Aspects fédéralistes dans les▶ plans et projets d’union européenne du Moyen Âge à nos jours (1963)j k
Au seuil des activités d’enseignement que cet Institut commence aujourd’hui, après une longue période de recherches, d’expériences pratiques et de publications dans ◀le▶ cadre du Centre européen de la culture, il ne sera sans doute pas inutile de situer notre projet, d’en préciser ◀les▶ coordonnées, et d’exposer ensuite ◀le▶ thème général de nos travaux pendant ◀le▶ semestre qui s’ouvre. Permettez-moi donc, avant d’en venir à ◀l’▶objet particulier de mon cours, de consacrer quelques moments à cette introduction plus générale.
S’il paraît opportun d’entreprendre aujourd’hui, ou plutôt de poursuivre et d’élargir partout où cela se peut, et donc aussi à Genève, des études européennes, c’est parce que ◀la▶ question de ◀l’▶union de ◀l’▶Europe se trouve posée à cette génération, et parce qu’elle met en jeu bien autre chose que des intérêts matériels. Il serait donc vain de se dissimuler que l’une des raisons d’être de cet Institut, sans doute ◀la▶ principale, tient à ◀la▶ conjoncture présente, aux circonstances de notre temps. Ce fait détermine ◀le▶ caractère particulier de notre Institut, comme d’ailleurs des quelque vingt-cinq autres instituts d’études européennes qui sont à ◀l’▶œuvre, depuis plusieurs années, dans d’autres villes du continent. Très près de ◀l’▶actualité, en raison même de leur objet, qui se compose, se définit et se modifie sous nos yeux, ces instituts tiennent cependant à garder, par rapport au déroulement des faits et à ◀l’▶action politique militante, ◀la▶ distance nécessaire à ◀la▶ réflexion critique et à ◀la▶ recherche objective. Certes, ◀la▶ question européenne n’est pas une question académique ! Elle n’appartient pas à un passé qu’il suffirait de décrire et d’interpréter, mais à un avenir auquel nous sommes tous vitalement intéressés, et qu’il s’agit de préparer. Elle est moins un acquis à transmettre qu’un problème à résoudre. Est-ce à dire qu’il faille en laisser ◀le▶ soin au seul réalisme des hommes d’État, aux seuls calculs des experts officiels, et au seul enthousiasme des militants ? Question globale, économique et politique au premier chef, elle implique en réalité, quantité de problèmes moraux, juridiques, historiques, philosophiques, dont il faut bien reconnaître que beaucoup attendent encore d’être étudiés objectivement, un à un, et aussi d’être envisagés dans ◀l’▶ensemble de leurs interconnections et par rapport à ces notions de ◀l’▶homme qui ont fait que ◀l’▶Europe, malgré tout, représente autre chose et un peu plus que ce qu’elle est dans sa réalité physique, qui est à peine 4 % des terres émergées de ◀la▶ planète.
Cette question européenne constituant ◀l’▶objet central de notre enseignement et de nos recherches, il importe de rappeler tout d’abord à grands traits dans quels termes elle se pose, et qui ◀l’▶a posée.
◀Le▶ monde issu de ◀la▶ Seconde Guerre mondiale a vu surgir, en lieu et place de ◀la▶ prépondérance des États de l’Europe, désunis et rivaux, une constellation toute nouvelle de grands ensembles fortement unifiés, comme ◀les▶ États-Unis, ◀la▶ Russie et ◀la▶ Chine, ou comme ◀l’▶Inde et ◀l’▶Insulinde, tandis que d’autres groupes de nations récentes et plus instables, sont à ◀la▶ recherche de quelque union encore mal définie, mais qui a déjà force de mythe, en Afrique noire et dans ◀le▶ monde arabe. ◀La▶ tendance générale qui se dessine dans ◀les▶ années 1945 à 1950 va donc aux grandes unités politiques, de 200 à 600 millions d’hommes. Dans un tel monde, quel peut être ◀l’▶avenir des États de l’Europe, petits et moyens désormais — c’est-à-dire comptant de 3 à 50 millions d’habitants ? Aucun ne paraît en mesure de se relever de ses ruines sans aide extérieure ; ni d’assurer à lui seul sa défense et sa prospérité économique ; ni de poursuivre une politique étrangère autonome. Que deviennent, dans ces conditions de fait, leur souveraineté et même leur indépendance, au sens classique de ces expressions ?
