(1963) L’Opportunité chrétienne « Préface »

Préfacea

Les essais qui composent ce volume ne sont pas d’un théologien ni d’un apologiste d’une dénomination quelconque, mais d’un écrivain libre, je veux dire : qui ne représente que lui-même et ne s’adresse pas à un public confessionnel ou partisan pour confirmer ses partis pris, mais à tous ceux, chrétiens ou non, pour qui la religion est une réalité, ou du moins un problème permanent.

Personnaliste en philosophie, fédéraliste en politique, œcuménique en religion, au surplus longtemps occupé par les mythes créateurs de toute poésie et par les archétypes de l’amour tel qu’on l’exprime en Occident, je vois bien que dans tous ces ordres, je n’ai jamais cessé de rechercher une certaine cohérence fondamentale dont je vaudrais ici indiquer le principe. Qu’il s’agisse de métaphysique ou de morale pratique, d’action politique ou de poésie, si je m’inquiète du sens dernier de ce que je vis, écris, ou fais, c’est toujours à certaines options de nature proprement religieuse que se trouve ramenée ma pensée.

Le phénomène religieux, au sens très large où je l’entends, inclut certaines recherches subversives de la poésie d’avant-garde autant que l’effort de mise en ordre des dogmatiques traditionnelles et que les spéculations des gnoses modernes, scientifiques ou ésotériques. J’imagine qu’une curiosité aussi peu conformiste en ce domaine peut expliquer mes amitiés fécondes, successives ou simultanées, avec des hommes que par ailleurs tout semblait opposer sans recours : de Karl Barth à André Breton ou au Père Teilhard de Chardin ; des théologiens les plus stricts de l’Europe et des États-Unis aux écrivains les plus éloignés de tout dogme, pour peu qu’il se donne pour chrétien ; enfin des Occidentaux les plus conscients de leurs valeurs à certains spirituels de l’islam et de l’Inde. Faute de pouvoir établir le dialogue entre ces hommes extrêmes qui me touchent de si près mais qui demeurent convaincus qu’ils n’ont rien à se dire, j’ai composé ma dialogique personnelle. Au cours des prises de position occasionnelles que représentent les chapitres de ce livre, je crois bien que j’ai toujours tenu compte de la diversité des interlocuteurs intimes qui ont nourri ma recherche d’une unité vivante.

Or, je constate que de nos jours, le phénomène religieux au sens large est tenu pour suspect non seulement par les rationalistes et les athées, mais par toute une école théologique qui domine le protestantisme, et qui se trouve être celle dont j’ai le plus appris. Il me faut bien avouer ce paradoxe, car il est au cœur de mon livre.

Tout ce qu’il peut y avoir de solide dans le cadre théologique de mes essais, je le dois sans nul doute à Karl Barth.

Toutefois, l’homme ne vit pas de discipline, mais de vérité assimilée. Éviter, dénoncer l’erreur systématique est vital pour celui qui enseigne, mais accepter les risques d’erreur ou d’hérésie n’est pas moins vital pour celui qui est entré dans la quête spirituelle, qui doit inventer sa personne et qui découvre sa vocation.

Je ne dis pas cela contre un maître admirable, mais en songeant à ses disciples (dont j’étais lorsque j’écrivis plusieurs chapitres de ce livre), à ceux qui ne pensent plus que dans son style exagérément exclusif, et parodient sa dialectique du tout ou rien, ses « tout cela mais rien que cela » inlassablement martelés, sa manière dramatique d’exclure sans cesse tout ce qui risquerait de distraire l’attention de l’esprit, l’attente de l’âme, loin du point qu’il importe au docteur de la foi de circonscrire et d’imposer à tout jamais : là est la grâce, et pas ailleurs, et tout le reste est incroyance, ou même révolte… Ce pathos luthéro-calviniste fait la force, mais aussi la faiblesse d’une école qui a su redresser la pensée proprement protestante et qui en a fait un interlocuteur enfin ou de nouveau valable, au seuil du grand dialogue œcuménique.

