Situation de▶ ◀l’▶Europe en 1966 (1966)
Un changement ◀d’▶équilibre
◀L’▶histoire n’est pas faite seulement ◀de▶ catastrophes, traités, révolutions, avènements, découvertes et morts illustres, mais ◀d’▶une perpétuelle interaction ◀de▶ facteurs innombrables, dont on peut quelquefois déceler certaines résultantes régionales, sous forme de prises ◀de▶ conscience ◀d’▶une situation que ◀l’▶on ressent comme nouvelle. Ainsi ◀de▶ ◀la▶ région européenne en 1966 : elle n’a pas été ◀le▶ théâtre ◀d’▶événements très spectaculaires, mais ◀d’▶une sorte ◀de▶ changement ◀d’▶aplomb dans ◀l’▶attitude des Européens face au reste du monde et surtout aux « deux Grands ». Cette modification est devenue sensible à ◀l’▶occasion ◀de▶ certains gestes accomplis par ◀le▶ chef de l’État français, au nom de « ◀l’▶Europe européenne ». Il est vrai que ces gestes, tout en traduisant bien une évolution générale survenue dans nos pays à l’égard de ◀l’▶Est d’une part et des USA ◀de▶ l’autre, obéissaient à des motifs ◀d’▶intérêt national d’abord, et dans cette mesure-là, ne servaient pas nécessairement ◀les▶ buts « européens » qu’on alléguait. Il n’en reste pas moins que ◀l’▶urgence et ◀la▶ réalité du problème ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe se sont manifestées plus vivement que jamais en 1966.
D’une part ◀la▶ crise du Marché commun a été finalement résolue au printemps par des accords sur ◀la▶ politique agricole, et ◀l’▶on a pu annoncer tôt après que ◀les▶ dernières barrières douanières entre ◀les▶ Six cesseraient ◀d’▶exister dès ◀le▶ 1er juillet 1968. ◀La▶ question ◀d’▶une union économique générale, appelant des mesures ◀d’▶union politique, redevenait du même coup très actuelle.
D’autre part, ◀le▶ général de Gaulle a signifié son congé à ◀l’▶OTAN puis est allé se faire acclamer en URSS, et n’a cessé, avant et après, ◀de▶ recevoir à ◀l’▶Élysée ◀les▶ ministres des pays ◀de▶ ◀l’▶Est ; enfin, il a dénoncé ◀la▶ politique américaine au Vietnam dans son discours ◀de▶ Phnom Penh. Il s’est fait ainsi ◀le▶ champion ◀de▶ « ◀l’▶Europe européenne » aux yeux des États-Unis, sans cesser ◀de▶ figurer aux yeux des partisans européens ◀de▶ ◀l’▶Europe unie ◀l’▶obstacle principal à leur Grand Dessein. ◀La▶ portée des gestes qu’on vient de rappeler eût été considérable s’ils avaient été faits au nom de ◀l’▶Europe entière et pour affirmer son union ; mais faits au nom d’une seule nation et ◀d’▶une conception politique demeurée foncièrement nationaliste, ils n’étaient pas ◀de▶ nature à faciliter ◀l’▶union — pourtant seule condition ◀de▶ leur efficacité, dans ◀l’▶immédiat tout au moins. Pendant que ◀l’▶OTAN déménageait ◀de▶ Fontainebleau, des Américains s’installaient aux commandes ◀de▶ ◀l’▶industrie électronique en France. Coïncidence, sans doute, mais symbole frappant des effets réels ◀d’▶une conception européenne fondée sur ◀la▶ conviction que « ◀la▶ nation reste ◀la▶ seule réalité » : ce qui n’était que trop vrai en 1939, on ◀l’▶a bien vu, mais qui nous a conduits, après ◀le▶ désastre, à ◀l’▶ère des grands empires en guerre froide, laissant entre eux comme un vide politique, notre continent divisé. Ainsi ◀le▶ mouvement ◀de▶ bascule qui s’est fait sentir en 1966 ne s’est opéré jusqu’ici que dans notre représentation du monde, non pas dans ◀les▶ réalités ◀de▶ notre action.
