Au-delà des nations (1967)u
La▶ fin du douanier est aussi ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ fraude. Quelle que soit ◀la▶ monnaie, ◀l’▶achat sera fait au même compte.
Lorsqu’il ouvrit à Vienne en 1927 le premier congrès du mouvement paneuropéen, ◀le▶ comte Coudenhove-Kalergi se plaçait sous ◀l’▶égide et dans ◀la▶ tradition des Sully, Comenius, Saint-Pierre, Kant, Mazzini, Hugo et Nietzsche, dont ◀les▶ portraits décoraient ◀la▶ tribune. En même temps, il proposait aux hommes d’État européens un plan ◀d’▶union selon lequel « ◀la▶ communauté des intérêts devait paver ◀le▶ chemin menant à ◀la▶ Communauté politique ». Il marquait ainsi ◀le▶ passage ◀de▶ ◀l’▶Idée à ◀l’▶Action européennes, en continuité historique, et il inaugurait ◀la▶ stratégie qui serait vingt ans plus tard celle ◀de▶ Jean Monnet.
En septembre 1930, ◀la▶ France présente à ◀la▶ SDN un Memorandum sur ◀l’▶organisation ◀d’▶un régime ◀d’▶union fédérale européenne. C’est Aristide Briand convaincu par Coudenhove, qui a lancé ◀le▶ projet dans son discours du 5 septembre ◀de▶ ◀l’▶année précédente, et c’est ◀le▶ plus proche collaborateur du président du Conseil, Alexis Léger, qui a rédigé ce document historique, préfiguration parfois fort précise non seulement du Conseil de l’Europe, mais ◀de▶ ◀la▶ CECA et du Marché commun. (◀Le▶ terme même ◀de▶ « Marché commun » figure là pour la première fois : il est donc dû non pas à un politicien et encore moins à un économiste, mais à un grand poète, Saint-John Perse — qui sera prix Nobel — pseudonyme ◀d’▶Alexis Léger.) Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀les▶ gouvernements ◀de▶ ◀l’▶Europe sont requis ◀de▶ se prononcer publiquement sur une proposition ◀d’▶union. ◀La▶ montée ◀de▶ Hitler au pouvoir fait oublier leurs prises ◀de▶ position pour la plupart négatives et ◀le▶ nationalisme plus ou moins avoué qui ◀les▶ inspire : ◀les▶ nazis vont apprendre au monde ce que veut dire ◀le▶ mot nation, au sens total et absolu.
C’est dans ◀la▶ Résistance que se constitueront ◀les▶ nombreux groupes ◀de▶ fédéralistes européens qui dès ◀la▶ guerre finie vont se réunir avec des politiciens et des économistes ◀de▶ tendances plus modérées, en une série ◀de▶ congrès spectaculaires, Montreux, La Haye, Rome, Westminster, Lausanne, Bruxelles, ◀de▶ 1947 à 1950, proclamant ◀la▶ nécessité ◀d’▶une union que ◀les▶ uns veulent sérieuse, donc fédérale, mais que ◀les▶ autres entendent bien limiter à des accords opportunistes, donc révocables, entre États jalousement souverains.
Dès 1951, avec ◀le▶ traité instituant ◀la▶ CECA, s’ouvre ◀l’▶ère des réalisations. En dépit de succès économiques certains, c’est aussi ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ rapide dégradation ◀de▶ ◀l’▶idéal fédéraliste qui avait animé ◀la▶ Résistance et ◀la▶ période des congrès. Un petit signe ◀le▶ fera voir : ◀la▶ grande presse a pris ◀l’▶habitude ◀d’▶appeler « Europe » ◀le▶ Plan prudemment mis au point ◀d’▶union douanière (même pas économique) entre six pays seulement sur ◀les▶ vingt-cinq qui composent ◀l’▶Europe. Cette « Europe » partiellement sectorielle (tarifaire) sera « faite » dès ◀le▶ 1er juillet ◀de▶ ◀l’▶an prochain. Ce sera ◀le▶ moment pour ◀l’▶opinion publique ◀de▶ découvrir que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union ou ◀de▶ ◀la▶ fédération, qui est essentiellement politique, n’est pas encore abordé par ◀les▶ Six, et n’est même pas posé par ◀les▶ autres.
En ◀l’▶absence — à peine croyable — ◀de▶ tout projet ◀de▶ fédération européenne digne du nom, que va-t-il se passer ?
