et par suite, refusent ◀de▶ coopérer, ◀de▶ se lier par traités avec leurs voisins, ◀de▶ s’ouvrir aux échanges. Ce nationalisme local, ce chauvinisme cantonal (on l’appelle chez nous Kantönligeist) relève ◀de▶ la même mentalité que le totalitarisme, à l’échelle nationale. Il traduit le même manque ◀d’▶imagination, ◀de▶ vitalité, ◀de▶ sens des proportions, ◀d’▶ouverture ◀d’▶esprit et ◀d’▶amour du réel.
Mais l’attitude fédéraliste ne se borne pas à reconnaître d’une part la nécessité ◀de▶ l’union, d’autre part la légitimité des autonomies locales. Elle exige à la fois l’une et l’autre, en dépit de leur caractère logiquement antinomique et pratiquement antagoniste. L’attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers, comme tout art. Elle est un art ◀de▶ la composition, qui requiert à la fois et en même temps la vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenons l’exemple ◀d’▶une œuvre picturale : il n’y aurait pas ◀d’▶harmonie possible dans un tableau sans contrastes ◀de▶ couleurs, et sans nuances complexes ; de même que sans une vision ◀d’▶ensemble, celle ◀de▶ l’artiste, hors de l’unité du tableau, il n’y aurait pas ◀de▶ contrastes réels entre les tons, il n’y aurait que la simple juxtaposition ◀de▶ tubes ◀de▶ couleurs pures, bien mis en ordre dans leur boîte. Pour que la qualité particulière ◀d’▶un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans l’unité globale ◀d’▶une œuvre au sein de laquelle s’opèrent alors mille échanges ◀d’▶une infinie complexité. Voilà ce que j’appelle une harmonie fédéraliste. Le totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace ◀de▶ broyer mécaniquement toutes les couleurs, ce qui aboutit à une espèce ◀de▶ brun, celui des chemises brunes par exemple, ◀de▶ sinistre mémoire. Et voilà toute la différence entre l’harmonie fédérale, qui est la libre union dans la diversité, et l’unification totalitaire, centraliste, jacobine, qui est réduction forcée à l’uniforme, — dans tous les sens du mot.
Ces images, qui sont autant ◀d’▶évidences, suffisent à définir le fédéralisme, art ◀de▶ composer en un ensemble animé des diversités vivantes, et fonctionnant chacune à sa manière.
La plupart des impasses dans lesquelles se fourvoie l’organisation politique du monde moderne proviennent du fait que l’on oublie ces évidences. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : l’impasse à laquelle risquent ◀d’▶aboutir les négociations entre la Suisse et l’Europe, représentée pour l’instant par le Marché commun. D’une part, on affirme une souveraineté globale, qui ne laisserait jouer qu’à regret, et à titre de concession, la diversité des fonctions nationales ; d’autre part, on se cramponne à une souveraineté nationale qui a peur ◀de▶ se laisser englober dans un plus grand corps. Les uns sont tentés ◀d’▶oublier que la santé ◀d’▶un corps exige le souple jeu ◀d’▶organes bien différenciés ; et les autres sont tentés ◀d’▶oublier qu’un organe bien différencié ne saurait vivre isolé du corps.
Quelle serait alors la solution fédéraliste ? J’en propose ici le principe : que l’Europe unie apprenne à respecter la diversité des petites nations qui la composent, sinon elle trahira sa mission dans le monde ; et qu’en même temps la Suisse apprenne à respecter, dans le cadre ◀d’▶une Europe fédérée, les règles que chacun ◀de▶ ses cantons observe dans le cadre ◀de▶ la Confédération, sinon elle trahira sa raison ◀d’▶être. Mais le fédéralisme n’est pas seulement un ◀mode▶ ◀d’▶organisation politique, le seul « régime ◀de▶ coexistence » digne du nom. C’est aussi, et c’est même avant tout, une méthode ◀de▶ composition des valeurs diversifiées, — et voilà, me semble-t-il, du même coup, une assez bonne définition ◀de▶ la culture !
Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental et moderne du terme —, il faut une variété aussi riche que possible ◀de▶ créations humaines, un foisonnement ◀d’▶œuvres, ◀de▶ langues, ◀de▶ moyens ◀d’▶expression plastiques, ◀de▶ méthodes, ◀de▶ doctrines, ◀d’▶écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres variées, et qui leur offre une commune mesure ; sans quoi, nous ne saurions parler ◀d’▶une culture, cohérente et vivante, ◀de▶ la culture. Il faut donc à la fois l’Un et le Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond ◀d’▶unité essentielle.
