1.
Les institutions et la vie politique
Une pratique séculaire, restée longtemps sans nom et sans doctrine trop clairement formulée, constitue le véritable apport de▶ la Suisse comme telle à l’Europe. Encore, les Suisses la comprennent-ils différemment : pour les Alémaniques, fédération veut dire « communauté du serment » ou « lien » (Bund) ; pour les Romands : volonté ◀de▶ maintenir les libertés locales contre les empiètements ◀de▶ l’autorité commune. Rien ◀d’▶étonnant si une telle pratique est mal connue ou mal comprise à l’extérieur, et notamment chez nos voisins français, épris ◀de▶ logique et centralisateurs. Un Français cultivé et qui se demande quel est le « vrai » sens du mot fédéralisme, recourt à son Littré, où il trouve ceci :
Fédéralisme s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. — « Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages », Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. Pendant la révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre l’unité nationale et ◀de▶ transformer la France en une fédération ◀de▶ petits États. « Aux jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins », Thiers, Histoire ◀de▶ la révolution, chap. I.
Pour un Français, la cause est entendue : fédéraliste égale sauvage, ou traître. Pour un Suisse, c’est Littré qui perd la face. Essayons ◀d’▶expliquer ce qui peut l’être, en cette affaire où le sens concret du bien public a beaucoup plus à voir que l’idéologie.
Le régime fédéral ◀de▶ la Suisse n’a qu’un peu plus ◀d’▶un siècle ◀d’▶existence mais cela suffit à faire ◀de▶ lui l’un des plus anciens ◀de▶ l’Europe — après les monarchies anglaise, néerlandaise, danoise et suédoise — et probablement le plus stable. Tous les autres pays du continent qui existaient en 1848 ou qui se sont formés plus tard, soit dans la seconde moitié du xixe siècle, comme l’Allemagne et l’Italie, soit seulement au xxe siècle, comme les États de l’Est et les Balkans, ont changé plusieurs fois ◀de▶ régime, ◀d’▶extension territoriale et même ◀de▶ composition ethnique.
Or, dans le petit groupe des États les plus stables, la Suisse occupe une position très singulière. Tous les facteurs classiques ◀d’▶unité naturelle et ◀de▶ cohésion nationale lui font défaut : la monarchie, la langue unique, l’homogénéité ethnique, la religion dominante, ou encore un certain isolement géographique. Elle cultive même avec des soins jaloux tout ce que les vieilles nations du continent ont essayé ◀d’▶éliminer parce qu’elles y voyaient autant ◀de▶ causes ◀de▶ divisions : l’autonomie des États membres, l’absolue liberté confessionnelle, les privilèges des groupes minoritaires, et tous les pluralismes imaginables, culturels et sociaux, économiques et politiques, administratifs et fiscaux, voire judiciaires. Bref, la Suisse est l’exemple unique et à bien des égards paradoxal ◀d’▶une fédération réussie au cœur même ◀de▶ l’Europe des nations unitaires.
Nous avons vu comment cette fédération s’est agencée comme d’un seul coup pendant l’année 1848, après des siècles ◀d’▶approches réticentes et ◀d’▶expériences malheureuses d’autres systèmes ◀d’▶association. Voyons maintenant comment elle fonctionne ◀de▶ nos jours, c’est-à-dire dans des conditions qui ne pouvaient être prévues pour la plupart à l’époque ◀de▶ sa mise en place.
Nous sommes ici devant une expérience ◀d’▶intérêt majeur pour l’Europe. Car l’Europe qui tente ◀de▶ s’unir sera fédérale ou ne sera pas. Non que je tienne le fédéralisme pour une sorte ◀de▶ panacée efficace en tout temps et en tout lieu ; mais c’est tout simplement le seul régime ◀d’▶union qui paraisse concevable et possible pour un continent composé ◀de▶ nations aussi diverses et jalouses ◀de▶ le rester. Et je n’entends pas non plus faire une apologie ◀de▶ la formule fédéraliste suisse, mais je crois important ◀d’▶en évaluer les avantages et les inconvénients dans divers ordres — civique, économique et culturel ; ◀de▶ dire aussi ce qu’il en coûte et ◀de▶ quels sacrifices moraux et matériels il a fallu payer l’établissement ◀de▶ cette espèce ◀de▶ prototype. Après quoi, nous tenterons ◀de▶ prévoir ses possibilités ◀d’▶adaptation à l’Europe qui évolue vers son union, et aux formes nouvelles ◀de▶ civilisation qui sont en train de naître sous nos yeux.
La commune : un petit État
La fédération des États-Unis d’Amérique est née ◀de▶ l’union des États, comme celle ◀de▶ la Suisse ◀de▶ l’union des cantons, mais ceux-ci ne sont pas des créations abstraites délimitées au tire-ligne sur la carte et reportées sur le terrain par des procédés ◀d’▶arpentage : ils sont nés ◀de▶ la lente agrégation ◀de▶ communes forestières et urbaines, et leurs frontières très compliquées traduisent une croissance empirique, par l’intérieur, à partir de foyers multiples. Ces origines demeurent sensibles et agissantes dans l’existence civique ◀de▶ la Suisse ◀d’▶aujourd’hui.
Pour devenir citoyen des États-Unis d’Amérique, à supposer que vous habitiez depuis un certain temps ce grand pays, il vous faudra quitter son territoire, passer quelques jours au Canada, au Mexique ou aux Bermudes, y recevoir ◀d’▶un consul américain les « premiers papiers » qui feront ◀de▶ vous un candidat admis à la nationalité américaine, puis rentrer en cette qualité, c’est-à-dire passer la frontière avec l’intention déclarée ◀d’▶adhérer aux règles du club, à l’American way of life. Après quoi vous pourrez aller où vous voudrez. Cette cérémonie symbolique vous introduira dans une communauté abstraite, et ne vous enracinera nulle part sur l’immense territoire des États-Unis.
Pour devenir Suisse, au contraire, il faut se faire accepter d’abord par une commune. Il faut y résider huit ou douze ans, après avoir obtenu des autorités fédérales un permis ◀de▶ naturalisation, et, au terme ◀de▶ cette épreuve ◀d’▶enracinement, l’on devient citoyen ◀de▶ la commune, et par suite du canton dont elle relève. Alors seulement, on peut recevoir un passeport suisse. « La naturalisation ne sera parfaite que lorsque le candidat aura été agréé par une commune et un canton ; c’est alors seulement qu’il sera un citoyen suisse. »56
La véritable cellule ◀de▶ base ◀de▶ la Suisse est donc la commune : c’est par elle que l’on entre dans la citoyenneté, et c’est par elle que la fédération s’est constituée historiquement. Les cantons sont venus plus tard, le pouvoir fédéral en dernier lieu.
« En Suisse, la commune est un petit État », déclarait récemment le conseiller fédéral Roger Bonvin, réinventant la définition ◀d’▶Althusius, premier théoricien du régime fédéraliste57.
La Suisse compte aujourd’hui 3 092 communes (3200 il y a cent ans). Chacune possède son conseil communal ou municipal (c’est quelquefois le peuple réuni en assemblée plénière qui en remplit l’office) et son pouvoir exécutif, ou municipalité, présidé par le maire (aussi nommé syndic ou président ◀de▶ commune, selon les cantons).
La commune a le droit ◀de▶ lever des impôts, et parfois même ◀d’▶exiger des services personnels ou corvées. Elle pourvoit aux services publics, à l’instruction primaire, à la gérance des biens des bourgeoisies, à la police locale, à l’assistance des pauvres et des malades.
Le contrôle du canton sur les communes se limite à examiner la conformité des décisions communales au droit en vigueur, et d’autre part à approuver les comptes (parfois le budget) des municipalités.
Il est curieux ◀de▶ noter que la garantie des autonomies communales n’est pas prévue par la Constitution fédérale : on est tenté ◀d’▶y voir la preuve que cette autonomie va de soi, aux yeux des Suisses. En effet, comme l’a souligné dans plusieurs ouvrages le professeur Adolf Gasser :
Le principe fédéraliste est à la base non seulement des relations entre la Confédération et les cantons, mais encore des rapports entre le gouvernement cantonal et les communes. Au point de vue purement formel, ces dernières jouissent uniquement des droits que leur octroie la législation cantonale. Nulle part pourtant, on ne les a soumises à l’autorité des fonctionnaires cantonaux… Dès l’origine, comme le prouve le pacte ◀de▶ 1291, la Confédération a admis le principe ◀de▶ l’autonomie ◀de▶ la commune… C’est à ces origines que nos cantons doivent ◀de▶ n’être jamais devenus des États bureaucratiques et centralisés, mais ◀d’▶être restés jusqu’à nos jours des États populaires, fondés sur le droit et dont la première mission est l’administration ◀de▶ la justice.58
Un autre auteur, le juriste F. Fleiner, a démontré que la caractéristique ◀de▶ l’État populaire suisse « réside dans la dépendance ◀de▶ l’administration vis-à-vis de la justice »59. Et ceci nous rappelle le Livre blanc ◀de▶ Sarnen et les légendes décrivant la lutte des Waldstätten contre les baillis. Car ces baillis jouaient un rôle comparable à celui des préfets dans maint État moderne. Là où le préfet donne les ordres du pouvoir central, la commune n’est plus qu’un organe ◀d’▶exécution et devient à son tour, comme l’observe A. Gasser, « un instrument ◀de▶ la centralisation ». En Suisse, au contraire, les droits ◀de▶ la commune ne sont limités que par la loi, jamais par les supérieurs administratifs. La commune décide en première instance, et le canton n’intervient qu’en appel. Ce régime s’est révélé particulièrement efficace dans les époques ◀de▶ crise (guerre ◀de▶ 1939-1945) où l’application ◀de▶ mesures générales (telles que le plan ◀de▶ production agricole, dit plan Wahlen) n’a pu se réaliser qu’à la faveur ◀d’▶initiatives locales, appuyées par la population qui était à même ◀de▶ contrôler la besogne et ◀d’▶en mesurer la portée par expérience directe.