Des mesures propres à « favoriser » (faute de vouloir ◀la▶ créer) une « union plus étroite » (que quoi ? on se ◀le▶ demande) entre États-nations souverains, feront ◀l’▶objet ◀de▶ « relances » périodiques par des chefs ◀de▶ gouvernements décidés à poursuivre coûte que coûte ◀la▶ politique ◀d’▶hégémonie ◀de▶ leur pays (ou bien celle ◀d’▶équilibre des « Puissances ») qui était ◀la▶ seule sérieuse pour leurs grands-pères. C’est tout ce qu’on peut prévoir selon nos analystes, professeurs et commentateurs qui tiennent encore ◀la▶ politique pour ◀l’▶art du possible — quand elle est ◀l’▶art ◀de▶ créer ◀le▶ possible au service ◀de▶ grands buts qu’il faut prophétiser, sinon tout s’affaisse en routines, en répétitions du passé.
◀La▶ jeunesse se demande pourquoi ◀l’▶Europe n’est pas encore unie, depuis vingt ans que nos gouvernements proclament cette union nécessaire et même urgente. À ce mystère, ou plutôt ce scandale, je propose une explication tellement simple que c’est elle qui va choquer.
Je suis parvenu à ◀la▶ conviction que ◀les▶ hommes d’État ◀les▶ mieux intentionnés, ◀les▶ ministres, ◀les▶ parlementaires et ◀la▶ grande majorité des politologues et des économistes à leur suite ont pris ◀le▶ problème à ◀l’▶envers : soucieux ◀de▶ s’appuyer sur ◀le▶ réel, ils ont voulu partir des États-nations tels que ◀les▶ a formés ◀le▶ xixe siècle et achevés ◀le▶ totalitarisme (plus ou moins déclaré selon ◀les▶ pays) au xxe siècle ; ils ont voulu partir ◀de▶ ces nations comme des « seules réalités politiques existantes » (ainsi que ◀le▶ répète volontiers ◀le▶ général de Gaulle), ils ont essayé ◀de▶ ◀les▶ unir, et ils constatent, évidemment, « qu’elles ne sont pas encore prêtes à s’unir ». Or, il est clair — il devrait être clair — qu’en tant qu’États souverains ◀les▶ nations ne seront jamais prêtes à s’unir ! Il appartient à leur être même ◀d’▶État, à leur définition même ◀de▶ nations souveraines ◀de▶ refuser ◀l’▶union, ◀de▶ se vouloir chacune unique, absolue et totale en soi-même. ◀L’▶union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure ◀de▶ fortune, voire qu’un expédient désespéré (comme par exemple ◀l’▶union ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France proposée par Churchill en juin 1940) autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à ◀la▶ nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber ◀les▶ voisins.
Si donc on veut unir ◀l’▶Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur ◀les▶ obstacles à ◀l’▶union ; il faut opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où ◀le▶ problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain ◀la▶ vraie réalité ◀de▶ notre société, et je vais désigner par là une unité ◀d’▶un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que ◀la▶ cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu ◀de▶ participation civique que ◀la▶ nation telle que nous ◀l’▶a léguée ◀le▶ siècle dernier : ◀la▶ région.
Il n’est rien dont ◀les▶ sociologues ◀d’▶aujourd’hui s’occupent avec plus ◀de▶ passion en Europe. C’est qu’en effet il s’agit là ◀d’▶un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil ◀de▶ ce dernier tiers ◀de▶ notre siècle, comme un visage dont ◀les▶ traits se composent et s’illuminent peu à peu sur ◀le▶ fond chaotique ◀de▶ ◀la▶ société que ◀le▶ xixe siècle a laissé se faire au petit bonheur, ◀la▶ société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum sans ordre ni structure ◀d’▶anarchie arbitrairement quadrillée par ◀l’▶administration et ◀la▶ police, se détachent maintenant ◀les▶ régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime, effacées, encore moins ◀les▶ départements découpés par Napoléon, ni ◀les▶ « Länder » allemands, trop grands, ni ◀les▶ cantons suisses trop petits, ni ◀les▶ nationalités ◀de▶ ◀la▶ Double-Monarchie ◀d’▶antan ou ◀de▶ ◀l’▶URSS ◀d’▶aujourd’hui, ni ◀les▶ « States » ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations ◀de▶ notre temps, des organismes en train de naître ◀de▶ ◀la▶ combinaison ◀de▶ forces ◀les▶ plus diverses, dont ◀les▶ principales sont : ◀l’▶explosion démographique, ◀l’▶urbanisation galopante, ◀la▶ mobilité des industries, et par suite ◀les▶ nouvelles concentrations ◀de▶ ressources intellectuelles, techniques et bancaires autant que matérielles ou naturelles, ◀la▶ densité des réseaux ◀de▶ communications et ◀de▶ transports et enfin ◀l’▶unité géographique, cette dernière n’étant d’ailleurs plus définie par une frontière marquée sur ◀le▶ terrain par des bornes et sur ◀les▶ cartes par des pointillés méticuleux, mais au contraire par ◀la▶ force ◀de▶ rayonnement ◀de▶ ce qu’on appelle une « métropole », c’est-à-dire une grande ville ou un complexe ◀de▶ villes moyennes forment ◀le▶ cœur, ◀le▶ foyer dynamique ◀d’▶un pays ◀d’▶une population minimum ◀de▶ 2 millions et maximum ◀de▶ 6 millions. Ce qui donnerait, par exemple, huit à neuf régions pour ◀la▶ France, une dizaine pour ◀l’▶Italie, deux ou trois pour ◀la▶ Hollande, quinze à vingt pour ◀l’▶Allemagne fédérale.
