I. « Toute culture est création de▶ diversité »
J’aime beaucoup ◀les▶ anniversaires. Ils nous invitent à déclarer des sentiments ◀d’▶amitié trop souvent tacites, qui vont sans dire mais qui vont tellement mieux en ◀les▶ disant. Et ils invitent aussi à des retours sur ◀le▶ passé ◀de▶ ceux que ◀l’▶on fête, à des prises ◀de▶ conscience renouvelées ◀de▶ ce qu’ils ont été et ◀de▶ ce que ◀l’▶on attend ◀d’▶eux. ◀L’▶anniversaire qui nous réunit aujourd’hui me touche ◀d’▶autant plus personnellement qu’il m’offre ◀l’▶occasion — et ◀l’▶honneur, auquel je suis très sensible — ◀de▶ vous entretenir ◀d’▶un sujet qui depuis bien des années m’a beaucoup occupé, dans tous ◀les▶ sens ◀de▶ ◀l’▶expression, qui peut sembler par ses prolongements européens voire mondiaux, m’avoir beaucoup éloigné ◀de▶ mes sources neuchâteloises, et qui au contraire m’y ramène, non seulement physiquement en ce jour, mais par sa nature même, telle que je ◀la▶ conçois.
Je voudrais donc saisir cette heureuse occasion pour essayer ◀de▶ vous dire et ◀de▶ vous faire sentir comment je crois voir converger ◀le▶ rôle ◀d’▶un institut régional tel que celui que nous célébrons, et ◀les▶ efforts ◀de▶ ceux qui ont entrepris ◀d’▶élargir ◀la▶ formule fédéraliste aux dimensions ◀de▶ ◀l’▶Europe entière.
Nous vivons à ◀l’▶heure ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ son union souhaitée par tous et commencée par quelques-uns. Mais beaucoup craignent que cette union ◀de▶ ◀l’▶Europe ne soit acquise qu’au prix ◀d’▶une uniformisation ◀de▶ nos cultures diverses et ◀de▶ nos originalités régionales ou locales. Ils redoutent, comme ◀le▶ professeur Röpke, dans une brochure que je viens de recevoir — et je ◀le▶ cite — « ◀la▶ grande pâte ◀d’▶une Europe une et indivisible, une Europe jacobine, saint-simonienne, rouleau compresseur écrasant sur son passage toutes ◀les▶ particularités politiques spirituelles et morales ».
Je ne partage aucunement ces craintes. ◀L’▶image du rouleau compresseur qui angoisse ◀le▶ professeur Röpke ne correspond à rien ◀de▶ réel en Europe. À supposer que ◀le▶ Marché commun ait jamais eu cette intention délibérée qu’on lui prête vraiment sans justice, ◀d’▶« écraser toutes nos particularités spirituelles et morales », on ne voit pas ◀de▶ quels moyens il disposerait pour arriver à ces fins criminelles, qui étaient plutôt si je ne me trompe, celles ◀d’▶un Staline, ou ◀d’▶un Hitler, avec lesquels rien n’autorise à confondre des hommes tels que Robert Schuman, ◀De▶ Gasperi, Adenauer, ni même ◀le▶ général de Gaulle.
