La technique, facteur de▶ paix (6 mars 1965)q r
Je ne suis pas un technicien, ni au sens étroit du terme, sujet ◀de▶ récentes controverses et ◀d’▶une votation fédérale, ni au sens noble ◀d’▶un ingénieur diplômé, ou ◀d’▶un savant ◀de▶ l’électronique ou ◀de▶ la science subnucléonique. Une prudence élémentaire m’incitera donc à ne point vous parler ◀de▶ la technique elle-même mais seulement ◀de▶ son rôle dans notre société, et non pas ◀de▶ ce que j’en sais, mais plutôt ◀de▶ ce que j’en puis faire comme usager moyen et homme qui réfléchit sur cet usage dans notre civilisation. Disons, symboliquement, que l’éclairage à l’électricité étant donné, je m’interroge sur ses avantages et ses défauts par rapport au confort quotidien, sans prétendre connaître la nature intime ◀de▶ l’électricité et ◀de▶ la lumière : j’ignore si elle est ondulatoire ou corpusculaire, ou les deux à la fois, mais je sais que j’aime bien y voir clair pendant la nuit.
I
Comme la très grande majorité des hommes ◀de▶ notre siècle, sur tous les continents, la technique me passionne et m’amuse, j’en voudrais tout savoir, et je voudrais pouvoir jouer ◀de▶ ses procédés et possibilités comme je peux jouer avec des mots ou des concepts, et en tirer quelques effets nouveaux ou justes. Faute ◀de▶ quoi, je me vois réduit à poser quelques grandes questions des plus naïves, et qui ne portent pas sur tel ou tel problème précis que se posent les techniciens, mais sur le phénomène technique en général.
Première question : Comment s’explique le fait patent que la technique moderne — mettons depuis le xviie siècle — ait été la création ◀de▶ l’Europe seule — et, par la suite, ◀de▶ ses filiales américaine et russe — alors que ni l’Afrique des tribus et des sorciers, ni l’Inde des castes et des sages, ni la Chine des mandarins et des paysans, n’avaient pu ou voulu produire ◀de▶ machines, ◀de▶ turbines ou même ◀de▶ canons, jusqu’à ces toutes dernières décennies, et n’y auraient pas songé ◀d’▶elles-mêmes, sans l’exemple et le défi occidental ?
Que signifie l’effort technique des Européens, et quelles sont ses racines profondes dans la psyché occidentale ?
J’ai tenté ◀de▶ répondre à ces questions dans un livre intitulé L’Aventure occidentale ◀de▶ l’homme , et je me suis vu amené à établir une chaîne continue sinon ◀de▶ causes et ◀d’▶effets, du moins ◀d’▶attitudes spirituelles permettant et favorisant certaines recherches plutôt que d’autres, recherches qui à leur tour devaient conduire à certaines découvertes plutôt qu’à d’autres, — chaîne continue qui va des grands conciles des ive et ve siècles, comme ceux ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine, jusqu’à la bombe atomique. Voilà qui peut surprendre, mais qui est en somme très simple : la religion prépondérante ◀de▶ l’Europe se fonde sur le dogme ◀de▶ l’Incarnation. Or qu’est-ce que l’Incarnation, sinon Dieu lui-même, l’Esprit pur, qui choisit ◀de▶ se rendre connaissable dans un corps ◀d’▶homme. Il en résulte que le corps physique, et la matière du même coup, se trouvent fortement valorisés comme objet des recherches ◀de▶ l’esprit. Corps et matière sont bien réels aux yeux de l’Occidental christianisé, et ne sont pas une simple illusion, une partie du voile ◀de▶ Maya que tout l’effort spirituel doit tendre à dissiper, comme le veulent les religions brahmanique et bouddhiste. Le corps et la matière et toute la création, désormais, paraissent « dignes ◀d’▶être contemplés », comme le dira Kepler, bien plus, ◀d’▶être transformés par l’homme spirituel et sauvés, ainsi que l’avait déjà dit saint Paul, dont je rappelle ici une déclaration réellement fondamentale : « La création tout entière, dans une attente ardente, attend la révélation des fils ◀de▶ Dieu, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie ◀de▶ la servitude ◀de▶ la corruption… pour avoir part à la liberté ◀de▶ l’Esprit. » Il y a là un programme grandiose ◀d’▶action sur le cosmos, qui s’offre à l’homme en tant que spirituel, précisément. Programme grandiose, pratiquement infini, ou qui ne finira qu’avec la fin des temps. Mais la croyance en un Dieu créateur et régulateur du cosmos le rend cependant concevable pour la foi.