Pour essayer ◀de▶ faire sentir ◀le▶ concret du problème tel que je ◀l’▶ai découvert, voici un exemple vécu.
Il y a quelques années, je fus invité à un colloque qui allait se tenir à Aix-en-Provence sur ◀le▶ thème suivant : création ◀d’▶une « métropole régionale » basée sur ◀le▶ complexe Marseille-Aix-Étang de Berre, c’est-à-dire une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire et culturelle, dotée ◀d’▶un célèbre festival ◀de▶ musique, et une zone ◀d’▶intense production industrielle, où sont venues s’implanter ◀les▶ plus importantes usines atomiques françaises. Parmi ◀les▶ quelque soixante personnalités participantes : professeurs et industriels, présidents ◀de▶ chambres ◀de▶ commerce et directeurs ◀de▶ festivals, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me trouvais ◀le▶ seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans ◀le▶ colloque ◀l’▶idée européenne. Invité à parler tout au début, j’improvisai donc sur ◀le▶ thème que voici :
Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à ◀l’▶âge des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord ◀de▶ créer dans votre nation une région plus ou moins autonome. ◀L’▶effort général en vue de ◀l’▶union et votre tentative régionaliste, qu’on soupçonnera ◀de▶ vouloir ◀la▶ division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais en fait, je ◀les▶ vois complémentaires. Car au fur et à mesure que se dévalorisent ◀les▶ frontières ◀de▶ nos États-nations, ◀les▶ régions vont se mettre à vivre et respirer de plus en plus librement. ◀Les▶ États-nations ◀les▶ maintenaient dans ◀le▶ cadre rigide ◀de▶ frontières identiquement imposées aux réalités ◀les▶ plus hétérogènes, comme par exemple ◀la▶ langue, ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil et ◀les▶ richesses minières. Ainsi ◀l’▶on coupait en deux ◀le▶ bassin ◀de▶ ◀la▶ Ruhr-Moselle qui est ◀d’▶un seul tenant quant au sous-sol, sous prétexte qu’à ◀la▶ surface ◀les▶ gens parlaient allemand ◀d’▶un côté, français ◀de▶ l’autre. ◀La▶ CECA, puis ◀le▶ Marché commun ont permis ◀de▶ surmonter cette absurdité manifeste, et plusieurs autres. Dans ◀l’▶Europe fédérée ◀de▶ demain, libérée ◀de▶ ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ◀les▶ régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines ◀de▶ vitalité, ouvertes sur ◀le▶ monde, elles noueront entre elles des relations ◀d’▶échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités, selon leur voisinage, selon ◀les▶ réalités nouvelles qui ◀les▶ auront formées, par-dessus ◀les▶ anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à ◀l’▶œil nu que jouent ◀les▶ délimitations entre ◀les▶ cantons suisses : simples commodités pour ◀le▶ cadastre, ◀l’▶état civil et ◀la▶ gendarmerie. Et c’est sur ces régions, Messieurs, que nous bâtirons ◀l’▶Europe, non sur ◀les▶ cadres en bonne partie vidés des vieilles nations.
