« Il a fallu plus de▶ six siècles pour fédérer ◀les▶ cantons suisses »
◀L’▶argument est souvent invoqué par ceux qui estiment que notre continent n’est pas mûr pour unir ses vingt-cinq nations. On déclare que ◀la▶ grande Europe ne saurait se fédérer en quelques lustres, puisqu’il a fallu plus ◀de▶ six siècles aux vingt-cinq petits États suisses pour y arriver. Mais ◀l’▶histoire nous montre au contraire :
1° Qu’il a fallu plus ◀de▶ cinq siècles aux cantons suisses pour ne pas se fédérer solidement et pour faire ◀l’▶expérience complète des avantages et des faiblesses ◀d’▶un complexe système ◀d’▶alliances « confédérales » entre États souverains, sans pouvoir supérieur ;
2° Qu’il a fallu exactement neuf mois, au lendemain ◀d’▶une crise décisive, pour passer ◀de▶ ◀la▶ Ligue ◀d’▶États ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse à un État fédératif ;
3° Que ◀la▶ notion ◀de▶ fédéralisme, loin de remonter à Guillaume Tell, n’est devenue bien consciente parmi nous que vers ◀la▶ fin du xixe siècle et ne s’est vraiment déclarée qu’au premier tiers du xxe siècle. Il s’agit donc ◀d’▶un phénomène moderne dans ◀l’▶histoire des doctrines politiques.
Repassons rapidement, dans cette vue générale, ◀les▶ étapes ◀de▶ ◀l’▶évolution dont nous avons, aux précédents chapitres, décrit quelques aspects particuliers.
◀Le▶ Pacte ◀de▶ 1291 n’instituait aucun pouvoir ni aucune politique commune, hors ◀l’▶assistance mutuelle entre ◀les▶ trois vallées des Waldstätten. Or il n’y a pas ◀de▶ fédération réelle sans quelque institution centrale, totalisant des forces réunies mais y ajoutant ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶union.
◀La▶ Confédération des treize cantons, qui a duré jusqu’à ◀la▶ fin du xviiie siècle, n’a pas eu ◀d’▶autre institution commune que ◀la▶ Diète, qui se réunissait ici ou là, en temps ◀de▶ crise, et ne pouvait presque rien décider, paralysée par ◀le▶ veto ◀d’▶un « grand » canton ou par ◀l’▶opposition des petits coalisés. Si faible était ◀le▶ lien confédéral qu’il ne put empêcher ◀les▶ guerres civiles acharnées, comme celle ◀de▶ six cantons contre Zurich au xve siècle et comme ◀les▶ guerres dites ◀de▶ religion, renouvelées durant trois-cents ans.
Songeant aux troupes que ◀les▶ cantons, séparément, fournissaient au service étranger, et à ◀la▶ quasi-inexistence ◀d’▶une force défensive du territoire suisse, on peut affirmer que ◀les▶ Ligues formaient un ensemble inférieur à ◀la▶ somme ◀de▶ ses parties — et ceci définit précisément ◀l’▶absence ◀d’▶une vraie fédération. Quand ◀les▶ armées ◀de▶ ◀la▶ Révolution ◀les▶ envahirent, ◀les▶ Ligues ne purent opposer une armée suisse à ◀l’▶agresseur. L’un après l’autre, ◀les▶ États souverains furent soumis et pillés, deux d’entre eux annexés par ◀la▶ France, et tous unifiés par ◀la▶ force. ◀La▶ volonté ◀de▶ rester soi-même, qui était ◀la▶ base ◀de▶ leurs alliances, faute ◀d’▶avoir su trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ sa fin, aboutissait à sa totale négation. Et ◀la▶ « Suisse des patries », seule admise par ◀la▶ Diète, devait conduire à un désastre militaire et à ◀l’▶instauration artificielle ◀de▶ ◀la▶ République helvétique, « une et indivisible », à ◀la▶ française.
Faut-il attribuer ce désastre aux régimes patriciens qui régnaient dans ◀les▶ Ligues — comme ◀l’▶ont fait la plupart des historiens du siècle passé — ou plutôt à ◀l’▶absence ◀d’▶institutions communes ? Certes, ◀les▶ régimes cantonaux étaient pour la plupart oligarchiques, et ◀les▶ observateurs étrangers qui venaient de s’enthousiasmer pour ◀les▶ légendes ◀de▶ Tell et du Grütli, ne manquaient pas ◀de▶ juger scandaleux ◀le▶ contraste entre un tel passé et ◀le▶ présent. Ainsi Goethe écrivait dans son journal ◀de▶ voyage :
Un jour, ◀les▶ Suisses se délivrèrent ◀d’▶un tyran. Ils purent se croire libres un moment : mais ◀le▶ soleil fécond fit éclore du cadavre ◀de▶ ◀l’▶oppresseur un essaim ◀de▶ petits tyrans. À présent, ils continuent ◀de▶ répéter ◀le▶ vieux conte. On ◀les▶ entend dire, jusqu’à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour, et qu’ils sont devenus libres. En vérité, derrière leurs murailles, ils ne sont plus esclaves que ◀de▶ leurs lois et ◀de▶ leurs coutumes, ◀de▶ leurs commérages et ◀de▶ leurs préjugés bourgeois.
