2.
Les paradoxes de▶ ◀la▶ vie économique
Il est clair que ◀l’▶économie est ◀le▶ facteur unifiant par excellence des sociétés du xxe siècle. Comment peut-elle s’accommoder, en Suisse, ◀d’▶un régime à ce point fédéraliste ? Et comment ce régime peut-il s’y adapter ?
C’est à ces deux questions, qui n’en font qu’une en somme, que j’essaierai dans ◀les▶ pages qui suivent ◀d’▶apporter certains éléments ◀d’▶une réponse forcément provisoire et à bien des égards ambiguë : car si ◀l’▶étude du passé récent ◀de▶ notre existence fédérale (◀de▶ 1848 à nos jours) permet ◀de▶ juger que ◀les▶ relations entre ◀l’▶économie et ◀le▶ fédéralisme ont été dans ◀l’▶ensemble bonnes — surtout pour notre économie — il se peut qu’un avenir prochain ◀les▶ mette en crise, et nous force à des choix douloureux entre nos intérêts et nos principes. À moins que ◀la▶ grande révolution technique en cours (automation, électronique, nouvelles sources ◀d’▶énergie et ◀d’▶alimentation) et ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶intégration européenne ne révèlent, contrairement aux craintes présentes, que ◀le▶ fédéralisme est ◀le▶ régime politique qui correspond ◀le▶ mieux aux exigences futures…
Pour situer ◀le▶ problème, je rappellerai d’abord ◀les▶ constantes naturelles ◀de▶ ◀la▶ Suisse, puis certaines attitudes psychologiques qu’elles ont déterminées au cours des siècles et leur parallélisme remarquable dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶économie et dans celui des formes ◀d’▶existence politique.
On a longtemps imaginé ◀la▶ Suisse comme un pays ◀de▶ pâtres qui chantent des jodels et vendent très cher aux étrangers ◀le▶ droit ◀de▶ contempler des paysages célèbres. « ◀Le▶ Suisse trait sa vache et vit paisiblement. » (Victor Hugo.) Telle est ◀la▶ carte postale. Mais ◀la▶ réalité ?
Près ◀d’▶un quart du territoire suisse, glaciers, névés, rochers et pentes trop raides, est totalement improductif. ◀Les▶ matières premières que possèdent d’autres pays ◀d’▶Europe, charbon, fer et autres minerais, métaux précieux, pétrole, font totalement défaut. ◀Le▶ sol ne peut produire qu’environ ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ subsistance alimentaire ◀d’▶une population très dense. ◀Les▶ rivières sont nombreuses mais torrentueuses, ◀le▶ Rhin n’est navigable qu’à partir du moment où il quitte, à Bâle, ◀le▶ pays ◀de▶ ses sources. Point ◀d’▶accès direct à ◀la▶ mer et par suite point ◀de▶ colonies, quand tous ◀les▶ autres vieux pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest en conquéraient et en exploitaient. Un marché intérieur exigu, constitué d’ailleurs depuis cent ans seulement par ◀la▶ suppression des péages qui ◀le▶ divisaient en minuscules compartiments, et par ◀l’▶établissement ◀de▶ douanes extérieures.
Et avec cela : une industrie puissante, omniprésente dans ◀le▶ paysage du Plateau et qui envahit déjà ◀de▶ nombreuses vallées alpestres ; un dixième seulement ◀de▶ ◀la▶ population vivant ◀d’▶une agriculture d’ailleurs soutenue à coups ◀de▶ subventions ◀d’▶État ; un commerce qui s’étend au monde entier, et met ◀la▶ Suisse, en 1960, au premier rang des pays exportateurs ; des capitaux immenses accumulés à ◀la▶ faveur du secret bancaire mais plus encore ◀de▶ ◀la▶ stabilité monétaire ; point ◀de▶ chômage et, au contraire, une suroccupation qui explique ◀la▶ grande marée des travailleurs étrangers ; une paix sociale et politique inébranlée depuis un siècle70,réussite sans exemple en Europe ; et pas ◀de▶ problèmes plus graves dans ◀l’▶immédiat que ceux qui, justement, se trouvent posés par ◀les▶ formes fiévreuses ◀de▶ ◀la▶ prospérité.
◀Le▶ développement industriel du « peuple des bergers » ◀de▶ ◀la▶ légende apparaît donc au plus haut point paradoxal. Rien ne ◀le▶ faisait prévoir dans ◀la▶ nature des choses. Plus nettement et visiblement que dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe, il est dû à ◀la▶ seule action fabricatrice ◀d’▶hommes acharnés à faire flèche ◀de▶ tout bois, à faire vertu ◀de▶ toute nécessité, faute de pouvoir transformer leur destin par ◀de▶ grandes entreprises sur table rase, ou par l’un ◀de▶ ces dons soudains et fabuleux que ◀la▶ nature — aidée par ◀les▶ Européens — a fait à d’autres régions ◀de▶ ◀la▶ terre : ◀l’▶or, ◀les▶ diamants, ◀le▶ caoutchouc, ◀le▶ pétrole…
Donc, à ◀la▶ base ◀de▶ tout ce développement une éthique du travail, quasi religieuse, une confiance dans ◀le▶ travail méthodique, non dans ◀les▶ aventures ou ◀les▶ coups ◀de▶ chance. Et aussi, une alliance heureuse ◀d’▶empirisme et ◀de▶ calculs judicieux mais à court terme.