Point d’Église sans orthodoxie, qui est la connaissance rectifiée (recta cognitio Dei, selon Calvin) telle qu’ont à la prêcher les « ministres du Verbe », telle qu’ont aussi à la communiquer ceux qui servent les sacrements. Mais dans la vie de l’esprit, qui n’est pas collective, l’Esprit seul peut montrer la voie de l’appropriation de la vérité. Or, il révèle qu’il est autant de voies que de personnes créées par lui.

Je me dis parfois que ces voies sont toutes « hérétiques » aux yeux de la doctrine cohérente de l’Église, mais sauvées par leur convergence au-delà des anathema sit.

Je me dis aussi que les découvertes de la science ne sont pas faites par ceux qui appliquent les règles, mais par celui qui ose imaginer à partir d’un défaut minuscule de la règle (négligé par les professeurs) quelque chose qui met en question de grandes prémisses indiscutées à l’échelle des réalités de la vie courante. De même un homme peut découvrir dans l’orthodoxie qui l’éduque l’infime défaut, juste aussi grand ou juste aussi petit que lui, par où il pourra se glisser vers la vérité qui l’attend, et qui était réservée pour lui seul.


Je ne crois pas à l’homme en général, der Mensch comme dit l’allemand, l’homo latin, auquel a cru l’Europe classique, et qui était invariable, éternel, de telle manière qu’on pouvait spéculer sur ses rapports justes ou faux une fois pour toutes avec un Dieu qui ne change pas.

Il y a des hommes, et qui évoluent beaucoup. Il y a eu, il y aura des hommes pour qui toutes les catégories de pensée dans lesquelles opèrent la dialectique barthienne, ou la raison thomiste, ou le pragmatisme, ou l’existentialisme, n’existaient pas encore ou n’existeront plus. Il y a eu et il y aura des hommes ne connaissant ni le « pain quotidien » ni le vin, ni les graines et semences dont parlent les paraboles évangéliques, ni les relations de filiation ou de justice égalitaire, ni l’organisation patriarcale de la société — de laquelle le système trinitaire est inséparable — ni la conception de la « personne » qui suppose la tradition grecque et le vocabulaire romain, ni même la conception de l’Unité ou de la pluralité dans l’Unité. Depuis près d’un million d’années (paraît-il) qu’il vit et meurt et pense un peu, « l’homme » a tellement changé — et ses conceptions de base — qu’on ne peut affirmer sans un orgueil borné qu’au cours des siècles, des millénaires ou des millions d’années à venir, il ne changera pas d’une manière beaucoup plus radicale encore, et que seule imaginent parmi nous les intuitions de rares esprits aventureux, assez mal vus. Barth nous a convaincus que la dogmatique chrétienne ne devait pas se lier à une philosophie, par définition transitoire et plus petite que la vérité. Mais il ne peut que sa théologie ne soit liée, indissolublement, à une histoire de la pensée occidentale, à une tranche très brève de l’histoire (3000 ans, 8000 ans, il n’importe), à une province, à un simple canton de l’évolution de l’homme dans l’espace et le temps.

Qu’on ne tire pas de cet argument un refus de conclure hic et nunc sur les relations de l’homme présent et de l’Esprit, ou des spéculations fondées dans un avenir encore inexistant pour nous, et qui seraient absurdes aujourd’hui. Le fait que toutes nos langues sont transitoires, qu’elles évoluent et qu’elles passeront un jour ne saurait justifier nos fautes de syntaxe ou de vocabulaire. Et le fait que nos modes actuels de pensée restent liés à la vieille logique grecque, par exemple, ne saurait excuser nos sophismes ou nos étourderies.

Mais ce serait une erreur dès maintenant que de lier l’absolu divin à nos formulations les plus « fidèles », et d’exclure ainsi par avance tout ce qui peut vivre hors d’elles en Dieu.

 

Ce correctif posé, il me faut ajouter que, quelle que soit l’évolution de ma pensée depuis vingt ans — certains des essais qu’on va lire datent de 1942 —, je n’ai pas éprouvé le besoin de modifier ou de retrancher quoi que ce soit d’important dans mes textes anciens. Ce n’est pas sur tel point précis que j’ai varié ; ce sont plutôt les perspectives dans lesquelles mes anciennes conclusions peuvent s’inscrire, qui me paraissent aujourd’hui plus ouvertes.

Ferney-Voltaire (Ain)
Janvier 1963