Nouveaux motifs ◀d’▶union
On sait que les premiers efforts ◀d’▶union avaient été motivés, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, par ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ reconstruction économique et ◀le▶ désir ◀de▶ lier ◀les▶ ennemis ◀d’▶hier, France et Allemagne : ◀d’▶où ◀le▶ Conseil de l’Europe, puis ◀la▶ CECA, conduisant au Marché commun. ◀La▶ situation a beaucoup évolué depuis lors. Aux premiers motifs, qui ont été suivis ◀d’▶actions largement réussies (puisque ◀l’▶Europe est désormais pacifiée et rétablie dans sa prospérité) viennent s’en ajouter d’autres ◀de▶ tous ordres, culturels ou politiques, traditionnels ou prospectifs. J’en retiendrai cinq qui sont apparus ◀d’▶une brûlante actualité au cours de 1966.
1. Sauver ◀l’▶indépendance politique ◀de▶ ◀l’▶Europe
« Sans Europe unie, Américains et Russes s’entendraient par-dessus notre tête », écrivait naguère Paul-Henri Spaak. Cette entente, dans bien des domaines tels que ◀l’▶exploration cosmique, ◀l’▶armement atomique, ◀les▶ télécommunications ou certaines recherches scientifiques, semble déjà bien près de se réaliser, et ◀l’▶ont voit pas que ce soit nécessairement au détriment de nos pays, rien ◀d’▶autre que leurs divisions nationalistes ne s’opposant à ce qu’ils s’y joignent en tiers égal. Mais ◀l’▶entente que redoute P.-H. Spaak est celle qui s’est déjà produite à Téhéran, puis à Yalta entre Roosevelt et Staline, et ◀l’▶Europe tout entière en fit ◀les▶ frais, sans que Churchill, seul à ◀la▶ représenter, pût s’y opposer. Or ce qui fut refusé au chef incontesté ◀d’▶une nation combattante — seule victorieuse entre toutes celles ◀de▶ ◀l’▶Europe ! — quel autre homme d’État ◀d’▶aujourd’hui serait-il en mesure ◀de▶ ◀l’▶obtenir dans une conjoncture analogue ? Aucun ne pourrait parler au nom de ◀l’▶Europe entière, voilà ◀le▶ fait. Divisée entre une France prorusse et anti-américaine, une Allemagne aux préférences exactement inverses, une Grande-Bretagne tenue à ◀l’▶écart du Marché commun après avoir longtemps refusé ◀d’▶y entrer, et une douzaine d’autres États « souverains », mais qui ne comptent guère, pris un à un, ◀l’▶Europe n’a presque rien à dire au plan mondial (ainsi dans ◀l’▶affaire du Vietnam)2 et personne ne serait d’ailleurs habilité pour ◀le▶ dire et se faire écouter. Unie, elle serait l’un des Grands, et même, à bien des égards, ◀le▶ plus Grand3. Mais pas une seule ◀de▶ ses vingt-cinq nations, isolément, ne peut prétendre à jouer un rôle actif, c’est-à-dire à faire preuve ◀d’▶indépendance politique. ◀L’▶indépendance, pour ◀les▶ Européens, ne saurait être qu’un attribut ◀de▶ leur union, et plus du tout ◀de▶ ◀la▶ « souveraineté » ◀de▶ leur nation.
2. Renouer avec ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est européen
Au Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, à La Haye, en mai 1948, ◀les▶ fédéralistes européens avaient demandé que des sièges vides fussent réservés, dans ◀l’▶enceinte du futur Conseil de l’Europe, pour ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Est momentanément empêchées ◀de▶ se faire représenter. On peut regretter que ◀la▶ motion n’ait pas eu ◀de▶ suites. Mais il fallait d’abord bâtir à ◀l’▶Ouest un noyau dense ◀d’▶Europe unie qui fût capable d’une part ◀d’▶assurer une autonomie plus réelle à l’égard des USA, d’autre part ◀d’▶attirer ◀les▶ peuples du glacis ◀de▶ ◀l’▶Est à mesure que se relâcherait ◀l’▶emprise soviétique.