Aucun de nos pays n’est en mesure, non plus, de parler au nom de ◀l’▶Europe. Qui pourrait assumer, dans ces conditions, ◀les▶ fonctions et ◀les▶ devoirs qui vont bientôt incomber à ◀l’▶Occident au plan mondial, tels que ◀l’▶aide aux pays sous-développés, ou ◀l’▶intervention effective en cas de crise internationale, ou en cas d’agression contre un pays isolé ? Que peut encore signifier ◀l’▶expression Europe, sinon un ensemble de pays qui vivent, comme ◀le▶ dit alors P.-H. Spaak, « dans ◀la▶ peur des Russes et de ◀la▶ charité des Américains » ?
C’est à ce moment que naît, ou renaît en Europe ◀le▶ vieux rêve d’union du Continent.
Et cela commence, comme toujours, par des manifestes d’intellectuels, des écrits de visionnaires, des groupuscules de militants — pour la plupart issus de ◀la▶ résistance à ◀l’▶hitlérisme, même en Allemagne et en Italie — et qui bientôt formeront ◀l’▶Union européenne des fédéralistes et ◀le▶ Mouvement européen.
◀Les▶ économistes, de leur côté, supputent et calculent ◀l’▶avenir immédiat. ◀Le▶ professeur Maurice Allais déclare au congrès de La Haye, en 1948, qu’une Europe unie serait en mesure de doubler sa production et son niveau de vie. Jean Monnet et son équipe du Plan français se mettent à ◀l’▶œuvre en silence, loin des congrès et des associations de militants qui leur ont préparé ◀la▶ voie dans ◀les▶ esprits.
Puis des hommes politiques se proposent pour diriger ce mouvement naissant, qui a peut-être ◀le▶ vent de ◀l’▶histoire en poupe. Ils ne sont pas nombreux d’abord, ils ne sont pas suivis par ◀la▶ majorité de leurs collègues. Mais ce sont, notons-◀le▶, ◀les▶ plus illustres de ◀l’▶époque : Churchill, De Gasperi, Léon Blum, Paul Reynaud, Robert Schuman, Adenauer, Paul-Henri Spaak, enfin, plus tard et contre eux à ◀l’▶en croire, mais en fait dans ◀le▶ même sens final qui est celui d’une Europe autonome rendue forte par son union, de Gaulle lui-même.
Les premières réalisations se limitent comme on sait au domaine économique, CECA dès 1953, Marché commun et Euratom dès 1959. ◀Les▶ États, ◀les▶ services ministériels et ◀les▶ parlements ne se croient pas encore en mesure « d’aller plus loin ». Mais dans notre civilisation moderne, une transformation économique de quelque envergure ne saurait être limitée au domaine purement économique, comme on disait naguère. D’une part, ◀le▶ social est inséparable de ◀l’▶économique, d’autre part, ◀l’▶économie commande ◀les▶ armements, surtout au prix où ils sont. ◀La▶ politique en dépend donc aussi étroitement qu’elle dépend par ailleurs de ◀l’▶opinion, des idéologies nationales et des doctrines. Créer une union économique, même restreinte à quelques pays pour commencer, c’est virtuellement modifier ◀les▶ conditions politiques de toute ◀l’▶Europe. ◀Le▶ problème de ◀l’▶union politique se trouve donc posé, inéluctablement, à tous nos pays, ne fût-ce que par ◀la▶ seule existence du Marché commun.
Telle est donc ◀la▶ question européenne. Formulée tout d’abord par des intellectuels et des utopistes mal écoutés et peu suivis, ayant reçu ses premières solutions expérimentales et concrètes au plan économique, ayant par là même alerté ◀les▶ intérêts et ◀l’▶opinion, elle débouche enfin sur le plan politique.
