Le▶ fédéralisme et notre temps (mars 1963)c
Comme toutes ◀les▶ choses vivantes, organiques et intéressantes, ◀le▶ fédéralisme est plein ◀de▶ contradictions, ◀d’▶oppositions et ◀de▶ tensions. On peut même dire qu’il est fait ◀de▶ contradictions, mais qu’à ◀la▶ différence ◀de▶ tous ◀les▶ autres systèmes politiques ou philosophiques, il ne cherche pas à ◀les▶ résoudre, à ◀les▶ neutraliser ou à ◀les▶ effacer par ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ logique ou ◀de▶ ◀la▶ force, car il a pour passion maîtresse ◀de▶ ◀les▶ faire vivre ensemble, telles qu’elles sont.
Mais parce qu’il accepte ◀les▶ contradictions, ◀les▶ oppositions, ◀les▶ tensions, et cherche à ◀les▶ composer au sein d’un organisme vivant, n’allez pas croire que ◀le▶ fédéralisme soit une espèce ◀d’▶éclectisme universel, ou ◀d’▶opportunisme lâche qui tolère tout et ne s’oppose à rien. ◀Le▶ fédéralisme s’oppose en fait à deux tendances très puissantes dans ◀le▶ monde occidental moderne : ◀le▶ centralisme uniformisant, et ◀le▶ particularisme refermé sur lui-même.
◀Le▶ fédéralisme refuse par principe et par définition ◀l’▶uniformité imposée par un centre, qu’il s’agisse ◀d’▶une capitale, ◀d’▶un État, ◀d’▶un parti, ◀d’▶un pouvoir clérical, politique, ou économique. Il est donc ◀le▶ contraire absolu ◀de▶ tout régime totalitaire ◀de▶ tout ordre géométrique, simpliste, et par là même tyrannique. Or ◀la▶ tyrannie est ◀le▶ souverain désordre, comme ◀le▶ disait Vinet. ◀Le▶ fédéralisme veut ◀la▶ diversité, ◀la▶ pluralité des forces en compétition, et loin de fuir devant ◀la▶ complexité du réel, il ◀la▶ respecte, il croit à ses vertus, il en épouse ◀la▶ loi, bref, il ◀l’▶aime.
D’autre part, ◀le▶ fédéralisme refuse avec non moins ◀de▶ fermeté ◀l’▶esprit ◀de▶ clocher, ◀les▶ particularismes régionaux ou locaux qui prétendraient vivre en autarcie, refermés sur eux-mêmes, hostiles à toute coopération, voire à tout échange avec ◀le▶ monde extérieur. Car ◀le▶ fédéralisme, s’il aime ◀les▶ diversités régionales, aime aussi leur santé et celle ◀de▶ ◀l’▶ensemble. C’est pourquoi il veut leur union, leur entraide, et même, dans certains cas bien définis, ◀la▶ mise en commun ◀de▶ leurs ressources.
Voulant donc ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶uniformité imposée par un centre, mais aussi ◀le▶ contraire des particularismes clos, ◀le▶ fédéralisme représenterait-il alors une sorte ◀de▶ moyen terme entre ces deux extrêmes ? Point du tout ! ◀La▶ santé n’est pas un moyen terme entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra. Un homme qui boit ◀de▶ ◀l’▶eau et qui se lave, n’est pas à mi-chemin entre un homme qui meurt ◀de▶ soif et un homme qui se noie.
De même, ◀le▶ fédéralisme n’est pas à mi-chemin entre ◀la▶ centralisation oppressive et ◀l’▶esprit ◀de▶ clocher, à mi-chemin entre ◀la▶ dictature et ◀l’▶anarchie. Il est sur un autre plan que ces deux erreurs, qui n’en sont peut-être qu’une seule. Oui, ◀le▶ fédéralisme représente ◀la▶ seule attitude rigoureusement contraire à celle que ◀les▶ deux autres ont en commun ! On aurait bien tort, en effet, ◀de▶ s’imaginer que ◀la▶ volonté ◀de▶ centralisation totale ◀d’▶une nation et ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ fragmenter en petites cellules locales jalousement closes manifestent deux tendances incompatibles ◀de▶ ◀l’▶esprit. Car en réalité, ceux qui n’admettent aucune diversité politique ou culturelle dans ◀la▶ nation, manifestent ◀le▶ même état d’esprit que ceux qui n’admettent rien ◀d’▶autre que leur manière ◀de▶ vivre locale, définie par ◀la▶ majorité locale, traitent tout ◀le▶ reste ◀d’▶étranger, donc ◀d’▶impur, et par suite, refusent ◀de▶ coopérer, ◀de▶ se lier par traités avec leurs voisins, ◀de▶ s’ouvrir aux échanges. Ce nationalisme local relève ◀de▶ ◀la▶ même mentalité que ◀le▶ totalitarisme à ◀l’▶échelle nationale. Il traduit ◀le▶ même manque ◀d’▶imagination, ◀de▶ vitalité, ◀de▶ sens des proportions, ◀d’▶ouverture ◀d’▶esprit et ◀d’▶amour du réel.