Il s’agissait, pour ◀les▶ artisanats du xixe siècle que ◀les▶ machines mettaient en mesure ◀de▶ se transformer en industries, ◀d’▶atténuer ou ◀de▶ compenser ◀les▶ désavantages ◀de▶ ◀la▶ situation naturelle. Il fallait tout d’abord se procurer ◀les▶ matières premières. ◀Le▶ choix se porta d’une part sur celles qui, venant ◀de▶ très loin, ne coûtaient pas plus cher en Suisse que dans ◀les▶ pays immédiatement voisins : ◀le▶ coton, ◀la▶ laine ; d’autre part, sur celles dont ◀les▶ frais ◀de▶ transport étaient minimes par rapport à ◀la▶ valeur intrinsèque : ◀la▶ soie, ◀les▶ métaux précieux. ◀L’▶économie suisse se trouvait ainsi orientée, dès ◀le▶ départ, vers ◀la▶ spécialisation, ◀les▶ produits ◀de▶ luxe, et surtout vers ◀les▶ industries ◀de▶ transformation, dans lesquelles ◀l’▶habileté ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre joue un rôle essentiel. « C’est sans doute une bonne fée, écrit André Siegfried, qui, lors de ◀la▶ naissance, a dit à ce pays : Tu n’auras pas ◀de▶ houille. Elle lui épargnait ainsi ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ masse et ◀le▶ condamnait à ◀la▶ supériorité. »
◀Le▶ problème en effet était ◀le▶ suivant : Comment augmenter ◀la▶ valeur ◀de▶ ces produits coûteux et importés, de manière à créer ◀les▶ exportations indispensables ? ◀La▶ solution ne pouvait être recherchée que dans ◀la▶ qualité du processus ◀de▶ transformation. En d’autres termes, ce qu’on allait exporter, c’était ◀la▶ matière première importée plus du travail. Et telle est, ◀de▶ nos jours encore, ◀la▶ principale source ◀de▶ richesses des Suisses. Leurs traditions artisanales ◀les▶ préparaient à cet effort depuis des siècles. Bien avant ◀l’▶apparition des machines, ◀les▶ populations ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale — Saint-Gall et Zurich — avaient porté ◀l’▶industrie textile à son plus haut point ◀de▶ raffinement, tandis que ◀les▶ montagnards ◀de▶ ◀l’▶Ouest — Neuchâtel, Vaud, Genève — manifestaient un génie très particulier ◀de▶ ◀la▶ mécanique : Rousseau ◀les▶ a décrits dans sa Lettre à ◀d’▶Alembert. ◀Les▶ uns comme ◀les▶ autres travaillaient à ◀la▶ main et au métier, dans leurs petits ateliers familiaux. ◀De▶ génération en génération, ◀la▶ main se formait, des traditions s’établissaient, qui subsistent encore au xxe siècle, et se manifestent par un certain fini dans ◀le▶ produit, jamais encore atteint par ◀la▶ machine seule.
À partir de ces données régionales et cantonales, ◀le▶ développement économique ◀de▶ ◀l’▶ensemble suisse paraît obéir à une certaine logique, en ce sens que ◀les▶ industries naissent ◀les▶ unes des autres par une filiation raisonnable.
Pour fournir des machines aux tisserands et filateurs ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale, il fallut créer des ateliers ◀de▶ construction mécanique, qui devinrent ◀les▶ ancêtres des puissantes entreprises modernes ◀de▶ ◀la▶ région zurichoise. ◀L’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production textile provoqua d’autre part ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶industrie des colorants, laquelle engendra ◀les▶ grandes usines ◀de▶ produits chimiques et pharmaceutiques, dont ◀le▶ siège principal est aujourd’hui à Bâle. Enfin, ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ chimie (grâce à ◀l’▶énergie électrique produite par ◀l’▶eau des Alpes) permirent ◀de▶ travailler ◀l’▶aluminium extrait ◀de▶ ◀la▶ bauxite importée. Peu à peu, ◀les▶ textiles ont cédé le premier rang à ◀la▶ métallurgie, dans ◀l’▶ordre des cinq branches principales ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse (d’après ◀le▶ nombre des personnes employées) : métallurgie et constructions mécaniques, textiles, produits alimentaires, horlogerie, produits chimiques.
Relevons ici que ◀les▶ usines ◀de▶ ◀la▶ région zurichoise ont construit ◀les▶ locomotives, ◀les▶ dynamos, ◀les▶ moteurs ◀de▶ paquebot ◀les▶ plus puissants que ◀l’▶on connaisse et concurrencé sur ◀le▶ marché mondial ◀les▶ États-Unis eux-mêmes : mais en dépit des dimensions importantes ◀de▶ ces engins (ou faudrait-il dire : à cause ◀d’▶elles) ◀les▶ techniques mises en œuvre pour ◀les▶ construire restent tributaires ◀de▶ celles ◀de▶ ◀la▶ mécanique ◀de▶ précision, et diffèrent considérablement des techniques américaines, adaptées à ◀la▶ production ◀de▶ série. ◀L’▶esprit suisse n’est pas porté à ◀la▶ recherche des records quantitatifs, des effets ◀de▶ masse, mais plutôt à celle des tours ◀de▶ force ◀d’▶ajustage et ◀de▶ précision. Il n’ambitionne pas ◀le▶ biggest in the world mais s’enorgueillira plutôt ◀de▶ fabriquer ◀la▶ plus petite montre qu’on ait jamais vue, ou ◀de▶ mettre au point ◀les▶ rouages infiniment complexes ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀de▶ vingt-deux États parmi ◀les▶ plus petits du monde.
Mais ◀la▶ qualité du travail, si elle pouvait assurer ◀la▶ supériorité des produits suisses dans certaines branches et pour un certain temps, ne devait pas suffire à la longue pour soutenir ◀la▶ concurrence des grands pays voisins, ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique, ajoutant ◀la▶ série à leur masse ◀de▶ main-d’œuvre. Au goût méticuleux ◀de▶ ◀la▶ belle ouvrage, à ◀la▶ conscience dans ◀le▶ travail et à ◀la▶ précision héréditaire ◀de▶ ◀la▶ main, ◀les▶ Suisses se virent contraints ◀d’▶ajouter un facteur nouveau ◀de▶ productivité, un nouveau moyen ◀de▶ compenser leurs handicaps quantitatifs : ◀l’▶ingéniosité technique, ◀l’▶invention. Ce fut dès lors à un aspect particulier ◀de▶ leurs traditions scientifiques qu’ils firent appel.
