La▶ technique, facteur de paix (6 mars 1965)q r
Je ne suis pas un technicien, ni au sens étroit du terme, sujet de récentes controverses et d’une votation fédérale, ni au sens noble d’un ingénieur diplômé, ou d’un savant de ◀l’▶électronique ou de ◀la▶ science subnucléonique. Une prudence élémentaire m’incitera donc à ne point vous parler de ◀la▶ technique elle-même mais seulement de son rôle dans notre société, et non pas de ce que j’en sais, mais plutôt de ce que j’en puis faire comme usager moyen et homme qui réfléchit sur cet usage dans notre civilisation. Disons, symboliquement, que ◀l’▶éclairage à ◀l’▶électricité étant donné, je m’interroge sur ses avantages et ses défauts par rapport au confort quotidien, sans prétendre connaître ◀la▶ nature intime de ◀l’▶électricité et de ◀la▶ lumière : j’ignore si elle est ondulatoire ou corpusculaire, ou ◀les▶ deux à la fois, mais je sais que j’aime bien y voir clair pendant ◀la▶ nuit.
I
Comme ◀la▶ très grande majorité des hommes de notre siècle, sur tous ◀les▶ continents, ◀la▶ technique me passionne et m’amuse, j’en voudrais tout savoir, et je voudrais pouvoir jouer de ses procédés et possibilités comme je peux jouer avec des mots ou des concepts, et en tirer quelques effets nouveaux ou justes. Faute de quoi, je me vois réduit à poser quelques grandes questions des plus naïves, et qui ne portent pas sur tel ou tel problème précis que se posent ◀les▶ techniciens, mais sur ◀le▶ phénomène technique en général.
Première question : Comment s’explique ◀le▶ fait patent que ◀la▶ technique moderne — mettons depuis ◀le▶ xviie siècle — ait été ◀la▶ création de ◀l’▶Europe seule — et, par ◀la▶ suite, de ses filiales américaine et russe — alors que ni ◀l’▶Afrique des tribus et des sorciers, ni ◀l’▶Inde des castes et des sages, ni ◀la▶ Chine des mandarins et des paysans, n’avaient pu ou voulu produire de machines, de turbines ou même de canons, jusqu’à ces toutes dernières décennies, et n’y auraient pas songé d’elles-mêmes, sans ◀l’▶exemple et ◀le▶ défi occidental ?
Que signifie ◀l’▶effort technique des Européens, et quelles sont ses racines profondes dans ◀la▶ psyché occidentale ?
J’ai tenté de répondre à ces questions dans un livre intitulé ◀L’▶Aventure occidentale de ◀l’▶homme , et je me suis vu amené à établir une chaîne continue sinon de causes et d’effets, du moins d’attitudes spirituelles permettant et favorisant certaines recherches plutôt que d’autres, recherches qui à leur tour devaient conduire à certaines découvertes plutôt qu’à d’autres, — chaîne continue qui va des grands conciles des ive et ve siècles, comme ceux de Nicée et de Chalcédoine, jusqu’à ◀la▶ bombe atomique. Voilà qui peut surprendre, mais qui est en somme très simple : ◀la▶ religion prépondérante de ◀l’▶Europe se fonde sur ◀le▶ dogme de ◀l’▶Incarnation. Or qu’est-ce que ◀l’▶Incarnation, sinon Dieu lui-même, ◀l’▶Esprit pur, qui choisit de se rendre connaissable dans un corps d’homme. Il en résulte que ◀le▶ corps physique, et ◀la▶ matière du même coup, se trouvent fortement valorisés comme objet des recherches de ◀l’▶esprit. Corps et matière sont bien réels aux yeux de ◀l’▶Occidental christianisé, et ne sont pas une simple illusion, une partie du voile de Maya que tout ◀l’▶effort spirituel doit tendre à dissiper, comme ◀le▶ veulent ◀les▶ religions brahmanique et bouddhiste. ◀Le▶ corps et ◀la▶ matière et toute ◀la▶ création, désormais, paraissent « dignes d’être contemplés », comme ◀le▶ dira Kepler, bien plus, d’être transformés par ◀l’▶homme spirituel et sauvés, ainsi que ◀l’▶avait déjà dit saint Paul, dont je rappelle ici une déclaration réellement fondamentale : « ◀La▶ création tout entière, dans une attente ardente, attend ◀la▶ révélation des fils de Dieu, avec ◀l’▶espérance qu’elle aussi sera affranchie de ◀la▶ servitude de ◀la▶ corruption… pour avoir part à ◀la▶ liberté de ◀l’▶Esprit. » Il y a là un programme grandiose d’action sur ◀le▶ cosmos, qui s’offre à ◀l’▶homme en tant que spirituel, précisément. Programme grandiose, pratiquement infini, ou qui ne finira qu’avec ◀la▶ fin des temps. Mais ◀la▶ croyance en un Dieu créateur et régulateur du cosmos ◀le▶ rend cependant concevable pour ◀la▶ foi.
