(1970) {Title} « L’Europe entière, ou la première force (1963) » pp. 1-3

L’Europe entière, ou la première force (1963)b

Je tiens la crise de Bruxelles pour éphémère, sur le plan des manœuvres et négociations politico-économiques, mais salutaire sur le plan des principes qui engagent l’avenir. Ce jour-là, le 29 janvier, deux grandes politiques s’opposaient.

L’une voulait intégrer l’Angleterre à tout prix, ouvrant ainsi le Marché commun sur l’Amérique privilégiée, mais renonçait à l’Europe politique, et cela non pas seulement d’une manière implicite, mais aux termes exprès de maintes déclarations, dont celle de M. Spaak, en mai 1962, réitérée et précisée au lendemain de la « journée noire » de Bruxelles1.

L’autre voulait sauver les perspectives d’une Europe unie autonome, — unie d’abord politiquement, avant de se lier et pour pouvoir se lier, sur un pied de réelle égalité, aux US et au Commonwealth.

C’est la seconde politique que le non de la France a permis de sauver en puissance, évitant pour l’instant que notre union soit réduite à un ensemble économique, dominé par les États-Unis pour les raisons militaires que l’on sait, — et pour qui les ignore, Walter Lippman les a lourdement soulignées (voir son pamphlet sur L’Unité occidentale et le Marché commun).

Désormais, il sera bien clair que si la Grande-Bretagne rejoint le Marché commun, comme tous le souhaitent, ce sera dans la volonté de s’intégrer à l’Europe politique, et non pas dans l’arrière-pensée d’intégrer le marché européen à la balance commerciale des US.

Parmi les conséquences virtuelles du coup d’arrêt de Bruxelles, il en est une que je tiens à souligner ici : elle concerne les pays de l’Est européen.

Nul n’ignore que les intérêts transigent plus facilement que les idéaux, et surtout à plus juste titre : la transaction sauve en partie les intérêts, qui sont par nature relatifs et divisibles, mais dégrade à coup sûr les idéaux, qui sont entiers ou ne valent rien. Pour les Six, accepter l’Angleterre au prix du sacrifice de leurs buts politiques eût signifié sans aucun doute un gain matériel immédiat, mais c’eût été vendre le droit d’aînesse de l’Europe. C’est ce droit que les peuples de l’Ouest et ceux de l’Est européen ont en commun, face aux US d’une part, à l’URSS de l’autre.

L’Europe en tant que telle ne peut s’épanouir et ne peut exercer sa vocation mondiale que si elle unit tous ses peuples, d’Athènes à Helsinki, de Londres à Bucarest, et de Madrid à Varsovie. Car tous ses peuples ont en commun une culture, une histoire, des dimensions physiques, des vocations diverses et un destin global qui déterminent pour eux le sens civique et les distinguent tous tant qu’ils sont, et dans ce qu’ils ont de meilleur, des grands ensembles unifiés par un parti, par un État ou par des mass médias.

Ce sens de la mesure humaine, et de l’équilibre en tension de la personne et de la communauté, c’est cela, notre droit d’aînesse, notre ancienneté, non seulement de fait, mais d’idéal, non seulement de racines locales, mais de compréhension universelle. Et c’est cela qui doit s’exprimer dans une union fédéraliste. Or cette union spécifiquement européenne serait compromise pour longtemps, voire à jamais, si nous acceptions de grever la construction économique des Six d’une trop lourde hypothèque américaine.

L’Europe de l’Ouest ne peut ouvrir à celle de l’Est qu’une possibilité purement européenne, et qui serait d’abord, osons le dire, d’idéal et non d’intérêt. Une fusion atlantique prématurée servirait sans doute mieux les intérêts de l’Ouest, mais au prix de l’idée européenne. L’Europe de l’Ouest satellisée perdrait ses dernières chances d’union avec les satellites de l’Est. Peuples, communautés ou nations ne se fédèrent qu’autour d’un noyau libre et autonome, et lui-même de structure fédérale.

Mais alors, dira-t-on, vous proposez une « troisième force » européenne ? Seriez-vous le seul à ignorer que ça ne se fait pas ? Qu’il y a là un tabou, même et surtout dans les milieux européistes ? Seriez-vous devenu anti-américain, voire neutraliste ?

Cessons de jouer sur les mots.

Si l’Europe doit s’unir, c’est une force, ou ce n’est rien ; et nécessairement une troisième, du seul fait que deux autres sont là. Mais pourquoi s’obstiner à croire qu’elle serait nécessairement une force « neutre », au sens mesquin ou hypocrite du terme ? Elle serait simplement une force autonome et différente, et même la plus grande des trois, donc en fait, et de nouveau, la première ! Si l’on observe que l’Europe entière comprendrait 450 millions d’habitants, tandis que les États-Unis (180) et l’URSS (220) additionnés ne feraient que 400 millions, on ne voit plus aucune raison de penser que l’Europe unie devra seule se déterminer par rapport aux deux autres, quelque part à mi-chemin entre les deux moins Grands. L’Europe unie et autonome ne serait pas neutre, mais centrale.

C’est dans cette perspective qu’il nous faut travailler, militer et d’abord penser. Nous avons trop longtemps vécu, à demi-paralysés, entre deux « Grands » plus petits que nous, et qui tiraient leur force principale de nos divisions et de nos doutes, bien plus que de ces bombes qu’ils ne peuvent employer.