◀La▶ stratégie du double dégagement préalable à une vaste union continentale était en général des plus mal vues des chroniqueurs politiques, pendant ◀les▶ années ◀de▶ ◀la▶ guerre froide. Ils ◀la▶ dénonçaient comme révélant chez ceux (d’ailleurs très rares) qui ◀la▶ préconisaient soit des arrière-pensées « dangereusement neutralistes », soit une touchante absence ◀de▶ réalisme. Et pourtant, ◀l’▶année 1966 a vu se multiplier ◀les▶ signes ◀d’▶une évolution dans ce sens4. ◀Les▶ gouvernements ◀de▶ ◀l’▶Est desserrent un peu leur contrôle sur ◀la▶ vie culturelle, et tolèrent mieux des échanges plus fréquents. ◀Les▶ artistes et ◀les▶ intellectuels voyagent et dialoguent. On traduit plus ◀d’▶auteurs, on joue plus ◀de▶ compositeurs ◀de▶ l’autre « camp », et ◀l’▶idée ◀de▶ « camp » d’ailleurs s’estompe : on passe ◀le▶ rideau ◀de▶ fer sans s’en apercevoir, parfois plus facilement qu’une douane à ◀l’▶Ouest. ◀La▶ Roumanie fait grève au sein du Comecon. ◀Le▶ motif du profit se voit admis en Tchécoslovaquie. ◀Les▶ contrats se multiplient avec des firmes ◀de▶ ◀l’▶Ouest. Fiat s’installe en URSS. Et ◀de▶ l’autre côté, ◀la▶ France manifeste des intentions ◀de▶ dégagement ◀de▶ ◀la▶ « tutelle » américaine bien faites pour rassurer ceux qu’on appelait naguère encore des « satellites » soviétiques. Des voix s’élèvent, dans tous nos pays, contre ◀la▶ guerre du Vietnam. ◀Le▶ président Johnson lui-même proclame sa volonté ◀d’▶entente avec ◀le▶ Kremlin et multiplie ◀les▶ offres ◀de▶ traités techniques, spatiaux, nucléaires… Dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est européen, où ◀l’▶on suit ◀de▶ près toute cette évolution, un sourd espoir grandit ◀de▶ rejoindre demain une Europe de l’Ouest libérée ◀de▶ ◀l’▶hypothèque « colonialiste-impérialiste », tandis que ◀l’▶URSS est occupée ailleurs, contrainte ◀d’▶affronter une menace orientale ◀d’▶autant plus grave que rien ne ◀la▶ laissait prévoir en bonne doctrine marxiste ◀de▶ ◀l’▶histoire5. Mais pour pouvoir « rejoindre » ◀l’▶Europe, il faut d’abord qu’elle existe…
3. Éviter ◀la▶ colonisation économique par ◀les▶ USA
◀L’▶affaire Bull (rachat des usines électroniques françaises portant ce nom par ◀la▶ General Electric) a été ◀le▶ signal ◀d’▶alarme. Elle a montré que des gestes négatifs, comme se retirer ◀de▶ ◀l’▶OTAN ou menacer ◀de▶ bloquer ◀le▶ Marché commun, ne servaient ◀de▶ rien quand on venait à l’épreuve de force. Elle a montré que ◀le▶ « grand » pays ◀le▶ plus anti-américain en paroles et dans ◀les▶ déclarations ◀de▶ sa presse courait autant ◀de▶ risques ◀de▶ se voir satellisé dans des domaines clés ◀de▶ son industrie qu’un petit pays neutre et discret comme ◀la▶ Suisse, qui n’a pu s’opposer au rachat par ◀la▶ Standard Oil des Raffineries du Rhône, installées en Valais. Ces rachats forcés à coup de dumping et suivis après quelques mois ◀de▶ licenciements massifs sur des ordres venus ◀d’▶Amérique, sont ◀de▶ nature à faire comprendre à beaucoup que, faute ◀d’▶appliquer sans délai un plan ◀d’▶union, ◀les▶ vingt-cinq nations ◀de▶ ◀l’▶Europe se condamnent à ◀la▶ colonisation économique et à ◀la▶ satellisation politique, ◀les▶ unes par ◀l’▶empire ◀de▶ ◀l’▶Est, ◀les▶ autres par ◀l’▶empire ◀de▶ ◀l’▶Ouest. Face à ces menaces de plus en plus précises, on aura vu en 1966 des organes aussi différents que ◀Le▶ Monde en France et ◀l’▶organe officiel des coopératives en Suisse déclarer, au terme ◀d’▶exposés objectifs des faits, qu’ils ne voyaient qu’un seul moyen ◀de▶ protéger chacun ◀de▶ nos pays contre ◀l’▶invisible invasion américaine : c’était ◀l’▶union.