Nous rencontrons ici l’un des traits permanents du caractère des Suisses (romands aussi bien qu’alémaniques) : ◀le▶ besoin ◀d’▶appliquer ◀les▶ résultats ◀de▶ leurs spéculations philosophiques ou scientifiques, ◀de▶ ◀les▶ concrétiser en techniques utiles ; et cela bien moins pour en tirer profit que par ◀l’▶effet ◀d’▶une conviction morale, souvent même religieuse, renforcée par un goût naturel ◀de▶ ◀l’▶authenticité et ◀de▶ sa vérification méfiante. ◀Les▶ noms ◀de▶ Paracelse et ◀de▶ C. G. Jung illustrent cette disposition : ces deux « voyants », adonnés à ◀l’▶étude des mystères et des mythes, en tirent tous ◀les▶ deux des techniques ◀de▶ guérison. De même, ◀le▶ grand mathématicien bâlois Léonard Euler, connu pour sa piété fervente, éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ se rendre utile au genre humain par autre chose que ◀les▶ traités latins où il expose ses découvertes sur ◀le▶ calcul différentiel et intégral, et il trace ◀les▶ plans ◀de▶ la première turbine. À ◀la▶ même époque (xviiie siècle), ◀les▶ Bernoulli, ◀de▶ Bâle également, élaborent ◀les▶ lois fondamentales ◀de▶ ◀la▶ mécanique. Aujourd’hui encore « ◀l’▶industrie travaille d’après ◀les▶ formules et ◀les▶ découvertes ◀de▶ ces mathématiciens, qui sont également à ◀la▶ base du régime des assurances, par ◀l’▶utilisation rationnelle des méthodes statistiques. On ne dira jamais assez que ◀la▶ supériorité technique suisse est à base de culture : ◀le▶ fameux Polytechnicum de Zurich, dont ◀la▶ réputation est mondiale, plonge ses racines dans un terroir ◀de▶ haute science, qui ne doit point nous dissimuler un esprit pratique instinctivement tourné vers ◀l’▶application ».71
Au xxe siècle, ◀les▶ relations entre ◀la▶ science pure et ◀l’▶industrie sont devenues organiques. ◀Les▶ « bureaux ◀d’▶étude » jouent un rôle essentiel dans toutes ◀les▶ grandes entreprises du pays. À Genève, ◀la▶ Société des Instruments ◀de▶ physique naît à titre ◀d’▶annexe des laboratoires ◀de▶ ◀la▶ faculté des Sciences. ◀Le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ gigantesque entreprise Nestlé, c’est ◀le▶ laboratoire central ◀de▶ recherches et ◀d’▶essais installé à Vevey, au siège ◀d’▶une direction générale qui contrôle cent-quatre-vingts sociétés affiliées, dans toutes ◀les▶ parties du monde. ◀L’▶horlogerie doit une impulsion décisive à un prix Nobel ◀de▶ physique, Charles Édouard Guillaume, inventeur ◀de▶ ◀l’▶invar, du balancier intégral et du spiral ◀de▶ compensation. ◀L’▶Institut chronométrique ◀de▶ ◀l’▶observatoire ◀de▶ Neuchâtel, qui « donne ◀l’▶heure au monde », collabore étroitement avec ◀les▶ fabricants ◀d’▶horlogerie, en soumettant ◀les▶ chronomètres à des épreuves ◀de▶ position et ◀de▶ température, et en délivrant des bulletins ◀de▶ marche quand ◀les▶ résultats sont bons. ◀L’▶Université ◀de▶ Neuchâtel a son laboratoire ◀de▶ recherches horlogères. ◀De▶ son côté, ◀l’▶industrie chimique emploie un très grand nombre ◀de▶ savants (parfois professeurs ◀d’▶université et prix Nobel, eux aussi), chimistes, pharmacologues et biologistes. Un économiste anglais, H. N. Casson, a pu écrire que « proportionnellement à sa population, ◀la▶ Suisse est le premier pays du monde pour ◀les▶ inventions… Depuis 1925, on y a compté en moyenne 9,3 inventions pour 10 000 habitants. » Parmi ◀les▶ plus connues et populaires : ◀la▶ crémaillère et ◀la▶ fermeture-éclair qui en est ◀l’▶application miniaturisée, ◀le▶ DDT, ◀le▶ café soluble… ◀La▶ proportion des ingénieurs et des contremaîtres spécialisés dépasse, dans ◀les▶ usines suisses, tout ce qu’on observe dans ◀le▶ reste du monde.
À cette stratégie efficace, à ces qualités ◀de▶ travail et ◀d’▶invention, compensant des conditions ◀de▶ départ particulièrement défavorables, ◀la▶ nature suisse devait enfin venir en aide au xxe siècle, ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus imprévisible. ◀Les▶ parties désertiques du territoire, ◀les▶ glaciers, se transformèrent soudain en richesse naturelle. ◀Le▶ château ◀d’▶eau des Alpes centrales et valaisannes devint une source ◀d’▶énergie.
Il serait curieux ◀de▶ décrire en détail ◀le▶ contraste entre ◀les▶ pays ◀de▶ houille noire et ◀les▶ pays ◀de▶ houille blanche, entre ceux qui tirent ◀l’▶énergie du sous-sol et ceux qui ◀la▶ reçoivent des sommets. ◀L’▶exploitation des mines a créé presque partout des masses prolétariennes misérables, des agglomérations ◀de▶ maisonnettes ◀de▶ brique monotones, des conditions ◀d’▶hygiène pitoyables, tandis que ◀la▶ transformation ◀d’▶un glacier en énergie électrique appelle ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre qualifiée, crée des lacs dans ◀les▶ vallées hautes et salubres, des usines presque silencieuses, ◀de▶ ◀la▶ lumière et ◀de▶ ◀la▶ propreté.
Tout le monde sait que ◀la▶ Suisse est un pays propre, et même propret. Mais cette réputation, qui est ◀de▶ fraîche date, elle ◀la▶ doit en partie à son électrification : cuisines astiquées, trains sans fumée, peu de cheminées ◀d’▶usines, luxueuse illumination des villes. ◀Les▶ campagnes elles-mêmes participent largement à ◀la▶ distribution : 98 % des maisons suisses sont éclairées à ◀l’▶électricité, plus ◀de▶ ◀la▶ moitié sont pourvues ◀de▶ cuisinières électriques, et ◀de▶ chauffe-eau à accumulation72.