Quelle est donc, pour nous autres Suisses, l’unité ◀de▶ base, ◀d’▶origine et ◀de▶ but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, le fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que l’Europe entière. L’Europe est la seule et véritable unité culturelle, organique et complète, à laquelle nous pouvons nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu la chance, ou le malheur, ◀d’▶avoir une soi-disant « culture nationale », intermédiaire entre l’Europe et nos cités.
Je bute ici sur un concept aussi néfaste qu’invétéré, et qui me paraît exemplairement incompatible avec la réalité fédéraliste.
On nous répète depuis un siècle que les Suisses, selon la langue qu’ils parlent, se rattachent à l’une ou à l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que le concept ◀de▶ « culture nationale » corresponde à des réalités culturelles. Or il ne correspond qu’à des prétentions nationales. L’idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes et autonomes dont l’addition constituerait la culture européenne est une pure et simple illusion ◀d’▶optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire. La culture européenne n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une addition ◀de▶ « cultures nationales ». Elle est l’œuvre ◀de▶ tous les Européens qui ont pensé et créé depuis 28 siècles, indépendamment des nations qui divisent aujourd’hui l’Europe, et dont la plupart n’ont même pas cent ans ◀d’▶existence : il faut bien admettre que la culture s’était constituée avant elles et sans elles !
Je me contenterai, pour illustrer ce point, ◀d’▶un seul exemple : celui ◀de▶ la musique, élément important et typiquement européen ◀de▶ notre culture. Dans ses grandes lignes, voici l’évolution ◀de▶ la musique en Europe : elle naît et se constitue entre les xiie et xive siècles dans un certain nombre ◀de▶ cités du Nord et du Centre ◀de▶ la péninsule italienne, en Provence, puis en Île-de-France. Des cités italiennes, elle se propage jusqu’aux cités flamandes, le long du grand axe commercial ◀de▶ la Renaissance, reliant Venise à Bruges. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres. Elle influence bientôt la Bourgogne, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes. Plus tard, les Allemands (comme Schütz) viennent s’initier auprès des maîtres italiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, le centre ◀de▶ gravité ◀de▶ la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution ◀de▶ la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence des dizaines ◀de▶ nos frontières nationales actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement l’école locale dans laquelle il s’est formé.
◀D’▶où vient alors cette illusion ◀d’▶optique dont je parlais, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle environ, en l’existence ◀de▶ « cultures nationales » ? C’est avant tout le fait ◀de▶ la langue qui l’entretient. Quand on dit que les Suisses romands se rattachent à la « culture française », on ne pense guère qu’à la langue française. Mais celle-ci n’est pas une propriété ◀de▶ la nation française actuelle, à l’ensemble ◀de▶ laquelle elle ne fut imposée que par un décret ◀de▶ François Ier, en 1543. On parle encore dans la France ◀d’▶aujourd’hui sept ou huit langues différentes : l’allemand, le flamand, le breton, le basque, le catalan, le provençal, l’italien et — hier — l’arabe. Et l’on parle le français dans quatre autres nations. De même, l’allemand ne saurait définir une « culture nationale » étant la langue maternelle ◀de▶ populations qui vivent dans sept ou huit nations différentes.
Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques pour les amener à coïncider approximativement avec les frontières ◀d’▶une ◀de▶ nos nations modernes. Mais il y a plus. La langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments ◀de▶ la culture en général, si essentiel soit-il. Tous les autres éléments : la religion, la philosophie, la morale, les beaux-arts, le folklore, les sciences, la technique et l’architecture, sont largement ou même totalement indépendants des langues modernes, et ne sont, ◀de▶ toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire la culture européenne à chacun des 24 États-nations qui ont découpé et longtemps déchiré le corps ◀de▶ notre continent.