L’origine ancienne des communes suisses a laissé des traces notables dans leur organisation présente. C’est ainsi que l’on distingue la commune « bourgeoise » comprenant les descendants des familles fondatrices, et la commune politique, qui englobe aussi les agrégés de plus fraîche date. Seuls les « bourgeois » ont droit à l’administration et à la répartition des revenus des biens communaux (forêts, pâturages, vignes, caves, troupeaux). En cas ◀d’▶indigence, ils sont secourus par la « bourgeoisie » ◀de▶ leur lieu ◀d’▶origine, même s’ils n’ont jamais habité son territoire, et ce droit ◀d’▶origine ne se perd jamais. (Certaines familles anciennes possèdent la bourgeoisie ◀d’▶honneur ◀de▶ plusieurs communes — jusqu’à 10 ou 12 — et y jouissent théoriquement ◀de▶ tous les droits qu’on vient de mentionner.)
La vie civique, dans les petites communes, surtout rurales, n’a pas beaucoup évolué depuis le temps des Louables Ligues. Mais dans les grandes municipalités urbaines, elle a subi ◀de▶ radicales transformations dans le sens inattendu ◀d’▶une simplification des structures administratives et ◀d’▶une diminution bien remarquable du nombre des charges et des magistrats. À Neuchâtel, par exemple, au lieu du Petit Conseil des patriciens, du Grand Conseil des bourgeois, des Quatre-Ministraux formés des présidents des deux Conseils, des maîtres bourgeois et du banneret « gardien des libertés du peuple », etc., nous n’avons plus qu’un exécutif ◀de▶ cinq membres et un législatif ◀d’▶une quarantaine ◀de▶ membres, pour une population plus que décuplée. À Berne, un simple Stadtpräsident, désigné par rotation annuelle parmi les conseillers municipaux, a remplacé le prestigieux Avoyer, qui joua pendant plusieurs siècles un rôle à peu près comparable à celui des doges à Venise. (Il ne pouvait être choisi que dans la classe des « familles aptes à régner ».) Le président ◀de▶ commune, parfois appelé syndic ou maire, ◀d’▶une ◀de▶ nos villes, est aujourd’hui un technicien du département qu’il dirige, et n’est plus délégué au pouvoir par une seule classe régnante dans laquelle il serait né, mais par un parti politique qu’il a choisi selon sa conviction (parfois aussi en vue de son élection). La majesté ◀de▶ son pouvoir n’est figurée que par les deux huissiers en grande cape aux couleurs ◀de▶ la ville qui l’encadrent durant les manifestations officielles. Il n’agit plus en chef d’État, mais en chargé ◀d’▶affaires presque anonyme, négociant avec les divers groupes professionnels, syndicaux ou capitalistes, des accords qu’il devra défendre devant un conseil vétilleux. Dans ses discours, il ne doit pas manquer ◀d’▶exalter le génie du lieu, les traditions les plus chères ◀de▶ sa ville, sa vocation particulière, et il le fait en général avec chaleur et bonhomie. Mais il sait que les temps ne sont plus ce qu’ils étaient, il connaît bien ses statistiques ◀d’▶état civil et le mouvement ◀de▶ la population qu’il administre. Il ne peut ignorer ces chiffres :
— En 1860, 66 % des Suisses vivaient encore dans leur commune ◀d’▶origine, 27 % dans une autre commune ◀de▶ leur canton, 7 % dans d’autres cantons. Aujourd’hui, c’est en moyenne 33 % pour les trois catégories. La tendance générale, irréversible, est au déracinement sans cesse accéléré, au brassage communal et cantonal. Que deviennent dans cette conjoncture démographique les traditions et le génie du lieu ? Qui peut encore les maintenir et illustrer ? Les amants du passé se lamentent. Qu’ils se consolent en écoutant les récriminations des progressistes, car, à les en croire, rien ne change, les vieilles structures s’imposent aux contenus neufs. La cité ◀de▶ Calvin peut devenir en majorité catholique et politiquement socialiste, il n’empêche que « l’esprit ◀de▶ Genève » gage encore au loin son prestige, et garantit mystérieusement son pouvoir ◀d’▶assimilation. Faut-il croire qu’une commune est semblable à un corps ? Toutes ses cellules éliminées et remplacées périodiquement, dit-on, il n’en garde pas moins son profil et ses rides.
Ce n’est pas tout. Les plus grandes communes ◀de▶ Suisse, telles que Zurich (un demi-million ◀d’▶habitants), sont en train d’adopter une politique ◀de▶ résistance au gigantisme. Qu’un grand quartier se bâtisse loin du centre, on en fera une commune nouvelle. Toutefois, avant que cette commune ait pris racine, le canton se verra requis ◀de▶ lui accorder des subventions, et cela pose un problème important pour l’avenir ◀d’▶un fédéralisme qui se veut communal à la base. Certains soutiennent que cette course aux subventions est un péril plus grave que l’urbanisation et le brassage des habitants pour l’esprit des communes et leur autonomie. Le même problème se pose d’ailleurs pour les cantons, dans leurs rapports avec les finances fédérales.
Plutôt que ◀d’▶essayer vainement ◀de▶ lutter contre ces courants, les Suisses vont se voir contraints ◀de▶ repenser la fonction des cellules ◀de▶ base dans une société plus mobile et surtout plus diversifiée que celle où se forma l’actuel fédéralisme. Peut-être faudra-t-il abandonner l’idée (qui vient du plus haut Moyen Âge) ◀d’▶une sorte ◀d’▶autarcie du petit monde communal, se suffisant matériellement et moralement, et accepter franchement l’idée nouvelle ◀de▶ complexes ◀de▶ communes complémentaires, qui partageraient les frais ◀de▶ certains services trop chers et n’en seraient que plus libres ◀de▶ vivre à leur manière. Des solutions ◀de▶ ce genre ne seraient-elles pas plus réellement fédéralistes que ne l’était, en somme, l’ancien état de choses ?
Les cantons et leur « souveraineté »
L’indigénat ◀d’▶une commune donne droit ◀de▶ cité dans un canton. Au commencement ◀de▶ la Suisse et ◀de▶ chaque vie civique — phylogenèse et ontogenèse — il y a donc les communes, non les cantons. Ceux-ci se sont formés beaucoup plus tard, et ◀de▶ manières très diverses.
Les uns ne furent d’abord qu’une vallée des Alpes dont les propriétaires et paysans libres, associés en coopérative, firent une commune : ainsi le Pacte ◀de▶ 1291 est-il conclu entre « les gens ◀de▶ la vallée ◀d’▶Uri, la commune ◀de▶ la vallée ◀de▶ Schwyz et la commune ◀de▶ ceux ◀de▶ la vallée inférieure ◀d’▶Unterwald ».
D’autres ne furent d’abord que des cités libres comme Berne, ou impériales comme Zurich, qui très vite arrondirent leurs domaines dans les campagnes environnantes, pour assurer leur subsistance, et devinrent ◀de▶ la sorte les capitales ◀de▶ petits États complets, agricoles et urbains, mais toujours gouvernés par les autorités ◀de▶ la ville.
Le Valais, grande vallée aux mœurs violentes, et les vieilles villes ◀de▶ culture et ◀de▶ commerce ◀de▶ Genève, Saint-Gall et Bâle furent d’abord des terres et des cités épiscopales, rattachées à l’Empire. Celles qui passèrent à la Réforme devinrent des républiques entièrement autonomes, les autres demeurèrent longtemps dominées par leur prince-évêque.
Le Pays ◀de▶ Vaud, vrai pays, riche en villes, bourgs et châteaux, vignobles et campagnes entre les Alpes, le Jura et deux grands lacs, faisait partie du domaine des Savoie. Conquis par les Confédérés, qui se portaient au secours ◀de▶ Genève, en 1530, il demeura pendant plus ◀de▶ deux siècles et demi sujet ◀de▶ Leurs Excellences ◀de▶ Berne.
Le grand complexe ◀de▶ vallées qui forme l’actuel canton des Grisons constitua longtemps un monde à part, bien distinct ◀de▶ celui des Ligues suisses. Ses communes s’organisèrent en juridictions, groupant plusieurs villages, et chacune possédait ses franchises, sa bannière et son landamman. Puis les juridictions formèrent trois grandes associations spontanées : Ligue grise, Ligue des Dix-Juridictions, et Ligue ◀de▶ la Maison-Dieu (Casa-Dei) qui n’avaient ◀d’▶autre lien qu’une assemblée commune délibérant sans nul pouvoir ◀de▶ décision. Ce régime ◀d’▶anarchie presque idéale, ce « navire sans pilote livré à tous les vents », ainsi que le décrivait l’ambassadeur ◀de▶ Venise, valut aux Rhètes des siècles ◀de▶ libertés communales très réelles mais aussi ◀de▶ chaos politique, ◀de▶ bagarres confessionnelles, et ◀de▶ participation à des guerres continuelles, dont la guerre ◀de▶ Trente Ans à laquelle les Ligues suisses surent échapper en se déclarant neutres.
Et Neuchâtel enfin, principauté souveraine, fut un État dès le haut Moyen Âge, lentement élargi aux frontières actuelles par plusieurs dynasties héritant l’une ◀de▶ l’autre jusqu’au xixe siècle : cas unique dans l’ensemble des communautés qui devaient peu à peu former la Suisse.
Les communes, les cités, les ligues et les républiques souveraines portaient en allemand le nom générique ◀de▶ Ort (littéralement : lieu ou localité) et non pas le nom ◀de▶ Kanton. C’est à partir de la conquête française créant une République indivisible qu’elles se virent toutes réduites au rang ◀de▶ cantons, auquel accédaient en même temps leurs pays sujets, libérés. Cette unification forcée et ce « cantonnement » général accompli en 1803 survécurent à la Restauration et facilitèrent le passage ◀d’▶une confédération ◀d’▶États égaux à l’État fédéral actuel.
Mais que sont aujourd’hui les cantons, en droit public ? Ce sont les États souverains « dans la mesure où leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale ; ils jouissent comme tels ◀de▶ tous les droits qui ne sont pas attribués au pouvoir fédéral » (art. 3 ◀de▶ la Constitution).
L’exaspération des nationalismes modernes fait que beaucoup de nos contemporains jugent étrange, et presque contradictoire dans les termes, la notion ◀d’▶une souveraineté limitée. Cependant, un siècle ◀d’▶expérience heureuse a rendu cette notion familière aux Suisses. Ils n’oublient jamais que leurs communautés cantonales — leurs vraies patries — sont antérieures à la Confédération, qui a résulté ◀de▶ leurs alliances progressivement resserrées. Mais ils voient clairement, d’autre part, que la garantie des autonomies cantonales ne saurait pratiquement résider que dans la mise en commun ◀de▶ leurs forces. La centralisation qu’ils acceptent, dans certains domaines strictement définis, n’est donc à leurs yeux que la sauvegarde ◀de▶ leur mode ◀d’▶existence propre et ◀de▶ leur indépendance dans tous les autres domaines.