◀La▶ cadence ◀de▶ ◀la▶ construction des usines hydro-électriques alimentées par ◀de▶ grandioses barrages alpestres, tels que celui ◀de▶ ◀la▶ Grande-Dixence, s’est accélérée depuis la dernière guerre73 et a permis ◀de▶ doubler en moins ◀de▶ vingt ans ◀la▶ production ◀d’▶électricité. Mais ◀la▶ consommation a augmenté encore plus vite (5,8 % par an) et seule ◀l’▶installation ◀d’▶usines nucléaires pourrait y faire face dans un très proche avenir. Or, ◀la▶ Suisse s’est laissé distancer dans ce domaine comme dans celui ◀de▶ ◀l’▶électronique, où son sens tant vanté ◀de▶ ◀la▶ mécanique ◀de▶ précision semblait pourtant ◀la▶ prédestiner à prendre ◀la▶ tête du peloton. Comment expliquer ce retard, sinon par ◀la▶ structure trop compartimentée ◀de▶ notre économie traduisant fidèlement nos structures politiques ? ◀L’▶entreprise ou ◀le▶ canton sont trop petits pour faire face au nouveau défi technologique. Premier exemple du conflit que j’annonçais au seuil ◀de▶ ce chapitre, entre ◀l’▶économie industrielle ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle et un régime fédéraliste qui date du siècle précédent. En voici d’autres dans ◀le▶ domaine du commerce et dans celui ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre.
◀L’▶essor ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse s’est produit durant ◀la▶ période même qui voyait se multiplier ◀les▶ mesures protectionnistes, notamment en Europe et aux États-Unis. ◀La▶ nécessité ◀d’▶exporter s’est accrue en même temps que ◀les▶ barrières douanières s’élevaient autour de ◀la▶ Suisse, et ◀d’▶une Suisse dépourvue ◀de▶ débouchés « privilégiés » (colonies, protectorats, zones monétaires s’étendant à plusieurs continents). ◀La▶ qualité et ◀l’▶ingéniosité technique ne suffisant plus, il a fallu tourner ◀la▶ difficulté par un système ◀d’▶exportations sous-traitées, si je puis dire : installation et financement ◀de▶ succursales dans ◀les▶ pays à tarifs douaniers trop élevés, envoi ◀de▶ techniciens et ◀de▶ cadres pour ◀les▶ exploiter, formation ◀de▶ holdings pour en garder ◀le▶ contrôle. Il a fallu couvrir ◀la▶ terre entière ◀d’▶un réseau ◀de▶ représentation industrielle privée et ◀de▶ services ◀d’▶information et ◀de▶ recherche, doublant ◀la▶ diplomatie proprement dite ◀de▶ toute une « diplomatie technique ». Mais cette exportation ◀de▶ capitaux, ◀de▶ cadres et ◀de▶ procédés ne va pas sans risques. ◀Les▶ Suisses se trouvent à ◀la▶ tête ◀d’▶un « empire » industriel et commercial qui, selon ◀les▶ calculs ◀de▶ M. Charles Ducommun — militant syndicaliste et directeur actuel des PTT —, occupe à ◀l’▶étranger environ 3,5 millions ◀d’▶employés et ouvriers, et fait vivre une population supérieure à celle ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Or ◀les▶ cadres suisses sont insuffisants pour garder ◀le▶ contrôle exclusif ◀de▶ cet empire ; ils risquent ◀de▶ se voir bientôt remplacés par des dirigeants étrangers. Ceux-ci deviendront propriétaires des sociétés filiales et utiliseront ◀les▶ techniques suisses pour se faire ◀les▶ plus dangereux concurrents des entreprises mères. Finalement, un certain nombre d’entre eux accéderont aux postes ◀de▶ direction ◀de▶ ◀la▶ holding suisse elle-même. Là encore, ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶indépendance économique ◀d’▶un petit pays paraissaient atteintes.
Un autre exemple, plus connu, illustrera ce phénomène. On sait qu’en 1964 ◀l’▶économie suisse en était arrivée à devoir embaucher jusqu’à 800 000 travailleurs étrangers, soit un étranger pour deux Suisses actifs. Il s’agit là ◀d’▶un record qui a peu de chances ◀d’▶être égalé, des mesures sévères ayant été prises depuis lors pour enrayer cette immigration délirante. (Imaginez ◀la▶ France accueillant ◀la▶ même proportion ◀de▶ main-d’œuvre étrangère : 1/7 ◀de▶ ◀la▶ population. Cela correspondrait à un appoint ◀de▶ 7 millions ◀d’▶hommes.) Ces centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶Italiens, ces dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶Espagnols, ◀de▶ Turcs et ◀de▶ Grecs posent des problèmes sans précédent aux entreprises, aux communes, et au pouvoir fédéral. Il faut ◀les▶ loger, mais où ? Il faudrait ◀les▶ assimiler, mais comment ? ◀Les▶ 4/5e d’entre eux refusent ◀d’▶adhérer aux syndicats suisses (qui ne sont d’ailleurs pas sans méfiance à leur égard), et n’ont pas ◀l’▶intention ◀de▶ rester longtemps en Suisse. Séparés ◀de▶ leur femme qu’ils n’ont pas encore ◀le▶ droit ◀de▶ faire venir avant deux ans, déracinés et inassimilables, ils représentent pour ◀le▶ Suisse moyen un problème tout à fait déconcertant, peut-être même une sorte ◀de▶ remords ou ◀d’▶anxiété : ne seraient-ils pas, dans leur statut précaire, ◀la▶ condition ◀de▶ notre prospérité ? Mais surtout, leur présence oblige ◀le▶ Suisse moyen, qui se croyait hors jeu dans sa neutralité, à découvrir sa dépendance ◀de▶ fait à l’égard du monde extérieur et ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen. Ils symbolisent ainsi, en termes humains, ◀la▶ situation générale du pays, qui s’exprime d’autre part, en termes économiques, par cette forme ◀d’▶inflation qu’on nomme surchauffe, et par un déficit sans cesse croissant ◀de▶ ◀la▶ balance commerciale et ◀de▶ ◀la▶ balance des revenus.
Tout ce qui précède peut se résumer en quelques chiffres :
Produit national brut : | ||
◀De▶ 1938 à 1963, il a passé ◀de▶ 9 à 48 milliards ◀de▶ francs (soit environ $1 960 par habitant) | ||
Composition des exportations et importations : | ||
Importations | Exportations | |
Matières premières | 34 % | 4 % |
Produits fabriqués | 43 % | 91 % |
Denrées alimentaires | 23 % | 5 % |
Balance commerciale : | ||
Dépenses pour importations | 13 milliards | |
Recettes ◀d’▶exportations | 9,6 milliards | |
Déficit | 3,4 milliards |
◀D’▶où ◀l’▶on est obligé ◀de▶ conclure que ◀l’▶expansion ◀de▶ son économie conduit ◀la▶ Suisse à une dépendance croissante ◀de▶ ◀l’▶étranger.