Mais il serait excessif de dire qu’elle y débouche en pleine clarté. Au contraire, c’est à ce niveau que ◀la▶ discussion générale du problème dans ◀la▶ presse, ◀les▶ partis, ◀les▶ parlements, ◀les▶ congrès et ◀les▶ déclarations des hommes d’État témoigne de ◀la▶ plus grande confusion. Si ◀l’▶on examine son vocabulaire, on s’aperçoit qu’il utilise à peu près au petit bonheur ◀les▶ termes d’union et d’unification, d’intégration et de fédération, d’union « plus étroite » (plus étroite que quoi, on ne ◀le▶ dit pas) et de communauté, de supranationalité et de super-État, ou encore d’États-Unis d’Europe, comme si ces termes étaient, à toutes fins utiles et grosso modo, synonymes.
Cet état de confusion générale et d’aimable anarchie sémantique, traduit non seulement ◀l’▶ignorance courante des problèmes ou ◀l’▶inévitable manque d’information de ◀l’▶opinion, mais peut-être surtout, et c’est plus grave, ◀l’▶absence d’une vision claire et convaincante des solutions proprement politiques, qu’il faudra bien donner un jour prochain à ◀la▶ question européenne.
En vue de cerner et de choisir au mieux ◀l’▶objet de nos études dans un champ aussi vaste, essayons donc de définir ◀les▶ quelques types principaux de solutions théoriquement imaginables ou pratiquement en question de nos jours. Je n’en vois guère que trois, qui se distinguent nettement par ◀le▶ rôle qu’y joueraient nos États.
On peut concevoir idéalement une Europe unitaire, unifiée sur ◀le▶ modèle élargi aux dimensions continentales de nos États-nations centralisés, dont ◀l’▶exemple typique est ◀la▶ France. Dans une telle Europe, nos États actuels ne joueraient plus qu’un rôle comparable à celui des départements dans une République une et indivisible, ce qui amènerait à ◀les▶ redécouper en circonscriptions administratives moins inégales par ◀l’▶étendue. Cette solution unitaire, jacobine ou napoléonienne, n’est en fait et comme telle défendue par personne, et n’offre pas un champ d’études utiles, car chacun voit que ◀l’▶unification de ◀l’▶Europe, à supposer qu’elle soit praticable, ne serait conforme ni aux données historiques, ni aux données actuelles et concrètes du problème à résoudre. Il importe toutefois de ◀la▶ mentionner, ne fût-ce qu’à titre de limite, de conséquence extrême, inaccessible, qui marquerait ◀le▶ triomphe exclusif d’une seule des tendances contradictoires qui composent ◀l’▶esprit européen, je veux dire ◀la▶ tendance à ◀l’▶unité abstraite, ◀l’▶esprit de géométrie d’un planificateur supposé capable de modeler à son gré ◀la▶ société. Dans ◀les▶ discussions sur ◀la▶ question européenne, cette utopie joue un rôle non négligeable, fût-ce au seul titre de repoussoir, disons même d’épouvantail.
À l’autre extrême, on peut concevoir une Europe qui ne serait organisée que par un système d’alliances entre États souverains. C’est, de fait, ◀la▶ solution préconisée par ◀les▶ tenants de « ◀l’▶Europe des patries », belle expression hélas impropre en ◀l’▶occurrence, car, ainsi qu’a tenu à ◀le▶ préciser ◀le▶ général de Gaulle lui-même (conférence de presse de mai 1962), elle ne désigne en réalité qu’une Europe des États. Dans une telle Europe, nos États-nations actuels resteraient pleinement souverains — dans ◀la▶ mesure toutefois où cette souveraineté ne serait pas limitée, en fait, et même en droit, par leurs alliances mêmes. Cette solution pose un certain nombre de problèmes qui pourraient et devraient faire ◀l’▶objet de recherches, dont je suggère seulement quelques têtes de chapitre.