Mais on ne saurait déduire ◀de▶ cette juste critique que ◀l’▶ancienne Suisse devait tomber parce que ◀le▶ ver était dans ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀la▶ Liberté, ou pour toute autre cause morale. Ce serait faire preuve ◀de▶ trop ◀d’▶optimisme historique. Tous ◀les▶ régimes quels qu’ils soient, bons ou médiocres, atroces ou excellents, finissent un jour, c’est-à-dire finissent mal : et personne n’a jamais formulé ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ bonne mort ◀d’▶un régime. Ce que ◀l’▶on doit constater, et que ◀l’▶on peut admirer, c’est ◀la▶ durée exceptionnelle du régime dit ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse, soit qu’on ◀le▶ compte en partant des premières Ligues, soit qu’on ◀le▶ limite à ◀la▶ période patricienne, ce qui nous donne encore au moins trois siècles. Sa richesse plus que sa corruption fit sa perte. En fait, c’est ◀le▶ choc ◀de▶ ◀l’▶attaque française, venant ◀de▶ ◀l’▶extérieur, accident ◀de▶ ◀l’▶Histoire bien plus qu’aboutissement ◀d’▶un processus interne et ◀d’▶une révolte endémique mais impuissante, qui provoqua ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse. Et cela ne prouve pas nécessairement que ◀les▶ régimes des cantons étaient mauvais — il est d’autres raisons ◀de▶ ◀les▶ croire tels — mais à coup sûr qu’ils n’ont pas pu se défendre comme un tout.
Arrêtons-nous ici pour nous demander si, avant ◀le▶ coup ◀de▶ force français créant ◀la▶ République indivisible, il existait vraiment une Suisse, une réalité fédérale.
Ceux qui ont tenté au cours des siècles ◀de▶ rassembler en un seul corps ◀les▶ nations ◀de▶ notre continent sont bien placés pour nous répondre puisqu’ils devaient compter, recompter et jauger ◀les▶ membres virtuels ◀de▶ ◀l’▶union proposée. Or, on a vu que Pierre Dubois, en 1306, ne connaissait encore aucun pays portant ◀le▶ nom ◀de▶ Suisse. Il faut attendre ◀le▶ milieu du xviie siècle, pour que Sully inclue dans son Europe unie une « République helvétique » augmentée ◀de▶ ◀la▶ Franche-Comté, ◀de▶ ◀l’▶Alsace et du Tyrol. William Penn, dans son Essay towards the Present and Future Peace of Europe, composé en 1694, suppose une Diète générale où « ◀les▶ treize cantons et petites souverainetés voisines », enverraient deux députés, ce qui trahit quelque flottement dans son idée ◀de▶ ◀la▶ Suisse en tant qu’État distinct : on ne savait trop, à ◀l’▶époque si ◀l’▶on avait affaire à un État bien cohérent ou seulement à une constellation ◀de▶ souverainetés et ◀d’▶associés dont ◀les▶ limites et ◀le▶ contour extérieur ne paraissaient pas des plus fixes. En plein xviiie siècle encore, Genève, Neuchâtel, Mulhouse, ◀les▶ Grisons et même Vaud étaient reconnus comme confédérés par ◀l’▶étranger, mais non par ◀les▶ cantons catholiques44.
Si ◀la▶ Suisse du point de vue politique restait une entité vague ou douteuse, elle n’en était pas moins une idée exaltante. Rousseau fuyant ◀la▶ France absolutiste court vers « ◀la▶ Suisse » pour y trouver refuge :
En entrant sur ◀le▶ territoire ◀de▶ Berne, je fis arrêter ; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai ◀la▶ terre, et m’écriai dans mon transport : « Ciel, protecteur ◀de▶ ◀la▶ vertu, je te loue, je touche une terre ◀de▶ liberté ! »
◀Le▶ Citoyen ◀de▶ Genève sait donc très bien ce que symbolise déjà ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Suisse, lié au mythe ◀de▶ Tell45. Et ◀le▶ seigneur ◀de▶ Ferney ◀le▶ sait aussi, qui aime à signer « ◀Le▶ Suisse Voltaire », bien que ses terres soient en France. Idée plus que réalité instituée, ◀la▶ Suisse ◀d’▶alors est assez comparable à notre Europe du xxe siècle. Elle joue ◀le▶ rôle ◀d’▶une entité dont on peut mettre en doute ◀les▶ limites exactes et ◀la▶ cohérence politique, mais non pas ◀le▶ rayonnement spirituel ; et ◀l’▶étranger ne saurait s’y tromper : elle est évidente à ses yeux, même si ses propres peuples préfèrent encore se croire totalement différents ◀les▶ uns des autres.
Passer ◀de▶ ◀la▶ « Suisse des patries », formule vétuste, à ◀l’▶utopie brutale ◀d’▶une nation unifiée, c’était un exercice intempestif, promis à un échec rapide. Entre cette peste et ce choléra, il devait y avoir place pour un régime qui eût représenté ◀la▶ santé. Bonaparte, en ceci réaliste, ◀l’▶a pressenti. Convaincu dès 1802 que ◀la▶ République unitaire ne serait jamais un corps vivant, il déclarait en préambule à ◀l’▶octroi ◀d’▶une nouvelle constitution (connue sous ◀le▶ nom ◀d’▶Acte ◀de▶ Médiation) : « ◀La▶ nature a fait votre État fédératif’, vouloir ◀la▶ vaincre n’est pas ◀d’▶un homme sage. » Et il ajoutait : « Songez bien à ◀l’▶importance ◀d’▶avoir des traits caractéristiques ; ce sont eux qui, en éloignant ◀l’▶idée ◀de▶ ressemblance avec ◀les▶ autres États, écartent celle ◀de▶ vous confondre avec eux et ◀de▶ vous y incorporer. »46
◀L’▶Acte ◀de▶ Médiation confirmait ◀la▶ libération des anciens pays sujets, élevés au rang ◀de▶ cantons, mais rendait aussi aux cantons vieux et neufs une très large mesure ◀d’▶autonomie. On admet que le Premier Consul espérait introduire ◀de▶ ◀la▶ sorte un principe ◀de▶ faiblesse chez ses voisins. (Ses successeurs à ◀la▶ tête ◀de▶ ◀la▶ France, au xxe siècle, imposeront dans ◀le▶ même dessein une formule fédérale à ◀l’▶Allemagne.) Et en effet, ◀le▶ mouvement ◀de▶ retour à ◀la▶ souveraineté absolue des États membres allait s’exagérer pendant toute ◀la▶ période ◀de▶ Restauration qui suivit ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶Empire, et déprimer par cet excès ◀la▶ force du nouveau lien confédéral, institué par ◀le▶ pacte ◀de▶ 1815.