Chaque canton possède son gouvernement composé des trois pouvoirs habituels.
L’exécutif généralement nommé Conseil ◀d’▶État, est un collège ◀de▶ cinq à onze membres, élu par le peuple. Chacun des magistrats qui en fait partie dirige un département administratif, et joue donc le rôle ◀d’▶un ministre. Cependant, les décisions importantes émanent du collège dans son ensemble, trait particulier à la Suisse et que nous retrouverons à l’échelon fédéral.
Le législatif, ou Grand Conseil, est élu par le peuple à la majorité absolue dans quelques cantons, ou selon le système proportionnel dans la plupart des autres.
Trois cantons seulement (Glaris, Unterwald, formé des deux demi-cantons ◀d’▶Obwald et ◀de▶ Nidwald, et Appenzell, formé des deux demi-cantons des Rhodes intérieures et des Rhodes extérieures) ont conservé l’antique institution ◀de▶ la Landsgemeinde 60. Là le pouvoir législatif est exercé par l’ensemble ◀de▶ la population mâle et majeure, réunie en cercle (Ring) sur une place publique, non sans un déploiement ◀de▶ cérémonies religieuses, ◀de▶ serments et ◀de▶ proclamations solennelles. Tous les hommes qui s’y rendent portent l’épée, signe antique ◀de▶ la liberté chez les peuples germaniques.
Un des meilleurs observateurs des institutions suisses, André Siegfried, ayant assisté à la Landsgemeinde de Glaris, en donne une description qu’il vaut la peine ◀de▶ citer ici, parce qu’elle souligne certains traits ◀de▶ tempérament politique valables pour l’ensemble des Confédérés61 :
L’ordre du jour comporte trente-deux questions : un projet ◀d’▶assurance cantonale contre les crises, divers projets sur les congés payés, le repos du dimanche, le régime ◀de▶ l’énergie hydraulique, etc. Le Landamman, du haut ◀de▶ la tribune, résume chaque projet. Plusieurs citoyens montent ensuite sur l’estrade pour prendre la parole, discuter, suggérer des amendements. Quelques-uns ◀de▶ ces amendements, sont adoptés, d’autres — et justement, je le note, des amendements démagogiques — repoussés. Je suis frappé ◀de▶ constater qu’on discute sur le mérite propre des mesures proposées et non pas, comme on ferait en France, sur les incidences partisanes. Je suis frappé aussi ◀de▶ la facilité ◀de▶ parole des orateurs, qui s’expriment avec aisance, brièvement, souvent avec un humour familier auquel le dialecte se prête admirablement. L’auditoire, du reste, est difficile : il s’impatiente quand on hésite, il souligne sans bienveillance les inévitables lapsus. Manifestement ces assises ont leur tradition et l’on n’est pas disposé à y supporter les raseurs, car il faut que tout soit fini dans la journée (et puis le ciel, lourd ◀de▶ nuages, pourrait tomber sur vos têtes !) La politesse règne néanmoins, encore qu’il y ait quelquefois des tumultes ; chacun commence protocolairement par la formule : « Très estimé monsieur le Landamman, très affectionnés et dignes ◀de▶ confiance compatriotes… » C’est une discussion ◀de▶ famille, tournée vers la pratique autant qu’inspirée par la passion politique… Et pourtant il s’agit ◀d’▶une société politique ◀de▶ notre temps, dans un canton fort évolué : sur les 42 000 habitants qu’il contient, un quart seulement sont des paysans et plus ◀de▶ la moitié vivent ◀de▶ l’industrie.
Avec moins ◀de▶ pittoresque et ◀de▶ politesse patriarcale, c’est dans une atmosphère assez semblable que se déroulent les débats des Grands Conseils. L’influence des mœurs politiques latines, l’éloquence, le sectarisme des partis ne se manifestent guère que dans les parlements des cantons à prédominance citadine, comme Genève. Partout ailleurs, les considérations pratiques priment, et l’équilibre est respecté, ◀d’▶un accord tacite, entre les intérêts plus ou moins divergents des classes, des régions, ◀de▶ la paysannerie, des ouvriers et des bourgeois. « Ce qu’il y a ◀d’▶intéressant à noter, écrit encore André Siegfried, c’est que pareil équilibre semble régner au sein des individus eux-mêmes, en raison du développement traditionnel ◀d’▶une vie corporative : tel ouvrier raisonnera non pas exclusivement en ouvrier, mais en membre ◀de▶ la commune religieuse, ou ◀de▶ la commune « bourgeoise », ou encore en membre ◀de▶ telle ou telle localité. »
Cette dernière remarque est importante. Elle nous fait entrevoir la condition des libertés civiques dans un régime fédéraliste, et c’est l’appartenance simultanée à plusieurs groupes ou communautés, dont les limites ne sont pas les mêmes.
La formule du régime totalitaire, c’est la coïncidence exacte et imposée, dans les limites territoriales ◀de▶ l’État, des réalités les plus hétérogènes ◀de▶ l’existence : langue, culture, race, religion, mœurs, droit, économie et parti politique au pouvoir, avec effet rétroactif sur l’histoire officielle. Dans une fédération comme la Suisse, au contraire, toutes les combinaisons et permutations ◀de▶ ces diverses allégeances, augmentées des allégeances communales et cantonales, sont non seulement possibles, mais courantes. Car les frontières des langues ne sont pas celles des confessions ; celles des cantons ne sont pas celles des régions économiques ; et celles des cultures ne sont même pas celles ◀de▶ la Confédération, qu’elles débordent très largement. C’est dans le jeu ménagé entre ces éléments, dans la nécessaire tolérance que développent la dispersion et l’interpénétration ◀de▶ ces groupes, dans la faculté ◀de▶ choix qui se trouve laissée à chacun, que le citoyen suisse peut courir chaque jour les chances ◀d’▶une liberté réelle, dont il ne prend d’ailleurs pas davantage conscience que ◀de▶ l’air qu’il respire.
Dans ce jeu très complexe ◀d’▶allégeances, le canton représente la patrie, au sens le plus classique (et romantique !) du mot. William Rappard l’a très bien dit :
Le canton, c’est pour le Suisse moyen une réalité concrète, parfois la république pour la défense de laquelle ses ancêtres ont lutté contre d’autres Suisses, le plus souvent le lieu où il est né, le cadre où se sont déroulées son enfance et sa jeunesse, la cité dont il parle la langue ou le dialecte, et dont il connaît les magistrats, ses voisins et peut-être ses amis. C’est donc le canton même, c’est-à-dire un ensemble ◀de▶ souvenirs historiques et ◀d’▶expériences quotidiennes, et non pas sa constitution qui est l’objet véritable ◀de▶ son patriotisme. La Confédération, au contraire, plus lointaine, plus jeune, moins personnelle et plus abstraite, vaut par sa structure politique plus que par sa réalité sociale. Cet édifice élevé il y a un siècle, lui paraît en tous points se conformer aux exigences ◀de▶ la vie nationale. Mais il n’en sera pas pour autant porté à immoler sa petite patrie sur l’autel du grand pays plus qu’on n’est tenté ◀de▶ vendre un souvenir ◀de▶ famille pour pouvoir acheter un réfrigérateur.62
Voilà qui est bel et bon en théorie et très conforme aux prescriptions ◀de▶ la saine morale fédéraliste. Mais au concret ?
La répartition des compétences entre les États membres et le pouvoir central est le problème spécifique ◀de▶ la vie ◀d’▶une fédération. Dans le cas ◀de▶ la Suisse, cette répartition est en principe réglée par la Constitution ◀de▶ 1848 et ses révisions successives. À la fédération les affaires étrangères, la représentation, la défense du pays, les douanes et la régie des grandes administrations (PTT, chemins de fer, assurance-vieillesse). Aux cantons tout le reste : la justice, la fiscalité, l’état civil, le droit ◀de▶ naturalisation, la police, l’hygiène sociale, l’enseignement aux trois degrés et la culture en général. « Dem Bund die Kanonen, die Kultur den Kantonen » (les canons à la fédération, la culture aux cantons), écrit un ◀de▶ nos bons publicistes, en un raccourci pertinent63.
Mais les grands travaux et les routes, la protection des monuments et ◀de▶ la nature, et ◀d’▶une manière générale, toutes les entreprises publiques dont le financement devient trop lourd pour un canton, font l’objet ◀de▶ négociation entre « le cantonal » et « le fédéral » comme on dit dans notre jargon.
Les cantons, comme les particuliers, se montrent jaloux ◀de▶ leurs droits et refusent en principe la moindre intervention des pouvoirs fédéraux dans leurs affaires… sauf s’il s’agit ◀de▶ subventions. Ils se voient tous soumis en permanence aux tentations évidemment contradictoires ◀de▶ la propre-suffisance en tous domaines, et du recours à la « manne fédérale » qui menace ◀de▶ diminuer leur souveraineté. Ce conflit perpétuel et toujours renouvelé trahit le risque essentiel ◀de▶ toute fédération mais aussi la tension nécessaire à sa vie. Et la santé fédéraliste, loin ◀d’▶exiger la solution définitive ◀de▶ ces problèmes, implique au contraire le maintien ◀d’▶un équilibre continuellement réajusté entre les droits et les devoirs réciproques des communautés ◀de▶ base et ◀de▶ leur service commun, donc en fait : des cantons et ◀de▶ leur fédération. Car la fédération n’est pas le Tout dont les cantons ne seraient que les subdivisions, ni le Pouvoir auguste dont ils seraient les sujets. Conçue pour permettre aux cantons ◀de▶ réaliser en commun des tâches qui dépassaient leurs forces isolées, elle est à leur service, et non pas eux au sien. N’ayant jamais été personnifiée par un monarque, un dictateur, ou le chef ◀d’▶un parti fédérateur ; sans aura ◀de▶ prestige ou ◀de▶ majesté ; presque anonyme, ◀d’▶autant plus efficace, elle reste un instrument ◀de▶ coopération.
À vrai dire, les cantons n’en ont pas ◀d’▶autre. Il est frappant ◀de▶ constater que ces petits États, qu’aucune frontière visible ne sépare plus, s’occupent en somme très peu de leurs voisins. « Chacun pour soi, la Confédération pour tous » paraît bien être leur devise.