On peut se demander d’abord si cette solution apparemment de statu quo, répond d’une manière adéquate aux nouveaux besoins d’union apparus depuis 1945, et qui ont posé, précisément, ◀la▶ question européenne. Elle supposerait en tout cas un retrait, éventuellement impraticable ou très onéreux, sur ◀les▶ réalités économiques déjà créées ou modifiées par ◀le▶ Marché commun. D’autre part, elle se fonde sur une certaine idée de ◀la▶ souveraineté des États, considérés comme seule réalité tangible, ou par là même, elle présente un attrait certain pour ceux qui souhaiteraient laisser ◀les▶ choses autant que possible en ◀l’▶état où elles sont. Mais est-il sûr que cet état soit bien celui que ◀l’▶on croit ? Pour répondre à cette question, il conviendrait d’examiner, après Léon Duguit, Preuss, Lapradelle, Chabod et tant d’autres, ◀la▶ notion de souveraineté sans limites, constituée pendant ◀la▶ période absolutiste, et reprise par ◀le▶ xixe siècle des nationalismes. Il faudrait voir, d’une part, dans quelle mesure cette notion est compatible avec ◀le▶ droit, et d’autre part, si elle correspond encore à des réalités tangibles, à des droits et à des devoirs que ◀les▶ États puissent réellement exercer, comme faire ◀la▶ guerre ou ◀la▶ paix à leur guise, assurer seuls leur défense, leur prospérité, leurs libertés collectives ou individuelles. Il faudrait examiner objectivement si, et dans quelle mesure, « ◀les▶ choses étant ce qu’elles sont », ◀la▶ notion d’indépendance n’a pas déjà cédé ◀le▶ pas, en fait plus encore qu’en droit, à ◀la▶ notion d’interdépendance. Mais ◀l’▶objet de pareilles études risquerait d’être par trop transitoire, trop lié à une actualité mouvante, susceptible de déboucher plus ou moins rapidement sur une problématique plus vaste et plus permanente, en quelque sorte.
La troisième solution concevable, essentiellement différente de celle de ◀l’▶unification et de celle des alliances entre souverains, c’est ◀la▶ solution fédéraliste. Dans une Europe fédérée, ◀les▶ États ne seraient pas effacés ou dissouts, ils ne seraient pas non plus maintenus dans une fiction de souveraineté absolue, mais ils joueraient un rôle plus ou moins analogue à celui des cantons suisses, dont ◀l’▶autonomie se voit assurée par ◀la▶ force même de leur union. ◀La▶ fédération garantirait leur souveraineté — dans ◀les▶ domaines où elle peut et doit rester entière — tout en ◀l’▶exerçant collectivement dans d’autres domaines où, de toute façon, elle ne peut plus guère s’exercer individuellement.
Convient-il de considérer comme un quatrième type, ◀la▶ solution qui consisterait à étendre au plan politique ◀les▶ règles et méthodes de ◀l’▶intégration déjà réalisée au plan économique par ◀le▶ Marché commun ? Voilà qui paraît difficile. En effet, ◀le▶ traité de Rome n’évoque aucune solution de cet ordre. ◀La▶ déclaration des chefs d’État des Six, faite à Bonn ◀le▶ 18 juillet 1961, parle, il est vrai, de « donner forme à ◀la▶ volonté d’union politique déjà implicite dans ◀les▶ traités qui ont institué ◀les▶ Communautés européennes », mais elle ne suggère pas ◀les▶ voies et moyens qui pourraient permettre d’opérer un jour ou l’autre ce passage de ◀l’▶économique au politique. Ni cette déclaration, ni ◀le▶ traité lui-même, ne fournissent d’indications sur ◀le▶ type de régime politique dont ◀l’▶intégration économique pourrait être ◀la▶ préfigure, ou ◀l’▶amorce. Ce régime serait-il interétatique, super étatique, ou extraétatique, pour reprendre ◀les▶ distinctions proposées par Georges Scelle ? On ne sait. Et cela dépendra de ◀la▶ prédominance finale d’un des trois types de solutions que je viens de caractériser très brièvement. Mais rien ne nous autorise à juger que ◀le▶ fédéralisme, déjà pratiqué quasi journellement dans ◀les▶ processus de décision des Communautés économiques, serait celle des trois solutions qui aurait ◀le▶ moins de chances dans cette compétition.
◀Les▶ raisons qui nous ont fait retenir ◀la▶ solution fédéraliste comme thème central de nos études, au cours de ce premier semestre tout au moins, sont de nature assez diverse.