Pourtant, ◀le▶ processus dialectique dont ◀le▶ temps ◀de▶ synthèse est ◀la▶ fédération, se déclencha durant ces mêmes années. Un parti ◀d’▶hommes nouveaux entreprit ◀d’▶opposer ◀la▶ Régénération à ◀la▶ Restauration, c’est-à-dire ◀la▶ tendance unitaire mais libérale à ◀la▶ tendance autonomiste mais autoritaire. Ni l’un ni l’autre ◀de▶ ces deux partis ne se disait encore « fédéraliste ». Ni l’un ni l’autre ne ◀l’▶était en vérité. Mais leur lutte aux succès alternés allait permettre peu à peu ◀la▶ mise au point ◀de▶ solutions non pas moyennes mais en tension, qui sont tout ◀le▶ secret du vrai fédéralisme.
◀L’▶homme capital ◀de▶ cette période où se forme ◀la▶ Suisse fédérale n’est pas un Suisse : c’est un réfugié italien, ◀le▶ comte Pellegrino Rossi. Précisons ◀les▶ données du conflit dans lequel nous allons ◀le▶ voir intervenir.
C’est au plan ◀de▶ ◀l’▶économie que ◀les▶ insuffisances du lien « confédéral » (alliance des États souverains) se révélèrent en premier lieu et sous ◀les▶ formes ◀les▶ plus criantes. Citons ici William Martin, bon historien ◀de▶ ◀la▶ Suisse moderne parce qu’il fut bon observateur ◀de▶ ◀l’▶Europe pendant ◀l’▶entre-deux-guerres :
◀Les▶ cantons, incapables ◀de▶ s’entendre pour pratiquer à l’égard de ◀la▶ France une politique douanière commune, se faisaient ◀la▶ guerre économique ◀les▶ uns aux autres. On comptait en Suisse plus ◀de▶ quatre-cents taxes sur ◀le▶ trafic des marchandises, cantonales, communales et même féodales, soixante-dix de plus qu’en 1803. Il y en avait partout, sauf aux frontières extérieures. ◀Le▶ canton du Tessin ne prélevait pas moins ◀de▶ treize taxes différentes sur ◀la▶ route du Gothard, avec obligation ◀de▶ décharger chaque fois ◀la▶ marchandise pour ◀la▶ peser.
Dans la plupart des cas, ◀les▶ marchandises étrangères avaient intérêt à tourner ◀la▶ Suisse plutôt qu’à ◀la▶ traverser. ◀Les▶ industriels ◀de▶ Saint-Gall envoyaient leurs produits à Genève par Besançon et en Italie par ◀le▶ Brenner. Ce pays, voué par ◀la▶ nature au transit et doté ◀d’▶un réseau ◀de▶ routes excellentes, était parvenu, par ◀la▶ faute de ses institutions, à se priver complètement ◀d’▶une ressource importante.
◀La▶ Suisse ressemblait, sous ◀le▶ pacte ◀de▶ 1815, à ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui. ◀Les▶ cantons étaient souverains, maîtres incontestés ◀de▶ leur politique économique. On comptait alors en Suisse onze mesures ◀de▶ pied, soixante espèces ◀d’▶aunes, quatre-vingt-sept mesures ◀de▶ grains, quatre-vingt-une pour ◀les▶ liquides et cinquante poids différents. Incapables ◀de▶ s’entendre sur aucune mesure commune, ◀les▶ cantons multipliaient ◀les▶ mesures offensives ◀les▶ uns à l’égard des autres. Presque toutes ◀les▶ erreurs que nous avons vu commettre, ◀de▶ nos jours, en Europe, ont eu leurs précédents sous ◀la▶ Restauration, au sein de ◀la▶ Confédération.47
Lors de ◀la▶ Diète ◀de▶ 1832, un grand débat s’institua sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶élaborer un système ◀de▶ douanes nationales extérieures remplaçant ◀les▶ péages entre ◀les▶ cantons. C’est à cette occasion que ◀l’▶adjectif fédéral manifeste pour la première fois son ambiguïté essentielle.
◀Les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶unité parlent ◀d’▶édicter des « ordonnances fédérales » en matière économique. Fédération, pour eux, égale union supracantonale : Un pour Tous.
◀Les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ souveraineté totale des États membres invoquent inversement ◀les▶ « maximes fédéralistes » contre toute tentative unitaire. Fédéralisme, pour eux, égale autonomie des nationalismes cantonaux : Tous pour Un 48.
◀Le▶ débat s’amplifie et se précise au cours des années suivantes, où ◀l’▶on assiste au renversement ◀de▶ plusieurs oligarchies urbaines. En 1829, ◀le▶ vieil historien Henri Zschokke déclare dans un discours qui fait du bruit :
Il est manifeste que ◀la▶ grande majorité ◀de▶ ◀la▶ nation se sépare de plus en plus ◀de▶ ◀la▶ majorité des gouvernements cantonaux dans son évolution et dans ses aspirations. Alors que ◀le▶ peuple tend passionnément à ◀l’▶union ◀de▶ toutes ◀les▶ forces nationales, ◀les▶ gouvernements cantonaux se repoussent comme des pôles similaires pour défendre leurs intérêts locaux et pour préserver leur sacro-sainte souveraineté.
En 1832, ◀la▶ Diète décide enfin ◀de▶ mettre à ◀l’▶étude un projet ◀de▶ constitution fédérale, présenté sous ◀la▶ forme prudente ◀d’▶une révision du pacte ◀de▶ 1815. (◀Les▶ Waldstätten, ainsi que Glaris et ◀le▶ Tessin s’abstenant ou manifestant leur hostilité au projet.) Une commission ◀de▶ quinze membres se réunit à Lucerne. C’est alors que paraît Pellegrino Rossi.