Et pourtant, cette économie qui tend à intégrer ◀le▶ destin ◀de▶ ◀la▶ Suisse à des destins beaucoup plus vastes, et qui, de plus en plus, ◀l’▶internationalise, nous avons vu qu’elle reflète fidèlement ◀les▶ données ◀d’▶origine du pays et ◀le▶ tempérament ◀de▶ ses habitants. Il y a là plus qu’un paradoxe.
Si cette évolution se poursuivait au rythme rapide qu’elle a pris depuis une vingtaine ◀d’▶années, et si ◀les▶ Suisses devaient un jour choisir entre ◀le▶ maintien ◀de▶ leur prospérité et celui ◀de▶ leur indépendance politique — ou simplement ◀de▶ leur neutralité —, que se passerait-il et que peut-on prévoir ?
Quand cette question se trouve posée par des observateurs étrangers, elle irrite sourdement ◀les▶ Suisses — contre ceux qui ◀la▶ posent d’abord, mais peut-être aussi contre eux-mêmes : ils ◀la▶ trouvent aberrante — et peut-être ◀l’▶est-elle, en dépit des faits et des chiffres qui paraissent ◀la▶ légitimer — mais ils sentent qu’il n’est pas facile ◀de▶ dire pourquoi. Ils sont foncièrement convaincus que leur train ◀de▶ vie matérielle, leurs libertés, leurs modes ◀de▶ sentir et ◀de▶ penser, et leur régime fédéraliste sont par définition indissociables, et que ◀le▶ choix qu’on leur suggère n’a pas ◀de▶ sens, et n’en aura sans doute jamais.
Cette conviction s’explique par ◀la▶ parfaite adéquation, que j’ai relevée, entre ◀l’▶évolution économique du pays jusqu’à nos jours, et ◀la▶ mentalité des Suisses, leurs attitudes devant ◀la▶ vie.
Nous avons vu comment un bon sens souvent un peu étroit, un certain utilitarisme à base de moralisme, et un besoin méfiant ◀de▶ certitudes tangibles ont pu favoriser ◀le▶ développement ◀d’▶entreprises techniques de plus en plus hardies, mais toujours méticuleusement contrôlées dans ◀le▶ détail, pas à pas, et appuyées par ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ science. Nous avons vu aussi que ◀l’▶industrie suisse n’est pas, comme dans ◀les▶ grands pays voisins, une ◀de▶ ces créations tentaculaires que ◀le▶ peuple subit, et qui semblent issues ◀de▶ ◀la▶ rencontre ◀de▶ grands capitaux et ◀de▶ vastes ressources naturelles. Bien au contraire, sa naissance et son développement ont été strictement conditionnés par ◀la▶ psychologie profonde du peuple suisse et par ses traditions ◀les▶ plus solides.
C’est pourquoi ◀l’▶on peut affirmer qu’à ◀de▶ très rares exceptions près, ce peuple se sent à ◀l’▶aise dans son économie autant que dans son régime politique. L’un et l’autre ont été faits sur mesure, ou, mieux, il ◀les▶ a faits à sa mesure, du même mouvement.
◀L’▶examen du budget moyen ◀d’▶une famille suisse moyenne (quatre personnes) ◀d’▶ouvriers ou ◀d’▶employés permet à cet égard des recoupements intéressants :
1920 | 1946 | 1961 | |
% | % | % | |
Alimentation, boissons, tabac | 49 | 39 | 31 |
Loyer, aménagement, chauffage | 20 | 22 | 20 |
Vêtements | 12 | 10 | 10 |
Instruction, distraction | 3,4 | 6 | 9,4 |
Assurances | 2,7 | 7 | 11,7 |
Impôts | 2,4 | 4,7 | 3,7 |
Soins ◀d’▶hygiène | 2,2 | 3,5 | 5,5 |
(À quoi s’ajoutent des dépenses pour ◀le▶ nettoyage, ◀les▶ transports, ◀les▶ dettes et ◀l’▶épargne.) |
On notera ◀la▶ part relativement faible ◀de▶ ◀l’▶alimentation et des plaisirs, relativement forte du logement et ◀de▶ ◀l’▶habillement. Plus soucieux ◀de▶ correction que ◀d’▶élégance, ◀le▶ Suisse tient beaucoup plus que ◀le▶ Français ou ◀l’▶Italien au confort matériel, aux objets et aux appareils. Il ressemble, à cet égard, au Scandinave et à ◀l’▶Américain du Nord : ses goûts correspondent au type ◀d’▶économie qui se développe autour de lui, essentiellement industrielle.
Il est intéressant ◀de▶ relever aussi que ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶alimentation dans ◀le▶ budget a décru ◀d’▶un cinquième pour ◀l’▶ouvrier depuis 1920, tandis que ◀la▶ part des assurances a quadruplé.
On pourrait épiloguer sur ces faits. Bornons-nous à ◀les▶ rapprocher ◀de▶ ceux que nous avons mentionnés en décrivant ◀les▶ origines ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse. Cette combinaison singulière ◀de▶ prudence et ◀de▶ science, ◀de▶ matérialisme et ◀de▶ principes moraux, ◀de▶ méfiance à l’égard du destin et ◀de▶ hardiesse dans ◀l’▶invention pratique, c’est ◀le▶ génie suisse. Il ne donne sa pleine mesure que dans ◀les▶ circonstances où il se sent en prise directe sur ◀le▶ concret, soutenu par des évidences tangibles, assuré quant aux risques immédiats.