◀L’▶Amérique, en attendant, durcit ses attitudes et ses méthodes. Elle prétend ◀de▶ moins en moins à cette philanthropie dont ◀les▶ Français lui faisaient reproche durant tout ◀le▶ temps qu’ils en bénéficiaient, comme si elle n’était qu’hypocrisie. Elle pose ses conditions avec chaque subvention : c’est au moment où ◀les▶ Européens de l’Ouest font mine ◀de▶ se « libérer » ◀de▶ leurs bienfaiteurs que ceux-ci risquent ◀de▶ devenir ◀les▶ colonisateurs économiques qu’on ◀les▶ accusait ◀d’▶être, à tort, quand ils tentaient seulement ◀de▶ nous remettre sur pieds.
4. Combler ◀le▶ « retard technologique »
S’il est vrai que ◀les▶ usines que possèdent ◀les▶ Américains dans ◀les▶ pays européens ne fournissent guère plus ◀de▶ 5 % ◀de▶ ◀la▶ production totale, il est remarquable que leur contrôle s’exerce sur ◀les▶ secteurs ◀les▶ plus développés du point de vue technique, ou ◀les▶ plus décisifs pour ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶industrie6 : 33 % du marché ◀de▶ ◀l’▶automobile, 40 % du pétrole en Grande-Bretagne et en Allemagne, 75 % des machines électriques, et toute ◀la▶ construction des ordinateurs en France. Fière à juste titre ◀de▶ ses « Caravelle », ◀la▶ France ne peut ◀les▶ vendre à ◀la▶ Chine, parce que leur équipement électronique est américain. ◀Les▶ observateurs américains et européens sont d’accord pour attribuer ◀la▶ cause principale ◀de▶ notre dépendance économique par rapport aux États-Unis à ce technology gap (selon ◀l’▶expression désormais consacrée), lequel à son tour s’explique par ◀l’▶esprit ◀de▶ routine des industriels artificiellement protégés contre ◀la▶ concurrence étrangère, et par un certain dédain des « culturels » à l’égard des « techniciens », ◀d’▶où ◀l’▶insuffisance des écoles professionnelles et des salaires promis à ceux qui en sortent : tout cela se ramenant toujours à ◀la▶ petitesse ◀de▶ nos marchés cloisonnés par ◀les▶ douanes nationales. Comme ◀le▶ déclarait récemment ◀le▶ directeur général ◀d’▶Olivetti, « il est inconcevable que nous autres Européens soyons encore entravés par ◀le▶ concept ◀d’▶État-nation. Si nous parvenons à nous débarrasser ◀de▶ ces barrières, je prévois un formidable essor intellectuel et psychologique ». Tandis que d’autres n’hésitent pas à prédire qu’en ◀l’▶absence ◀d’▶une union réelle, nos nations qui se prétendent « souveraines » tomberaient bientôt au rang ◀de▶ « sous-développées du monde occidental ».
Certes, E. Barold Wilson a proposé en 1966 ◀la▶ création ◀d’▶une « communauté technologique européenne », dont ◀l’▶intérêt serait bien moins ◀de▶ concurrencer ◀les▶ États-Unis que ◀de▶ développer ◀les▶ possibilités propres à ◀l’▶Europe dans ce domaine. Mais cela supposerait un minimum ◀d’▶union politique qui n’existe pas encore.
5. Aider ◀le▶ tiers-monde
Quoique ◀la▶ France consacre à ◀l’▶aide aux sous-développés du tiers-monde un pourcentage beaucoup plus fort ◀de▶ son revenu national que ◀les▶ USA et que ◀l’▶URSS, ◀les▶ chiffres absolus ◀de▶ ◀l’▶aide européenne sont dérisoires. ◀La▶ tâche déborde notoirement ◀les▶ possibilités ◀de▶ chacun ◀de▶ nos pays, et même ◀de▶ ◀l’▶addition ◀de▶ nos vingt-cinq pays. Car seule ◀la▶ multiplication, rendue possible par ◀la▶ mise en commun ◀de▶ nos efforts et ressources à une échelle continentale, permettrait ◀de▶ dégager ◀les▶ sommes et ◀de▶ former ◀les▶ hommes capables ◀d’▶agir dans ◀le▶ tiers-monde et ◀d’▶y manifester ◀la▶ présence ◀de▶ ◀l’▶Europe (et non pas seulement ◀le▶ retour des petits calculs nationalistes-capitalistes, ou ◀de▶ prestige, ◀d’▶anciennes « puissances coloniales »). Or durant toute ◀l’▶année 1966, ◀l’▶appauvrissement du tiers-monde par rapport à ◀l’▶Occident et à ◀l’▶URSS n’a cessé ◀de▶ s’accentuer et ◀d’▶être publié sur tous ◀les▶ tons dans ◀le▶ monde entier. Que nous ◀le▶ méritions ou non, nous autres Européens, nous sommes tenus pour responsables ◀de▶ ◀la▶ carence des riches à secourir ◀les▶ pauvres (hier encore sujets des empires coloniaux ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne), et sans union économique, nous ne serons jamais assez riches pour ce que ◀le▶ tiers-monde attend ◀de▶ nous.