Né à Carrare, venu en Suisse comme réfugié politique au début ◀de▶ ◀la▶ Restauration, il fut le premier professeur catholique à ◀l’▶Académie ◀de▶ Calvin et ◀l’▶ornement du Conseil représentatif genevois, avant de devenir ambassadeur et pair ◀de▶ France, et ◀de▶ mourir assassiné, chef du gouvernement pontifical ◀de▶ Pie IX, en 1848. Doué ◀d’▶une exceptionnelle capacité ◀de▶ travail, ◀d’▶un grand talent ◀d’▶exposition et ◀d’▶une éloquence « à faire fondre ◀le▶ marbre », ainsi que ◀le▶ nota son collègue saint-gallois à Lucerne, il fut ◀le▶ rapporteur ◀de▶ ◀la▶ commission et l’un des principaux rédacteurs du projet qui, à tort du reste, porte ◀le▶ nom ◀de▶ pacte Rossi.49
◀Le▶ rapport ◀de▶ Rossi critique ◀le▶ pacte ◀de▶ 1815 : ◀la▶ faiblesse du lien qu’il institue entre ◀les▶ cantons, ◀la▶ lenteur des processus ◀de▶ décision qu’il concède à ◀la▶ Diète, ◀la▶ position fausse où il place ◀les▶ magistrats fédéraux désignés par leur canton, responsables devant lui, et qui se voient ainsi partagés dans leurs allégeances. Rossi plaide pour ◀l’▶établissement ◀d’▶un gouvernement fédéral, synthèse vivante ◀de▶ ◀l’▶unité et des diversités. Tout en reconnaissant que « ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ souveraineté cantonale est toujours ◀l’▶idée dominante », il n’hésite pas à préconiser ◀la▶ conception révolutionnaire ◀d’▶une « nationalité suisse » englobant toutes ◀les▶ traditions locales, et dans un beau mouvement ◀d’▶éloquence latine il s’écrie :
◀La▶ patrie suisse ! elle a aussi son siège dans nos cœurs. ◀Le▶ nom ◀de▶ Suisse en est à lui seul ◀la▶ preuve ; il est à lui seul un grand fait national. Qui sommes-nous hors de nos foyers, quel nom invoquons-nous, ◀de▶ quel nom sommes-nous fiers, quelle histoire rappelons-nous, quel est ◀le▶ nom ◀de▶ notre drapeau, ◀de▶ nos soldats, ◀de▶ leur loyauté, ◀de▶ leur bravoure ? Suisse. Ce mot domine nos diversités ◀de▶ langage, ◀de▶ mœurs, ◀de▶ religion, ◀d’▶industrie ; ce mot avec tout ◀le▶ cortège ◀d’▶idées qui ◀l’▶accompagnent, plane au-dessus des traditions locales, ou, pour mieux dire, il ◀les▶ absorbe en lui-même. Seul, il est pour nous, dans notre langage, ◀la▶ véritable antithèse ◀de▶ ◀l’▶étranger. C’est lui qui nous imprime un cachet ineffaçable ◀de▶ nationalité commune…
Oui, ◀l’▶idée ◀d’▶une commune patrie ne nous est point étrangère ; ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ nationalité existe dans nos cœurs. Et quoi qu’en disent ◀les▶ détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires ◀de▶ ces temps, que cette idée ait acquis plus ◀de▶ netteté, ce sentiment plus ◀d’▶énergie.
Ce mémorable progrès, tout nous ◀le▶ révèle. ◀Les▶ paroles, ◀les▶ écrits, ◀les▶ fêtes nationales, ◀les▶ sociétés littéraires et savantes, ◀les▶ vœux, ◀les▶ projets ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible ◀de▶ méconnaître, et cette espérance que, dans un nouveau Pacte, dans une Confédération plus solide, doit se trouver ◀le▶ remède aux maux qui affligent ◀la▶ patrie.50
Je ne décrirai pas ◀les▶ dispositions du projet Rossi, car ◀les▶ principales se retrouvent dans ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848. En revanche, il est intéressant ◀d’▶indiquer ◀les▶ causes principales ◀de▶ son échec : elles définissent en négatif ◀la▶ formule ◀d’▶équilibre dynamique qui est ◀la▶ marque ◀d’▶authenticité ◀d’▶un régime ◀de▶ fédération. À gauche, on accusa Rossi ◀de▶ respecter ◀d’▶une manière excessive ◀les▶ autonomies cantonales ; à droite, on jugea ces souverainetés mal garanties, voire menacées : et un peu partout, on affecta ◀de▶ considérer ce plan ◀d’▶union comme un brandon ◀de▶ discorde entre ◀les▶ confédérés. (Tels sont encore ◀les▶ trois reproches majeurs auxquels se heurtent ◀de▶ nos jours tous ◀les▶ projets ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, et notamment ◀la▶ CEE.)
Repoussé par ◀le▶ peuple ◀de▶ quelques cantons, accepté par un seul mais à ◀la▶ condition qu’onze autres au moins s’y rallient, ◀le▶ projet fut abandonné par ◀la▶ Diète, qui n’en continua pas moins à discuter ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶une révision du pacte. Jusqu’au jour où ◀la▶ crise religieuse qui couvait depuis quelques années (interdiction des jésuites, restrictions aux couvents, activité des corps francs, ligue séparée des cantons catholiques) aboutit à ◀la▶ guerre civile, en novembre 1847. ◀L’▶armée fédérale placée sous ◀les▶ ordres du général Dufour (ce Genevois qui devait plus tard devenir l’un des cinq fondateurs ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge) battit en quelques semaines ◀les▶ troupes des cantons « séparatistes », membres du Sonderbund51.