Les partisans ◀de▶ l’Europe unie ont coutume ◀de▶ préconiser des mesures qui permettraient aux divers peuples ◀de▶ « mieux se connaître » et ◀de▶ nouer des « relations humaines » plus fréquentes : ils y voient la condition préalable et nécessaire ◀de▶ l’union politique désirée. Leurs adversaires estiment en revanche que cette union est impossible, parce que les peuples ◀de▶ l’Europe, affirment-ils, sont trop différents les uns des autres pour pouvoir accepter des institutions communes. L’exemple ◀de▶ la Suisse nous inciterait à renvoyer dos à dos les deux camps. Car en fait notre fédération s’est constituée et fonctionne bien sans que les peuples ◀de▶ nos divers cantons aient eu besoin ◀de▶ se connaître d’abord, ◀d’▶établir des relations personnelles, ni même ◀de▶ s’aimer comme des frères en la foi ; et ils sont aussi différents les uns des autres que les Bourguignons des Rhénans, voire les Suédois des Italiens. Un paysan yodleur ◀d’▶Appenzell, un ouvrier socialiste ◀de▶ Berne et un banquier anglomane ◀de▶ Genève, s’ils se rencontraient par hasard — et j’allais dire par impossible —, autour ◀d’▶un demi ◀de▶ blanc dans quelque buffet ◀de▶ gare, ils n’auraient pas grand-chose à se dire, et beaucoup de peine à se comprendre. Mais qu’importe ! Il suffit bien que tous les trois soient attachés aux mêmes institutions, aux mêmes règles communes arrangées ◀de▶ telle sorte qu’elles leur permettent ◀de▶ rester différents précisément, — dans la paix, le contentement et l’amitié ◀de▶ principe (jamais exempte d’ailleurs ◀de▶ quelque humour, voire ◀de▶ malice). Tous les trois savent qu’ils sont Suisses, non pas à cause de quelque qualité commune, soit naturelle, soit culturelle (langue, race, confession, caractère, etc.) qui justement leur fait défaut, mais parce qu’ils sont placés dans le même ensemble que l’on a baptisé du nom ◀de▶ « Suisse », et qu’ils l’approuvent. Et quand on a bien compris cela, on a compris le fédéralisme.
La persistance après un siècle des caractères distinctifs ◀de▶ chaque communauté cantonale, en dépit de la suppression des barrières qui les séparaient jadis et des mélanges ◀de▶ population favorisés par la complète liberté ◀d’▶établissement des citoyens ◀d’▶un canton dans un autre, voilà qui me paraît riche en significations somme toute très rassurantes, si l’on songe à l’Europe sans frontières ◀de▶ demain. Les accents et les tours ◀de▶ langage, si typiques ◀d’▶un canton, subsistent. Genève a beau ne plus compter qu’un quart ◀de▶ Genevois ◀d’▶origine, deux tiers ◀de▶ Suisses d’autres cantons, et le reste ◀d’▶étrangers venus du monde entier, c’est l’accent ◀de▶ ce quart primitif qui domine après quelques années ◀de▶ brassage par l’école, mais aussi par la vie professionnelle, les soirées au café pour les hommes, les loisirs collectivisés pour la jeunesse. Et les mêmes préjugés traditionnels, entretenus par les uns quant aux autres, non seulement se transmettent fidèlement, mais ne cessent ◀de▶ correspondre à des réalités. Les anecdotes populaires sur les tempéraments cantonaux feraient un recueil bien fourni.
Trois Suisses vont à la chasse aux escargots et ils comparent leurs prises en fin ◀de▶ journée. « Moi, dit le Genevois rapide, j’en ai cent. — Moi, dit le Bernois, j’en ai attrapé quatre ! — Et moi, dit le Vaudois (imaginez l’accent), j’en ai bien vu un, mais il m’a échappé. »
Les Autorités fédérales
Réalités humaines et culturelles : communales et cantonales. Utilité publique : fédérale.
Nous avons vu pour quelles raisons économiques et militaires une ligue ◀d’▶États s’est transformée en un État fédératif. Acte essentiellement politique, mais au meilleur sens ◀de▶ ce mot : ce qui subsiste ◀de▶ la notion ◀de▶ politique une fois qu’on l’a débarrassée, d’une part, des motifs prétendus « idéologiques », à vrai dire partisans ou sectaires, d’autre part des rêveries, utopies et tabous ◀de▶ la grandeur nationale prise comme but absolu.
Un jour, dans les couloirs du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, je rencontre un député français (plusieurs fois ministre depuis) et qui est membre du comité chargé ◀d’▶élaborer un projet ◀de▶ Constitution européenne. Je lui demande comment vont les travaux. « Nous butons, me dit-il, sur le problème ◀de▶ l’exécutif. — Prenez donc notre formule suisse ! — Qu’est-ce que c’est ? » J’explique alors en quelques phrases qu’il s’agit ◀d’▶un collège ◀de▶ sept membres, qui est le chef de l’État, et qui représente grosso modo les cantons, les partis et les langues. Chacun des Sept est un ministre et le demeure pendant l’année où il exerce la fonction honorifique ◀de▶ président ◀de▶ la Confédération. Le Conseil étudie des projets ◀de▶ loi et les présente au Parlement. Si un projet est rejeté, le Conseil ne démissionne pas : il reprend la question, consulte beaucoup de monde et présente un texte nouveau. Le grand avantage du système, c’est la stabilité ◀de▶ l’exécutif. « — Mais alors, il n’y a plus ◀de▶ politique ! » s’exclame le député en levant les bras au ciel.
Ce cri du cœur m’a donné à penser. Nos institutions suisses sont mal connues à l’étranger, le fédéralisme y est ignoré ou décrié, bref, les Suisses font des montres et des fromages à trous et feraient bien ◀de▶ borner à cela leur apport à la vie européenne. ◀D’▶où je déduis qu’il pourrait être utile :
1° ◀de▶ décrire les deux rouages principaux ◀de▶ notre système fédéral : le Parlement bicaméral et le gouvernement collégial ;
2° ◀de▶ marquer le rôle des partis et des grandes organisations professionnelles à l’échelle intercantonale ou « nationale ».
Si la Constitution ◀de▶ 1848 mérite non seulement l’épithète officielle ◀de▶ « fédérale » mais encore celle ◀de▶ « fédéraliste », c’est parce qu’elle a voulu représenter une synthèse des autonomies locales et ◀de▶ l’union.
Cet équilibre est illustré par le système bicaméral, que les législateurs ◀de▶ 1848 empruntèrent aux États-Unis d’Amérique, et non pas à la Grande-Bretagne.
L’Assemblée fédérale, pouvoir législatif et autorité suprême ◀de▶ la Confédération, est composée ◀de▶ deux Chambres : le Conseil national, représentant le peuple, et le Conseil des États, représentant les cantons. Ces deux conseils ont des pouvoirs égaux. Leur accord est indispensable pour l’acceptation ou le rejet ◀d’▶une loi.
On croit reconnaître ici le système en vigueur dans un certain nombre ◀de▶ nations modernes, qui possèdent un Sénat à côté de leur Chambre des Députés. En réalité, le Conseil des États n’est pas du tout l’équivalent ◀de▶ la Chambre Haute en France et en Italie, ni ◀de▶ la Chambre des Lords. Il ne ressemble qu’au Sénat américain, étant comme ce dernier formé ◀de▶ représentants des membres ◀de▶ la fédération, à raison de deux députés par État, grand ou petit64. Et l’on retrouve ici l’un des principes essentiels du fédéralisme : l’égalité des inégaux. Le mode ◀d’▶élections des conseillers varie selon les cantons. C’est tantôt le peuple, ou la Landsgemeinde, tantôt le Grand Conseil qui les nomme.
Le Conseil national est élu à raison ◀d’▶un député par 28 000 habitants, chaque canton ou demi-canton formant un arrondissement ou collège électoral.
L’égalité des pouvoirs attribués aux deux chambres par la Constitution, et leur élection par le peuple dans la plupart des cantons, n’empêchent pas des disparités très nettes ◀de▶ se manifester dans leur comportement et leur composition. Le Conseil des États est beaucoup plus « à droite » que le national quant à la distribution des forces politiques. (Les conservateurs y occupent près de la moitié des sièges et les socialistes 1/20 seulement, alors que ces deux groupes sont ◀de▶ force égale au Conseil national). Il est extrêmement rare que l’on élise aux États un candidat qui n’a pas occupé auparavant ◀de▶ charge politique ou publique, alors que le cas est fréquent au national. Enfin, la moyenne ◀d’▶âge des conseillers nationaux est sensiblement inférieure à celle des membres du Conseil des États, ce qui a valu à ce dernier le surnom familier ◀de▶ Stœckli : car le Stœckli, dans les campagnes bernoises, c’est la petite maison voisine ◀de▶ la ferme où le fils loge ses vieux parents quand il reprend le domaine à son compte.
Les deux Chambres réunies en Assemblée nationale élisent le Conseil fédéral, son président, les membres du Tribunal fédéral et du Tribunal des assurances, et le général en chef en temps ◀de▶ guerre. Elles exercent le droit ◀de▶ grâce, et tranchent les conflits ◀de▶ compétence entre les autorités fédérales et cantonales. L’approbation des alliances ou traités avec l’étranger, la guerre et la paix, la garantie des constitutions cantonales et l’adoption du budget fédéral sont également ◀de▶ leur compétence.
Soulignons enfin que les membres ◀de▶ l’Assemblée fédérale ne sont jamais liés par les instructions que leur aurait données le corps politique chargé ◀de▶ leur élection. Le mandat impératif est interdit au Conseil des États tout aussi bien qu’au national65.
« L’autorité directoriale et exécutive supérieure ◀de▶ la Confédération est exercée par un Conseil fédéral composé ◀de▶ sept membres », dit l’article 95 ◀de▶ la Constitution. Ce collège qui remplit à la fois les fonctions ◀d’▶un cabinet ◀de▶ ministres et celles ◀d’▶un chef de l’État, est sans doute l’institution la plus originale ◀de▶ la Suisse. Ses membres sont élus pour quatre ans par l’Assemblée et sont immédiatement rééligibles. Chacun d’entre eux dirige un ministère ou département. L’un d’entre eux est élu chaque année président ◀de▶ la Confédération. Il ne peut exercer cet office deux années ◀de▶ suite, et la coutume s’est établie ◀d’▶une rotation entre les sept conseillers : chacun devient président au moins une fois tous les sept ans, par ordre ◀d’▶ancienneté dans le collège.