Il me paraît tout à fait évident qu’une Europe unifiée et uniformisée « une et indivisible » selon ◀la▶ formule jacobine reprise par ◀les▶ cinq Républiques françaises successives, non seulement n’a jamais été proposée par personne, par aucun des promoteurs ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ nos pays, mais encore n’aurait pas ◀la▶ moindre chance ◀de▶ se réaliser jamais sur ◀l’▶initiative ◀d’▶Européens sains ◀d’▶esprit, et par ◀le▶ libre consentement nos peuples. Écartons ce fantôme lugubre. Restent deux possibilités ◀de▶ réaliser notre union : l’une c’est ◀l’▶Europe des États, l’autre c’est ◀l’▶Europe fédérée. ◀L’▶Europe des États (vrai nom ◀de▶ « ◀l’▶Europe des patries »), ce serait pratiquement un système ◀d’▶alliances entre ◀les▶ grands pays qui se disent encore absolument souverains. Ce système, notoirement insuffisant pour assurer notre unité ◀d’▶action à ◀l’▶échelle mondiale, aboutirait au surplus a une Europe dominée par ◀les▶ grandes nations au détriment des petites, pratiquement satellisées, et j’ajouterai : au détriment de ◀la▶ culture. Car ces nations qui se disent encore « grandes », sont en réalité déjà trop petites pour assurer dorénavant à elles seules leur défense ou leur prospérité économique, c’est-à-dire pour être effectivement souveraines, tandis qu’elles sont trop grandes pour assurer encore ◀la▶ vitalité culturelle ◀de▶ leurs régions : ce sont elles que ◀l’▶on peut accuser, à bon droit, ◀d’▶avoir délibérément uniformisé ◀les▶ « particularités politiques, spirituelles et morales » des régions qu’elles ont conquises, annexées, unifiées et privées plus ou moins complètement ◀de▶ leurs anciennes autonomies.
En revanche, ◀la▶ formule fédéraliste a pour fin et pour règle principale ◀de▶ préserver ◀les▶ particularités, ◀les▶ autonomies politiques ou culturelles, et ◀de▶ ◀les▶ préserver par ◀le▶ moyen ◀d’▶une union à la fois forte et limitée, j’entends : plus forte que ◀la▶ somme ◀de▶ ses parties, mais strictement limitée par ◀le▶ contrat librement conclu entre ses membres. Ainsi ◀la▶ Suisse a préservé ◀l’▶autonomie ◀de▶ ses vingt-deux cantons, qui étaient et sont encore, selon ◀la▶ Constitution, vingt-deux États souverains ; ils se sont librement fédérés pour créer une force commune, après des siècles ◀de▶ dissensions et ◀de▶ guerres civiles. Ils ont été sauvés par leur union, et non pas uniformisés.
Eh bien, pour nos États européens, qui se trouvent être au nombre ◀de▶ vingt-cinq, comme nos cantons et demi-cantons, cette forme ◀d’▶union fédérale, forte mais limitée, me paraît ◀la▶ seule praticable dans un avenir pas trop lointain — ◀le▶ système des alliances restant insuffisant, et ◀l’▶union totale, inconcevable. Mais il y a plus : ◀la▶ cause du fédéralisme, en Europe, me paraît liée à ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ culture. Car ◀la▶ culture européenne a dépendu pendant des siècles ◀de▶ ◀l’▶existence et ◀de▶ ◀la▶ vitalité ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ foyers locaux ◀de▶ création — qu’il s’agisse ◀de▶ petites cités comme celles qui ont fait ◀la▶ Renaissance, ou ◀de▶ villes comme Paris, Vienne, Milan ou Göttingen, considérées en tant que centres ◀d’▶art et ◀de▶ recherches scientifiques ; ◀de▶ régions comme ◀l’▶Ombrie, ◀les▶ Flandres, ◀la▶ Provence ; ◀de▶ très petits États comme Venise, ou Mantoue, Genève ou Weimar ; ou encore des universités autonomes, comme elles ◀l’▶étaient toutes aux origines ◀de▶ notre culture commune, Padoue, Bologne, ◀la▶ Sorbonne, Oxford, Coimbra ou Cracovie. Or s’il est vrai que ◀la▶ vitalité ◀de▶ notre culture dépend ◀de▶ celle ◀de▶ ces foyers locaux ◀de▶ création, on ne peut ◀la▶ maintenir aujourd’hui qu’en mettant ces foyers au double bénéfice ◀de▶ ◀l’▶autonomie politique et ◀de▶ ◀la▶ liberté des échanges ; je voudrais dire : en rendant ces foyers « immédiats à ◀l’▶Europe »: donc en ◀les▶ libérant ◀de▶ ◀l’▶emprise ◀de▶ ◀l’▶État national. C’est cela précisément que revendiquent ◀les▶ fédéralistes modernes.