Cette ultime guerre civile ne fut pas très sanglante et ne réveilla point ◀de▶ haines inexpiables, politiques ou confessionnelles, entre ◀les▶ peuples des cantons affrontés. Mais ◀le▶ danger majeur qu’elle avait fait courir à ◀l’▶union suisse (notamment par ◀l’▶appel du Sonderbund à des puissances étrangères), révéla ◀d’▶une manière spectaculaire ◀la▶ nécessité vitale ◀d’▶une constitution fédérale. Deux mois avant qu’éclatent ◀les▶ hostilités, ◀la▶ Diète avait décidé ◀de▶ confier à une commission ◀la▶ rédaction ◀de▶ cette constitution. Dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ ◀la▶ paix, ◀les▶ événements allaient se précipiter. En voici ◀les▶ étapes principales :
— ◀Le▶ 17 février 1848, ◀la▶ commission se réunit à Berne. Elle compte vingt-trois membres, conseillers ◀d’▶État cantonaux, bourgmestres, députés, ou officiers supérieurs. Elle siège à huis clos cinq fois par semaine, ◀de▶ 9 h du matin à 2 h ◀de▶ ◀l’▶après-midi, jusqu’au 8 avril. À cette date, son projet est achevé.
— ◀Le▶ 15 mai, ◀la▶ Diète aborde ◀l’▶examen du projet et ◀le▶ poursuit sans désemparer durant cinq semaines. Au vote final du 27 juin, quatorze cantons et demi-cantons ◀l’▶acceptent, six s’abstiennent, cinq se déclarent hostiles.
— Entre ◀le▶ 5 août et ◀le▶ 2 septembre, ◀le▶ peuple ◀de▶ chaque canton est appelé à se prononcer. ◀La▶ participation au scrutin n’atteint pas 54 % du corps électoral. Deux tiers environ des votants se prononcent en faveur du projet. Mais six cantons, dont ◀les▶ trois Waldstätten, ont refusé ◀le▶ nouveau pacte qui, selon eux, « viole ◀l’▶ancien principe fondamental ◀de▶ ◀la▶ Confédération », c’est-à-dire ◀la▶ souveraineté des cantons.
— ◀Le▶ 12 septembre, ◀la▶ Diète décrète que ◀la▶ Constitution fédérale est « solennellement acceptée et déclarée loi fondamentale ◀de▶ ◀la▶ Confédération suisse ».
— ◀L’▶Assemblée fédérale, élue pendant ◀le▶ mois ◀d’▶octobre, se réunit à Berne ◀le▶ 6 novembre, et procède, dix jours plus tard, à ◀l’▶élection du premier Conseil fédéral.
Récapitulons : du 17 février au 16 novembre 1848, ◀la▶ Constitution a été mise en chantier, élaborée à huis clos, adoptée par ◀la▶ Diète, soumise au vote du peuple et des États, solennellement proclamée, et elle est entrée en vigueur sans nulle mesure ◀de▶ transition. Conception, gestation, naissance : ◀le▶ tout a pris exactement neuf mois.
◀La▶ seule période qu’on puisse donc qualifier ◀de▶ préparatoire à ◀la▶ fédération est celle ◀de▶ luttes menées par ◀les▶ partisans ◀d’▶une Suisse unie, contre ◀les▶ défenseurs ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites des cantons. ◀La▶ polémique qui remplit ces quelques trente années préfigure non seulement dans ses grandes lignes mais dans ◀le▶ détail ◀de▶ ses formulations, celle qui s’est développée au sujet de ◀l’▶Europe dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale.
◀Les▶ arguments des deux tendances antagonistes — celle qui va vers ◀la▶ Suisse unie, celle qui s’en tient aux cantons souverains — sont transposables terme à terme dans ◀la▶ conjoncture ◀d’▶aujourd’hui et à ◀l’▶échelle continentale. ◀Les▶ uns dénoncent ◀l’▶absurdité des barrières intérieures et ◀l’▶absence ◀de▶ toute politique commune vis-à-vis de ◀l’▶extérieur, ◀les▶ autres invoquent ◀les▶ conditions spéciales qui justifient ◀le▶ protectionnisme pratiqué par leur canton ; ◀les▶ uns en appellent à ◀l’▶idéal commun, ◀les▶ autres font valoir leurs traditions particulières ; ◀les▶ uns exaltent comme Rossi ◀l’▶idée ◀d’▶une commune patrie, ◀les▶ autres crient à ◀la▶ « chimère impraticable », car, à leurs yeux, ◀les▶ choses étant ce qu’elles sont, ◀la▶ réalité politique réside dans ◀les▶ cantons seuls52. Il fallut ◀le▶ traumatisme ◀de▶ ◀la▶ guerre du Sonderbund pour réveiller quelques-uns ◀de▶ ces rêveurs ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue, et montrer à ◀la▶ majorité que ◀la▶ « réalité politique » n’était plus dans ◀le▶ canton ◀de▶ papa mais dans ◀la▶ Suisse fédérée.
Commentant ◀l’▶issue ◀de▶ cette lutte, c’est-à-dire ◀le▶ triomphe ◀de▶ ◀l’▶État fédératif sur ◀les▶ ruines du système des alliances, « seul lien depuis leurs origines entre ◀les▶ cantons helvétiques », W. Rappard a ces phrases lucides :
◀L’▶esprit public suisse, dont ◀la▶ petitesse proverbiale reflète à la fois ◀la▶ topographie et ◀l’▶histoire ◀d’▶un pays exigu, divers et divisé, s’est toujours révolté contre ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀la▶ vie commune. Alors que ◀les▶ intérêts politiques et économiques des cantons commandaient leur rapprochement sinon leur fusion, ◀les▶ préférences ◀de▶ leurs habitants ne cessaient ◀de▶ réclamer leur indépendance. ◀L’▶État fédératif apparaît comme un compromis entre ces intérêts et ces préférences. ◀La▶ Constitution ◀de▶ 1848 est ◀la▶ charte ◀de▶ ◀la▶ transaction dont il est né.53
Il faut souligner, en effet, que ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848 ne consacre pas ◀le▶ triomphe ◀d’▶un unitarisme impossible, mais n’en dépasse pas moins, une fois pour toutes, ◀le▶ stade ◀de▶ ◀la▶ simple « confédération »54 ◀d’▶États souverains. ◀La▶ « transaction » intervenue est en réalité un optimum difficilement atteint entre ◀les▶ maxima contradictoires ◀de▶ ◀l’▶autonomie des parties et ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶ensemble. On n’a sacrifié, à vrai dire, ni l’une ni l’autre, on ◀les▶ a bien plutôt composées.