Il faut voir là sinon ◀l’▶origine immédiate de ◀la▶ science, du moins ◀l’▶annonce de ◀l’▶attitude fondamentale, de ◀l’▶option de base qui va rendre ◀la▶ science possible et qui va donner bonne conscience à ◀la▶ recherche appliquée non plus à ◀l’▶esprit seul, absolu et impersonnel, comme en Inde, ou aux esprits surnaturels, comme dans ◀la▶ magie africaine, mais aux corps et à ◀la▶ matière et à toute ◀la▶ Nature naturée — Nature à laquelle il ne s’agit plus de se conformer, mais qu’il faut au contraire transformer hardiment, illuminer el finalement sauver : c’est cela que ◀la▶ Nature attend de ◀l’▶homme, une action qui ◀la▶ maîtrise et ◀la▶ libère, et non pas une révérence dévotieuse et craintive.
D’autre part, ◀la▶ religion judéo-chrétienne d’un Dieu incarné, qui appelle ◀l’▶homme à ◀la▶ liberté dans sa condition concrète et non dans ◀l’▶évasion mystique, se combine, peu à peu, non sans peine, avec ◀le▶ rationalisme critique de ◀la▶ Grèce et son exigence de vérité, voire de véracité contrôlée et mesurée. Cette synthèse, qui est ◀l’▶œuvre du Moyen Âge, dès ◀le▶ xiiie siècle, produit ses effets à partir de ◀la▶ Renaissance, dans ◀la▶ création de ◀la▶ science moderne, et j’entends bien d’une science des corps et de ◀la▶ matière qui ne se veut pas seulement spéculative, mais transformatrice du réel. Ajoutez-y ◀le▶ goût du travail, vertu ou vice des populations nordiques, d’ailleurs approuvé par ◀les▶ ordres monastiques : laborare est orare ; et enfin, ◀la▶ nécessité de survivre dans un petit coin du monde peu favorisé par ◀les▶ dons gratuits de ◀la▶ Nature, — j’entends notre péninsule occidentale de ◀l’▶Asie, et vous aurez ◀les▶ conditions enfin réunies de ◀l’▶apparition de ◀la▶ technique en Europe : effort plus ascétique que magique, et plus rigoureux qu’hédoniste, de maîtrise et de transformation de ◀la▶ matière et de ◀la▶ Nature, effort de création d’un milieu artificiel, au service des fins propres de ◀l’▶homme.
II
Mais ici se pose une deuxième question : ◀les▶ étapes de ◀la▶ technique ainsi définie dans ses motivations n’ont-elles pas coïncidé historiquement avec ◀les▶ guerres, c’est-à-dire avec des explosions de passions tout à fait naturelles et païennes, plutôt qu’avec ◀les▶ développements de ◀la▶ vie spirituelle en Occident ?
Et de fait, que ce soit ◀la▶ technique occidentale qui ait favorisé ◀les▶ guerres, ou ◀l’▶inverse, ce que ◀l’▶on observe à coup sûr, c’est un parallélisme ou une interaction constante entre ◀le▶ progrès de nos techniques et ◀l’▶aggravation du pouvoir destructeur des guerres.
◀Le▶ couteau de silex puis ◀le▶ glaive sont ◀les▶ armes du combat singulier entre chefs. ◀L’▶arquebuse, ◀les▶ machines de siège, ◀les▶ lances et ◀les▶ cuirasses permettent d’armer de petits corps de troupe qui ne dépendent pour leurs fournitures de guerre que des forgerons et des menuisiers. Cet artisanat primitif correspond à ◀la▶ guerre entre communes et fiefs. Avec ◀le▶ canon puis ◀le▶ fusil apparaissent ◀les▶ guerres de peuple à peuple, puis de nation à nation. Ce type d’armement s’accroît quantitativement avec la première révolution industrielle, qui aboutit à ◀la▶ Materialschlacht de Verdun. ◀La▶ fin de ◀la▶ guerre de 14-18 voit intervenir un élément nouveau, fourni par ◀la▶ technique : ◀le▶ moteur (auto, char, avion). Mais ◀le▶ point final de la Deuxième Guerre mondiale, qui fut une guerre motorisée, est posé par ◀la▶ bombe d’Hiroshima, début d’une ère de fantastique accélération des sciences physiques et de ◀la▶ technique. Désormais, ◀les▶ dimensions de ◀la▶ guerre débordent largement ◀la▶ nation et deviennent continentales, voire mondiales.