Alors que ◀la▶ nation centralisée souffre au xxe siècle du double désavantage ◀d’▶être à la fois trop petite et trop grande, ◀la▶ formule fédérale offrirait à nos divers pays, dans ◀l’▶Europe unie, ◀le▶ double avantage ◀de▶ participer à un grand ensemble tout en conservant ◀les▶ bénéfices sociaux et culturels qui sont ceux du petit État. Elle offrirait ainsi à nos régions et foyers focaux des perspectives toutes nouvelles. En effet, dans une Europe fédérée — disons sur ◀le▶ modèle suisse — à mesure que ◀les▶ frontières nationales seront dévalorisées (comme elles ◀le▶ sont déjà, progressivement, entre ◀les▶ Six du Marché commun), ◀les▶ régions se verront immédiatement revalorisées ; et alors ◀le▶ jeu ◀de▶ leurs échanges et ◀de▶ leurs affinités réciproques pourra de nouveau s’exercer librement sans plus tenir compte des séparations arbitraires posées au xixe siècle physiquement par ◀les▶ douanes et moralement par ◀les▶ allégeances nationales absolues. Déjà, ◀l’▶on peut observer dans un pays aussi unitaire et centralisé que ◀la▶ France une tendance très marquée vers ◀la▶ création ◀de▶ « métropoles régionales », prenant pour foyer une grande ville ou un ensemble urbain (comme Aix-Marseille-Étang de Berre), et s’efforçant ◀de▶ retrouver une autonomie à la fois économique, administrative et culturelle. Un phénomène du même ordre s’observe en Italie, où ◀l’▶on a vu, au cours des quinze dernières années, ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste, ◀la▶ Sardaigne et ◀la▶ Sicile obtenir des statuts ◀d’▶autonomie partielle.
Ceci me paraît important du point de vue ◀de▶ ◀la▶ culture en Europe. Car toute culture est création ◀de▶ diversité, ◀de▶ différences ◀de▶ niveau, toute culture est lutte permanente contre ce que ◀les▶ physiciens ont baptisé ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶entropie, loi ◀de▶ ◀l’▶égalisation croissante des différences ◀de▶ potentiel, ◀de▶ ◀la▶ dégradation croissante et irréversible des énergies ◀les▶ plus hautes en simple chaleur, qui est ◀la▶ forme ◀la▶ plus basse ◀de▶ ◀l’▶énergie, et qui entraîne ainsi ◀le▶ cosmos tout entier vers « ◀la▶ mort tiède », vers un état ◀d’▶indifférence générale annonciateur ◀de▶ ◀la▶ fin. Toute culture digne ◀de▶ ce nom est une victoire sur ◀l’▶entropie, sur ◀l’▶uniformité des goûts et des couleurs ; toute culture consiste à maintenir ou à recréer des centres ◀d’▶énergie plus élevée que ◀la▶ moyenne, plus éclairante, plus rayonnante.