Article 1er. — ◀Les▶ peuples des vingt-deux cantons souverains ◀de▶ ◀la▶ Suisse, unis par ◀la▶ présente alliance [suit ◀l’▶énumération des États], forment dans leur ensemble ◀la▶ Confédération suisse.
Article 3. — ◀Les▶ cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par ◀la▶ constitution fédérale, et comme tels ils exercent tous ◀les▶ droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.
Article 5. — ◀La▶ Confédération garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans ◀les▶ limites fixées par ◀l’▶article 3, leurs constitutions, ◀la▶ liberté et ◀les▶ droits du peuple, ◀les▶ droits constitutionnels des citoyens, ainsi que ◀les▶ droits et ◀les▶ attributions que ◀le▶ peuple a conférés aux autorités.
Article 7. — Toute alliance particulière et tout traité ◀d’▶une nature politique entre cantons sont interdits.
Article 8. — ◀La▶ Confédération a seule ◀le▶ droit ◀de▶ déclarer ◀la▶ guerre et ◀de▶ conclure ◀la▶ paix, ainsi que ◀de▶ faire avec ◀les▶ États étrangers des alliances et des traités, notamment des traités ◀de▶ péage (douanes) et ◀de▶ commerce.
Dès le premier article, ◀le▶ paradoxe est là, posé dans toute sa force et clairement affirmé comme principe et comme fin ◀de▶ ◀la▶ construction : ◀l’▶union est faite ◀d’▶autonomies expressément énumérées55. Non seulement on n’a pas demandé aux États membres ◀de▶ renoncer à leur souveraineté, mais encore, cette dernière se voit garantie ! Et quelle est ◀la▶ force garante ? Celle qui naît justement ◀de▶ ◀la▶ mise en commun ◀d’▶une partie des souverainetés réaffirmées !
◀Le▶ tour est joué, non dans ◀les▶ mots et ◀les▶ concepts, mais dans ◀les▶ faits. Car, en fait, ◀l’▶union est réelle et ◀les▶ autonomies ◀le▶ sont aussi. ◀L’▶union est forte dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ autonomies y contribuent, et elles y contribuent pour autant qu’elles y trouvent ◀la▶ garantie ◀de▶ leur existence distincte. C’est donc une pensée réaliste qui anime toute ◀la▶ construction, tandis qu’une logique formaliste ◀l’▶eût estimée contradictoire, donc impossible.
◀La▶ réussite ◀de▶ cette solution, ◀la▶ stabilité et ◀la▶ paix qu’elle a values à deux douzaines ◀de▶ petits États dès ◀le▶ jour où ils ◀l’▶ont acceptée, pourraient donner à réfléchir aux Européens ◀d’▶aujourd’hui. En effet, tout ◀le▶ processus ◀d’▶une union politique du continent, dont personne n’oserait dire qu’elle n’est pas souhaitable, se trouve bloqué ◀de▶ nos jours par un sophisme. ◀Les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶union immédiate exigent que ◀les▶ États-nations renoncent d’abord à leur souveraineté : c’est logique au plan du discours, mais impossible en réalité. ◀Les▶ chefs d’État nationalistes donnent d’ailleurs dans ◀le▶ même sophisme quand ils refusent ◀l’▶union immédiate sous prétexte qu’elle impliquerait ◀l’▶abandon préalable, volontaire, déclaré, et au surplus contraire à ◀la▶ Constitution, ◀de▶ leur sacro-sainte souveraineté. Mais chacun voit, ou pourrait voir, qu’en réalité ◀les▶ souverainetés ◀de▶ nos États européens ont cessé depuis longtemps ◀d’▶être absolues, et ne sont plus garanties par personne : ni par une autorité supérieure (que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe pourrait seule créer) ni par ◀les▶ forces propres ◀de▶ chaque pays, qui seraient anéanties en quelques heures en cas ◀de▶ conflit avec l’un ou l’autre des empires que ◀l’▶on sait. ◀Le▶ seul droit absolu qui reste alors entre ◀les▶ mains ◀d’▶un chef d’État, c’est celui ◀de▶ refuser ◀l’▶abandon ◀d’▶une fiction : ◀la▶ souveraineté absolue ◀de▶ son pays. En revanche, ◀l’▶indépendance globale ◀de▶ ◀l’▶Europe, garantissant effectivement ◀le▶ statut autonome des nations membres, pourrait fort bien être assurée par une solution « suisse » et fédérale.
Comment ◀la▶ solution fédérale a-t-elle joué chez nous depuis 1848 et comment ◀les▶ cantons et ◀l’▶État ont-ils trouvé en elle leur modus vivendi ?
Nous avons vu que ◀les▶ deux réalités antagonistes sans lesquelles il n’est point ◀de▶ fédérations, ◀l’▶union et ◀les▶ autonomies, ne sont pas supprimées, oblitérées ni mélangées, mais au contraire composées, assurées et articulées dans leur mariage. Un bon mariage ne suppose pas que ◀l’▶homme se féminise et que ◀la▶ femme se masculinise, bien au contraire. S’il est clair qu’il entraîne des concessions, celles-ci ne sauraient être exigées ni consenties aux dépens de ◀la▶ nature propre des époux, mais seulement ◀de▶ leur égoïsme mal compris, ◀de▶ leur impérialisme utopique. ◀L’▶utopie des cantons, c’est ◀de▶ rêver une indépendance ◀de▶ droit qui ne sacrifierait rien à leur interdépendance ◀de▶ fait. ◀L’▶utopie du pouvoir central, c’est ◀de▶ rêver une uniformité obtenue par décrets ◀d’▶État aux dépens de ◀la▶ réalité diverse des cantons. Ce complexe ◀de▶ tensions, toujours renouvelées et toujours à nouveau composées, est ◀la▶ vie même ◀d’▶un régime fédéral, ◀le▶ secret ◀de▶ son dynamisme équilibré.