Dans cette évolution, on peut se demander si ◀l’▶élargissement de ◀la▶ guerre a vraiment résulté du progrès de ◀la▶ technique, ou si ce n’est pas plutôt ◀la▶ technique qui a bénéficié des commandes militaires.
Entre ◀les▶ deux guerres mondiales, Paul Valéry notait cette remarque désabusée : ◀la▶ science a su donner aux hommes des moyens de s’armer, mais non pas de désarmer. Et il est vrai que ◀les▶ armes nouvelles inventées par ◀les▶ techniciens n’ont guère fait que s’ajouter aux anciennes, curieusement appelées « conventionnelles », et que ◀l’▶effort de ◀la▶ science, mobilisée au service des États, a dû se borner en fait à chercher des ripostes à ◀l’▶emploi de ces armes, et non pas ◀les▶ moyens de ◀les▶ éliminer ou de ◀les▶ rendre inutiles.
Pourtant, il semble bien que ◀l’▶excès même de ◀la▶ puissance des armes inventées par nos sciences ait tout d’un coup bloqué ce processus d’interaction conduisant à des destructions toujours plus étendues. ◀La▶ bombe A, puis ◀la▶ bombe H, n’ont certes pas amené ◀le▶ désarmement, ni même ralenti ◀la▶ production des armes conventionnelles, mais elles ont rendu leur emploi pratiquement impossible à grande échelle, depuis près d’une vingtaine d’années. ◀L’▶immense utilité de ◀la▶ bombe H, c’est en somme qu’elle n’est pas utilisable. Elle se trouve interdire de ◀la▶ sorte, ou limiter rigoureusement, ◀l’▶emploi des armes moins puissantes, simplement parce que cet emploi risquerait de nous jeter dans une guerre atomique qu’il semble bien qu’on ait décidé de ne pas faire.
On a donc atteint une limite, une sorte de point mort de ◀la▶ guerre, qui permet à ◀la▶ paix de durer tant bien que mal, et c’est ce que ◀l’▶on a baptisé ◀l’▶équilibre de ◀la▶ terreur. ◀La▶ prodigieuse réussite technique que représente ◀la▶ bombe H sert ◀la▶ paix en ceci qu’elle a suscité un sentiment encore plus violent que ◀les▶ passions nationalistes ou idéologiques, et qui neutralise ou refoule ces passions — ◀la▶ peur, commencement de ◀la▶ sagesse des nations. Encore faut-il s’entendre sur ce terme de peur. Je pense bien moins ici à ◀la▶ peur des masses et des individus dont on parle tant, peur d’une espèce de fin du monde qu’entraînerait ◀la▶ guerre atomique, et que j’avoue ne pas ressentir très fortement ni en moi, ni autour de moi, tant il est vrai que ◀l’▶idée d’un malheur universel et définitif agit peu sur ◀l’▶imagination : malheur de tous, malheur de personne en particulier. Je n’ai pu observer ◀la▶ peur de ◀la▶ menace atomique qu’aux États-Unis, il y a trois ans, à une époque où toute ◀la▶ presse parlait de ◀la▶ construction d’abris antiatomiques familiaux : si quelques-uns avaient des chances d’échapper, alors ◀la▶ menace devenait beaucoup plus sensible aux autres… ◀L’▶équilibre de ◀la▶ terreur repose bien moins sur une angoisse panique des peuples qui s’opposerait — on ne sait comment — à un conflit atomique, que sur une crainte bien raisonnée, basée sur des informations précises, qui retient ◀les▶ gouvernants de peser sur ◀le▶ bouton rouge, crainte plus forte que toute autre passion, conviction ou ambition, et qui de ◀la▶ sorte dévalorise ◀les▶ enjeux idéologiques et démystifie ◀les▶ passions politiques.