Mais ◀l’▶attitude fédéraliste ne se borne pas à reconnaître d’une part ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶union, d’autre part ◀la▶ légitimité des autonomies locales. Elle exige à la fois l’une et l’autre, en dépit de leur caractère logiquement antinomique et pratiquement antagoniste. ◀L’▶attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers — comme tout art ! Elle est un art ◀de▶ ◀la▶ composition qui requiert à la fois et en même temps ◀la▶ vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenez ◀l’▶exemple ◀d’▶une œuvre picturale : il n’y aurait pas ◀d’▶harmonie possible sans contrastes ◀de▶ couleurs, et sans nuances complexes ; de même que sans une vision ◀d’▶ensemble, celle ◀de▶ ◀l’▶artiste, hors de ◀l’▶unité du tableau, il n’y aurait pas ◀de▶ contrastes réels entre ◀les▶ tons, il n’y aurait que ◀la▶ simple juxtaposition ◀de▶ tubes ◀de▶ couleurs pures, bien mis en ordre dans leur boîte. Pour que ◀la▶ qualité particulière ◀d’▶un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans ◀l’▶unité globale ◀d’▶une œuvre au sein de laquelle s’opèrent mille échanges ◀d’▶une infinie complexité.
Voilà ce que j’appelle une harmonie fédéraliste. ◀Le▶ totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace ◀de▶ broyer mécaniquement toutes ◀les▶ couleurs, ce qui aboutit à une espèce ◀de▶ brun, celui des chemises brunes par exemple, ◀de▶ sinistre mémoire. Et voilà toute ◀la▶ différence entre ◀l’▶harmonie fédérale, qui est libre union dans ◀la▶ diversité, et ◀l’▶unification totalitaire, qui est réduction forcée à ◀l’▶uniforme.
Ces images, qui sont autant ◀d’▶évidences, suffisent à définir ◀le▶ fédéralisme, art ◀de▶ composer en un ensemble animé des diversités vivantes, et fonctionnant chacune à sa manière.
La plupart des impasses dans lesquelles se fourvoie ◀l’▶organisation politique du monde moderne proviennent du fait que ◀l’▶on oublie ces évidences. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : ◀l’▶impasse à laquelle risquent bien ◀d’▶aboutir ◀les▶ négociations entre ◀la▶ Suisse et ◀l’▶Europe, représentée pour ◀l’▶instant par ◀le▶ Marché commun. D’une part, on affirme une souveraineté globale, qui ne laisserait pas jouer ◀la▶ diversité des fonctions nationales ; d’autre part, on se cramponne à une souveraineté nationale qui a peur ◀de▶ se laisser englober dans un plus grand corps. ◀Les▶ uns oublient que ◀la▶ santé ◀d’▶un corps exige ◀le▶ souple jeu ◀d’▶organes bien différenciés ; ◀les▶ autres oublient qu’un organe bien différencié ne saurait vivre isolé du corps.
Quelle serait alors ◀la▶ solution fédéraliste ? Je vous en propose ◀le▶ principe : que ◀l’▶Europe unie apprenne à respecter ◀la▶ diversité des petites nations qui ◀la▶ composent, sinon elle trahira sa mission dans ◀le▶ monde ; et qu’en même temps ◀la▶ Suisse apprenne à respecter dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une Europe fédérée, ◀les▶ règles que chacun ◀de▶ ses cantons observe dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀la▶ Confédération, sinon elle trahira sa raison ◀d’▶être.
Mais ◀le▶ fédéralisme n’est pas seulement un mode ◀d’▶organisation politique, ◀le▶ seul régime ◀de▶ coexistence digne du nom. C’est aussi, et c’est même avant tout, une méthode ◀de▶ composition des valeurs diversifiées, — et voilà, me semble-t-il, une assez bonne définition ◀de▶ ◀la▶ culture !