Raisons générales, d’abord. ◀La▶ solution fédéraliste paraît ◀la▶ mieux susceptible de répondre à la fois aux besoins nouveaux d’union, et aux besoins traditionnels d’autonomie de nos peuples, besoins qui semblent contradictoires, mais qui sont là, incontestablement. Elle paraît aussi ◀la▶ plus propre à rallier ou à faire converger un jour ou l’autre ◀les▶ partisans de ◀l’▶Europe des États et ceux des États-Unis d’Europe, ceux qui insistent avant tout sur ◀l’▶autonomie de leur pays, et ceux qui insistent avant tout sur ◀l’▶unité du continent.
Raisons particulières ensuite. ◀La▶ solution fédéraliste est évidemment ◀la▶ plus conforme à ◀l’▶expérience de ◀la▶ vie politique et civique du pays où nous sommes, et dont je suis, pays que ◀l’▶on a souvent appelé, à tort ou à raison, une préfigure de ◀l’▶Europe unie.
Enfin, raisons immédiates et personnelles. Il se trouve que mes collaborateurs et moi-même, si différents que soient nos tempéraments, nos origines et nos champs d’intérêts particuliers, avons tous ◀les▶ trois été amenés par nos précédents travaux à étudier certains aspects du problème fédéraliste, aspects complémentaires, qui n’épuisent pas ◀le▶ sujet, bien sûr, mais qui permettent tout au moins de ◀l’▶approcher de manières variées, avec ◀les▶ moyens du bord, dans un esprit commun. Or je pense qu’il existe une harmonie préétablie entre ◀le▶ fédéralisme comme objet d’études et ◀la▶ méthode interdisciplinaire qui s’impose à nous. Car ◀le▶ fédéralisme n’est pas une doctrine toute faite, un dogme auquel il s’agirait de plier ◀les▶ réalités, mais une méthode générale d’aménagement des choses humaines, méthode d’allure pragmatique qui ne se comprend et ne s’explique bien que par son fonctionnement dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers.
C’est ainsi que M. Henri Schwamm, en économiste qui suit de très près ◀l’▶évolution et ◀les▶ répercussions de ◀l’▶intégration, abordera ◀le▶ problème de ◀la▶ manière ◀la▶ plus concrète par une comparaison des marchés avant et après ◀l’▶entrée en action des premières institutions supra- ou plurinationales fonctionnant en Europe, ◀la▶ CECA, ◀le▶ Marché commun, ◀l’▶AELE, etc. Il étudiera donc des exemples précis d’évolution des structures du stade national aux divers stades d’une intégration progressive à ◀l’▶échelle européenne. Problème préfédéraliste, à parler rigoureusement, mais préalable nécessaire, et d’ailleurs d’intérêt suffisant en soi.
M. Dusan Sidjanski de son côté, décrira ◀les▶ structures institutionnelles dans lesquelles et grâce auxquelles se développe ce contenu économique, et il montrera dans quelle mesure ces structures tendent ou non à se rapprocher des formes fédéralistes. Il rejoindra de ◀la▶ sorte ◀les▶ études de méthode et d’évaluation des tendances politiques vers ◀l’▶intégration, réunies dans ◀le▶ nouvel ouvrage qu’il publie ces jours-ci : Dimensions européennes de ◀la▶ science politique.
Enfin, je me propose, pour ma part, d’aborder ◀le▶ problème sur le plan de ◀l’▶histoire des idées, en traitant des aspects fédéralistes dans ◀les▶ projets et plans d’union européenne, du Moyen Âge à nos jours.
Parallèlement aux cours et aux travaux de séminaire, nous avons convoqué un groupe d’une vingtaine de juristes, philosophes, historiens, économistes, théoriciens et praticiens de ◀l’▶intégration, pour étudier ◀les▶ perspectives d’une solution fédéraliste de ◀la▶ question européenne. ◀Le▶ groupe doit se réunir pour la première fois dans quelques semaines. ◀Les▶ étudiants avancés qui auront présenté en conférence des travaux intéressants, auront ◀la▶ possibilité d’y participer.
Voilà donc ◀le▶ programme initial de notre petit Institut. Moyens modestes, longues visées, tâche qui dépasse évidemment nos forces actuelles mais qu’il semble urgent d’entreprendre là où on ◀le▶ peut, dans ◀l’▶esprit du proverbe chinois qui dit : « Mieux vaut allumer une petite chandelle que de maudire ◀l’▶obscurité ! »
Ces quelques propos d’introduction générale ne me laissent pas beaucoup de temps pour introduire ◀le▶ sujet particulier de mon cours, mais je souhaite qu’ils aient permis déjà d’en pressentir ◀les▶ intentions.