Il faut voir là sinon l’origine immédiate ◀de▶ la science, du moins l’annonce ◀de▶ l’attitude fondamentale, ◀de▶ l’option ◀de▶ base qui va rendre la science possible et qui va donner bonne conscience à la recherche appliquée non plus à l’esprit seul, absolu et impersonnel, comme en Inde, ou aux esprits surnaturels, comme dans la magie africaine, mais aux corps et à la matière et à toute la Nature naturée — Nature à laquelle il ne s’agit plus ◀de▶ se conformer, mais qu’il faut au contraire transformer hardiment, illuminer el finalement sauver : c’est cela que la Nature attend ◀de▶ l’homme, une action qui la maîtrise et la libère, et non pas une révérence dévotieuse et craintive.
D’autre part, la religion judéo-chrétienne ◀d’▶un Dieu incarné, qui appelle l’homme à la liberté dans sa condition concrète et non dans l’évasion mystique, se combine, peu à peu, non sans peine, avec le rationalisme critique ◀de▶ la Grèce et son exigence ◀de▶ vérité, voire ◀de▶ véracité contrôlée et mesurée. Cette synthèse, qui est l’œuvre du Moyen Âge, dès le xiiie siècle, produit ses effets à partir de la Renaissance, dans la création ◀de▶ la science moderne, et j’entends bien ◀d’▶une science des corps et ◀de▶ la matière qui ne se veut pas seulement spéculative, mais transformatrice du réel. Ajoutez-y le goût du travail, vertu ou vice des populations nordiques, d’ailleurs approuvé par les ordres monastiques : laborare est orare ; et enfin, la nécessité ◀de▶ survivre dans un petit coin du monde peu favorisé par les dons gratuits ◀de▶ la Nature, — j’entends notre péninsule occidentale ◀de▶ l’Asie, et vous aurez les conditions enfin réunies ◀de▶ l’apparition ◀de▶ la technique en Europe : effort plus ascétique que magique, et plus rigoureux qu’hédoniste, ◀de▶ maîtrise et ◀de▶ transformation ◀de▶ la matière et ◀de▶ la Nature, effort ◀de▶ création ◀d’▶un milieu artificiel, au service des fins propres ◀de▶ l’homme.
II
Mais ici se pose une deuxième question : les étapes ◀de▶ la technique ainsi définie dans ses motivations n’ont-elles pas coïncidé historiquement avec les guerres, c’est-à-dire avec des explosions ◀de▶ passions tout à fait naturelles et païennes, plutôt qu’avec les développements ◀de▶ la ◀vie▶ spirituelle en Occident ?
Et ◀de▶ fait, que ce soit la technique occidentale qui ait favorisé les guerres, ou l’inverse, ce que l’on observe à coup sûr, c’est un parallélisme ou une interaction constante entre le progrès ◀de▶ nos techniques et l’aggravation du pouvoir destructeur des guerres.
Le couteau ◀de▶ silex puis le glaive sont les armes du combat singulier entre chefs. L’arquebuse, les machines ◀de▶ siège, les lances et les cuirasses permettent ◀d’▶armer ◀de▶ petits corps ◀de▶ troupe qui ne dépendent pour leurs fournitures ◀de▶ guerre que des forgerons et des menuisiers. Cet artisanat primitif correspond à la guerre entre communes et fiefs. Avec le canon puis le fusil apparaissent les guerres ◀de▶ peuple à peuple, puis ◀de▶ nation à nation. Ce type ◀d’▶armement s’accroît quantitativement avec la première révolution industrielle, qui aboutit à la Materialschlacht de Verdun. La fin ◀de▶ la guerre ◀de▶ 14-18 voit intervenir un élément nouveau, fourni par la technique : le moteur (auto, char, avion). Mais le point final ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale, qui fut une guerre motorisée, est posé par la bombe ◀d’▶Hiroshima, début ◀d’▶une ère ◀de▶ fantastique accélération des sciences physiques et ◀de▶ la technique. Désormais, les dimensions ◀de▶ la guerre débordent largement la nation et deviennent continentales, voire mondiales.