II
Avec ces quelques précisions ◀de▶ doctrine — qui paraîtraient bien théoriques et bien abstraites à un public français, mais je parle après tout à des citoyens suisses, qui n’auront éprouvé aucune peine à me traduire en termes d’expérience politique très concrète —, tout est dit en principe ◀de▶ ce que nous aurions à dire sur ◀les▶ rapports entre ◀le▶ fédéralisme et ◀la▶ culture, et sur ◀les▶ problèmes que nous pose ◀la▶ vie culturelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande en particulier.
Essayons pourtant ◀d’▶illustrer ◀les▶ principes du fédéralisme en ◀les▶ appliquant à ◀la▶ culture. Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental du terme, très différent ◀de▶ ◀l’▶asiatique — il faut une variété aussi riche que possible ◀de▶ créations humaines, un foisonnement ◀d’▶œuvres, ◀de▶ langues, ◀de▶ moyens ◀d’▶expression plastiques, ◀de▶ méthodes, ◀de▶ doctrines, ◀d’▶écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres variées et qui leur offre une commune mesure ; sans quoi, nous ne saurions parler ◀d’▶une culture, cohérente et vivante, ◀de▶ ◀la▶ culture. Il faut donc à la fois l’Un et ◀le▶ Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond ◀d’▶unité essentielle. Quelle est donc, pour nous autres Suisses romands, ◀l’▶unité ◀de▶ base, ◀d’▶origine et ◀de▶ but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, ◀le▶ fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que ◀l’▶Europe entière. ◀L’▶Europe est ◀la▶ seule et véritable unité culturelle, organique et complète, à laquelle nous pouvons nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu ◀la▶ chance, ou ◀le▶ malheur, ◀d’▶avoir une soi-disant culture nationale, intermédiaire entre ◀l’▶Europe et nos cités.
Ici, je me permettrai ◀de▶ rompre une lance contre ◀le▶ concept aussi néfaste qu’invétéré ◀de▶ « culture nationale ».
On nous répète depuis un siècle que ◀les▶ Suisses, selon ◀la▶ langue qu’ils parlent, se rattachent à l’une ou à l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que ◀le▶ concept ◀de▶ « culture nationale » corresponde à des réalités culturelles. Or il ne correspond qu’à des prétentions nationales. ◀L’▶idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes et autonomes dont ◀l’▶ensemble constituerait ◀la▶ culture européenne est une pure et simple illusion ◀d’▶optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire. ◀La▶ culture européenne n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une addition ◀de▶ « cultures nationales ». Elle est ◀l’▶œuvre ◀de▶ tous ◀les▶ Européens qui ont pensé et créé depuis 28 siècles, indépendamment des nations qui divisent aujourd’hui ◀l’▶Europe, et dont la plupart n’ont même pas cent ans ◀d’▶existence : il faut bien admettre que ◀la▶ culture s’était constituée avant elles et sans elles !
Je me contenterai, pour illustrer ce point, ◀d’▶un seul exemple : celui ◀de▶ ◀la▶ musique, élément important et typiquement européen ◀de▶ notre culture. Dans ses grandes lignes, voici ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ musique en Europe : elle naît et se constitue au xiiie siècle dans un certain nombre ◀de▶ cités du Nord et du Centre ◀de▶ ◀la▶ péninsule italienne, en Provence, puis en Île-de-France. Des cités italiennes, elle se propage jusqu’aux cités flamandes, le long du grand axe commercial ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, reliant Venise à Bruges. Une école nouvelle s’épanouit alors dans ◀les▶ Flandres. Elle influence bientôt ◀la▶ Bourgogne, et redescend vers ◀l’▶Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes. Plus tard, ◀les▶ Allemands et ◀les▶ Autrichiens viennent s’initier auprès des maîtres italiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, ◀le▶ centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ musique européenne se déplace vers ◀les▶ régions germaniques, Hanovre, ◀la▶ Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour ◀la▶ musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture suit à peu de choses près ◀les▶ mêmes voies. Or ces voies, notons-◀le▶, traversent avec une glorieuse indifférence des dizaines ◀de▶ nos frontières nationales actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que ◀l’▶on nomme parfois, pendant ◀la▶ Renaissance, ◀la▶ « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement ◀l’▶école locale dans laquelle il s’est formé.