Le Conseil fédéral siège à Berne, et la plupart de ses départements sont logés dans le même bâtiment verdâtre qu’on nomme le Palais fédéral. C’est aussi dans ce palais, ou Curia confœderationis helveticæ selon l’inscription qui surmonte son entrée, que siègent les deux Chambres. Berne cependant ne porte pas le titre ◀de▶ capitale, mais seulement ◀de▶ « ville fédérale ». Elle est en même temps le chef-lieu du canton auquel elle donne son nom. Ces détails ◀de▶ protocole sont significatifs ◀d’▶une certaine méfiance — fédéraliste autant que proprement helvétique —, à l’endroit des titres ronflants. Le président ◀de▶ la Confédération n’est qu’un primus inter pares. À la vérité, le pouvoir en Suisse reste ◀d’▶ordre essentiellement collégial, qu’il s’agisse des cantons ou ◀de▶ la Confédération. Les décisions du gouvernement émanent du Conseil fédéral en son entier (même si elles n’ont été prises qu’à la majorité des voix), et la Constitution ne définit que collectivement les attributions du Conseil, lesquelles sont essentiellement administratives et exécutives.
Le Conseil fédéral « présente des projets ◀de▶ lois ou ◀d’▶arrêtés à l’Assemblée fédérale et donne son préavis sur les propositions qui lui sont adressées par les conseils ou par les cantons » (art. 102, par. 4 ◀de▶ la Constitution). Mais si les Chambres repoussent ses projets, ou refusent ◀d’▶approuver la gestion ◀d’▶un Département, l’exécutif n’est pas renversé pour autant. La Suisse ne connaît pas les crises ministérielles et le ballet des portefeuilles qui caractérisent la vie politique d’autres États européens. Elle ne connaît pas non plus, comme les États-Unis, le veto présidentiel et les fréquents changements ◀de▶ ministres choisis ou renvoyés par le chef de l’État. Il en résulte une stabilité gouvernementale sans exemple dans l’époque moderne.
Pratiquement donc, les conseillers fédéraux ne sont jamais renversés. Les Chambres les remplacent lorsqu’ils démissionnent ou décèdent. C’est ainsi qu’en cent ans, la Suisse n’a compté que 63 ministres, dont un seul n’a pas été réélu bien qu’il fût candidat. Durée moyenne ◀de▶ leur carrière : onze ans. Et l’un ◀d’▶eux est demeuré en fonction pendant trente-deux ans. Dans tout autre pays ◀de▶ structure centralisée, cette inamovibilité pratique ◀de▶ l’exécutif eût conduit fatalement et très vite à une sorte ◀de▶ dictature ◀de▶ l’appareil gouvernemental. Le danger existe en Suisse, mais il est en grande partie neutralisé par les droits des cantons et par le contrôle populaire (référendum). Au surplus, quelle que soit l’étendue ◀de▶ ses pouvoirs, le Conseil fédéral n’en demeure pas moins soumis à l’opinion publique, et se montre soucieux ◀de▶ ne point la bousculer : fait ◀d’▶autant plus remarquable que le mandat des conseillers ne dépend pas directement des électeurs.
On ne saurait imaginer magistrats plus démocratiques ◀d’▶allure ni plus démunis ◀de▶ tous les signes extérieurs du pouvoir. Jusque dans les années 1950, ils n’avaient pas le droit ◀d’▶utiliser les voitures officielles du Palais fédéral pour plus ◀de▶ 3000 km par an. Et l’on peut encore voir à midi tel d’entre eux monter dans l’autobus bondé qui s’arrête devant le Palais fédéral, à côté du marché aux légumes. Ils n’ont pas ◀de▶ directeurs ni ◀de▶ chefs ◀de▶ cabinet, n’ayant en somme point ◀de▶ cabinet. Leur ministère, nommé Département, est administré par des fonctionnaires qu’ils se gardent ◀de▶ déplacer lorsqu’ils entrent en fonction, et qui resteront là après leur départ. Leur bureau peu luxueux donne directement sur un long corridor froid ◀de▶ style scolaire. Leur traitement, d’ailleurs soumis à l’impôt, ne permet qu’un train ◀de▶ vie modeste, et pendant longtemps, pour plusieurs d’entre eux, l’exercice du pouvoir représentait un réel sacrifice matériel.
La composition du Conseil fédéral n’est pas moins originale que sa fonction. Elle est déterminée par quatre facteurs principaux dont la coutume fédéraliste oblige seule à tenir compte, car la Constitution ne les mentionne pas : les partis politiques, les cantons, les langues et les confessions. Comme il n’y a que sept conseillers fédéraux, il est impossible ◀de▶ faire droit à tant ◀d’▶exigences simultanées ◀d’▶une manière rigoureusement proportionnelle aux effectifs ou aux forces réelles. Les cotes sont donc mal taillées, mais la volonté ◀de▶ pondération reste évidente. C’est ainsi que l’on ne compte souvent que deux conseillers catholiques pour cinq protestants, alors que les catholiques forment 47 % ◀de▶ la population, et pourraient prétendre à la parité ; un ou deux Romands et un Tessinois pour quatre ou cinq Alémaniques, ce qui est plus équitable, 75 % ◀de▶ la population parlant allemand.
La Constitution fédérale interdit ◀de▶ choisir plus ◀d’▶un membre du Conseil dans le même canton, et la coutume veut que les cantons ◀de▶ Zurich, Berne et Vaud, les plus peuplés, aient droit à un siège en tout temps. Les autres cantons se voient représentés comme accidentellement, selon le jeu des trois autres facteurs, et selon les personnalités disponibles. Quant aux partis, très inégaux en force, il est arithmétiquement impossible ◀de▶ les satisfaire tous. Les radicaux, dont les ancêtres furent les fondateurs ◀de▶ l’État fédéral, ont gardé très longtemps quatre représentants au Conseil fédéral, bien qu’ils ne fussent guère plus nombreux aux Chambres que les socialistes, lesquels n’ont obtenu leur premier siège à l’exécutif qu’en 1943. (Aujourd’hui, avec deux radicaux et deux socialistes, l’équité est enfin rétablie.) Les conservateurs catholiques ont deux sièges, les agrariens un ; les libéraux conservateurs, les indépendants et les communistes n’en ont point.
On s’étonnera qu’au nombre des qualités requises par cette coutume ne figure pas expressément la compétence particulière du candidat pour tel Département à repourvoir. L’anomalie peut sembler plus frappante en Suisse qu’ailleurs, vu la nature moins politique que technique du pouvoir. Cependant, s’il fallait ajouter une compétence spécialisée aux facteurs obligés ◀de▶ choix qu’on vient de citer, le problème risquerait ◀de▶ devenir insoluble. Le candidat dont la personnalité s’impose et qui satisfait aux quatre exigences préalables est donc élu conseiller fédéral, et le Collège lui-même lui attribue ensuite un Département qu’il conservera en général pendant toute la durée ◀de▶ son activité ministérielle. Les chassés-croisés ◀d’▶attributions sont rares. Cette longévité ministérielle est en contraste frappant avec la coutume des républiques voisines, où l’on voit se former à chaque génération un personnel politique composé ◀de▶ ministrables, ministres et anciens ministres, toujours disponibles pour les postes les plus variés. Il est sans exemple qu’un conseiller fédéral démissionnaire ait été réélu par la suite, et bien rare qu’il ait conservé un rôle actif dans la vie politique du pays.
Quelques tentatives pour élargir le Conseil à neuf membres, ou pour le faire élire par le peuple, ont été repoussées comme ◀d’▶instinct dès leur apparition. Elles visaient en effet à politiser l’exécutif, et la très grande majorité des Suisses s’y refuse. Le Conseil fédéral doit rester au-dessus des luttes partisanes, en tant qu’il constitue le chef de l’État ; il doit rester une équipe ◀de▶ « sages » autant que ◀de▶ « managers » en tant qu’il administre les affaires fédérales ; et il ne doit pas être lié trop étroitement aux cantons, en tant qu’il exerce une fonction ◀de▶ vigilance et ◀d’▶arbitrage pour l’ensemble ◀de▶ la fédération.
À ce propos, il faut remarquer que les vingt-huit juristes composant le Tribunal fédéral n’ont pas, comme le Conseil ◀d’▶État français ou la Cour suprême des États-Unis, le droit ◀d’▶examiner la conformité des lois nouvelles à la Constitution. Le Tribunal fédéral, en dehors des litiges concernant des personnes privées, connaît essentiellement des différends entre la Confédération d’une part, et les cantons ou les corporations ◀de▶ droit public d’autre part. Les citoyens peuvent en outre lui présenter leurs réclamations, s’ils estiment leurs droits lésés par un canton, « ce qui a grandement contribué à l’emploi ◀de▶ méthodes correctes dans l’administration », comme le souligne le juge fédéral Bolla66.
Les partis et les droits du peuple
Dans le cadre des institutions fédérales que l’on vient de décrire à très grands traits, comment fonctionne la vie civique ? Voyons d’abord ses instruments ◀d’▶expression les plus classiques, les partis.
Un certain nombre ◀de▶ partis n’existent que dans quelques cantons, ou un seul canton, ou même dans une seule région ◀de▶ ce canton. Les partis qui ont acquis quelque importance sur le plan fédéral sont au nombre ◀de▶ huit.
La droite est formée par les conservateurs chrétiens sociaux, puissants dans la Suisse centrale, catholique et campagnarde, et par les libéraux démocrates, dont les adhérents se recrutent en Suisse romande protestante et à Bâle et dans les anciennes familles bourgeoises, paysannes, ou patriciennes. Ces deux partis résistent à l’étatisme et à la tendance centralisatrice. Ils défendent les droits des cantons contre Berne. À ce titre, et par un curieux glissement ◀de▶ sens, ils se proclament « fédéralistes », alors que ce mot pourrait aussi bien désigner la volonté ◀d’▶union des États, et la désigne en effet sur le plan européen, depuis une vingtaine ◀d’▶années.