Il faut bien reconnaître qu’au xxe siècle, ◀les▶ forces qui tendent à uniformiser nos mœurs et coutumes ont reçu un puissant appui ◀de▶ ◀la▶ technique. Si vous songez que dans nos grands pays — et pas seulement en Amérique — chaque soir, dix millions, vingt millions ◀d’▶hommes, ◀de▶ femmes et ◀d’▶enfants subissent à ◀la▶ même heure ◀le▶ même spectacle, ◀les▶ mêmes émotions télécommandées, et cela quels que soient leur milieu, leur éducation, leurs croyances, leur condition sociale, ou ◀le▶ lieu où ils vivent — cette simultanéité sans précédent des émotions provoquées ◀de▶ ◀l’▶extérieur vous donnera une petite idée des forces ◀de▶ malaxage moral et affectif qui sont à ◀l’▶œuvre dans notre société occidentale. Ah certes ! ce n’est pas ◀le▶ Marché commun qui aura jamais un tel pouvoir sur nos désirs, nos imaginations et nos réflexes ! Et notez bien que je ne me plains pas — ce serait d’ailleurs tout à fait vain — des moyens que ◀la▶ technique moderne met au service ◀de▶ ◀la▶ culture des masses : TV, radio et cinéma, voyages à bon marché, livres ◀de▶ poche vendus par millions ; je m’en réjouis, bien au contraire, pour ◀les▶ millions ◀de▶ jeunes gens qui trouvent ainsi ◀l’▶occasion ◀d’▶accéder à ◀la▶ culture. Mais d’autre part, je ne puis pas oublier qu’il s’agit là seulement ◀de▶ moyens ◀de▶ diffusion, répandant au hasard ◀les▶ produits culturels ◀les▶ plus hétéroclites — et non pas ◀de▶ culture graduellement enseignée et assimilée, moins encore ◀de▶ culture créatrice. Cette culture ◀de▶ masse peut devenir un danger dans ◀la▶ mesure où elle habituera des centaines ◀de▶ millions ◀d’▶Européens à gober passivement ◀les▶ mêmes nourritures, sans rapports (ou seulement par hasard) avec leurs vrais désirs et leur situation concrète. À cette offre indifférenciée, uniformisante, il me paraît vital ◀d’▶opposer une demande toujours plus exigeante et sélective, toujours plus « personnalisée », toujours mieux intégrée aux circonstances réelles dans lesquelles chacun vit — qui sont locales, nécessairement, ou régionales. ◀La▶ TV actuellement au service des États joue en somme ◀le▶ même rôle uniformisant que ◀l’▶instruction publique au xixe siècle, et que ◀la▶ propagande dans ◀les▶ années ◀de▶ triomphes totalitaires : elle joue ◀le▶ même rôle que ◀l’▶État français imposant ◀de▶ Paris ◀les▶ mêmes slogans nationalistes à toutes ◀les▶ provinces, voire aux colonies africaines où ◀les▶ petits nègres apprenaient dans ◀les▶ manuels parisiens que leurs ancêtres étaient gaulois et blonds. Et ◀l’▶on sait ce qu’a produit ce système : ◀le▶ titre du livre fameux ◀d’▶un sociologue contemporain, J.-F. Gravier, ◀le▶ résume ◀d’▶une manière frappante : Paris et ◀le▶ désert français. ◀Les▶ régions, jadis créatrices, sont devenues ◀la▶ province, synonyme ◀de▶ ◀l’▶ennui et ◀de▶ ◀la▶ médiocrité sans espoir.
Il faut donc, plus que jamais, ranimer ◀les▶ foyers ◀de▶ ◀la▶ culture régionale et locale. Il faut que chaque cité vivante redevienne comme jadis ◀la▶ capitale ◀d’▶une région bien typique, bien intégrée — peu importe ses dimensions, ou mieux vaut qu’elles ne soient pas trop vastes — ◀d’▶une région qui possède, comme ◀le▶ dit Valéry dans un beau vers : « Cette inimitable saveur que ◀l’▶on ne trouve qu’à soi-même. »
Voici donc ma thèse principale : dans ◀les▶ perspectives ouvertes par une Europe en train de s’unir, et devant ◀les▶ promesses mais aussi ◀les▶ dangers ◀de▶ ◀la▶ culture ◀de▶ masse, il importe plus que jamais ◀de▶ maintenir ou ◀de▶ créer des foyers régionaux ◀de▶ culture vécue, assimilée par une communauté bien liée et consciente ◀de▶ ses valeurs. C’est dire ◀le rôle vital qui incombe aujourd’hui à des instituts comme le vôtre — comme le nôtre dirai-je, car j’en suis membre.