Et puis enfin, ce sont ◀les▶ divisions nationalistes ◀de▶ ◀l’▶Europe en 1914 et en 1939 qui ont jeté ◀le▶ monde entier dans ◀la▶ guerre. C’est aux Européens ◀d’▶offrir ◀l’▶exemple ◀d’▶une union régionale qui, d’une part, mettrait fin à ces divisions, d’autre part, agirait comme anticorps contre ◀le▶ virus nationaliste. C’est ◀d’▶un traitement fédéraliste, solidariste, coopératif, que ◀les▶ jeunes nations ◀de▶ ◀l’▶Afrique7, comme ◀les▶ vieilles nations ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀les▶ fragiles nations ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Sud8 ont aujourd’hui ◀le▶ plus grand besoin. Et ◀l’▶Europe seule pourrait montrer ◀le▶ chemin en s’y engageant la première. Mais que fait-elle ?
◀Les▶ solutions proposées
Il y a d’abord ◀le▶ Marché commun, que ◀la▶ grande presse appelle souvent « ◀l’▶Europe », encore que ◀les▶ Six ne représentent qu’un quart ◀de▶ nos pays et un tiers ◀de▶ leur population globale, Est et Ouest additionnés9. En 1966, ◀le▶ Marché commun a prouvé qu’il était assez souple et robuste pour surmonter ◀la▶ crise ◀la▶ plus sérieuse provoquée par l’un ◀de▶ ses membres, mais que c’était au prix de ◀l’▶ambition majeure ◀de▶ ceux qui rédigèrent ◀le▶ traité ◀de▶ Rome : ◀la▶ supranationalité des décisions, conduisant à ◀l’▶union politique. ◀La▶ France a obtenu un accord général qui servait ses intérêts légitimes, et c’est fort bien, mais ◀le▶ dynamisme ◀de▶ ◀la▶ Communauté a été atteint, ◀les▶ espoirs ◀de▶ développement au-delà ◀de▶ ◀la▶ lettre du traité ont été vertement rabroués, et ◀l’▶on s’est aperçu que Jean Monnet avait été trop optimiste en croyant que ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀l’▶union économique amèneraient ◀les▶ gouvernements européens à accepter nolens volens des mesures toujours plus concrètes ◀d’▶union politique. ◀La▶ vérité qui est apparue en 1966, c’est qu’on ne fera pas ◀l’▶Europe fédérale sans ◀le▶ vouloir. ◀L’▶économique ne conduit pas nécessairement au politique : il faut sauter. Or personne n’a jamais réussi un saut sans prendre d’abord son élan, sans s’élancer — ce qui suppose une volonté consciente, un coup ◀de▶ passion, et une vision du but à rejoindre. ◀L’▶esprit doit faire ◀le▶ saut d’abord et ◀le▶ corps suivra. Mais quelle est ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶union européenne qui pourrait entraîner ◀l’▶opinion et ◀les▶ peuples, obligeant ainsi ◀les▶ responsables à faire ◀le▶ saut ◀de▶ ◀l’▶économique au politique ? Ce ne saurait être une super-nation-Europe unitaire et centralisée, telle que ◀les▶ nationalistes accusant ◀les▶ « européistes » ◀de▶ ◀la▶ vouloir, — mais personne ne ◀la▶ veut en réalité. Ce ne saurait être davantage une nouvelle Sainte-Alliance des nations souveraines, même baptisée Europe des États : cette formule désuète a prouvé à l’envi son insuffisance. ◀Les▶ diversités ◀de▶ tous ordres — culturelles, religieuses, historiques, régionales, politiques — qui font ◀la▶ richesse ◀de▶ ◀l’▶Europe rendent improbable autant qu’indésirable toute union qui ne serait pas ◀de▶ forme fédérale, c’est-à-dire qui ne respecterait pas ces diversités ; et en retour, leur union seule peut ◀les▶ sauver ◀de▶ ◀l’▶uniformisation par une économie, une technique et une idéologie venues d’ailleurs…
Mais il faut bien reconnaître qu’aucun projet ◀d’▶union selon cette formule fédérale, seule possible, n’a encore été proposé. On a souvent parlé ◀de▶ « relance ◀de▶ ◀l’▶Europe politique » en 1966. On a prêté au général de Gaulle ◀de▶ grands desseins qu’il est fort possible qu’il tienne en réserve. Mais rien ◀de▶ concret ne s’est manifesté.