Au reste, ces deux partis sont très inégaux par le nombre et la puissance. Les conservateurs chrétiens sociaux peuvent compter sur l’appui du clergé, des syndicats chrétiens et ◀d’▶importantes organisations paysannes, dont ils représentent les intérêts au Parlement. Les libéraux ne trouvent pas ◀d’▶appuis équivalents chez les pasteurs — qui sont généralement plus à gauche — ni dans les masses protestantes, qui ne sont pas organisées sur des bases confessionnelles. Si leur petit parti garde un certain prestige, il le doit surtout au rayonnement intellectuel ◀de▶ ses journaux, et à l’appui qu’il est censé recevoir des banques privées.
Le centre comprend le parti radical, le parti agrarien (ou parti des paysans, artisans et bourgeois), un petit parti démocratique-évangélique et le parti des Indépendants (exclusivement suisses allemands). Les radicaux ont été les plus nombreux aux Chambres durant près ◀d’▶un siècle, ◀de▶ 1848 à 1943. Les socialistes les ont supplantés pendant une législature, mais l’issue ◀de▶ la lutte reste indécise, et la faculté ◀d’▶adaptation qu’on reconnaît au radicalisme peut lui ménager plus ◀d’▶un retour. Le parti agrarien s’est formé aux dépens des radicaux, pour défendre les intérêts des agriculteurs dans les cantons où le parti catholique est faible ou inexistant, comme Berne. Quant au parti des Indépendants, il reflète la personnalité ◀de▶ son fondateur, G. Duttweiler.
La gauche socialiste ne professe plus qu’un marxisme discret et empirique. Elle a renoncé à l’antimilitarisme, comme à toute velléité ◀de▶ violence politique, et l’on ne voit pas pourquoi les partis bourgeois persistent à se qualifier ◀de▶ « nationaux » pour se distinguer ◀d’▶elle. N’ont-ils pas fini par admettre deux ◀de▶ ses membres dans l’exécutif fédéral ?
Enfin, le parti du travail (communiste), dissous par le gouvernement en 1940, a été autorisé à se reformer en 1945. Ses quelques députés aux Chambres sont élus par Genève et Vaud, et son influence, même dans ces cantons, serait nulle si elle n’aboutissait parfois, à rapprocher les socialistes des bourgeois.
Le tableau que l’on vient ◀d’▶esquisser ne montrerait rien ◀de▶ bien typique et qui ne se retrouve à quelques nuances près dans les États environnants, n’était ce fait déterminant que l’idéologie politique des partis n’est plus guère aujourd’hui qu’une façade démodée, et que le vrai jeu parlementaire se joue entre groupes ◀d’▶intérêts et organisations professionnelles. Certes, le député reste l’« élu du peuple » par l’intermédiaire ◀d’▶un parti, mais comment représenter la volonté du peuple ? Les libertés fondamentales une fois acquises et leur exercice garanti en temps normal, cette volonté ne saurait plus s’exprimer par des déclarations ◀de▶ principes : il faut en venir aux problèmes quotidiens. C’est pourquoi, au fait et au prendre, et sans qu’il y ait, à mon avis, aucune raison ◀de▶ leur en faire grief, les représentants des partis politiques — surtout au Conseil national — sont souvent en même temps les mandataires des principaux intérêts professionnels et des grandes organisations qui les défendent à l’échelon national.
Le cas des Indépendants est le plus clair : ils sont l’émanation politique des coopératives ◀de▶ la Migros. Mais les liens entre les députés socialistes et l’Union syndicale suisse ne sont guère moins évidents : le parti socialiste est fort dans les cantons où les syndicats ouvriers ont leurs plus gros effectifs, même s’il n’est guère possible ◀de▶ décider qui, du parti ou ◀de▶ l’Union, exerce sur l’autre un contrôle. Il en va de même pour les relations entre le parti agrarien et l’Union suisse des paysans, encore que celle-ci compte presque autant sur l’appui des conservateurs catholiques. Enfin, derrière les radicaux, il y a le patronat, l’Union suisse des Arts et Métiers, les petits commerçants, la presse moyenne et les plus grands journaux ◀de▶ la Suisse alémanique.
Nombre ◀d’▶observateurs étrangers ont été frappés par l’allure très particulière des débats aux Chambres fédérales. Ils ont coutume ◀de▶ comparer ce parlement à un conseil d’administration. L’éloquence, à vrai dire, n’y est pas déchaînée, les interruptions rares et mal vues, la diction sans apprêt. L’usage courant des trois langues officielles contribue sans nul doute à ralentir les réactions et réflexes verbaux. Quant à la masse des électeurs, on ne l’imagine pas « suspendue à la radio » pour savoir ce qui se passe à Berne et si le gouvernement sera renversé : nous avons vu qu’il ne peut jamais l’être. Les arguments techniques exposés ou réfutés avec une calme compétence par des spécialistes ◀de▶ l’économie, des finances, ou ◀de▶ l’administration publique, ne sont pas ◀de▶ nature à soulever l’enthousiasme ou l’indignation. En revanche, le citoyen suisse qui lit les comptes rendus des sessions, voit bien que ce sont ses affaires personnelles qui sont en cause : son salaire, son assurance-vieillesse, le prix ◀de▶ la viande et du lait, le régime du blé, la durée des périodes ◀d’▶instruction militaire, les impôts fédéraux. Il serait donc injuste ◀d’▶affirmer que le Parlement manque ◀de▶ contact avec la population. Allons plus loin : cette absence ◀d’▶excitation, ◀de▶ fièvre politique, ◀de▶ « débats idéologiques », peut très bien signifier que le peuple suisse est satisfait ◀de▶ ses institutions et ne se pose plus ◀de▶ question ◀de▶ principe à leur sujet. Elles lui ont valu un siècle ◀de▶ prospérité, ◀de▶ sécurité, ◀de▶ dignité gouvernementale. Ce sont les crises, la peur et le scandale qui rendent les tribuns éloquents et qui passionnent les luttes ◀de▶ partis, tandis que des institutions saines et qui fonctionnent sans accroc sont normalement un peu ennuyeuses.
Les Suisses savent bien qu’on ne fait pas marcher une montre avec des arguments sonores, mais au prix ◀d’▶une application soutenue et ◀de▶ fines retouches. Or les rouages ◀de▶ leur État, bizarrement ajustés et engrenés selon les règles ◀de▶ l’efficacité et non ◀de▶ la logique abstraite, suggèrent l’image ◀d’▶une montre ◀de▶ précision, avec tout juste ce qu’il faut ◀de▶ tolérance pour que le mécanisme joue. Cette tolérance n’est pas seulement morale, ce « jeu » est prévu par les lois : ce sont les droits ◀d’▶initiative et surtout ◀de▶ référendum qui le ménagent. Grâce à eux, le peuple suisse a moins que d’autres l’impression que les pouvoirs délégués à ses élus lui échappent. « Il se réserve toujours ◀de▶ dire le dernier mot par le référendum, et éventuellement le premier par l’initiative » (Siegfried). Rien ◀de▶ ce qui se passe à Berne n’est donc irrémédiable. C’est au recours fréquent à ces droits populaires que le régime suisse doit ◀d’▶être qualifié ◀de▶ démocratie semi-directe.
La Constitution prévoit que « les lois et les arrêtés fédéraux ◀de▶ portée générale doivent être soumis à l’adoption ou au rejet du peuple lorsque la demande en est faite par 30 000 citoyens actifs ou par huit cantons » (art. 89) ; et il en va de même pour les traités internationaux conclus pour une durée de plus ◀de▶ quinze ans. Tel est le droit ◀de▶ référendum législatif, et l’on notera qu’il est facultatif.
Un exemple assez récent pour être encore fréquemment évoqué fera comprendre le fonctionnement ◀de▶ ce recours au peuple, et peut-être aussi les limites ◀de▶ son efficacité. En 1960, les deux Chambres adoptent une loi relevant ◀de▶ 7 centimes le prix du litre ◀d’▶essence. Cette surtaxe doit contribuer au financement des autoroutes. Mais la loi, comme toutes celles que vote le Parlement (sauf clause ◀d’▶urgence), ne peut entrer en vigueur que trois mois après sa promulgation. Ce délai permet au peuple (pratiquement aux groupes les plus directement intéressés) ◀de▶ recourir au référendum, c’est-à-dire ◀de▶ recueillir les 30 000 signatures nécessaires, qui seront vérifiées par la Chancellerie fédérale. Dans le cas envisagé, c’est le Touring Club qui lance l’action. Celle-ci aboutit. Le peuple appelé aux urnes, le 5 mars 1961, rejette la loi. Que fait le gouvernement ? (Il ne peut dissoudre les Chambres ni être renversé par elles, rappelons-le.) Il reprend son projet, l’amende, réduit l’augmentation à 5 centimes, et présente un nouveau texte ◀de▶ loi au Parlement, qui l’accepte, sans provoquer cette fois ◀d’▶opposition populaire.
Faut-il en conclure que la volonté populaire a été flouée ? Certains l’affirment, en invoquant d’autres exemples ◀de▶ lois rejetées par le peuple mais que les Chambres votent à nouveau un peu plus tard, au prix de légères retouches, comptant peut-être sur la lassitude des citoyens ou sur l’épuisement des fonds ◀de▶ propagande ◀de▶ l’opposition… Il n’en reste pas moins que le référendum oblige les autorités à justifier publiquement leurs intentions, la presse à discuter le dossier, le corps électoral à réfléchir et à s’informer, et que tout cela entretient et anime la vie civique.
L’intervention populaire ne se limite pas, d’ailleurs, à dire oui ou non à des lois préparées par les Chambres, par l’État fédéral, ou par le Conseil ◀d’▶État ◀d’▶un canton. Trois autres droits existent.
Toute modification constitutionnelle, fédérale ou cantonale, fait l’objet ◀d’▶un référendum obligatoire. Le droit ◀d’▶initiative législative et aussi constitutionnelle est garanti par tous les cantons. Au plan fédéral, le droit ◀d’▶initiative ne s’applique qu’aux révisions totales ou partielles ◀de▶ la Constitution, demandées par 50 000 citoyens au moins. Jusqu’en 1962, 48 ont été soumises au vote populaire, 7 acceptées. L’assemblée, réagissant à ces initiatives, a présenté ◀de▶ son côté 12 contre-projets, dont 8 ont été acceptés. La multiplication ◀de▶ ces retouches trahirait-elle un mécontentement croissant à l’égard de la Constitution, ou au contraire une acceptation fondamentale du régime, qu’il suffit ◀d’▶adapter aux circonstances nouvelles ? La réponse ne fait pas ◀de▶ doute : dans son ensemble, le peuple suisse est l’un des moins révolutionnaires ◀de▶ l’Europe. Il ne croit pas aux constructions ex nihilo, sur table rase. Son tempérament l’incline et son économie l’oblige à réformer ce qui existe et « qui peut toujours servir », plutôt qu’à s’exposer aux risques ◀de▶ détruire le bon usage avec l’abus.