Au sein de ◀la▶ Confédération, qui est à vrai dire une fédération et que ◀l’▶on désigne en allemand par ◀le▶ beau nom ◀de▶ Eidgenossenschaft (communauté dans ◀le▶ serment), il est naturel et vital que ◀les▶ uns, à certains moments, se posent en champions des droits particuliers, ◀les▶ autres des devoirs communs. Car il s’agit ◀de▶ maintenir ces deux tendances en équilibre, ces deux vérités en tension, et cela ne s’opère pas dans ◀le▶ ciel des idées par ◀les▶ calculs ◀d’▶une sagesse bien tempérée, mais dans ◀le▶ conflit quotidien des intérêts contradictoires, des passions et des préjugés. (Rien ◀de▶ moins idéologique, au sens jacobin ou marxiste, ou même radical-socialiste, que ◀les▶ débats qui animent ◀la▶ vie politique suisse.) Ainsi ◀les▶ deux tendances se trouvent partout aux prises dans ◀la▶ vie publique et jusque dans ◀l’▶esprit des citoyens, mais leur dosage varie avec ◀les▶ circonstances locales ou historiques ; et selon ◀les▶ régions, ou ◀les▶ époques, ◀l’▶accent est mis sur l’une ou l’autre.
Au cours des premières décennies, ◀l’▶élan donné par ◀le▶ parti radical, véritable auteur ◀de▶ ◀la▶ Constitution, se propage à tout ◀le▶ pays. ◀Les▶ institutions fédérales qui ont été si rapidement mises en place, entreprennent ◀les▶ centralisations administratives indispensables. Mais elles rencontrent chemin faisant certains obstacles et découvrent certains objectifs nouveaux qui ◀les▶ amènent à proposer des lois et quelques révisions ◀de▶ ◀la▶ Constitution dans ◀le▶ sens général ◀d’▶un accroissement irréversible ◀de▶ leurs pouvoirs. Successivement, ◀les▶ postes, ◀les▶ douanes et ◀les▶ monnaies sont unifiées sans difficultés. Mais ◀les▶ cantons se refusent longtemps à ◀l’▶unification du réseau ferroviaire en plein développement, et à celle du droit ◀d’▶établissement sur leur territoire.
Parallèlement, une évolution vers ◀la▶ démocratie directe se prononce dans ◀les▶ cantons suisses allemands, Zurich en tête, qui adoptent l’un après l’autre ◀l’▶initiative, ◀le▶ référendum et ◀l’▶élection du Conseil ◀d’▶État par ◀le▶ peuple. Ces deux courants aboutissent à une révision générale ◀de▶ ◀la▶ Constitution, adoptée en 1874 malgré ◀la▶ résistance prolongée des cantons catholiques ◀de▶ ◀la▶ Suisse centrale et des cantons protestants ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande. ◀Les▶ dispositions principales ◀de▶ ◀la▶ révision se résument en trois points : extension des pouvoirs fédéraux, extension des droits des citoyens, limitation des compétences cantonales. Prise entre ◀le▶ pouvoir central et ◀le▶ peuple, ◀l’▶autonomie des États membres s’amenuise. ◀Le▶ droit et ◀l’▶armée sont largement unifiés ; ◀la▶ législation sur ◀les▶ chemins de fer devient fédérale, ainsi qu’une partie ◀de▶ ◀la▶ législation sociale. ◀Le▶ référendum législatif est introduit. ◀Le▶ droit ◀d’▶initiative en matière fédérale suivra dès 1891. En revanche, ◀les▶ cantons se voient imposer une certaine tutelle en matière ◀d’▶instruction primaire et ◀de▶ liberté ◀d’▶établissement. Enfin, ◀la▶ vague anticléricale déclenchée par ◀les▶ événements qui précédèrent ◀le▶ Sonderbund s’étale dans ◀les▶ dispositions relatives à ◀la▶ complète liberté des cultes et à ◀la▶ suppression des juridictions ecclésiastiques.
◀Les▶ guerres européennes — 1870, 1914, 1939 — obligent ◀la▶ Suisse à couvrir ses frontières et à faire respecter ◀les▶ clauses ◀de▶ neutralité, qui sont du ressort fédéral. Elles ont donc pour effet ◀de▶ renforcer encore ◀la▶ centralisation, non seulement militaire mais économique et par suite sociale.
◀De▶ là, peut-être, ◀le▶ renversement ◀de▶ ◀la▶ tendance populaire, qui se manifeste au xxe siècle, et ◀le▶ rejet de plus en plus fréquent des mesures proposées par ◀l’▶État fédéral. ◀L’▶hostilité instinctive du citoyen aux pouvoirs centraux se met à jouer de nouveau en faveur du secteur privé, et, par contrecoup, des cantons. Personne n’aime ◀la▶ bureaucratie : ni ◀le▶ peuple, ni ◀les▶ cantons, ni ◀les▶ grands groupes ◀de▶ pression qui se constituent dès ◀la▶ fin du xixe siècle (Unions des paysans, des arts et métiers, du commerce et ◀de▶ ◀l’▶industrie, des syndicats) et qui interviennent dès lors comme quatrième pouvoir, en combinaisons d’ailleurs variables avec ◀l’▶État central, ◀les▶ cantons et ◀le▶ peuple.
◀Les▶ conflits plus ou moins violents qui déterminent cette évolution donnent lieu à des déclarations ◀de▶ principe, débats publics, mises au point juridiques, ◀d’▶où va résulter tardivement — guère avant ◀les▶ débuts ◀de▶ ce siècle — une prise de conscience toute nouvelle du fédéralisme comme doctrine.