Dans cette évolution, on peut se demander si l’élargissement ◀de▶ la guerre a vraiment résulté du progrès ◀de▶ la technique, ou si ce n’est pas plutôt la technique qui a bénéficié des commandes militaires.
Entre les deux guerres mondiales, Paul Valéry notait cette remarque désabusée : la science a su donner aux hommes des moyens ◀de▶ s’armer, mais non pas ◀de▶ désarmer. Et il est vrai que les armes nouvelles inventées par les techniciens n’ont guère fait que s’ajouter aux anciennes, curieusement appelées « conventionnelles », et que l’effort ◀de▶ la science, mobilisée au service des États, a dû se borner en fait à chercher des ripostes à l’emploi ◀de▶ ces armes, et non pas les moyens ◀de▶ les éliminer ou ◀de▶ les rendre inutiles.
Pourtant, il semble bien que l’excès même ◀de▶ la puissance des armes inventées par nos sciences ait tout ◀d’▶un coup bloqué ce processus ◀d’▶interaction conduisant à des destructions toujours plus étendues. La bombe A, puis la bombe H, n’ont certes pas amené le désarmement, ni même ralenti la production des armes conventionnelles, mais elles ont rendu leur emploi pratiquement impossible à grande échelle, depuis près ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années. L’immense utilité ◀de▶ la bombe H, c’est en somme qu’elle n’est pas utilisable. Elle se trouve interdire ◀de▶ la sorte, ou limiter rigoureusement, l’emploi des armes moins puissantes, simplement parce que cet emploi risquerait ◀de▶ nous jeter dans une guerre atomique qu’il semble bien qu’on ait décidé ◀de▶ ne pas faire.
On a donc atteint une limite, une sorte ◀de▶ point mort ◀de▶ la guerre, qui permet à la paix ◀de▶ durer tant bien que mal, et c’est ce que l’on a baptisé l’équilibre ◀de▶ la terreur. La prodigieuse réussite technique que représente la bombe H sert la paix en ceci qu’elle a suscité un sentiment encore plus violent que les passions nationalistes ou idéologiques, et qui neutralise ou refoule ces passions — la peur, commencement ◀de▶ la sagesse des nations. Encore faut-il s’entendre sur ce terme ◀de▶ peur. Je pense bien moins ici à la peur des masses et des individus dont on parle tant, peur ◀d’▶une espèce ◀de▶ fin du monde qu’entraînerait la guerre atomique, et que j’avoue ne pas ressentir très fortement ni en moi, ni autour de moi, tant il est vrai que l’idée ◀d’▶un malheur universel et définitif agit peu sur l’imagination : malheur ◀de▶ tous, malheur ◀de▶ personne en particulier. Je n’ai pu observer la peur ◀de▶ la menace atomique qu’aux États-Unis, il y a trois ans, à une époque où toute la presse parlait ◀de▶ la construction ◀d’▶abris antiatomiques familiaux : si quelques-uns avaient des chances ◀d’▶échapper, alors la menace devenait beaucoup plus sensible aux autres… L’équilibre ◀de▶ la terreur repose bien moins sur une angoisse panique des peuples qui s’opposerait — on ne sait comment — à un conflit atomique, que sur une crainte bien raisonnée, basée sur des informations précises, qui retient les gouvernants ◀de▶ peser sur le bouton rouge, crainte plus forte que toute autre passion, conviction ou ambition, et qui ◀de▶ la sorte dévalorise les enjeux idéologiques et démystifie les passions politiques.