C’est donc bien à ◀la▶ technique, en dernière analyse, que nous devons ce blocage de ◀la▶ guerre en Europe et au sein du plus grand Occident. Sur notre continent, ◀la▶ technique a créé des réseaux si serrés d’interdépendance économique et industrielle, qu’un conflit armé entre deux de nos nations paraît devenu impraticable. ◀Le▶ charbon et ◀l’▶acier, ◀l’▶énergie électrique, ◀les▶ oléoducs, ◀les▶ matières fissiles une fois mis en commun — c’est en bon train de se faire — avec quoi se battrait-on, au bout de quelques semaines ? Avec des bâtons, des couteaux. ◀Les▶ bombes atomiques ne seraient guère utilisables de nation à nation, en Europe : nous sommes trop près ◀les▶ uns des autres, et celui qui en lancerait une risquerait d’en recevoir dans ◀l’▶heure suivante ◀les▶ retombées mortelles. J’entendais débattre cette question, l’autre jour, aux Rencontres de Genève, et je songeais que ces armes d’une puissance folle nous laissent en fait à ◀la▶ merci d’une saute de vent.
Mais si ◀l’▶on peut admettre que ◀la▶ technique a réussi à pacifier ◀l’▶Europe en désarmant et jugulant pratiquement ses passions nationalistes, sources des guerres ◀les▶ plus atroces de ◀l’▶Histoire, et, si ◀l’▶on constate d’autre part que ◀la▶ menace atomique tient en respect ◀les▶ deux empires occidentaux de ◀l’▶Est et de ◀l’▶Ouest, malgré ◀les▶ conflits idéologiques qui semblaient devoir ◀les▶ opposer irréductiblement, quels ont été ◀les▶ effets de ◀l’▶expansion technique dans ◀le▶ reste du monde ? Ici, ◀le▶ tableau change à vue.
C’est ◀la▶ technique née en Europe, dans ◀le▶ contexte spirituel et culturel que j’évoquais tout à ◀l’▶heure, qui a mis en relation ◀les▶ divers continents et qui a révélé à leurs peuples ◀l’▶existence d’autres civilisations, à certains égards plus développées, en tout cas plus prospères. C’est ◀la▶ technique qui a fait voir ◀l’▶Occident aux peuples de ◀l’▶Afrique, du monde arabe, de ◀l’▶Inde et de ◀l’▶Extrême-Orient. Au temps de ◀la▶ colonisation, ◀les▶ peuples du tiers-monde ne connaissaient de nous que d’assez rares exemplaires de colons et de soldats, qui n’avaient rien de bien attirant. Mais aujourd’hui, ◀le▶ cinéma leur fait voir de leurs yeux et comme à bout portant nos villes, nos mœurs, ◀le▶ cadre de nos vies et notre luxe matériel quelque peu idéalisé. Désormais ◀la▶ comparaison entre leur sort précaire et notre sort prospère s’impose à eux et suscite leur envie, leur jalousie. Ils prennent conscience d’une misère relative, qui autrefois leur paraissait normale ou en tout cas inévitable, dans ◀l’▶ignorance où ils étaient de ◀la▶ simple possibilité d’une vie meilleure ou différente, plus affranchie des dures nécessités et limitations naturelles. Ils voient cela, et ils exigent nos machines, mais ils ne voient pas, hélas, ce qui ◀les▶ a rendues possibles. Ils croient qu’ils pourraient acheter ces beaux objets (ou plutôt se ◀les▶ faire donner) et en user mais sans payer leurs frais d’investissement humains et culturels : ◀le▶ travail de nos masses ouvrières et leurs sacrifices, ◀le▶ sens de ◀l’▶exactitude rigoureuse, de ◀la▶ véracité, et d’une sorte d’ascèse disciplinée, dont ils n’ont guère ◀la▶ notion, et encore moins ◀le▶ goût.
Mais ◀la▶ technique occidentale fait bien plus que leur révéler cette misère relative : dans une mesure sans cesse croissante, elle ◀la▶ crée. Il a suffi de leur communiquer ◀les▶ rudiments de notre hygiène pour provoquer chez eux un accroissement démographique vertigineux, et qui dépasse de très loin ◀l’▶accroissement de leurs ressources dans ◀le▶ même temps : or ces dernières étaient déjà beaucoup trop faibles… Voilà ◀le▶ drame, et ◀la▶ menace plus grave que celle de ◀la▶ bombe H.