◀D’▶où vient alors cette illusion ◀d’▶optique dont je parlais, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle environ, en ◀l’▶existence ◀de▶ « cultures nationales » ? C’est avant tout ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ langue qui ◀l’▶entretient. Quand on dit que ◀les▶ Suisses romands se rattachent à ◀la▶ « culture française », on ne pense guère qu’à ◀la▶ langue française. Mais celle-ci n’est pas une propriété ◀de▶ ◀la▶ nation française actuelle, à ◀l’▶ensemble ◀de▶ laquelle elle ne fut imposée que par un décret ◀de▶ François Ier, en 1543. On parle encore dans ◀la▶ France ◀d’▶aujourd’hui sept ou huit langues différentes : ◀l’▶allemand, ◀le▶ flamand, ◀le▶ breton, ◀le▶ basque, ◀le▶ catalan, ◀le▶ provençal, ◀l’▶italien et ◀l’▶arabe. Et ◀l’▶on parle ◀le▶ français dans quatre autres nations. De même, ◀l’▶allemand ne saurait définir une « culture nationale » étant ◀la▶ langue maternelle ◀de▶ populations qui vivent dans sept ou huit nations différentes.
Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques pour ◀les▶ amener à coïncider approximativement avec ◀les▶ frontières ◀d’▶une ◀de▶ nos nations modernes. Mais il y a plus. ◀La▶ langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments ◀de▶ ◀la▶ culture en général. Or tous ◀les▶ autres éléments : ◀la▶ religion, ◀la▶ philosophie, ◀la▶ morale, ◀les▶ beaux-arts, ◀le▶ folklore, ◀les▶ sciences, ◀la▶ technique et ◀l’▶architecture, sont largement ou même totalement indépendants des langues modernes, et ne sont, ◀de▶ toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire ◀la▶ culture européenne à chacune des vingt-quatre nations qui ont découpé leur État dans ◀le▶ corps ◀de▶ ce continent.
III
Or il se trouve que ◀les▶ Suisses sont, ou devraient être, préservés mieux que ◀les▶ autres ◀de▶ ◀l’▶illusion des « cultures nationales », du seul fait ◀de▶ ◀la▶ composition linguistique si variée ◀de▶ leur État. Nous sommes en mesure ◀de▶ savoir mieux que ◀les▶ autres que ◀la▶ vie culturelle ◀de▶ nos régions et ◀de▶ nos cités ne dépend pas ◀de▶ réalités nationales, donc politiques, mais se rattache directement à ◀l’▶ensemble culturel européen : elle est « immédiate à ◀l’▶Europe », comme ◀les▶ villes libres au Moyen Âge et nos trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à ◀l’▶Empire », Reichs unmittelbar, et c’était là une garantie ◀de▶ liberté contre ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶époque — nous dirions aujourd’hui : contre ◀les▶ États-nations.
◀L’▶unité ◀de▶ base étant ◀de▶ ◀la▶ sorte identifiée, ◀la▶ question qui se pose est ◀de▶ savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent à se différencier, à s’individualiser sur cet arrière-fond commun.
Si je cherche pourquoi et en quoi ◀les▶ Suisses romands se différencient des Français, ou en tout cas ◀de▶ ◀l’▶image convenue que ◀l’▶État français nous donne depuis cent ans ◀de▶ ◀la▶ « culture française », bien que nous parlions à peu près ◀la▶ même langue, je trouve ceci :
1° ◀la▶ culture, dans nos cantons, n’est pas liée à ◀l’▶État et n’a jamais été un moyen ◀de▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État ;
2° ◀la▶ culture vit chez nous dans ◀de▶ petits compartiments naturels ou historiques, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut ◀le▶ cas des provinces françaises ;
3° nous sommes ◀de▶ vieilles républiques — même Neuchâtel, en dépit de ses princes — fondées sur une large autonomie des communes ;
4° ◀le▶ protestantisme est dominant en Suisse romande ; il détermine en grande partie nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour ◀les▶ cérémonies — à moins que son adoption n’ait résulté ◀de▶ notre tempérament particulier, mais cela revient au même ;
5° nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient ◀l’▶admettre.
Tels étant nos principaux caractères spécifiques, que devons-nous faire maintenant pour rester fidèles à nous-mêmes, j’entends : pour illustrer, au plan ◀de▶ ◀la▶ culture, nos raisons ◀d’▶être, pour légitimer notre accent particulier, pour nous exprimer ◀d’▶une manière authentique et non pas empruntée, imitée ?
Je ne crois guère aux mesures ◀de▶ « défense » qu’on nous propose périodiquement : défense contre ◀l’▶influence germanique d’une part, défense contre « Paris » d’autre part. ◀La▶ défensive n’est pas une attitude ◀de▶ créateurs, et ◀la▶ culture est d’abord création, avant ◀d’▶être héritage, ou enseignement.