Ces paroles éveillèrent un écho pour moi, des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à ◀la▶ rencontre non seulement des souhaits des organisateurs du colloque, qui connaissaient ◀les▶ besoins ◀de▶ leur région, mais ◀de▶ tout un mouvement ◀de▶ pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais ◀l’▶espérer. Au cours de ces dernières années, on a vu se multiplier ◀les▶ recherches scientifiques, ◀les▶ articles ◀de▶ journaux, ◀les▶ volumes et ◀les▶ congrès sur ◀la▶ régionalisation ◀de▶ nos États. ◀Le▶ concept ◀de▶ région a pris une place considérable non seulement dans ◀les▶ préoccupations des sociologues et chez ◀les▶ Six, qui dès 1961 réunissaient à Bruxelles un important groupe ◀de▶ travail sur ce problème, mais encore dans ◀les▶ milieux dirigeants du pays ◀le▶ plus centralisé du continent et ◀le▶ plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale : j’entends ◀la▶ République française une et indivisible. Une bonne douzaine ◀d’▶ouvrages ont paru en France depuis ◀le▶ début ◀de▶ ◀l’▶année sur ◀la▶ région ; le dernier s’intitule tranquillement ◀La▶ Révolution régionaliste 19 et il figure dans une collection ◀de▶ livres ◀de▶ poche : c’est dire que ◀l’▶éditeur estime qu’il peut répondre à ◀la▶ curiosité ◀d’▶un grand public.
Certes, on n’en est encore qu’au stade ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience du phénomène région et des motifs ◀de▶ son apparition en ce moment précis ◀de▶ notre histoire et ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société occidentale. À peine a-t-on pris ◀la▶ mesure des perspectives qu’il nous invite à explorer, notamment politiques et institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Il est normal qu’elles exigent une période ◀d’▶expériences, et celle-ci connaîtra forcément des échecs. Organiser, structurer, animer des régions et ◀les▶ doter ◀d’▶institutions autonomes, ce sera ◀la▶ tâche au moins ◀d’▶une génération, vingt à trente ans, en admettant que tout se passe bien plus vite ◀de▶ nos jours qu’à ◀l’▶aube grecque ◀de▶ notre histoire.
Je ne cite pas ◀la▶ Grèce par hasard. Car je tiens ◀la▶ région pour une forme ◀de▶ communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que ◀le▶ fut au vie siècle avant notre ère, ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ polis, dans ◀la▶ société grecque archaïque. Et ◀l’▶on sait que ◀la▶ polis devint en moins ◀d’▶un siècle ◀l’▶unité ◀de▶ base ◀de▶ toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme ◀d’▶activité : ◀la▶ politique !
De même que ◀la▶ polis — avec ses autorités collégiales — s’opposa durant des siècles à ◀la▶ monarchie autoritaire et belliqueuse — créant ainsi la première civilisation européenne — de même ◀la▶ région va s’opposer aux empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager ◀le▶ monde. Chacun ◀de▶ nos États-nations (qu’on appelait naguère des « Puissances ») se rêve ou s’est rêvé un jour Empire. Certains ◀le▶ sont parfois devenus pour ◀le▶ dur malheur ◀de▶ ◀l’▶Europe, sous Napoléon, sous Hitler. Ces « terribles simplificateurs », pour reprendre ◀les▶ termes ◀de▶ Jacob Burckhardt, ont tenté ◀d’▶unifier ◀l’▶Europe par ◀la▶ seule force militaire et policière ◀de▶ leur nation ou ◀de▶ leur parti. Leurs échecs désastreux, catastrophiques, ne doivent pas nous apprendre seulement à nous méfier ◀de▶ toute espèce ◀d’▶hégémonie, ou impérialisme quand il s’agit ◀d’▶unir ◀l’▶Europe, mais plus encore à nous méfier ◀de▶ ◀la▶ formule nationale elle-même dont, après tout, ◀l’▶impérialisme ne fait que révéler en ◀les▶ exagérant ◀la▶ vraie nature et ◀les▶ vraies ambitions.