◀La▶ chose était sans doute ancienne, ◀le▶ concept apparaît nouveau. Certaines pratiques remontaient aux vieilles Ligues, leur mise en forme légale et systématisée produit ◀le▶ choc ◀d’▶une innovation que certains taxent ◀de▶ révolutionnaire. Il est remarquable que dans ◀l’▶ancienne Suisse ◀le▶ terme ◀de▶ fédéralisme n’ait jamais été employé. Autant que j’aie pu ◀le▶ vérifier, il n’apparaît qu’en 1822, invoqué par ◀les▶ « réactionnaires » dans ◀le▶ sens des autonomies cantonales. À ◀la▶ Diète ◀de▶ cette année-là, ◀le▶ délégué ◀de▶ Vaud, partisan ◀de▶ ◀l’▶union fédérale, déclare qu’il s’agit ◀de▶ savoir si ◀la▶ Suisse est un peuple, un corps politique, ou si, « exagérant ◀les▶ maximes fédéralistes, ◀les▶ cantons s’envisagent comme des États isolés, dont chacun soigne son économie particulière sans égard à ◀la▶ nécessité ou à ◀la▶ convenance ◀de▶ l’autre ». En revanche, lors des discussions à huis clos ◀de▶ ◀la▶ commission constituante, en 1848, ◀l’▶adjectif « fédératif » est constamment employé dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶unification du pays. Tout se passe comme si, dans ◀l’▶ancienne Suisse, une sorte ◀d’▶instinct autonomiste avait refoulé ◀l’▶emploi du terme doctrinal, dont ◀les▶ tenants ◀de▶ solutions logiques mais gênantes pour certains intérêts ou préjugés, eussent pu se prévaloir dans un débat public. On voulait bien bénéficier ◀d’▶une pratique communautaire, indispensable à ◀la▶ sauvegarde ◀d’▶États trop petits pour se défendre seuls, mais on redoutait qu’en devenant système cette pratique porte atteinte aux souverainetés.
À partir de ◀la▶ révision si expressément centraliste ◀de▶ 1874, cette pudeur ou prudence paysanne ne suffit plus. Dès 1878, ◀le▶ grand juriste zurichois, J. C. Bluntschli, dans un ouvrage intitulé Organisation ◀d’▶une Société d’États européens, propose à toute ◀l’▶Europe un régime fédéral inspiré ◀de▶ ◀l’▶exemple suisse ; ce qui ◀l’▶amène à faire ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶équilibre des compétences entre ◀l’▶union et ◀les▶ autonomies et à prôner une « nationalité internationale » analogue à ◀la▶ nationalité intercantonale ◀de▶ ◀la▶ Confédération suisse. Notons bien que Bluntschli oppose ◀le▶ principe fédéraliste à toute idée ◀d’▶« État européen unique », qu’il tient d’ailleurs pour irréalisable. ◀Le▶ mot et ◀le▶ concept, quoique diversement définis, peu à peu s’acclimatent en Suisse, et tout d’abord dans ◀la▶ partie romande du pays, plus rétive que ◀l’▶alémanique à ce qu’elle nomme « ◀les▶ ukases ◀de▶ Berne ». Mais ce n’est guère qu’au xxe siècle (surtout dans ◀les▶ années 1920 à 1940) qu’apparaît une littérature consacrée au fédéralisme en tant que doctrine politique et attitude philosophique.
Des historiens comme Karl Meyer, Gagliardi ou Hans Nabholz voient en lui ◀le▶ principe ◀d’▶union ◀de▶ nos petites républiques, et cela dès ◀les▶ origines, encore qu’il soit demeuré longtemps tout empirique, et même, selon Richard Feller, « soigneusement informulé ». Un sociologue, Adolf Gasser, préconise ◀la▶ reconstruction ◀de▶ ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base des autonomies communales. Avec un poète ◀de▶ ◀l’▶histoire, qui a su nous faire redécouvrir derrière ◀les▶ façades officielles ◀le▶ vrai visage ◀de▶ ◀la▶ Suisse une et diverse et ◀les▶ vraies dimensions ◀de▶ son passé, ◀le▶ fédéralisme devient une philosophie générale : j’ai dit ce que nous devons à Gonzague de Reynold.
Enfin, avec ◀les▶ groupes personnalistes (où militent des disciples ◀de▶ Reynold côte à côte avec des dirigeants ◀de▶ syndicats, des socialistes et des chrétiens sociaux), ◀l’▶éthique communautaire du fédéralisme se présente comme « ◀la▶ vraie défense contre ◀l’▶esprit totalitaire », parce qu’elle surmonte d’abord cet individualisme dont ◀le▶ collectivisme dictatorial est ◀l’▶inévitable rançon.
C’est ainsi que ◀le▶ fédéralisme, issu des traditions du Saint-Empire et des communes médiévales, puis ◀de▶ ◀la▶ pratique empirique ◀de▶ régimes mis en place pendant ◀le▶ xixe siècle aux États-Unis et en Suisse, se déclare finalement comme doctrine politique, comportant une morale sociale et une méthode ◀d’▶aménagement des relations de plus en plus complexes entre ◀les▶ groupes ◀de▶ toute nature qui forment ◀la▶ société contemporaine. Il a rejoint ◀le▶ siècle en s’y définissant. Désormais il n’est plus seulement résistance au géométrisme plat ◀de▶ centralisateurs sans imagination, mais création ◀de▶ formes dynamiques, ◀de▶ structures dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps beaucoup mieux adaptées aux besoins ◀de▶ ◀l’▶ère qui s’ouvre, et que ◀les▶ techniques nouvelles permettent ◀de▶ réaliser. Il se révèle absolument moderne. Et nos après-venants découvriront peut-être qu’au moment où il s’est affirmé, au xxe siècle, face aux délires totalitaires, il était moins une survivance qu’une invention, il avait moins ◀de▶ passé que ◀d’▶avenir.