S’il est vrai que ◀le▶ peuple suisse, dans son ensemble, est adapté à son économie, il doit en résulter un certain équilibre social. Et c’est en effet ◀l’▶impression générale que donne ◀la▶ Suisse. ◀Les▶ inégalités ◀de▶ niveau de vie y sont moins marquées que dans ◀les▶ pays qui ◀l’▶entourent. ◀Le▶ morcellement des terres est très poussé, ◀la▶ grande propriété inconnue. ◀La▶ misère n’est jamais massive : elle ne caractérise pas au premier coup d’œil, comme ailleurs, ◀l’▶état ◀de▶ larges quartiers ◀de▶ villes ou sections ◀de▶ ◀la▶ population. ◀Les▶ voyageurs qui traversent ◀le▶ pays ◀la▶ croient inexistante. ◀Les▶ grandes fortunes ne sont guère plus voyantes. ◀Le▶ luxe ne s’étale pas en fêtes et en extravagances pompeuses : il se manifeste plutôt par des perfectionnements du confort matériel que par ◀le▶ raffinement esthétique du cadre ◀de▶ ◀l’▶existence. Dans une large mesure, ◀la▶ population entière bénéficie ◀de▶ ◀la▶ richesse suisse. ◀Les▶ bâtiments publics : postes, gares, salles ◀d’▶attente ◀de▶ tramways, ◀les▶ installations ◀d’▶éclairage et ◀de▶ téléphone, ◀les▶ routes bétonnées, ◀les▶ wagons en aluminium, ◀les▶ distributeurs automatiques et ◀les▶ quais fleuris composent un décor luisant et astiqué ◀d’▶un modernisme modéré, autour des monuments ◀d’▶un passé soigneusement ravalé. ◀Le▶ peuple suisse n’a pas créé ◀de▶ très grands styles — comme tant d’autres petits États du Moyen Âge ou ◀de▶ ◀la▶ Renaissance — mais il ne tolère pas non plus ◀la▶ laideur des quartiers lépreux et monotones, ◀la▶ saleté ◀de▶ ◀la▶ rue, ◀le▶ détraquement chronique des services publics, ◀la▶ désuétude et ◀le▶ laisser-aller ◀de▶ grands pays tels que ◀les▶ USA.
Ce n’est pas entre ◀les▶ classes que ◀l’▶on observe ◀les▶ plus grands contrastes, mais plutôt entre ◀les▶ cantons. Fait remarquable, ◀l’▶unification économique du pays n’a pas entraîné ◀le▶ nivellement que redoutaient il y a cent ans ses adversaires. Bien qu’il n’y ait plus ◀de▶ frontières ni ◀de▶ restrictions ◀d’▶établissement ou ◀de▶ circulation, ◀les▶ régions pauvres et ◀les▶ régions riches sont demeurées relativement ◀les▶ unes aux autres ce qu’elles étaient en régime clos, mais ◀le▶ niveau général s’est élevé. On ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que ce précédent pourrait valoir pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Quant à ◀la▶ vitalité persistante du principe — et ◀l’▶on pourrait dire : ◀de▶ ◀l’▶instinct — fédéraliste, chez ◀les▶ bénéficiaires ◀de▶ cette économie, rien ne ◀la▶ démontre mieux que ◀la▶ structure des organisations syndicales. ◀Le▶ pluralisme qui ◀les▶ caractérise n’est pas seulement professionnel, mais religieux, parfois politique, et enfin cantonal74. Chose étrange et bien digne ◀de▶ remarque, ces associations, dont ◀la▶ majorité des membres appartiennent par ailleurs au parti socialiste, réputé centralisateur, se révèlent réfractaires à toute unification qui léserait ◀les▶ coutumes cantonales ou avantagerait ◀la▶ majorité linguistique. ◀Les▶ fédérations qui composent ◀l’▶Union syndicale suisse, et surtout celles ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande, restent jalouses ◀de▶ leur autonomie, méfiantes à l’égard des personnalités marquantes du mouvement, et très attachées au cadre cantonal ◀de▶ leur activité, dans lequel elles sont organisées en cartels. (Il existe aujourd’hui 24 ◀de▶ ces cartels cantonaux.) C’est au point que ◀les▶ syndicats romands se sont donné un secrétariat régional, qui se montre assez frondeur à l’égard du secrétariat central dont ◀le▶ siège est en Suisse alémanique. On se trouve donc en présence d’une double organisation des syndicats : par industries et par unions locales et cartels cantonaux. Il serait difficile, dans ces conditions, ◀d’▶imaginer qu’une grève puisse s’étendre rapidement au plan national.
◀Le▶ patronat, constitué tout d’abord en associations professionnelles et cantonales, s’est donné dès 1870 des organisations centrales, ou « associations faîtières »75, dont ◀la▶ plus importante, connue sous ◀le▶ nom ◀de▶ Vorort, agit surtout au plan national et même international. Mais là encore, ◀le▶ nombre élevé des membres, ◀la▶ variété ◀de▶ leurs définitions, et ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀les▶ consulter en permanence assurent une représentation multiforme des intérêts locaux et cantonaux.
◀Les▶ grandes Unions ◀de▶ paysans ou ◀d’▶artisans offrent ◀les▶ mêmes caractéristiques que ◀les▶ syndicats76 : elles sont et restent avant tout des associations ◀de▶ défense des intérêts économiques et professionnels ◀de▶ leurs adhérents. Comme ◀les▶ coopératives, elles tendent à corriger ◀les▶ excès éventuels qu’entraîne ◀la▶ liberté totale du commerce et ◀de▶ ◀l’▶industrie (proclamée en 1874 seulement, lors de ◀la▶ révision ◀de▶ ◀la▶ Constitution). Leurs chefs, secrétaires et porte-paroles, s’aventurent aussi rarement que possible dans ◀le▶ domaine des idées générales et des conflits ◀de▶ doctrine : ils préfèrent parler chiffres, fixation des prix, subventions locales ou fédérales. Et ◀l’▶on remarque que ◀les▶ plus libéraux ou « fédéralistes » d’entre eux ne sont pas ◀les▶ derniers à revendiquer ◀la▶ « manne ◀de▶ ◀l’▶État ».
◀Les▶ coopératives agricoles méritent une mention particulière : elles font revivre ◀de▶ nos jours ◀la▶ plus ancienne tradition suisse, et répondent, comme ◀les▶ Marktgenossenschaften des premiers cantons, à ◀la▶ nécessité ◀de▶ grouper ◀les▶ efforts pour compenser ◀la▶ pauvreté du sol. ◀L’▶irrigation des prairies en Valais, par ◀le▶ système des « bisses », est une activité collective, dépendant surtout des communes bourgeoises. ◀Le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ petite propriété rurale ne peut se maintenir que grâce aux coopératives. Celles-ci mettent à ◀la▶ disposition ◀de▶ leurs membres des machines dont ◀l’▶achat serait trop onéreux pour ◀l’▶exploitant, des caves communes, des services ◀de▶ vente et ◀de▶ transport. Elles offrent ◀l’▶exemple ◀d’▶une collectivisation restreinte, au service ◀de▶ ◀la▶ liberté individuelle, ou plutôt familiale.