Si nous voulons rester nous-mêmes, continuons en toute confiance, curiosité, et ouverture ◀d’▶esprit, à vivre en symbiose permanente avec ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture européenne.
Nos meilleurs auteurs (pour ne prendre que cet exemple, ◀le▶ plus délicat, puisqu’il est lié à ◀la▶ langue, laquelle ne pose pas ◀de▶ problèmes pour ◀le▶ savant, ◀l’▶architecte ou ◀le▶ musicien) ont été nos meilleurs Européens : Rousseau, Constant, Mme de Staël dans ◀le▶ passé, et ◀de▶ nos jours, parmi nos aînés, Robert de Traz, Charles-Albert Cingria, Gonzague de Reynold. Européens en ce sens qu’ils n’ont pas hésité à puiser aux sources ◀les▶ plus variées ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, germanique et anglo-saxonne autant que française, sans s’arrêter à ces barrages ou à ces faux relais ◀de▶ paresse que représentent ailleurs ◀les▶ cultures soi-disant « nationales ». Et n’est-ce pas à ce caractère « immédiatement européen » que ◀l’▶on reconnaît ◀le▶ plus vite leur commun caractère ◀de▶ Suisses romands, si profondes qu’aient été leurs différences ◀de▶ doctrine, ◀d’▶esthétique ou ◀de▶ tempérament ?
Certains citeront alors Ramuz, à titre ◀d’▶argument massue contre ma thèse. Est-il besoin ◀de▶ rappeler que ce grand artiste s’est formé à ◀l’▶école ◀de▶ Paris, mais aussi à ◀l’▶école ◀de▶ Cézanne, puis des romanciers russes, enfin ◀de▶ Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste (car c’était là ◀le▶ véritable sens ◀de▶ son fédéralisme mal compris). Cette erreur ◀l’▶a peut-être soutenu, comme il arrive, mais n’en fut pas moins responsable ◀de▶ certaines limitations ◀de▶ son œuvre.
IV
À ◀la▶ question ◀de▶ savoir ce que ◀les▶ Suisses romands peuvent apporter ◀de▶ meilleur à ◀la▶ culture, je réponds donc sans hésiter que c’est surtout leur sens fédéraliste, leur sentiment direct, leur expérience du fédéralisme vécu. Nous n’avons pas produit ◀de▶ génies du premier ordre, à part Rousseau, mais beaucoup ◀d’▶excellents ou même ◀de▶ grands esprits qui avaient ce sens, trop rare chez nos voisins. Cet apport très typiquement suisse à ◀la▶ culture européenne revêt une importance particulière dans ◀le▶ monde ◀de▶ cette deuxième moitié du xxe siècle. Il symbolise et préfigure ◀l’▶apport ◀de▶ ◀l’▶Europe au tiers-monde, tout enfiévré par ◀les▶ virus nationalistes que ◀la▶ culture du dernier siècle et notre crise totalitaire ont propagés. ◀L’▶apport spécifique ◀de▶ ◀la▶ Suisse étant ◀le▶ sens du fédéralisme, et ce sens étant lié, nous ◀l’▶avons vu, au génie ◀de▶ ◀la▶ culture en Europe, ◀la▶ question qui se pose maintenant est ◀de▶ savoir comment nous saurons illustrer notre vocation décisive dans ◀l’▶existence concrète ◀de▶ nos vies cantonales.
Ici je rejoins ◀le▶ propos ◀de▶ ◀l’▶entreprise très opportune qui nous réunit.
Deux erreurs ◀de▶ méthode menacent toute tentative ◀de▶ réveil culturel en Suisse romande : ◀l’▶esprit ◀de▶ clocher et ◀l’▶esprit ◀d’▶administration.
◀L’▶esprit ◀de▶ clocher tend à confondre ◀l’▶amour fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ diversité avec ◀la▶ sauvegarde organisée, et si possible officielle, ◀de▶ nos particularismes ◀les▶ plus désuets. Il voudrait que chacune ◀de▶ nos cités se suffise à elle-même dans tous ◀les▶ domaines : université, radio, publications, etc. Et plutôt que ◀de▶ reconnaître que cela n’est pas possible, en plus ◀d’▶un cas, il pousse à préférer des solutions médiocres, mais « bien ◀de▶ chez nous », aux avantages que pourrait procurer une coopération sans réserve avec d’autres cantons ou pays. Votre congrès ayant pour premier objectif ◀de▶ surmonter cette tendance défensive, faussement traditionnelle et autarcique, inutile ◀d’▶insister sur ce point.