Il paraît difficile ◀de▶ déceler un courant général dans toutes ces réformes, les unes politiques et juridiques, les autres économiques, en proportion à peu près égale. Mais il est probable que la tendance à introduire des droits économiques dans la constitution finira par prévaloir. L’assurance-vieillesse a été votée en 1947 à une écrasante majorité (80 % des votants), en même temps qu’une révision partielle offrant à la Confédération ◀de▶ nouvelles possibilités ◀de▶ légiférer en matière économique et sociale.
Le civisme suisse ou la Maison des hommes
À première vue, le trait le plus frappant ◀de▶ l’évolution du civisme en Suisse semble bien être le désintérêt croissant du corps électoral à l’endroit de la chose publique, désintérêt que l’on pourrait mesurer par la participation de plus en plus faible aux votations cantonales et fédérales, et même aux élections. Là-dessus la presse se lamente, et les enquêtes se multiplient (surtout en période ◀d’▶élection) sur les raisons ◀de▶ la désaffection dont souffrent les partis, et ◀de▶ la « dépolitisation » ◀de▶ notre peuple.
Ces raisons me paraissent assez claires. Les partis méritent ◀de▶ mobiliser la passion politique quand ils se font, en temps ◀de▶ crise, les champions ◀d’▶idéologies franchement contrastées, quand ils luttent pour conquérir des libertés nouvelles, ou pour maintenir des valeurs essentielles. Ce n’est plus nécessaire en Suisse, et l’on peut s’en féliciter. Les libertés politiques, nous les avons. Les programmes ◀de▶ la gauche et ◀de▶ la droite se réclament des mêmes principes, indiscutés. La seule crise à redouter dans l’immédiat est celle que menace ◀de▶ provoquer une prospérité matérielle « surchauffée ».
Il est donc naturel que les partis cessent ◀de▶ passionner l’électeur — ayant eux-mêmes cessé ◀de▶ se passionner67. Ils sont devenus les porte-voix ◀d’▶intérêts et ◀de▶ groupes ◀d’▶intérêts d’ailleurs parfaitement légitimes et bien connus, — ou qui, du moins, pourraient être connus, et que l’électeur devrait connaître…
Le vrai problème ne me paraît pas ◀d’▶essayer ◀de▶ rallumer on ne sait comment des passions désormais sans objet, ◀de▶ battre le rappel des partis ◀de▶ papa, ou ◀de▶ politiser le prix du lait. Le vrai problème est ◀de▶ faire comprendre aux électeurs les données ◀de▶ base ◀de▶ notre société, et l’enjeu des débats en cours, qui leur échappe très généralement. C’est un problème ◀d’▶éducation civique. Or nous n’avons, dans nos écoles, qu’une « instruction civique » mortelle ◀d’▶ennui : énumération ◀de▶ Conseils, dont on apprend le nombre des membres mais dont on ne sait ni ◀d’▶où ils viennent ni où ils sont censés nous mener. Rien qui éveille l’intérêt des élèves pour la vie politique ◀de▶ ces institutions, le fonctionnement ◀de▶ l’économie moderne, la nature particulière ◀de▶ notre système fédéral, ses origines dans notre histoire, l’évolution ◀de▶ l’Europe vers son intégration, et le rôle que la Suisse pourrait y jouer68. On énumère, on définit, on affirme ◀d’▶autorité des règlements et des principes ◀de▶ liberté, mais on ne présente aucun problème réel, on ne parle jamais des questions qui se posent, ◀de▶ la manière dont elles sont discutées et résolues, du rôle ◀de▶ l’opinion, des intérêts, ◀de▶ la presse et des groupes ◀de▶ pression : c’est cela qui passionnerait les jeunes gens à juste titre, et au surplus leur fournirait le moyen ◀d’▶apprendre leur futur métier ◀de▶ citoyen. Comment apprendre un sport sans exercice ?
En vérité, s’il y a tout de même un civisme suisse indéniable, c’est moins à l’école qu’à l’armée qu’il est dû. L’empreinte commune la plus profonde que reçoivent les citoyens suisses leur est donnée par le service militaire.
Chacun sait que l’armée suisse est une armée ◀de▶ milices : la Constitution interdit à la Confédération le droit ◀d’▶entretenir des troupes permanentes (art. 13). Il en résulte qu’à un degré jamais atteint en Europe, cette armée est la chose du peuple, et qu’elle est populaire aux deux sens du terme. L’antimilitarisme n’existe guère que chez des individus isolés, il n’est pas le fait ◀d’▶une classe ou ◀d’▶un parti. Passer pour un bon soldat ou un bon officier est « bien vu » dans toutes les couches ◀de▶ la population, et même chez la plupart des intellectuels. La preuve la plus indiscutable ◀de▶ l’intégration ◀de▶ l’armée à la nation est fournie par ce simple fait : chaque soldat suisse entre les périodes ◀d’▶instruction ou ◀de▶ mobilisation conserve chez lui dans une armoire son fusil, son uniforme et des munitions. Cette disposition du règlement militaire — sans exemple dans d’autres pays — montre à quel point l’État fait confiance au citoyen et redoute peu l’éventualité ◀de▶ menées subversives. Pratiquement, elle permet une mobilisation ultrarapide : 200 000 hommes des troupes ◀de▶ « couverture-frontière » peuvent rejoindre leur poste ◀de▶ combat en quelques heures, tandis que les 600 000 autres peuvent être rassemblés et équipés en moins ◀de▶ trois jours. En 1948, le critique militaire français C. Rougeron écrivait :
Le colonel ◀de▶ Montmollin, chef ◀de▶ l’état-major helvétique, vient ◀d’▶exposer un plan que l’on aurait tort ◀de▶ négliger, car ce colonel est aujourd’hui ◀de▶ beaucoup celui qui peut réunir le plus rapidement, en Europe occidentale, les effectifs combattants les plus nombreux et les mieux armés.69
Les plans ◀de▶ l’état-major suisse ne sont en principe que défensifs, à cause de la neutralité. Ils sont organisés en profondeur (chaque village, un hérisson) à cause de la structure fédéraliste. Et ils sont appuyés sur un « réduit national » dont le centre est le massif du Gothard, à cause de toute l’histoire des confédérés.
Cette armée ultradémocratique, sans caste militaire, toute mêlée à la vie du peuple, est devenue depuis 1848 l’agent principal ◀de▶ l’helvétisation du pays. Au cours des manœuvres annuelles et des longues périodes ◀de▶ mobilisation qui ont marqué les deux guerres mondiales, les fréquents déplacements ◀de▶ troupes ◀d’▶un bout à l’autre du territoire ont appris aux hommes ◀de▶ cantons différents à collaborer. D’autre part, l’obligation pour tout citoyen valide ◀de▶ passer par une école ◀de▶ recrues, soit qu’il reste soldat, soit qu’il devienne officier, prolonge et renouvelle le brassage des classes sociales opéré à la base par l’école primaire.
Ni antimilitariste ni militariste, le peuple suisse considère son armée avant tout comme une école pour adultes : école ◀de▶ civisme, ◀d’▶égalité, ◀de▶ virilité, et aussi ◀de▶ culture physique. Un grand nombre ◀d’▶instituteurs deviennent officiers, et tout officier subalterne joue plus ou moins le rôle ◀d’▶un instituteur pour sa section ou sa compagnie, à laquelle il est tenu ◀de▶ faire chaque jour une brève causerie ou « théorie » qui ne porte pas seulement sur l’instruction militaire, mais aussi sur l’histoire, les institutions politiques, la neutralité, les assurances, l’entraide, et la morale en général.
Les nécrologies des personnalités suisses publiées dans la presse ne manquent jamais ◀de▶ le signaler : « Au militaire, le défunt avait atteint le grade ◀de▶… » J’observe que beaucoup de professeurs connus ont commandé ou commandent encore un régiment, voire une division. D’autres tiennent à rester simples soldats : Karl Barth le fut un temps pendant la dernière guerre.
Cette liaison intime et quasi instinctive du militaire et du civique est peut-être, à mon sens, la raison principale du refus obstiné qu’opposent les Suisses, à peu près seuls au monde, au suffrage féminin.
L’armée, telle que la voient les jeunes Suisses ◀d’▶aujourd’hui, est bien moins un moyen ◀de▶ défense du pays « qu’un mode ◀de▶ formation du caractère, un moyen ◀de▶ se fortifier et ◀de▶ sauvegarder sa santé, ◀de▶ sortir du rythme habituel ◀de▶ la vie quotidienne, ◀d’▶échapper aux contraintes du travail et du mariage, et une occasion ◀de▶ nouer des contacts et ◀de▶ se mêler aux autres milieux… Elle est la société nationale ◀de▶ tous les Suisses du sexe masculin : l’armée est la maison des hommes. » J’emprunte ces phrases au commentaire ◀d’▶une étude ◀d’▶opinion conduite à la veille ◀de▶ l’Exposition nationale ◀de▶ 1964.