Dans ce domaine, ◀l’▶œuvre et ◀la▶ vie ◀de▶ Gottlieb Duttweiler méritent un gros plan.
Il élevait ◀les▶ lapins pour ses parents, dans un quartier populaire ◀de▶ Zurich. À 16 ans, il devient vendeur dans une épicerie en gros. Après quelques années, associé à ◀la▶ direction, il est envoyé à ◀l’▶étranger pour fonder des succursales : New York, Barcelone, Trieste, Constantine. ◀La▶ guerre ◀de▶ 1914 ruine ◀l’▶entreprise. Il émigre au Brésil, fonde une nouvelle affaire, échoue, rentre en Suisse et se voit de toutes parts éconduit. Que faire ? Réfléchissant sur ◀le▶ commerce et ses problèmes, il trouve enfin son point ◀d’▶attaque : ◀la▶ marge abusive entre ◀les▶ prix ◀de▶ gros et ◀les▶ prix ◀de▶ détail. En 1925, il lance un commando ◀de▶ camions ◀d’▶épicerie dans ◀les▶ rues ◀de▶ Zurich : il ne vend que quelques produits ◀d’▶usage courant, mais sa marge ◀de▶ profit est réduite à 8 %. Il a ce trait ◀de▶ génie : intituler son entreprise Migros. Car tout Suisse est contre ◀les▶ gros, mais ne veut pas être un petit… Succès sans précédent, scandale professionnel, mesures policières contre ses camionneurs accusés ◀de▶ « gêner ◀la▶ circulation », boycotts et arrêtés municipaux bloquant ses activités subversives. À Berne, on saisit ses camions et on ◀les▶ frappe ◀de▶ très fortes amendes pour concurrence déloyale. Duttweiler loue un avion et bombarde ◀la▶ ville ◀de▶ lettres aux ménagères : « Allô, allô, Migros vous salue du ciel parce qu’il n’y a plus ◀de▶ place pour elle au sol ! » Avec ◀les▶ timbres ◀de▶ 10 centimes qu’il reçoit par dizaines ◀de▶ milliers, il paie ses amendes. Puis il fonde des fabriques, et comme ◀les▶ journaux refusent sa publicité, il fonde ses propres journaux, et un parti, ◀les▶ Indépendants. Élu conseiller national, il devient rapidement ◀la▶ vedette inquiétante ◀d’▶un parlement prudent, qui ne ◀le▶ suit guère. Un jour, exaspéré par ◀l’▶attitude ◀de▶ ses collègues, il prend un pavé et ◀le▶ jette dans une fenêtre du Palais fédéral, pour forcer ◀l’▶attention publique.
En 1941, il distribue ◀la▶ fortune ◀de▶ sa société en parts sociales aux 120 000 clients ◀de▶ ses magasins, dont il fait autant ◀d’▶associés ◀de▶ ◀l’▶Union des Coopérateurs Migros. Il crée ◀l’▶Hôtel-Plan, ingénieuse organisation qui procure des vacances à bon marché. Il entre en guerre contre ◀les▶ tout-puissants importateurs ◀d’▶essence et fait baisser ◀le▶ prix du litre ◀de▶ 59 à 49 centimes. Il ouvre dans tout ◀le▶ pays des supermarchés ◀de▶ style moderne. Il crée une banque, une compagnie ◀d’▶assurances, une fondation pour ◀les▶ recherches économiques et sociales, des coopératives en Turquie, une raffinerie en Allemagne, des cours du soir professionnels dans toutes ◀les▶ villes ◀de▶ Suisse, des centres ◀de▶ langues et ◀de▶ culture européenne dans six ou sept pays, des clubs ◀de▶ disques, ◀de▶ livres et ◀de▶ films, et il décide ◀de▶ consacrer 1 % ◀de▶ son chiffre ◀d’▶affaires à des activités culturelles : 15 millions ◀de▶ francs aujourd’hui. Jusqu’à sa mort, en 1962, il habite avec sa femme une villa ◀de▶ quatre pièces et conduit une petite Simca.
Du héros national des Suisses, je lui vois bien des traits typiques. Fils du peuple au parler sans apprêt, à ◀l’▶humour prompt, à la fois intraitable et adroit, brutal à l’égard des « baillis », ce mauvais coucheur ◀de▶ génie a dressé contre lui tout ce qui est organisé dans ce pays : socialistes et capitalistes, coopératistes ◀de▶ ◀l’▶ancienne école, petits détaillants et grossistes. Quel est ◀le▶ secret du prodigieux succès ◀de▶ ce condottiere du commerce ? ◀Le▶ Suisse moyen déteste ◀l’▶aventurier, mais il a toléré et soutenu celui-là. Pourquoi ? C’est ◀le▶ slogan ◀de▶ ◀la▶ Migros qui explique autant qu’il symbolise cette carrière exceptionnelle, si peu suisse par ◀le▶ rythme endiablé, ◀le▶ goût du risque, et tellement suisse par ◀la▶ philosophie et ◀la▶ morale qui ◀l’▶animaient. Idéaliste pratique, réaliste plein ◀d’▶humour, libéral, impétueux, homme ◀de▶ cœur et ◀d’▶astuce, c’est ainsi que je ◀le▶ revois dans mes souvenirs ◀d’▶une action ◀de▶ résistance, en 1940, pour laquelle nous avions travaillé en commun, et c’est aussi ◀l’▶image que nous laissent ses écrits et ses propos. Ce non-conformiste intégral, qui avait connu tant de faillites, soulevé tant de colères, et triomphé dans tant de luttes, disait souvent : « Pour ◀l’▶homme digne ◀de▶ ce nom, succès et échec sont comme sa main droite et sa main gauche : toutes deux sont à son service. » Quand on lui rappelait qu’en Suisse ◀la▶ considération publique n’est donnée qu’aux esprits pondérés, il répondait : « Cela aussi a ses avantages : ◀la▶ médiocrité a sans nul doute largement contribué à ◀la▶ stabilité helvétique. » Et il écrivait un jour : « ◀L’▶éphémère est notre destin, mais ce doit être un éphémère joyeux. Il n’y a pas de plus grand pécheur sur ◀la▶ terre que celui qui assombrit notre courte rêverie. » Il admirait dans ◀la▶ tradition suisse ◀les▶ grands esprits voués au service ◀de▶ ◀l’▶humain et ◀de▶ ◀la▶ cité : Paracelse ◀le▶ novateur ◀d’▶une médecine ◀de▶ ◀l’▶homme total, Pestalozzi ◀l’▶éducateur, Gotthelf ◀le▶ prophète du peuple.