Or il se trouve que les Suisses sont, ou devraient être, préservés mieux que les autres ◀de▶ l’illusion des « cultures nationales », fût-ce du seul fait ◀de▶ la composition linguistique si variée ◀de▶ leur État. Nous sommes en mesure ◀de▶ savoir mieux que les autres que la ◀vie▶ culturelle ◀de▶ nos régions et ◀de▶ nos cités ne dépend pas ◀de▶ réalités nationales, mais se rattache directement à l’ensemble culturel européen : elle est « immédiate à l’Europe », comme les villes libres au Moyen Âge et nos trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à l’Empire », Reichs unmittelbar, et c’était là une garantie ◀de▶ liberté contre les princes ◀de▶ l’époque, — nous dirions aujourd’hui : contre les États-nations.
La véritable unité ◀de▶ base étant ◀de▶ la sorte identifiée, la question qui se pose est ◀de▶ savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent alors à se différencier, à s’individualiser sur cet arrière-fond commun.
Si je cherche pourquoi et en quoi les Suisses romands, par exemple, se différencient des Français, ou en tout cas ◀de▶ l’image convenue que l’École nous donne depuis cent ans ◀de▶ la « culture française », bien que nous parlions à peu près la même langue, je trouve ceci :
1° la culture, dans nos cantons, n’est pas liée à l’État et n’a jamais été un moyen ◀de▶ puissance ◀de▶ l’État.
2° la culture vit chez nous dans ◀de▶ petits compartiments naturels ou historiques, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut le cas des provinces françaises.
3° nous sommes ◀de▶ vieilles républiques — même Neuchâtel, en dépit de ses princes — fondées sur une large autonomie des communes.
4° le protestantisme est majoritaire en Suisse romande ; il a déterminé en grande partie nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour les cérémonies, à moins que son adoption n’ait résulté ◀de▶ notre tempérament particulier, mais cela revient au même.
5° nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient l’admettre.
◀D’▶où résulte qu’un Suisse romand — et tout ce que je viens ◀d’▶en dire vaut aussi, mutatis mutandis, pour le Suisse alémanique par rapport à l’Allemagne — dépend ◀de▶ plusieurs entités indépendantes et ◀d’▶ordres divers, les unes plus petites que la Suisse et les autres beaucoup plus vastes. Par ses allégeances civiques, économiques et sociales, il se rattache à sa commune, à son canton, à la Confédération ; par son allégeance religieuse, à la Réforme ou à l’Église catholique, qui sont mondiales ; par sa langue, au domaine français, et par sa culture, aux sources variées ◀de▶ l’Europe antique, médiévale et moderne. Autant ◀de▶ réalités ou ◀d’▶entités qui n’ont pas les mêmes frontières, qui ne se couvrent que très partiellement, et qui permettent un grand nombre ◀de▶ combinaisons originales. On ne saurait être moins conforme aux devises des États totalitaires (« Une Foi, une Loi, un Roi » sous Louis XIV. « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » sous Hitler). On ne saurait être plus libre ◀de▶ se choisir, j’entends ◀de▶ se faire homme à sa manière, et non point à celle ◀de▶ l’État.
◀D’▶où la densité culturelle ◀de▶ ce petit coin ◀de▶ pays, — éducation, lettres et arts, sciences et techniques. Densité sans nul doute supérieure à celle ◀d’▶une tranche quelconque ◀d’▶un million et demi ◀d’▶habitants, prise au hasard dans l’une des grandes nations voisines.
Qu’on m’entende bien : ce n’est pas un éloge ◀de▶ la petitesse en soi que je fais ici, ni des petites dimensions matérielles ou morales, mais au contraire de la pluralité des dimensions et ◀de▶ la variété des allégeances possibles, les unes locales ou régionales, et les autres universelles, — telles que le fédéralisme les implique et permet ◀de▶ les composer.
Et il est vrai que ce régime peut conduire moralement à la médiocrité dorée, politiquement au neutralisme ◀de▶ l’autruche, et dans le domaine culturel, à préférer les moyennes rassurantes aux œuvres fortes. Offrant un jeu ◀de▶ petites et ◀de▶ grandes dimensions à composer diversement, il satisfait trop facilement, dit-on, ceux qui choisissent ◀de▶ s’installer dans les petites. Mais la plupart des hommes veulent, et méritent sans doute, la sécurité avant tout. Ce phénomène n’est pas particulier à la Suisse, mais peut-être les Suisses moyens trouvent-ils dans les structures fédérales ◀de▶ leur pays une protection plus efficace ◀de▶ leur ◀vie▶ culturelle et civique, comme ◀de▶ leur paix. On voit mal ce qu’ils gagneraient à échanger cette paix — que l’on jalouse un peu tout en la couvrant ◀de▶ sarcasmes — contre les régimes prestigieux, épris ◀de▶ grandeur et ◀d’▶idéologies, et qui aboutissent périodiquement à faire tuer quelques millions ◀d’▶hommes au nom de principes réputés immortels, mais que les générations suivantes récusent…
Quant à ceux qui assument leurs plus grandes dimensions, il faut admettre qu’un régime fédéraliste et pluraliste leur ouvre ◀de▶ belles perspectives : qu’ils y entrent et qu’ils les explorent, ils s’y sentiront vite chez eux, sans avoir à renier leur clocher. Définition ◀de▶ la liberté fédéraliste.