Il pourrait sembler logique de commencer par définir ◀le▶ fédéralisme avant d’en étudier ◀les▶ exemples, soit dans ◀l’▶expression, soit dans ◀l’▶application. Toutefois, ce procédé classique serait trompeur dans ◀le▶ cas particulier, car il se trouve que ◀le▶ fédéralisme n’est précisément pas un système logique que ◀l’▶on puisse déduire dans ◀l’▶abstrait à partir d’une définition simple et de quelques principes axiomatiques. On ◀l’▶a même décrit comme ◀l’▶antisystème10. Aux yeux de la plupart des auteurs contemporains qui s’en déclarent ◀les▶ adeptes, c’est une attitude de pensée et une méthode de conduite, plus qu’une doctrine ou une notion juridique ; une expérience multiforme et non pas une construction dogmatique aux lignes simples et aux structures géométriques. Tenter de ◀le▶ définir d’entrée de jeu serait donc s’exposer à trahir méthodiquement sa nature même. Voilà sans doute pourquoi ce sont ses adversaires qui éprouvent ◀le▶ moins de scrupules à en donner des caractérisations brèves et simples. Et voilà pourquoi ◀les▶ dictionnaires échouent à ◀le▶ définir en tant que méthode, et pas seulement comme un système politique. La plupart nous renvoient de fédéralisme à fédératif et à fédération, voire à confédération indifféremment, sans qu’aucun contenu ne puisse être saisi au passage ; certains d’entre eux ridiculisent carrément ◀le▶ terme. Ainsi, ◀le▶ dictionnaire de Littré, dans sa 1re édition qui date de 1863 :
Fédéralisme, s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. « ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages. » Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. Pendant ◀la▶ révolution, projet attribué aux girondins de rompre ◀l’▶unité nationale et de transformer ◀la▶ France en une fédération de petits États.
Vingt-et-un ans plus tard, ◀le▶ dictionnaire historique de Grégoire récidive, et je cite :
Fédéralisme. En 1792 et 1793, on accusa ◀les▶ girondins de vouloir substituer à ◀l’▶unité nationale ◀le▶ fédéralisme, c’est-à-dire une association des départements qui eussent formé autant de républiques distinctes, comme ◀les▶ cantons suisses… Cette calomnie propagée par ◀les▶ montagnards excita ◀le▶ peuple de Paris contre ◀les▶ girondins…
◀Les▶ dictionnaires anglais renvoient, eux, à l’exemple de ◀l’▶Union américaine. ◀Le▶ tempérament britannique passe pour pragmatique et donc plus favorable au fédéralisme que ◀l’▶esprit français, qui passe pour cartésien. Ce sont pourtant deux juristes britanniques, Sir Ivor Jennings et C. M. Young, qui définissent ainsi ◀la▶ structure fédérale : « Une forme de gouvernement extravagante et inefficace, justifiable là seulement où une forme plus stricte d’organisation est pratiquement impraticable (practically impracticable)11 ».
Quant aux partisans du fédéralisme comme méthode ou attitude, et des régimes qui s’en inspirent, nous constatons qu’il leur faut des livres entiers pour ◀l’▶exposer ou, mieux, pour en décrire et communiquer ◀l’▶habitus. Parmi ◀les▶ ouvrages capitaux consacrés au fédéralisme, quelques titres doivent être cités d’emblée.