Si par rapport aux pays qui ◀l’▶entourent, ◀la▶ Suisse peut paraître américanisée, ce n’est qu’à certaines apparences matérielles qu’elle ◀le▶ doit. En réalité, nous sommes en présence d’une société hiérarchisée par des traditions et professions, plus que par ◀l’▶argent. ◀Le▶ statut social et ◀le▶ statut matériel, en Suisse, semblent dépendre moins automatiquement l’un ◀de▶ l’autre que dans la plupart des grands pays. Certes, à ◀la▶ ressemblance des ouvriers américains, ◀les▶ ouvriers suisses ont une conception ◀de▶ ◀la▶ vie très voisine ◀de▶ celle des patrons : mais c’est une conception conservatrice et non pas « aventurière ». Rien ◀de▶ moins suisse que ◀le▶ style texan. ◀Les▶ antagonismes entre ◀les▶ classes ◀de▶ producteurs ne sont pas ◀d’▶ordre idéologique, en tout cas ◀le▶ sont moins qu’ailleurs en Europe. ◀Les▶ « grands principes » — Ordre ou Révolution — laissent ◀le▶ Suisse relativement indifférent, ne donnent pas lieu à des discours enflammés ou à une littérature politique passionnée. ◀Le▶ commun dénominateur entre ◀les▶ classes, si dangereusement réduit dans d’autres nations modernes par des oppositions ◀de▶ doctrine irréductibles, reste beaucoup plus grand entre ◀les▶ Suisses qu’ils ne semblent ◀le▶ croire eux-mêmes. Il pourrait être caractérisé par une tendance générale à préférer ◀l’▶efficacité immédiate aux revendications partisanes, ◀les▶ solutions pratiques et limitées aux systèmes logiques, et ◀les▶ compromis complexes aux coûteux triomphes unilatéraux77.
◀Le▶ régime économique actuel reflète fidèlement cette attitude à peu près unanime. Mélange ◀de▶ capitalisme libéral, ◀de▶ socialisme communautaire et ◀d’▶étatisme empirique, il correspond à cet équilibre difficile, mais vital, entre ◀les▶ autonomies locales et ◀l’▶union fédérale, que nous avons décrit en parlant des institutions politiques. Certes, ◀la▶ lutte est serrée entre libéraux « fédéralistes » ou centralistes fédéraux. Cependant, ◀l’▶on ne trouvera guère ◀de▶ socialistes qui ne soient en même temps fédéralistes dans une certaine mesure, ou ◀de▶ grands industriels qui ne reconnaissent ◀la▶ nécessité ◀d’▶une organisation croissante ◀de▶ ◀l’▶économie.
Nul ne conteste plus ◀les▶ avantages ◀de▶ certaines étatisations, comme celle des postes et des chemins de fer (cette dernière étant l’une des rares exploitations ◀de▶ transports nationalisées qui ait été parfois bénéficiaires, ◀de▶ nos jours). ◀Les▶ forces motrices sont pour 70 % aux mains des corporations ◀de▶ droit public. ◀L’▶État fédéral contrôle également ◀le▶ régime des assurances, ◀l’▶organisation interne des banques et leurs bilans annuels. ◀La▶ Banque nationale peut opposer son veto aux opérations ◀de▶ banques privées avec ◀l’▶étranger. ◀La▶ Radio suisse est une fédération ◀de▶ studios régionaux largement autonomes, mais ◀le▶ Conseil fédéral nomme son directeur général, tandis que ◀l’▶administration relève des PTT, donc ◀de▶ ◀l’▶État.
Ce régime mixte s’est développé en Suisse sous ◀la▶ pression des nécessités pratiques ◀de▶ ◀l’▶époque, mais en tenant compte des diversités traditionnelles et des conditions locales. Son fonctionnement complexe suppose un haut degré ◀de▶ sens communautaire, une intelligence quotidienne des exigences contradictoires ◀de▶ ◀la▶ libre initiative et du marché élargi. ◀La▶ multiplicité des cellules ◀de▶ base — communes et entreprises, cantons et cartels régionaux — tend à ralentir ◀l’▶évolution vers ◀l’▶étatisme, bien qu’au détriment, il est vrai, ◀de▶ certains progrès sociaux ou rationnels ; elle freine (parfois utilement) ◀les▶ courants qui parcourent ◀l’▶Europe, elle ◀les▶ filtre et divise par tout un jeu ◀d’▶écluses. Et il apparaît, au total, que ◀la▶ lenteur à s’adapter, qu’on peut reprocher aux Suisses, est une nécessité profonde ◀de▶ leur économie, si « dangereusement » liée, nous ◀l’▶avons dit, à ◀la▶ conjoncture européenne.
Quoi ◀d’▶étonnant si, dans ces conditions, ◀le▶ Suisse moyen et même ◀le▶ grand patron, ◀le▶ chef syndicaliste, ou ◀le▶ haut magistrat fédéral, demeurent intimement persuadés qu’un système aussi bien ajusté et au total aussi satisfaisant, moralement et matériellement, met ◀la▶ Suisse à ◀l’▶abri des options dramatiques que lui proposent quelques reporters étrangers, ou ◀de▶ rares intellectuels, suisses il est vrai, mais en marge des affaires sérieuses ? Et pourtant, ◀la▶ question « inopportune » ◀de▶ notre indépendance politique, ◀de▶ son degré ◀de▶ réalité, et ◀de▶ ◀la▶ durée possible du régime fédéral dans un monde à ce point transformé demeure posée à ◀l’▶arrière-plan. Essayons ◀de▶ ◀la▶ serrer de plus près.