Nos meilleurs auteurs (pour ne prendre que cet exemple, le plus délicat, puisqu’il est lié à la langue, laquelle ne pose pas ◀de▶ problèmes pour le savant, l’architecte ou le musicien) ont été nos meilleurs Européens : Rousseau, Constant, Mme de Staël dans le passé, et ◀de▶ nos jours, Robert de Traz, Charles-Albert Cingria, Gonzague de Reynold. Européens en ce sens qu’ils n’ont pas hésité à puiser aux sources les plus variées ◀de▶ la culture européenne, germanique et anglo-saxonne autant que française, sans s’arrêter à ces barrages ou à ces faux relais ◀de▶ paresse que représentent ailleurs les cultures soi-disant « nationales ».
Et n’est-ce pas à ce caractère « immédiatement européen » que l’on reconnaît le plus vite leur commun caractère ◀de▶ Suisses romands, si profondes qu’aient été leurs différences ◀de▶ doctrine, ◀d’▶esthétique ou ◀de▶ tempérament ?
Certains citeront alors C. F. Ramuz, à titre ◀d’▶argument massue contre ma thèse. Est-il besoin ◀de▶ rappeler que ce grand artiste s’est formé à l’école ◀de▶ Paris, mais aussi à l’école ◀de▶ Cézanne, puis des romanciers russes, enfin ◀de▶ Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste (car c’était là le véritable sens ◀de▶ son fédéralisme étroit). Cette erreur l’a peut-être soutenu, en tant qu’artiste, comme il arrive ; elle n’en fut pas moins responsable ◀de▶ certaines limitations ◀de▶ son œuvre.
Mais la littérature n’est plus, ◀de▶ nos jours, cette espèce ◀de▶ critère privilégié du niveau ◀de▶ culture ◀d’▶un peuple, qu’elle fut au temps de l’Europe classique puis romantique. Les sciences ont pris sa place, à cet égard. Or quel rang la Suisse y tient-elle ? « L’indice Nobel » peut nous l’apprendre : il donne le nombre ◀de▶ prix Nobel par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays, ◀de▶ 1901 à 1960. Voici un extrait du tableau1 :
1. Suisse | 2,62 | 7. Royaume-Uni | 0,67 |
2. Danemark | 1,43 | 8. États-Unis | 0,41 |
3. Autriche | 1,19 | 9. France | 0,40 |
4. Pays-Bas | 1,15 | ||
5. Suède | 1,13 | ||
6. Allemagne | 0,71 | 19. Russie et URSS | 0,03 |
À la question ◀de▶ savoir ce que les Suisses peuvent apporter ◀de▶ meilleur à la culture, je réponds donc sans hésiter que c’est surtout leur sens fédéraliste, leur sentiment direct, leur expérience du fédéralisme vécu. Nous avons produit peu de génies du premier ordre, tels que Rousseau ou C. G. Jung, Léonard Euler ou Ferdinand de Saussure, mais beaucoup ◀d’▶excellents ou même ◀de▶ grands esprits qui avaient ce sens, trop rare chez nos voisins.
Cet apport très typiquement suisse à la culture européenne revêt une importance particulière dans le monde ◀de▶ cette deuxième moitié du xxe siècle. Il symbolise et préfigure l’apport ◀de▶ l’Europe au tiers-monde, tout enfiévré par les virus nationalistes que la culture du dernier siècle et notre crise totalitaire ont propagés. L’apport suisse, aujourd’hui, se confond donc avec l’apport ◀d’▶une Europe rajeunie, découvrant le fédéralisme, sa morale et sa philosophie, et surtout ses recettes pratiques, — celles ◀de▶ la paix.