C’est donc bien à la technique, en dernière analyse, que nous devons ce blocage ◀de▶ la guerre en Europe et au sein du plus grand Occident. Sur notre continent, la technique a créé des réseaux si serrés ◀d’▶interdépendance économique et industrielle, qu’un conflit armé entre deux ◀de▶ nos nations paraît devenu impraticable. Le charbon et l’acier, l’énergie électrique, les oléoducs, les matières fissiles une fois mis en commun — c’est en bon train ◀de▶ se faire — avec quoi se battrait-on, au bout de quelques semaines ? Avec des bâtons, des couteaux. Les bombes atomiques ne seraient guère utilisables ◀de▶ nation à nation, en Europe : nous sommes trop près les uns des autres, et celui qui en lancerait une risquerait ◀d’▶en recevoir dans l’heure suivante les retombées mortelles. J’entendais débattre cette question, l’autre jour, aux Rencontres ◀de▶ Genève, et je songeais que ces armes ◀d’▶une puissance folle nous laissent en fait à la merci ◀d’▶une saute ◀de▶ vent.
Mais si l’on peut admettre que la technique a réussi à pacifier l’Europe en désarmant et jugulant pratiquement ses passions nationalistes, sources des guerres les plus atroces ◀de▶ l’Histoire, et, si l’on constate d’autre part que la menace atomique tient en respect les deux empires occidentaux ◀de▶ l’Est et ◀de▶ l’Ouest, malgré les conflits idéologiques qui semblaient devoir les opposer irréductiblement, quels ont été les effets ◀de▶ l’expansion technique dans le reste du monde ? Ici, le tableau change à vue.
C’est la technique née en Europe, dans le contexte spirituel et culturel que j’évoquais tout à l’heure, qui a mis en relation les divers continents et qui a révélé à leurs peuples l’existence d’autres civilisations, à certains égards plus développées, en tout cas plus prospères. C’est la technique qui a fait voir l’Occident aux peuples ◀de▶ l’Afrique, du monde arabe, ◀de▶ l’Inde et ◀de▶ l’Extrême-Orient. Au temps de la colonisation, les peuples du tiers-monde ne connaissaient ◀de▶ nous que ◀d’▶assez rares exemplaires ◀de▶ colons et ◀de▶ soldats, qui n’avaient rien ◀de▶ bien attirant. Mais aujourd’hui, le cinéma leur fait voir ◀de▶ leurs yeux et comme à bout portant nos villes, nos mœurs, le cadre ◀de▶ nos ◀vies▶ et notre luxe matériel quelque peu idéalisé. Désormais la comparaison entre leur sort précaire et notre sort prospère s’impose à eux et suscite leur envie, leur jalousie. Ils prennent conscience ◀d’▶une misère relative, qui autrefois leur paraissait normale ou en tout cas inévitable, dans l’ignorance où ils étaient ◀de▶ la simple possibilité ◀d’▶une ◀vie▶ meilleure ou différente, plus affranchie des dures nécessités et limitations naturelles. Ils voient cela, et ils exigent nos machines, mais ils ne voient pas, hélas, ce qui les a rendues possibles. Ils croient qu’ils pourraient acheter ces beaux objets (ou plutôt se les faire donner) et en user mais sans payer leurs frais ◀d’▶investissement humains et culturels : le travail ◀de▶ nos masses ouvrières et leurs sacrifices, le sens ◀de▶ l’exactitude rigoureuse, ◀de▶ la véracité, et ◀d’▶une sorte ◀d’▶ascèse disciplinée, dont ils n’ont guère la notion, et encore moins le goût.
Mais la technique occidentale fait bien plus que leur révéler cette misère relative : dans une mesure sans cesse croissante, elle la crée. Il a suffi ◀de▶ leur communiquer les rudiments ◀de▶ notre hygiène pour provoquer chez eux un accroissement démographique vertigineux, et qui dépasse ◀de▶ très loin l’accroissement ◀de▶ leurs ressources dans le même temps : or ces dernières étaient déjà beaucoup trop faibles… Voilà le drame, et la menace plus grave que celle ◀de▶ la bombe H.