Mais c’est une autre erreur, inverse ◀de▶ la première, qui ne cessera ◀de▶ vous tenter : celle ◀de▶ ◀l’▶organisation rationnelle ◀d’▶activités qui par essence, ne ◀le▶ sont pas.
Tout ◀le▶ secret du fédéralisme réside dans ◀l’▶art ◀de▶ distinguer, ◀de▶ cas en cas, ce qui marcherait mieux en étant centralisé et ce qui marcherait mieux en restant libre et dispersé, voire anarchique.
Il est clair que nos villes sont trop petites pour se payer chacune un laboratoire ◀de▶ recherches nucléaires, pour ne prendre que cet exemple. Mais qu’on ne dise pas qu’elles sont trop petites pour que s’y développent à foison des écoles ◀de▶ peintres, des galeries ◀d’▶exposition, des troupes ◀d’▶acteurs, des groupes ◀d’▶écrivains, voire des petites revues qui expriment ces groupes avec ◀l’▶intransigeance nécessaire. N’oublions pas que ◀les▶ cités qui ont fait ◀la▶ Renaissance en Italie, en Flandres ou en Bourgogne, étaient alors plus petites que nos villes romandes actuelles. Elles sont tout de même devenues des foyers rayonnants ◀de▶ créations du premier ordre. Et cela, je crois, pour ◀les▶ deux raisons suivantes : premièrement, ◀la▶ passion créatrice un peu folle ◀de▶ jeunes gens qui se groupaient en écoles, autour ◀d’▶un maître du métier ; secondement, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ dépense magnifique, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ nouveauté et du somptueux, qui caractérisent tant de princes et ◀de▶ grands marchands ◀de▶ ◀l’▶époque. Il est trop clair qu’à ◀l’▶absence ◀de▶ cette passion créatrice et ◀de▶ ce sens du mécénat, nul comité ◀de▶ coordination ne pourra jamais remédier. ◀Les▶ comités ne peuvent faire, au mieux, que des choses raisonnables, mais ◀la▶ culture est faite par des passions individuelles et par ◀de▶ petits groupes qui ne craignent pas ◀de▶ passer pour extravagants ou excessifs. ◀Les▶ comités sont par définition prudents et économes : leur rôle est normalement ◀de▶ rationaliser ◀les▶ activités dont ils s’occupent, pour ◀les▶ rendre plus économiques ou plus rentables. Mais ◀la▶ culture vivante vit ◀d’▶imprudence, et prospère dans ◀le▶ gaspillage des forces et des sommes. Je crains que nous soyons encore, en Suisse romande, aux antipodes ◀de▶ ce climat ◀d’▶excitation intellectuelle et artistique. Nos habitudes utilitaires, notre notion du sérieux confondu avec ◀le▶ rentable, nos réflexes jalousement égalitaires, décourageant toutes ◀les▶ initiatives hardies et protégeant en revanche trop ◀de▶ médiocrité pour peu qu’elles aient été un jour inscrites à quelque budget ◀d’▶État, et sous prétexte de répartition géographique équitable — ce qui n’est, soit dit en passant, qu’une parodie du vrai fédéralisme — c’est tout cela qui mérite aujourd’hui ◀d’▶inquiéter ◀les▶ amis ◀de▶ ◀la▶ culture, et c’est aussi tout cela qui menace dans ses sources notre vitalité fédéraliste.
On parle beaucoup, ces jours-ci, du danger que ◀le▶ Marché commun représenterait pour notre Suisse fédéraliste. Mais ce n’est pas ◀le▶ fait ◀de▶ supprimer nos douanes qui mettrait en danger nos « raisons ◀d’▶être » ! C’est bien plutôt ◀le▶ fait ◀de▶ ne plus s’intéresser qu’au niveau de notre vie matérielle, ◀de▶ traiter ◀la▶ culture en mendiante, ◀de▶ refuser ◀de▶ ◀la▶ faire participer à une prospérité économique sans précédent.
Nos raisons ◀d’▶être et ◀de▶ rester Suisses ne sont pas des raisons économiques. ◀Le▶ fédéralisme, j’ai tenté ◀de▶ vous ◀le▶ montrer une fois de plus, vit des mêmes réalités spirituelles et morales, et prend ses sources dans ◀les▶ mêmes attitudes ◀de▶ pensée que ◀la▶ culture créatrice. On ne sauvera pas l’un sans l’autre.