Ainsi ◀le▶ contact avec ◀l’▶Occident non seulement persuade ◀le▶ tiers-monde de sa misère, mais ◀l’▶aggrave et augmente ◀le▶ déséquilibre entre eux et nous. Tout le monde sent bien qu’un tel déséquilibre peut devenir un jour facteur de guerres planétaires ; non pas demain, car ils sont encore faibles et démunis, mais après-demain, si une grande nation ayant ◀la▶ bombe ◀les▶ regroupe et se met à leur tête. Que peut faire ◀l’▶Occident, pour éviter ce désastre qui serait bien pire que tout ce que nous faisait redouter ◀la▶ guerre froide au temps de Staline ? Il semble hors de question que ◀l’▶Occident puisse nourrir ◀les▶ milliards d’affamés qui se multiplient sans frein dans ◀le▶ tiers-monde. ◀Les▶ philanthropes qui nous adjurent de nous priver de notre superflu pour apaiser ◀la▶ faim du monde sont hélas en pleine utopie. Ils entretiennent notre mauvaise conscience sans fournir ◀les▶ moyens de nous en délivrer par une action concrète, réalisable. Tous nos surplus alimentaires et ◀les▶ investissements ◀les▶ plus massifs de nos capitaux réunis arriveraient peut-être à couvrir au maximum un sixième de ◀la▶ demande actuelle du tiers-monde, et cette demande aura au moins doublé d’ici vingt ans. À supposer même que notre science découvre ◀les▶ moyens de créer des aliments synthétiques, tirés de ◀l’▶air et de ◀l’▶eau, et qu’elle réussisse à nourrir des dizaines de milliards d’humains, ceux-ci seront obligés de manger debout — selon ◀les▶ prévisions de nos démographes. On ne peut pas agrandir ◀la▶ terre.
Il faut donc que notre technique, qui a créé sans ◀le▶ vouloir ce problème gigantesque, branché sur des passions fondamentales comme ◀la▶ faim, ◀le▶ racisme et ◀le▶ sentiment d’infériorité, crée maintenant ◀les▶ moyens de ◀le▶ résoudre : et cela suppose un effort immédiat d’éducation qui permettra seul au tiers-monde de freiner ◀l’▶accroissement de sa population et en même temps de développer lui-même ◀les▶ ressources nécessaires, que d’ailleurs il possède matériellement. Si un peu de technique a créé ◀la▶ famine, beaucoup plus de technique assimilée par un effort éducatif et culturel peut seule permettre de ◀la▶ surmonter. (Ce sont là d’énormes problèmes, qu’une conférence prochaine, à Bâle, sur ◀le▶ thème « ◀L’▶Europe et ◀le▶ monde », essaiera de poser clairement, sinon de résoudre.)
Je suis donc amené à formuler ◀la▶ thèse suivante : ◀la▶ technique, en principe, n’est pas plus un facteur de paix qu’un facteur de guerre. Elle fournit aux armées des moyens de faire ◀la▶ guerre, mais ce n’est pas elle qui cause ◀les▶ guerres, ce sont au contraire ◀les▶ passions, qui utilisent ◀la▶ technique comme instrument. C’est ◀l’▶explosion des nationalismes en 1914 qui a déclenché la Première Guerre mondiale, et non pas ◀la▶ mitrailleuse, ou ces avions biplans qui volaient tout juste assez vite pour ne pas tomber. (« Vole aussi bas que possible et surtout pas trop vite », écrivait une mère angoissée à son fils aviateur en 1915.) Mais de cette Première Guerre mondiale sont issus très rapidement ◀le▶ bulldozer et ◀l’▶avion de ligne. Et ce n’est pas ◀la▶ maîtrise de ◀l’▶énergie nucléaire, dont ◀les▶ principes et ◀les▶ brevets étaient déposés dès 1939 par ◀l’▶équipe Joliot-Curie, mais restaient ignorés par ◀les▶ gouvernements, qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, mais au contraire, c’est sa réalisation par Fermi et Oppenheimer qui a mis fin à cette guerre ◀le▶ 5 août 1945, à Hiroshima.
Voilà donc ◀la▶ technique exonérée historiquement, et de ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise, du reproche populaire d’être fauteuse de guerre.
Par rapport à ◀la▶ guerre et à ◀la▶ paix, ◀la▶ technique n’est pas un facteur indifférent, mais bien ambivalent : pas de guerre possible sans elle, mais si elle bénéficie des guerres, c’est elle aussi qui leur met fin, et aujourd’hui ◀les▶ freine ou même ◀les▶ bloque.