Ainsi le contact avec l’Occident non seulement persuade le tiers-monde ◀de▶ sa misère, mais l’aggrave et augmente le déséquilibre entre eux et nous. Tout le monde sent bien qu’un tel déséquilibre peut devenir un jour facteur ◀de▶ guerres planétaires ; non pas demain, car ils sont encore faibles et démunis, mais après-demain, si une grande nation ayant la bombe les regroupe et se met à leur tête. Que peut faire l’Occident, pour éviter ce désastre qui serait bien pire que tout ce que nous faisait redouter la guerre froide au temps de Staline ? Il semble hors de question que l’Occident puisse nourrir les milliards ◀d’▶affamés qui se multiplient sans frein dans le tiers-monde. Les philanthropes qui nous adjurent ◀de▶ nous priver ◀de▶ notre superflu pour apaiser la faim du monde sont hélas en pleine utopie. Ils entretiennent notre mauvaise conscience sans fournir les moyens ◀de▶ nous en délivrer par une action concrète, réalisable. Tous nos surplus alimentaires et les investissements les plus massifs ◀de▶ nos capitaux réunis arriveraient peut-être à couvrir au maximum un sixième ◀de▶ la demande actuelle du tiers-monde, et cette demande aura au moins doublé d’ici vingt ans. À supposer même que notre science découvre les moyens ◀de▶ créer des aliments synthétiques, tirés ◀de▶ l’air et ◀de▶ l’eau, et qu’elle réussisse à nourrir des dizaines ◀de▶ milliards ◀d’▶humains, ceux-ci seront obligés ◀de▶ manger debout — selon les prévisions ◀de▶ nos démographes. On ne peut pas agrandir la terre.
Il faut donc que notre technique, qui a créé sans le vouloir ce problème gigantesque, branché sur des passions fondamentales comme la faim, le racisme et le sentiment ◀d’▶infériorité, crée maintenant les moyens ◀de▶ le résoudre : et cela suppose un effort immédiat ◀d’▶éducation qui permettra seul au tiers-monde ◀de▶ freiner l’accroissement ◀de▶ sa population et en même temps ◀de▶ développer lui-même les ressources nécessaires, que d’ailleurs il possède matériellement. Si un peu de technique a créé la famine, beaucoup plus ◀de▶ technique assimilée par un effort éducatif et culturel peut seule permettre ◀de▶ la surmonter. (Ce sont là ◀d’▶énormes problèmes, qu’une conférence prochaine, à Bâle, sur le thème « L’Europe et le monde », essaiera ◀de▶ poser clairement, sinon ◀de▶ résoudre.)
Je suis donc amené à formuler la thèse suivante : la technique, en principe, n’est pas plus un facteur ◀de▶ paix qu’un facteur ◀de▶ guerre. Elle fournit aux armées des moyens ◀de▶ faire la guerre, mais ce n’est pas elle qui cause les guerres, ce sont au contraire les passions, qui utilisent la technique comme instrument. C’est l’explosion des nationalismes en 1914 qui a déclenché la Première Guerre mondiale, et non pas la mitrailleuse, ou ces avions biplans qui volaient tout juste assez vite pour ne pas tomber. (« Vole aussi bas que possible et surtout pas trop vite », écrivait une mère angoissée à son fils aviateur en 1915.) Mais ◀de▶ cette Première Guerre mondiale sont issus très rapidement le bulldozer et l’avion ◀de▶ ligne. Et ce n’est pas la maîtrise ◀de▶ l’énergie nucléaire, dont les principes et les brevets étaient déposés dès 1939 par l’équipe Joliot-Curie, mais restaient ignorés par les gouvernements, qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, mais au contraire, c’est sa réalisation par Fermi et Oppenheimer qui a mis fin à cette guerre le 5 août 1945, à Hiroshima.
Voilà donc la technique exonérée historiquement, et ◀de▶ la manière la plus précise, du reproche populaire ◀d’▶être fauteuse ◀de▶ guerre.
Par rapport à la guerre et à la paix, la technique n’est pas un facteur indifférent, mais bien ambivalent : pas ◀de▶ guerre possible sans elle, mais si elle bénéficie des guerres, c’est elle aussi qui leur met fin, et aujourd’hui les freine ou même les bloque.