◀L’▶opinion s’est donc contentée ◀de▶ spéculer sur ◀le▶ revirement ◀de▶ ◀l’▶attitude britannique à l’égard du Marché commun, qui a marqué ◀l’▶année 1966. ◀Les▶ déclarations du Premier ministre et ses premiers voyages ◀d’▶exploration dans ◀les▶ capitales des Six sont suivis ◀de▶ près par ◀les▶ observateurs politiques. Et certes, ◀l’▶éventualité ◀de▶ ◀l’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne au Marché commun est importante10, car elle entraînerait celle ◀de▶ la plupart des pays ◀de▶ ◀l’▶AELE et contribuerait puissamment à renforcer ◀l’▶autonomie économique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais nul n’est en droit ◀d’▶affirmer que ◀l’▶union politique du continent serait facilitée par ◀l’▶entrée des Anglais dans ◀le▶ Marché commun. Plusieurs pensent au contraire que cette entrée tardive jouerait un rôle retardateur, et ainsi pourrait compromettre même ◀les▶ quelques progrès péniblement acquis vers une politique économique commune.
◀La▶ détente entre ◀l’▶Est et ◀l’▶Ouest européens, mais aussi entre ◀la▶ CEE et ◀la▶ Grande-Bretagne chef ◀de▶ file ◀de▶ ◀l’▶AELE ; dans ◀le▶ camp communiste, ◀la▶ tension accrue entre ◀l’▶URSS et ◀la▶ Chine ; et dans ◀le▶ camp atlantique ◀la▶ tension entre ◀les▶ États-Unis et ◀la▶ France au sein de ◀l’▶OTAN : tout cela pouvait et devrait même, en bonne logique, contribuer à resserrer ◀l’▶entente des Européens — en attendant ◀l’▶union finale. Mais une espèce ◀d’▶inertie politique a marqué ◀l’▶année 1966. Personne n’a rien tiré ◀de▶ concret ◀d’▶une conjoncture si favorable. Ce sont au contraire ◀les▶ conséquences ◀les▶ plus inquiétantes ◀de▶ notre désunion qui se sont manifestées : renaissance ◀d’▶un certain nationalisme en Allemagne, faisant écho à ◀l’▶évocation parfois insistante ◀de▶ ◀la▶ « grandeur » française ; dégradation ◀de▶ ◀la▶ capacité ◀de▶ concurrence ◀de▶ nos pays face aux États-Unis dans ◀le▶ domaine technologique, et par suite dans ◀le▶ domaine industriel.
Enfin et surtout, ◀l’▶absence ◀de▶ ◀l’▶Europe au plan mondial n’a jamais été plus flagrante, alors que ◀la▶ guerre au Vietnam, ◀l’▶appauvrissement du tiers-monde et ◀la▶ crise endémique ◀de▶ ses nouveaux régimes appelaient une puissance politique capable ◀d’▶arbitrer, ◀d’▶organiser une aide économique et technique ◀de▶ grande envergure, et surtout ◀de▶ montrer ◀les▶ voies nouvelles ◀d’▶une intégration fédérale réalisée à ◀l’▶échelle ◀d’▶un continent.
C’est en prenant conscience ◀de▶ cette énorme Absence, forme en creux ou négatif angoissant ◀d’▶une réalité refusée, qu’on sentira ◀le▶ rôle central et décisif que nos vingt-cinq nations pourraient jouer dans ◀le▶ monde, si elles formaient enfin une Europe.