III
Ceci dit, reconnaissons que ◀la▶ guerre bloquée, ce n’est pas encore ◀la▶ vraie paix. Celle-ci ne peut naître qu’à ◀la▶ faveur d’un équilibre qui ne soit pas celui de ◀la▶ terreur, mais des diverses facultés humaines développées dans ◀la▶ liberté et une certaine mesure d’harmonie : harmonie entre ◀l’▶homme et ◀la▶ Nature, entre ◀la▶ personne et ◀la▶ communauté, entre ◀les▶ communautés nationales, et enfin, entre ◀les▶ cultures différentes.
◀La▶ technique peut-elle contribuer à établir et enrichir cet équilibre ? Ou au contraire, comme on a tendance à ◀le▶ croire dans nos élites humanistes, serait-elle un facteur de déshumanisation, qui ne substituerait aux explosions belliqueuses qu’une sorte d’implosion des énergies humaines, domestiquées, mécanisées, canalisées du berceau à ◀la▶ tombe, et soumises aux seules lois de ◀la▶ production de série, conditionnant un bonheur tout fait et uniforme, une sorte de bonheur objectif ? (horribile dictu !) C’est la dernière question que je voudrais non pas traiter, ◀le▶ temps me manque, mais évoquer par trois exemples.
Sur ◀la▶ question de savoir si ◀la▶ technique favorise ou non ◀l’▶équilibre entre ◀les▶ différentes cultures qui se partagent aujourd’hui ◀la▶ planète, je viens de vous donner une réponse ambiguë : d’une part ◀la▶ technique a révélé et accentué des disparités intolérables, d’autre part elle pourrait ◀les▶ réduire, à condition de concerter ses plans avec ceux des éducateurs et des élites culturelles du tiers-monde autant que de ◀l’▶Europe, et j’entends d’une Europe agissant comme un tout et non plus comme un concert discordant de nationalismes séniles.
Sur ◀la▶ question de savoir si ◀la▶ technique favorise ou tend à détruire ◀l’▶équilibre entre ◀l’▶homme et ◀la▶ Nature, ma réponse est également double. Certes, et je ◀l’▶ai dit en débutant, ◀le▶ progrès technique a consisté dès ◀les▶ origines ◀les▶ plus reculées non pas à inventer des gadgets, mais à transformer ◀la▶ Nature pour ◀la▶ mettre au service de ◀l’▶homme et de ses fins propres, pour surmonter ◀la▶ peur, ◀la▶ faim, ◀le▶ froid, ◀la▶ faiblesse physique et ◀la▶ fatigue, au moyen d’outils puis de machines centuplant ◀la▶ force de nos bras, et reculant presque à ◀l’▶infini cosmique et microscopique ◀les▶ limites de perception de nos sens. Cet effort, après cent-mille ans de progrès lents, marqués par ◀la▶ maîtrise du feu, ◀l’▶invention de ◀la▶ roue, et ◀la▶ métallurgie, a subitement abouti, en Occident, au machinisme, aux produits synthétiques, aux anesthésiques et antibiotiques, à ◀la▶ victoire sur ◀la▶ distance géographique et à ◀la▶ vision instantanée de tout ce qui arrive d’important sur ◀la▶ terre. Déjà nous vivons dans un cadre plus qu’à moitié artificiel. J’ai habité quelques années à New York dans un paysage urbain d’une grande complexité, où ◀la▶ Nature n’était plus représentée que par des pans de ciel abstrait entre ◀les▶ parois des gratte-ciel, un coin de ◀l’▶East River canalisée, entre deux ponts, et quelques mouettes sur un îlot rocheux. Coupés du contact quotidien avec ◀la▶ terre et ◀la▶ végétation, en partie libérés des rythmes de ◀la▶ vie animale et même des saisons, ◀les▶ citadins du xxe siècle seraient-ils des monstres, pâles victimes d’une technique qui ◀les▶ enferme dans un milieu de brique et de ciment, d’air pollué et de vacarme révoltant ? C’était vrai au xixe siècle et ce ◀l’▶est encore en partie pour ◀le▶ prolétariat des villes industrielles. C’est de moins en moins vrai dans une époque où Paris, grâce aux trains, à ◀l’▶auto, à ◀l’▶avion, se vide à moitié sur ◀les▶ plages pendant ◀l’▶été. Et je mets en fait que ◀la▶ jeunesse qui ne parle, dit-on, que de marques d’autos, connaît mieux ◀les▶ forêts, ◀les▶ montagnes et ◀les▶ plages de plusieurs régions de ◀l’▶Europe que ses ancêtres en redingote, qui ne parlaient que de politique. Un peu de technique industrielle rudimentaire nous avait écartés de ◀la▶ nature, beaucoup de technique bien habituée et maîtrisée y ramène. ◀La▶ technique au xixe siècle signifiait fumée noire, murs noircis, travail à ◀la▶ chaîne et ouvriers esclaves de ◀la▶ machine ; elle peut et doit signifier dès demain usines de verre entourées d’arbres, automation qui libère ◀l’▶ouvrier, loisirs accrus, intimité nouvelle avec une nature mieux protégée que nous n’avons su ◀le▶ faire dans cette génération.