III
Ceci dit, reconnaissons que la guerre bloquée, ce n’est pas encore la vraie paix. Celle-ci ne peut naître qu’à la faveur ◀d’▶un équilibre qui ne soit pas celui ◀de▶ la terreur, mais des diverses facultés humaines développées dans la liberté et une certaine mesure ◀d’▶harmonie : harmonie entre l’homme et la Nature, entre la personne et la communauté, entre les communautés nationales, et enfin, entre les cultures différentes.
La technique peut-elle contribuer à établir et enrichir cet équilibre ? Ou au contraire, comme on a tendance à le croire dans nos élites humanistes, serait-elle un facteur ◀de▶ déshumanisation, qui ne substituerait aux explosions belliqueuses qu’une sorte ◀d’▶implosion des énergies humaines, domestiquées, mécanisées, canalisées du berceau à la tombe, et soumises aux seules lois ◀de▶ la production ◀de▶ série, conditionnant un bonheur tout fait et uniforme, une sorte ◀de▶ bonheur objectif ? (horribile dictu !) C’est la dernière question que je voudrais non pas traiter, le temps me manque, mais évoquer par trois exemples.
Sur la question ◀de▶ savoir si la technique favorise ou non l’équilibre entre les différentes cultures qui se partagent aujourd’hui la planète, je viens de vous donner une réponse ambiguë : d’une part la technique a révélé et accentué des disparités intolérables, d’autre part elle pourrait les réduire, à condition de concerter ses plans avec ceux des éducateurs et des élites culturelles du tiers-monde autant que ◀de▶ l’Europe, et j’entends ◀d’▶une Europe agissant comme un tout et non plus comme un concert discordant ◀de▶ nationalismes séniles.
Sur la question ◀de▶ savoir si la technique favorise ou tend à détruire l’équilibre entre l’homme et la Nature, ma réponse est également double. Certes, et je l’ai dit en débutant, le progrès technique a consisté dès les origines les plus reculées non pas à inventer des gadgets, mais à transformer la Nature pour la mettre au service ◀de▶ l’homme et ◀de▶ ses fins propres, pour surmonter la peur, la faim, le froid, la faiblesse physique et la fatigue, au moyen ◀d’▶outils puis ◀de▶ machines centuplant la force ◀de▶ nos bras, et reculant presque à l’infini cosmique et microscopique les limites ◀de▶ perception ◀de▶ nos sens. Cet effort, après cent-mille ans ◀de▶ progrès lents, marqués par la maîtrise du feu, l’invention ◀de▶ la roue, et la métallurgie, a subitement abouti, en Occident, au machinisme, aux produits synthétiques, aux anesthésiques et antibiotiques, à la victoire sur la distance géographique et à la vision instantanée ◀de▶ tout ce qui arrive ◀d’▶important sur la terre. Déjà nous vivons dans un cadre plus qu’à moitié artificiel. J’ai habité quelques années à New York dans un paysage urbain ◀d’▶une grande complexité, où la Nature n’était plus représentée que par des pans ◀de▶ ciel abstrait entre les parois des gratte-ciel, un coin ◀de▶ l’East River canalisée, entre deux ponts, et quelques mouettes sur un îlot rocheux. Coupés du contact quotidien avec la terre et la végétation, en partie libérés des rythmes ◀de▶ la ◀vie▶ animale et même des saisons, les citadins du xxe siècle seraient-ils des monstres, pâles victimes ◀d’▶une technique qui les enferme dans un milieu ◀de▶ brique et ◀de▶ ciment, ◀d’▶air pollué et ◀de▶ vacarme révoltant ? C’était vrai au xixe siècle et ce l’est encore en partie pour le prolétariat des villes industrielles. C’est ◀de▶ moins en moins vrai dans une époque où Paris, grâce aux trains, à l’auto, à l’avion, se vide à moitié sur les plages pendant l’été. Et je mets en fait que la jeunesse qui ne parle, dit-on, que ◀de▶ marques ◀d’▶autos, connaît mieux les forêts, les montagnes et les plages ◀de▶ plusieurs régions ◀de▶ l’Europe que ses ancêtres en redingote, qui ne parlaient que ◀de▶ politique. Un peu de technique industrielle rudimentaire nous avait écartés ◀de▶ la nature, beaucoup de technique bien habituée et maîtrisée y ramène. La technique au xixe siècle signifiait fumée noire, murs noircis, travail à la chaîne et ouvriers esclaves ◀de▶ la machine ; elle peut et doit signifier dès demain usines ◀de▶ verre entourées ◀d’▶arbres, automation qui libère l’ouvrier, loisirs accrus, intimité nouvelle avec une nature mieux protégée que nous n’avons su le faire dans cette génération.