Nous n’en sommes encore qu’à ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ formation des régions, qui seront ◀les▶ éléments ◀de▶ ◀l’▶Europe à venir, mais déjà nous touchons au crépuscule ◀de▶ ◀la▶ période des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ ◀le▶ voir, ou ◀d’▶en croire leurs yeux quand ils ◀le▶ voient, c’est ◀le▶ dogme inculqué dans ◀les▶ esprits pendant plusieurs générations par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀l’▶école, ◀de▶ ◀la▶ presse, ◀de▶ ◀l’▶armée, et ◀de▶ ◀l’▶éloquence politique, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ sacro-sainteté et ◀de▶ ◀l’▶immortalité ◀de▶ ma nation, et ◀de▶ ◀la▶ forme nationale en général. Croyance réfutée, il est vrai, par un simple coup d’œil sur ◀l’▶Histoire, lequel fait voir premièrement que ◀les▶ nations sont ◀de▶ formation récente, deuxièmement qu’elles ont dépassé ◀le▶ sommet ◀de▶ leur évolution, et descendent vers leur crépuscule. Dès ◀la▶ fin du siècle dernier, Ernest Renan pouvait s’écrier dans un discours célèbre, à ◀la▶ Sorbonne20 :
◀Les▶ nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé, elles finiront. ◀La▶ confédération européenne, probablement, ◀les▶ remplacera.
On n’en continue pas moins à nous répéter que ◀les▶ nations sont « encore » ◀les▶ seules réalités. Et c’est vrai, elles existent « encore » — mais si mal ! Trop petites pour assurer seules leur défense, trop grandes pour animer toutes ◀les▶ parties ◀de▶ leur territoire, trop sclérosées pour s’adapter aux structures dynamiques ◀de▶ ◀la▶ société scientifico-technique, leur souveraineté est devenue tout illusoire dès qu’elle n’est plus purement négative — en bien ou en mal. Ainsi, elle leur permet ◀de▶ procéder au désarmement tarifaire, ou au contraire, elle leur sert ◀de▶ prétexte à refuser encore, ici ou là, ◀les▶ mesures nécessaires ◀d’▶union. Pourtant ◀l’▶Europe se fait par mille réseaux ◀d’▶ententes et ◀de▶ fusions industrielles, ◀d’▶associations culturelles, professionnelles et régionales, qui nouent leurs liens concrets en dépit des nations. Presque tout ce qui coopère, se fédère ou s’unit en Europe, qu’il s’agisse ◀de▶ savants, ◀de▶ festivals ◀de▶ musique, ◀d’▶Églises, ◀de▶ firmes, ◀de▶ syndicats, ◀de▶ sports, coopère, se fédère ou s’unit en dehors des initiatives ◀de▶ ◀l’▶État, par-dessus, par-dessous et à travers ◀les▶ frontières nationales, chaque jour un peu moins efficaces. Peu à peu, trop lentement sans doute, mais sûrement, irrésistiblement, ◀les▶ vieux cadres stato-nationaux se vident, cependant que des centres ◀de▶ décision régionaux se nouent, se constituent, acquièrent quelque force. Lorsque ces centres régionaux ◀de▶ décision, ou métropoles, auront pris en réalité plus ◀d’▶importance économique et culturelle que ◀les▶ capitales anciennes, ◀la▶ révolution régionaliste sera faite et du même coup, ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe se révélera immédiatement possible. Il se peut que cette évolution exige bien plus ◀de▶ temps que ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀l’▶Europe unie ne ◀l’▶exigeaient et ne ◀l’▶annonçaient dans ◀l’▶enthousiasme des premiers congrès fédéralistes, au lendemain ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale. Du moins, cette fédération ◀de▶ régions « immédiates à ◀l’▶Europe » — comme ◀les▶ communes libres médiévales étaient « immédiates à ◀l’▶Empire » et tiraient ◀de▶ là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés ◀de▶ leur pouvoir. Un des meilleurs sociologues français ◀d’▶aujourd’hui, spécialiste ◀de▶ ◀la▶ prospective, ◀le▶ professeur Jean Fourastié, disait tout récemment devant ◀l’▶assemblée annuelle des préfets ◀de▶ ◀la▶ République :
◀L’▶Europe peut nous tomber sur ◀la▶ tête un beau matin… vers 1985. ◀La▶ région dans ◀le▶ cadre européen, est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que ◀le▶ département et même que ◀la▶ nation.
Qu’une telle déclaration ait pu être faite en France, et cela précisément devant ◀le▶ corps des fonctionnaires institués par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies régionales, voilà qui nous donne à penser que ◀la▶ révolution régionaliste, condition ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, est bien plus avancée que nous n’osions ◀l’▶espérer et que ne peuvent encore ◀l’▶imaginer ◀les▶ politiciens qui se croient réalistes — parce qu’ils sont en retard ◀d’▶une génération sur ◀les▶ réalités du temps.