Enfin, il y a ◀la▶ grande question de savoir si ◀la▶ technique enchaîne ◀l’▶individu ou ◀le▶ libère, si nous sommes en réalité ◀les▶ esclaves de nos machines ou si elles nous servent, et surtout — cette question résumant toutes ◀les▶ autres — si ◀l’▶humanité saura maîtriser ◀la▶ bombe atomique, ou si un jour, prochain peut-être, à ◀la▶ suite d’une erreur fatale commise au Pentagone ou au Kremlin, voire à ◀l’▶Élysée, ◀la▶ bombe nous anéantira…
Ces questions sont très populaires, non seulement dans notre presse et chez ◀les▶ publicistes à grand tirage, mais chez ◀les▶ écrivains et philosophes ◀les▶ plus sérieux. Bernanos a écrit un livre plein de verve et d’indignation patriotique et prophétique intitulé : ◀La▶ France contre ◀les▶ robots. Et une littérature considérable produit depuis une cinquantaine d’années des variations sur ◀le▶ thème pessimiste de « ◀la▶ Technique contre ◀l’▶humain ».
Eh bien, messieurs, tout cela repose en fin de compte sur une illusion enfantine : celle qui consiste à battre ◀la▶ table à laquelle on s’est heurté. ◀La▶ technique n’est pas une puissance indépendante de ◀l’▶homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui. ◀La▶ technique n’est pas matérialiste, seul ◀l’▶homme peut ◀l’▶être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis ou quand il se laisse dominer par ses propres mécanismes psychologiques. ◀La▶ technique n’est pas davantage utilitariste, et je dirai plus : dans ses intentions primitives, dans sa genèse, elle n’est même pas utilitaire ! ◀L’▶histoire des grandes inventions, de celle du feu à celle de ◀la▶ fusée spatiale, n’est pas ◀l’▶histoire de « besoins » qui auraient existé avant elles, c’est plutôt ◀l’▶histoire de nos rêves. ◀L’▶hypothèse si longtemps admise sur ◀l’▶origine utilitaire ou économique de ◀la▶ technique, aux premiers âges de ◀l’▶homme, est aujourd’hui abandonnée au profit d’explications par ◀la▶ magie ou ◀les▶ rites religieux. D’une manière générale, et plus près de nous, ◀les▶ grandes inventions qui ont modifié nos vies — je ne parle pas de nos gadgets — ne sont pas nées pour satisfaire des besoins matériels que personne n’éprouvait avant elles, mais c’est généralement ◀l’▶inverse qui s’est produit. Personne n’avait besoin d’autos quand il n’y en avait pas encore — à part quelques rêveurs un peu bizarres. C’est du rêve de voler qu’est né ◀l’▶avion, et du rêve de partir au hasard sur ◀les▶ routes qu’est née ◀l’▶auto : vous en trouverez ◀le▶ récit détaillé dans ◀l’▶autobiographie de Henry Ford. Ce rêveur incurable, bricoleur sans culture ni génie, était obsédé par ◀l’▶idée de construire une « locomotive routière », comme il ◀l’▶appelait, c’est-à-dire un véhicule rapide qui ne fût pas astreint à suivre ◀la▶ loi rigide des « voies ferrées » et ses horaires, mais pût aller à ◀l’▶aventure : phantasme typique de ◀l’▶adolescence. ◀Le▶ jeune Ford ◀le▶ réalise en 1893, quelques années après que ◀l’▶Allemand Otto eut inventé ◀le▶ moteur à explosion interne. On n’ignore pas d’ailleurs que des dizaines d’ingénieurs — en France surtout — avaient construit des prototypes variés d’automobiles avant Ford. Son invention, ou sa réinvention indépendante n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, d’ordre psychologique, autant ou plus que par ses succès ultérieurs. Aujourd’hui, ◀l’▶on entend ◀les▶ belles âmes soupirer que ◀l’▶homme est devenu ◀l’▶esclave de sa voiture, et c’est vrai dans ce sens que ◀l’▶homme moyen croit qu’il ne pourrait plus se passer de cet objet, mais ◀le▶ fautif n’est pas ◀la▶ voiture, c’est ◀la▶ publicité, ◀la▶ mode, ◀la▶ vie sociale — c’est donc ◀l’▶homme et non pas ◀la▶ technique.
Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que ◀l’▶invention de Ford est née d’un rêve d’évasion hors des voies imposées de ◀la▶ civilisation, hors des « chemins de fer » au nom évocateur de dure contrainte, tandis que ◀le▶ préfixe « auto » évoque ◀la▶ liberté de ◀l’▶individu, cette invention n’était certes pas ◀la▶ mieux adaptée à ses fins, ni ◀la▶ mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on ◀le▶ voit bien aujourd’hui, dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer ◀les▶ autoroutes. Si je veux être libre de rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange et je puis méditer à loisir. À mon volant, rien de pareil : tout ce que je peux lire, ce sont des chiffres, des ordres de police routière ; si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, si je rêvasse un klaxon me réveille brutalement, et si je m’endors, c’est pour toujours…
Cet exemple, entre mille, nous fait voir ◀l’▶ambiguïté, ◀l’▶ambivalence fondamentale non seulement des motifs et des buts de ◀l’▶invention technique, mais de ses effets sur ◀l’▶homme et sur ◀la▶ société.
Tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui se résume en propositions d’une extrême simplicité.
◀La▶ technique est un instrument qui ne saurait être, en soi, mauvais ou bon. Tantôt révérée comme instance et compétence suprêmes, quand on invoque par exemple « ◀les▶ exigences techniques » pour trancher en dernier ressort de grands problèmes qui appelleraient en réalité des décisions politiques ou morales, tantôt mise en accusation parce qu’elle aurait produit ◀le▶ danger atomique ou voudrait nous réduire à ◀l’▶état de robots, elle ne mérite en vérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Elle n’est que ◀le▶ moyen de nos passions et de nos rêves, ◀le▶ moyen de nos vraies fins, que nous voulions ignorer, ou bien que nous avions perdu de vue ; et alors nous trichons, et nous nous persuadons que ◀la▶ technique n’est après tout qu’un ensemble de procédés ingénieux et utilitaires, destinés à nous faciliter ◀la▶ vie, mais voilà que tout d’un coup, par une inexplicable malice des choses, dont nous ne serions pas du tout responsables, elle menace au contraire d’anéantir toute espèce de vie sur ◀la▶ terre.
◀La▶ technique n’est qu’un instrument, n’est qu’un moyen, soit de ◀la▶ guerre, soit de ◀la▶ paix, soit de ◀la▶ tyrannie des choses, soit de ◀la▶ liberté de notre action.
Mais surtout, par ses progrès mêmes, par ◀les▶ moyens de puissance toujours plus formidables et, en même temps, toujours plus facilement maniables qu’elle met entre nos mains — il suffit du plus petit geste, comme de presser sur un bouton pour produire ◀les▶ plus grands effets de toute ◀l’▶histoire — ◀la▶ technique nous met au défi de prendre conscience de nos options réelles devant ◀la▶ vie.
Telle qu’elle est devenue de nos jours, obsédée d’efficacité immédiate et rentable à court terme, pour ◀la▶ défense militaire, ◀l’▶économie, ◀l’▶hygiène ou ◀le▶ simple confort, il n’est peut-être pas d’activité humaine qui paraisse moins métaphysique en soi que ◀la▶ technique. Mais en même temps, il n’en est pas qui nous contraigne davantage, et avec une urgence plus dramatique, dans ◀le▶ cas de ◀la▶ Bombe par exemple (mais aussi des techniques chimiques et biologiques) à nous interroger sur ◀le▶ meilleur usage des pouvoirs inouïs qui sont devenus les nôtres.
Ainsi, qu’on ◀le▶ veuille ou non, c’est ◀la▶ technique elle-même qui nous oblige à reconsidérer d’une manière tout à fait concrète ◀la▶ question des vraies fins de notre vie et de ◀la▶ vraie nature de ◀l’▶homme. Ne serait-ce pas là, peut-être, son plus grand miracle ?