Enfin, il y a la grande question ◀de▶ savoir si la technique enchaîne l’individu ou le libère, si nous sommes en réalité les esclaves ◀de▶ nos machines ou si elles nous servent, et surtout — cette question résumant toutes les autres — si l’humanité saura maîtriser la bombe atomique, ou si un jour, prochain peut-être, à la suite ◀d’▶une erreur fatale commise au Pentagone ou au Kremlin, voire à l’Élysée, la bombe nous anéantira…
Ces questions sont très populaires, non seulement dans notre presse et chez les publicistes à grand tirage, mais chez les écrivains et philosophes les plus sérieux. Bernanos a écrit un livre plein ◀de▶ verve et ◀d’▶indignation patriotique et prophétique intitulé : La France contre les robots. Et une littérature considérable produit depuis une cinquantaine ◀d’▶années des variations sur le thème pessimiste ◀de▶ « la Technique contre l’humain ».
Eh bien, messieurs, tout cela repose en fin de compte sur une illusion enfantine : celle qui consiste à battre la table à laquelle on s’est heurté. La technique n’est pas une puissance indépendante ◀de▶ l’homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui. La technique n’est pas matérialiste, seul l’homme peut l’être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis ou quand il se laisse dominer par ses propres mécanismes psychologiques. La technique n’est pas davantage utilitariste, et je dirai plus : dans ses intentions primitives, dans sa genèse, elle n’est même pas utilitaire ! L’histoire des grandes inventions, ◀de▶ celle du feu à celle ◀de▶ la fusée spatiale, n’est pas l’histoire ◀de▶ « besoins » qui auraient existé avant elles, c’est plutôt l’histoire ◀de▶ nos rêves. L’hypothèse si longtemps admise sur l’origine utilitaire ou économique ◀de▶ la technique, aux premiers âges ◀de▶ l’homme, est aujourd’hui abandonnée au profit ◀d’▶explications par la magie ou les rites religieux. ◀D’▶une manière générale, et plus près de nous, les grandes inventions qui ont modifié nos ◀vies▶ — je ne parle pas ◀de▶ nos gadgets — ne sont pas nées pour satisfaire des besoins matériels que personne n’éprouvait avant elles, mais c’est généralement l’inverse qui s’est produit. Personne n’avait besoin ◀d’▶autos quand il n’y en avait pas encore — à part quelques rêveurs un peu bizarres. C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né l’avion, et du rêve ◀de▶ partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto : vous en trouverez le récit détaillé dans l’autobiographie ◀de▶ Henry Ford. Ce rêveur incurable, bricoleur sans culture ni génie, était obsédé par l’idée ◀de▶ construire une « locomotive routière », comme il l’appelait, c’est-à-dire un véhicule rapide qui ne fût pas astreint à suivre la loi rigide des « voies ferrées » et ses horaires, mais pût aller à l’aventure : phantasme typique ◀de▶ l’adolescence. Le jeune Ford le réalise en 1893, quelques années après que l’Allemand Otto eut inventé le moteur à explosion interne. On n’ignore pas d’ailleurs que des dizaines ◀d’▶ingénieurs — en France surtout — avaient construit des prototypes variés ◀d’▶automobiles avant Ford. Son invention, ou sa réinvention indépendante n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, ◀d’▶ordre psychologique, autant ou plus que par ses succès ultérieurs. Aujourd’hui, l’on entend les belles âmes soupirer que l’homme est devenu l’esclave ◀de▶ sa voiture, et c’est vrai dans ce sens que l’homme moyen croit qu’il ne pourrait plus se passer ◀de▶ cet objet, mais le fautif n’est pas la voiture, c’est la publicité, la ◀mode▶, la ◀vie▶ sociale — c’est donc l’homme et non pas la technique.
Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que l’invention ◀de▶ Ford est née ◀d’▶un rêve ◀d’▶évasion hors des voies imposées ◀de▶ la civilisation, hors des « chemins de fer » au nom évocateur ◀de▶ dure contrainte, tandis que le préfixe « auto » évoque la liberté ◀de▶ l’individu, cette invention n’était certes pas la mieux adaptée à ses fins, ni la mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on le voit bien aujourd’hui, dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer les autoroutes. Si je veux être libre ◀de▶ rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange et je puis méditer à loisir. À mon volant, rien ◀de▶ pareil : tout ce que je peux lire, ce sont des chiffres, des ordres ◀de▶ police routière ; si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, si je rêvasse un klaxon me réveille brutalement, et si je m’endors, c’est pour toujours…
Cet exemple, entre mille, nous fait voir l’ambiguïté, l’ambivalence fondamentale non seulement des motifs et des buts ◀de▶ l’invention technique, mais ◀de▶ ses effets sur l’homme et sur la société.
Tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui se résume en propositions ◀d’▶une extrême simplicité.
La technique est un instrument qui ne saurait être, en soi, mauvais ou bon. Tantôt révérée comme instance et compétence suprêmes, quand on invoque par exemple « les exigences techniques » pour trancher en dernier ressort ◀de▶ grands problèmes qui appelleraient en réalité des décisions politiques ou morales, tantôt mise en accusation parce qu’elle aurait produit le danger atomique ou voudrait nous réduire à l’état ◀de▶ robots, elle ne mérite en vérité ni cet excès ◀d’▶honneur ni cette indignité. Elle n’est que le moyen ◀de▶ nos passions et ◀de▶ nos rêves, le moyen ◀de▶ nos vraies fins, que nous voulions ignorer, ou bien que nous avions perdu ◀de▶ vue ; et alors nous trichons, et nous nous persuadons que la technique n’est après tout qu’un ensemble ◀de▶ procédés ingénieux et utilitaires, destinés à nous faciliter la ◀vie▶, mais voilà que tout ◀d’▶un coup, par une inexplicable malice des choses, dont nous ne serions pas du tout responsables, elle menace au contraire ◀d’▶anéantir toute espèce ◀de▶ ◀vie▶ sur la terre.
La technique n’est qu’un instrument, n’est qu’un moyen, soit ◀de▶ la guerre, soit ◀de▶ la paix, soit ◀de▶ la tyrannie des choses, soit ◀de▶ la liberté ◀de▶ notre action.
Mais surtout, par ses progrès mêmes, par les moyens ◀de▶ puissance toujours plus formidables et, en même temps, toujours plus facilement maniables qu’elle met entre nos mains — il suffit du plus petit geste, comme ◀de▶ presser sur un bouton pour produire les plus grands effets ◀de▶ toute l’histoire — la technique nous met au défi ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ nos options réelles devant la ◀vie▶.
Telle qu’elle est devenue ◀de▶ nos jours, obsédée ◀d’▶efficacité immédiate et rentable à court terme, pour la défense militaire, l’économie, l’hygiène ou le simple confort, il n’est peut-être pas ◀d’▶activité humaine qui paraisse moins métaphysique en soi que la technique. Mais en même temps, il n’en est pas qui nous contraigne davantage, et avec une urgence plus dramatique, dans le cas ◀de▶ la Bombe par exemple (mais aussi des techniques chimiques et biologiques) à nous interroger sur le meilleur usage des pouvoirs inouïs qui sont devenus les nôtres.
Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’est la technique elle-même qui nous oblige à reconsidérer ◀d’▶une manière tout à fait concrète la question des vraies fins ◀de▶ notre ◀vie▶ et ◀de▶ la vraie nature ◀de▶ l’homme. Ne serait-ce pas là, peut-être, son plus grand miracle ?