◀Les▶ 85 articles écrits par Jay, Hamilton et Madison pour défendre ◀la▶ Constitution fédérale américaine rédigée en 1787, composent ◀l’▶énorme volume intitulé The Federalist (dont une traduction française a paru en 1957). En France, c’est ◀l’▶œuvre posthume de Proudhon, Du Principe fédératif, qui, en 1863 (◀l’▶année même où Littré publie ◀l’▶article que je viens de citer) inaugure ◀la▶ révolte fédéraliste contre ◀l’▶orthodoxie jacobine et ◀l’▶étatisme triomphant. En Prusse, c’est Constantin Franz, conservateur subversif malgré lui, qui publie en 1879 Der Föderalismus. Puis des savants français entreprennent une série de mises au point systématiques : ◀Le▶ Fur publie en 1896 son ouvrage intitulé État fédératif et Confédération d’États (distinction classique, mais que ◀les▶ dictionnaires déjà cités et contemporains continuent d’ignorer sereinement) ; Georges Scelle, dans son Précis du droit des gens, tome I, paru en 1932, généralise ◀la▶ méthode fédéraliste et ◀l’▶étend à toutes ◀les▶ structures intersociales, qu’elles soient ou non étatiques ; ◀l’▶équipe de l’Ordre nouveau, de 1932 à 1939, avec Arnaud Dandieu, Robert Aron, Alexandre Marc et moi-même, puis Henri Brugmans qui s’inspire de ses travaux, rénove ce que j’ai nommé « ◀l’▶attitude fédéraliste ». Plusieurs des membres de ce groupe, dispersé dès 1939, se retrouvent pour déclencher, après ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, ◀le▶ mouvement qui aboutit au congrès de Montreux (1947) suivi par ◀le▶ Congrès de ◀l’▶Europe, à La Haye, en 1948, d’où sont issues les premières réalisations européennes, ◀le▶ Conseil de l’Europe notamment. Citons enfin ◀les▶ deux tomes d’Études sur ◀le▶ fédéralisme, composés par une trentaine de professeurs américains sous ◀la▶ direction de Robert Bowie et de Carl Friedrich, et récemment traduits en français.
Dans le dernier en date des très nombreux ouvrages consacrés à notre question après ◀la▶ Seconde Guerre mondiale — c’est ◀le▶ Fédéralisme contemporain, par Henri Brugmans et Pierre Duclos — le second de ces auteurs écrit ceci :
Tout démontre que, quel que soit son avenir, [◀le▶ fédéralisme] est autre chose qu’une simple recette juridique ou politique : il est un des grands types d’aménagement du rapport politique, et peut-être plus encore, un des grands styles de vie et de civilisation, capable, au même titre que ◀le▶ libéralisme, ◀le▶ socialisme ou ◀la▶ démocratie, d’alimenter ◀la▶ pensée des sociétés.
Ainsi donc, entre ◀le▶ fédéralisme considéré par ◀l’▶esprit jacobin comme trahison de ◀l’▶unité nationale sacro-sainte, ◀le▶ fédéralisme considéré simplement comme système d’association d’États, et ◀le▶ fédéralisme considéré par ◀la▶ nouvelle école que décrit Pierre Duclos comme un des grands styles de vie et de civilisation, vous voyez que ◀la▶ discussion est très ouverte…
J’ai donc estimé qu’au lieu de partir d’une définition pseudo-scientifique, ou secrètement partisane, ou entachée d’abstraction, il était plus honnête et enseignant d’aller rechercher dans ◀les▶ écrits des précurseurs de ◀l’▶Europe unie, à partir du xive siècle, et en remontant peu à peu vers notre époque, ◀les▶ éléments d’une tradition fédéraliste de ◀l’▶Europe ; quitte à déduire, finalement, de cette enquête, quelques critères permanents, voire même, si possible, quelques définitions, et en passant, quelques lumières sur ◀le▶ rôle effectif des utopies politiques.
La plupart de ces plans sont restés peu connus, voire inconnus de leurs contemporains. Aucun d’entre eux, avant celui de Coudenhove-Kalergi, publié en 1923, n’a entraîné d’action politique concrète, et moins encore de résultats.
Cependant, ce n’est pas une histoire des échecs de ◀l’▶idée européenne, ni des déchets de ◀la▶ pensée fédéraliste, ni des curiosa de ◀l’▶esprit occidental que je me propose de retracer et qui mérite de retenir ◀l’▶attention des étudiants.
Ces plans et projets constituent autant de prises sur leur époque, autant de documents paléontologiques sur ◀les▶ conceptions et croyances régnantes en leur temps, soit qu’ils ◀les▶ reflètent fidèlement — et ce sera une occasion de ◀les▶ décrire —, soit qu’ils s’opposent expressément à « ce qui allait de soi » du vivant de leurs auteurs, et dont ils annoncent ◀la▶ modification ou anticipent ◀le▶ dépassement.