Le vote des femmes semble incongru à ceux des Suisses qui associent comme ◀d’▶instinct le port des armes à la liberté (selon les vieilles coutumes germaniques) et, par suite, à la capacité et à la dignité ◀de▶ citoyen. Je ne puis m’expliquer autrement la curieuse proposition publiée au moment du grand débat sur le suffrage féminin : faire payer aux femmes la taxe militaire si on leur accordait le droit ◀de▶ vote. Cette taxe est due par tous les hommes reconnus inaptes au service, ou par les officiers et soldats en congé, quand ils vivent hors de Suisse. On avance certes d’autres raisons contre le vote des femmes, et notamment que celles-ci ne le désirent pas, dans leur majorité. Il est vrai qu’une coutume, germanique elle aussi, mais répandue dans toute la petite bourgeoisie suisse, veut que les femmes, en société, laissent parler leurs maris, surtout s’il s’agit ◀de▶ politique. Et il est vrai qu’à Genève, où elles ont depuis peu le droit ◀de▶ vote « au cantonal », elles n’en usent guère : 25 % seulement des citoyennes inscrites (pour 52 % des hommes), ont pris part aux dernières élections. Mais cela ne signifie pas grand-chose : cette première génération admise aux mystères civiques n’y a pas été initiée. Elle faisait en classe des travaux ◀de▶ couture pendant que les garçons recevaient des leçons ◀d’▶instruction civique. On prétend aussi que notre peuple est si fréquemment consulté que les femmes, un dimanche sur six, devraient choisir entre les urnes et les casseroles. Pour que des arguments ◀de▶ ce genre puissent être proférés avec sérieux, il faut que des motifs inconscients paralysent l’esprit critique chez les hommes. Mais la puissance ◀de▶ ces motifs apparaît très variable ◀d’▶un canton à l’autre. Seuls jusqu’ici (1964), Genève, Vaud et Neuchâtel ont accordé le droit ◀de▶ vote aux femmes. Les autres cantons romands catholiques et à prédominance agricole le refusent encore. Tous les cantons alémaniques ont dit non par des majorités parfois très faibles dans les régions protestantes et urbaines comme Zurich, toujours très fortes dans les régions catholiques et agricoles comme la Suisse centrale. Et il est vrai que les cantons à démocratie directe ne sauraient plus où tenir leur Landsgemeinde, si tout ◀d’▶un coup les effectifs s’en trouvaient doublés…
Cet exemple précis nous ramène à la réalité primordiale du civisme en Suisse : le canton, et non pas la nation.
Je pense en avoir assez dit, dans les chapitres précédents, pour établir en toute clarté que la Suisse n’est pas une nation, au sens que le terme a pris pendant le xixe siècle, et qu’en conséquence il serait vain ◀de▶ chercher, dans son peuple ou sa littérature, les témoignages ◀d’▶un sentiment proprement national, comparable à celui que les Français, les Suédois, les Espagnols ou les Irlandais éprouvent à l’endroit de leur patrie. La race, la confession, la langue, parfois même la doctrine du parti au pouvoir, coïncident dans ces pays avec les limites du territoire, et se recouvrent assez exactement pour créer un sens unitaire. Dans ce cas, les minorités ne jouent plus qu’un rôle négligeable. Il leur arrive ◀de▶ se sentir quelque peu étrangères à l’âme nationale : tout au moins la majorité le leur fait sentir sans scrupules. En En Suisse, nous l’avons vu, le problème des minorités ne se pose pas : chaque groupe étant simultanément minoritaire par rapport à l’ensemble des autres, et majoritaire dans un canton, ou une région. Il arrive même que les majorités conjuguent leurs efforts pour secourir une minorité et favoriser sa survivance. C’est en vertu de ce système ◀de▶ « prime à la minorité » que la Confédération a non seulement reconnu comme langue nationale le romanche (parlé par moins ◀de▶ 40 000 habitants), mais, par ses subventions, a donné un regain ◀de▶ vitalité au petit groupe qui le parlait, et qui se voyait menacé ◀de▶ décadence rapide. Il regagne aujourd’hui du terrain. Sankt Moritz redevient San Murezzan pour les Engadinois.
Mais nous avons vu également qu’en l’absence ◀de▶ toute autre raison naturelle, culturelle ou dynastique, ce qui rassemble tous les Suisses en un seul corps aux membres bien articulés, c’est l’attachement commun à leurs institutions, c’est le lien fédéral, le pacte perpétuel. Si la Suisse a donné à l’histoire ◀de▶ l’Europe quelque chose ◀d’▶unique, une création sans exemple et durable, c’est bien cela : cette forme ◀d’▶État non nationale, et cette communauté ◀de▶ peuples différents, inébranlablement fondée sur le serment.
Après cinq siècles ◀d’▶existence à la fois communale et impériale, puis cantonale et en somme anarchique, la Suisse a pris conscience ◀d’▶elle-même en tant qu’unité fédérale. Et cela signifie, au concret, qu’elle voit les gages ◀de▶ sa force et ◀de▶ sa cohésion civique dans cette diversité, précisément, que tous les grands États voisins ont ◀de▶ tout temps considérée comme cause ◀de▶ faiblesse matérielle, ◀de▶ divisions morales et ◀de▶ guerres civiles.
Sur l’importance vitale — et peut-être exemplaire — ◀de▶ ce lien proprement et seulement politique, tous les auteurs suisses sont d’accord. Choisissons pour les représenter : un homme d’État, un général et un poète romancier.
Champion du radicalisme dans sa belle époque, président ◀de▶ la Confédération à plusieurs reprises, le Neuchâtelois Numa Droz n’en écrivait pas moins à la fin du xixe siècle :
Un peuple qui a la structure du nôtre, et qui est accoutumé à la démocratie fédérative, a, dans chacun ◀de▶ ses membres, une vitalité et une force ◀de▶ résistance tout autres que celles qu’on peut rencontrer dans un pays centralisé. Le moindre morceau ◀de▶ la Suisse qu’un ◀de▶ nos voisins voudrait s’annexer lui pèserait à l’estomac bien plus que ◀de▶ grandes provinces habituées à recevoir leur impulsion ◀d’▶une capitale plus ou moins éloignée.
En 1940, pendant la mobilisation ◀de▶ l’armée qu’il commandait en chef, le général Guisan, loin de déplorer la diversité des troupes suisses, soulignait sa nécessité :
Si le fédéralisme est la sauvegarde du pays, l’unification serait sa perte. Laissons aux cantons leur particularisme, comme à nos régiments leurs particularités. Nous ne voulons pas nous fondre dans le même moule ! Il serait aussi vain ◀de▶ vouloir unifier les Suisses que ◀de▶ tenter ◀de▶ niveler leurs montagnes ! Si les différences sont ineffaçables, elles ne nuisent pas à la cohésion nationale. Genève a son Jeûne genevois et son Escalade, Zurich son Sechseläuten, Bâle son Carnaval, Lucerne sa fête ◀de▶ Sempach, Glaris son anniversaire ◀de▶ Naefels, Vaud son 24 janvier et son 14 avril, Neuchâtel son 1er mars ; toute la Suisse a son 1er août ! Et si l’armée est la seule éducation générale qu’un peuple, aussi divers que le nôtre, peut admettre, l’esprit du régiment ◀de▶ Genève n’est cependant pas celui des régiments ◀de▶ Berne ou des Grisons, pas plus que celui des régiments vaudois ou valaisans ; mais tous sont cependant unis sous le même drapeau.
Près ◀d’▶un siècle auparavant, Gottfried Keller, le grand romancier zurichois, voyait déjà, dans cette même diversité, « la véritable école ◀de▶ l’amitié » :
Qu’il est donc réjouissant que tous les Suisses ne soient pas sortis du même moule, qu’il y ait des Zurichois et des Bernois, des gens ◀d’▶Unterwald et ◀de▶ Neuchâtel, des Grisons et des Bâlois, et même deux espèces ◀de▶ Bâlois ! Qu’il y ait une histoire ◀de▶ l’Appenzell et une histoire ◀de▶ Genève ! Cette variété dans l’unité — Dieu veuille nous la conserver ! — voilà la véritable école ◀de▶ l’amitié ! Et quand une même appartenance politique vient à s’épanouir dans l’amitié commune, alors un peuple atteint ce qu’il y a de plus haut.
Je ne connais pas ◀de▶ meilleure description ◀de▶ ce que l’on peut appeler le « patriotisme suisse », mêlant le sentiment ◀de▶ la nature à une espèce particulière ◀d’▶enthousiasme politique, que cette page du même Gottfried Keller, narrant le retour au pays natal ◀de▶ son héros Henri le Vert :
Je traversai le Rhin et mis le pied sur le sol ◀de▶ mon pays au moment même où celui-ci retentissait ◀de▶ cette agitation politique qui se termina par la transformation ◀d’▶une confédération ◀d’▶États vieille ◀de▶ cinq-cents ans en un État fédératif ; développement ◀d’▶un organisme vivant qui, par son énergie et sa diversité, faisait oublier la petitesse du pays… Je confiai mes bagages à l’office postal et décidai ◀de▶ faire le reste ◀de▶ mon voyage à pied… Tout le pays reposait dans une vapeur bleue, où resplendissait l’éclat ◀d’▶argent des chaînes ◀de▶ montagnes, des lacs et des fleuves, et le soleil se jouait sur la jeune verdure couverte ◀de▶ rosée. Je voyais dans toute leur richesse les formes ◀de▶ ma patrie, paisibles et horizontales dans les plaines et les eaux, escarpées et audacieusement dentelées dans la montagne, à mes pieds une terre fleurie, et dans le voisinage du ciel un fabuleux désert, tout cela alternant sans trêve et partout recelant des vallées et des campagnes très peuplées. Avec l’irréflexion ◀de▶ la jeunesse et ◀de▶ l’enfance, je tenais la beauté du pays pour un mérite historique et politique, en quelque sorte pour un acte patriotique du peuple, si j’ose dire, allant même jusqu’à faire ◀de▶ cette beauté un synonyme ◀de▶ liberté, et je marchais allègrement à travers les régions catholiques et protestantes… Et cependant que je me représentais tout cela comme un grand crible plein ◀de▶ constitutions, ◀de▶ confessions, ◀de▶ partis, ◀de▶ souverainetés et ◀de▶ bourgeoisies, à travers lequel devait être tamisée la majorité ◀de▶ droit… je fus saisi du désir exalté ◀de▶ m’armer au combat en tant qu’individu, partie et reflet ◀de▶ l’ensemble, et ◀de▶ me forger au milieu de la lutte, avec mes forces vives, une personnalité vigoureuse et vivante, résolue à parler et à agir.
Tout cela, c’est l’idéal, ou plutôt ce l’était. Politique, militaire, poético-civique, profondément sincère et agissant chez les trois hommes que l’on vient de citer ; émouvant comme le sont toujours la victoire ◀d’▶un cœur franc sur un tyran et ◀de▶ la liberté sur le destin. Mais tant de choses ont changé autour de nous et nous mettent au défi ◀de▶ changer dans un monde ◀d’▶interactions subitement étendues à toute la terre… Lié à des diversités locales et traditionnelles que toute l’évolution technique semble devoir oblitérer et niveler, cet idéal fédéraliste n’est-il pas menacé ◀d’▶anachronisme ? La pratique suisse a-t-elle encore un sens réel ?