Ainsi, ◀la▶ considération d’un traité de Dante (◀le▶ De Monarchia, qui date de 1308) et d’un plan confédéral de Pierre Dubois (◀le▶ De Recuperatione Terre Sancte, qui date de 1306), nous permettront d’analyser ◀les▶ deux grandes origines antinomiques de ◀la▶ question européenne, ◀l’▶empire et ◀les▶ nations. Dante écrit son traité au moment où ◀le▶ Saint-Empire, principe d’unité, est en crise, en décadence. Pierre Dubois, avocat de Philippe le Bel, propose son plan d’union au moment où la première nation se constitue, menaçant ◀la▶ double unité de ◀l’▶empire et de ◀la▶ papauté. Et je relève que ces deux ouvrages sont pratiquement contemporains de ◀la▶ naissance de notre confédération, qui résulte, elle, du mouvement des communes12, troisième composante de ◀l’▶époque. Vous pressentez qu’il y aura, là-dessus, beaucoup à dire.
◀L’▶échec historique de ces projets et de ceux qui ◀les▶ suivront au cours des siècles jusqu’à nous, est certes significatif, et j’en examinerai ◀les▶ causes. Dans ce contexte, il s’agira de repérer ◀la▶ nature des obstacles traditionnels de ◀l’▶union, et d’essayer de mieux voir, de ◀la▶ sorte, pourquoi certains de ces obstacles sont en train de céder aujourd’hui.
Mais il n’est pas moins important de rechercher dans ces plans avortés ◀les▶ étymologies vivantes du vocabulaire politique européen de la plupart de ses termes de base, tels que : unité, union, unification, ou encore nation, souveraineté nationale (au xviie siècle) et, plus tard, au xixe siècle, nationalité, nationalisme, puis, avec Nietzsche, supranationalité, enfin fédération, confédération, et, plus tard, fédéralisme, terme inventé par Rousseau, prétend-il, à ◀l’▶occasion de sa critique des utopies de ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, encore que Proudhon, cent ans plus tard, revendique également cette paternité.
À cet égard, nous aurons ◀l’▶occasion d’illustrer fréquemment un phénomène curieux : ◀la▶ pratique du fédéralisme a précédé de plusieurs siècles sa théorie (ceci peut être vérifié ◀le▶ plus exactement dans ◀l’▶histoire suisse). ◀Le▶ mot n’a été connu qu’au moment où ◀la▶ chose était niée par un puissant parti, ◀les▶ jacobins, tandis qu’elle se réalisait enfin, mais hors d’Europe, dans ◀la▶ Constitution américaine.
Nous montrerons aussi dans quelle mesure ◀les▶ préoccupations économiques, totalement absentes des plans du xive siècle, apparaissent avec ◀les▶ plans du xviie , dont celui du moine parisien Émeric Crucé, qui propose une série de « grands travaux européens » ; comment elles se développent dans ◀les▶ plans de Bentham et de Saint-Simon ; enfin comment elles aboutissent aux réalisations que ◀l’▶on sait dans notre temps.
C’est donc une sorte de généalogie des grands desseins européens que nous aurons à établir, au moins autant qu’un constat déprimant d’échecs pratiques et de déchets idéologiques. Qu’il s’agisse au début du plus grand poète du Moyen Âge, Dante, ou du roi hussite Podiebrad, et ensuite du ministre déchu qu’était ◀le▶ duc de Sully, ou du créateur d’un grand État qu’était William Penn, puis d’un économiste visionnaire comme Saint-Simon ou d’un solide juriste suisse comme Bluntschli, et finalement d’un autre grand poète, Saint-John Perse, de son vrai nom Alexis Léger, qui rédige ◀le▶ Mémorandum sur ◀l’▶organisation d’un régime d’union fédérale européenne adressé par Briand à ◀la▶ Société des Nations en 1930, ◀la▶ galerie des auteurs de plans que nous allons parcourir n’est pas seulement pittoresque : elle nous conduit au cœur des débats idéologiques et politiques de ◀l’▶Europe actuelle. J’inscris donc sur son seuil : nostra res agitur !