Vingt langues, une littérature (mai 1967)dd
1. Mise en garde préalable
Nous ne pensons pas que l’▶enseignement des langues et des littératures étrangères doive se proposer « ◀d’▶inspirer à ◀l’▶élève ◀le▶ respect des peuples étrangers » comme ◀le▶ dit une directive pédagogique ◀d’▶un ◀de▶ nos pays. Il ne s’agit pas ◀d’▶utiliser ◀l’▶enseignement au profit ◀d’▶une bonne cause, fut-elle européenne, mais ◀de▶ ◀le▶ rendre conforme à son objet : or il se trouve que cet objet est un phénomène 1° européen et non pas national, 2° littéraire et non pas politique.
Ce qu’il s’agit ici ◀d’▶inspirer à ◀l’▶élève, c’est ◀le▶ respect des auteurs, s’ils ◀le▶ méritent, et non des peuples. Un peuple n’écrit rien, ne produit pas ◀de▶ littérature. Il arrive au contraire qu’une nation, au sens moderne, soit en partie ◀le▶ produit ◀de▶ certains auteurs et des propagandes qui s’en sont inspirées. De même, ce n’est pas ◀le▶ génie ◀de▶ ◀la▶ France du Grand Siècle qui a fait Racine, c’est à cause de Racine qu’on parle du Grand Siècle, pour désigner une période des plus sombres ◀de▶ ◀l’▶histoire, en France.
Il ne s’agit pas non plus ◀de▶ « dégager ◀les▶ apports des différents pays », comme ◀le▶ dit un Guide ◀de▶ ◀l’▶enseignant publié en 1958 par notre Centre européen de la culture. Cela ne correspondrait ni à ◀la▶ réalité historique (aucun pays, comme tel, ne s’est jamais préoccupé ◀de▶ faire un « apport » littéraire, à ◀l’▶on ne sait quel pool idéal), ni à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ création littéraire, qui est toujours ◀le▶ fait ◀d’▶un individu (celui-ci certes utilise des instruments collectifs, transpersonnels : langue, traditions, croyances du milieu, etc., mais ils sont là pour tous, et lui seul en tire cette œuvre qui nous intéresse, non telle autre, née au même moment, dans ◀le▶ même milieu).
Si je m’élève contre ces expressions (« respect des peuples », « apports des pays »), c’est qu’elles traduisent ◀l’▶obsession nationale dont ◀l’▶enseignement littéraire devrait se guérir s’il veut se conformer à ◀la▶ vérité et à ◀la▶ réalité ◀de▶ son objet. Quand il faut caractériser en peu de mots une œuvre, une vie, ces réflexes ou tics ◀de▶ langage font préférer régulièrement ◀l’▶appartenance nationale à toute autre qualification (religieuse, idéologique, professionnelle, régionale, etc.). On dit : ◀le▶ Suisse Max Frisch, ◀l’▶Anglais Hilaire Belloc, ◀l’▶Anglais J. C. Powys, ◀l’▶Allemand Hölderlin, ◀l’▶Allemand B. Brecht, ◀l’▶Espagnol Unamuno, quand on ferait aussi bien ou beaucoup mieux ◀de▶ dire : ◀l’▶architecte zurichois Max Frisch, ◀le▶ catholique Belloc, ◀le▶ Gallois non-conformiste Powys, ◀le▶ Souabe Hölderlin, ◀l’▶anarchiste communisant Brecht, et seulement, par exception, parce que c’est pour une fois décisif, ◀l’▶Espagnol Unamuno ! Dans tous ces cas, ce n’est pas ◀le▶ passeport qui caractérise ◀l’▶écrivain, mais ◀la▶ région où s’est formée sa sensibilité, ◀la▶ religion qu’il suit ou qu’il a rejetée, ou ses prises ◀de▶ parti idéologiques et politiques, ou encore sa formation professionnelle, etc.
Que ceci soit donc bien nettement souligné : notre campagne ne veut à aucun prix faire ◀de▶ ◀l’▶enseignement un moyen ◀de▶ propagande pour ◀l’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe : ce serait contraire à notre idée ◀de▶ ◀l’▶Europe autant qu’à notre idée ◀de▶ ◀l’▶enseignement. Mais elle se fonde sur ◀l’▶idée que ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ géographie, ou ◀de▶ ◀la▶ littérature, ne trouve ◀d’▶adéquation à son objet que dans ◀le▶ cadre européen.
2. Thèse proposée
◀L’▶Europe est une unité ◀de▶ culture, qui s’est constituée par ◀la▶ confluence ◀de▶ plusieurs courants civilisateurs (Proche-Orient, Grèce, christianisme, Celtes, Germains, puis Arabes et Slaves) et qui s’est, au cours des âges, à la fois intégrée et diversifiée.
◀La▶ « littérature européenne » ne résulte pas ◀de▶ ◀l’▶addition ◀de▶ littératures nationales qu’il s’agirait aujourd’hui, ◀de▶ rapprocher et ◀de▶ comparer, voire ◀d’▶unifier (horribile dictu !), mais c’est ◀l’▶inverse qui est vrai : nos littératures « nationales » résultent ◀d’▶une différenciation (souvent tardive) du fond commun ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne.
Dans ce domaine en tout cas, nous n’avons pas à revendiquer une union à venir (certes souhaitée), mais à constater, faire voir, expliquer, une unité ◀de▶ base qui est notre passé, lequel conditionne et permet notre avenir commun.
3. Éléments ◀de▶ notre unité
◀Les▶ agents formateurs et spécifiants ◀de▶ ◀l’▶« unité intelligible » (Toynbee) qu’est ◀la▶ littérature européenne sont faciles à énumérer. Nous ◀les▶ mentionnerons tout à ◀l’▶heure, mais avant cela, rappelons un grand fait ◀de▶ base qu’on ne voit plus parce que trop évident : ◀l’▶Europe seule a conçu, et possède dès ◀l’▶aube grecque, une littérature, au sens actuel du mot, profane, diversifiée, englobant tragédie, comédie, histoire, épopée, poésie, discours, dialogue, essai, conte et roman. Au contraire, du troisième millénaire avant notre ère jusqu’à ◀la▶ domination anglaise, tout ce qui s’écrit en Inde est poésie ou prose sacrée, religieuse, rituelle, symbolique : ◀les▶ Vedas et leurs upanishads, ◀le▶ Mahabharata, ◀les▶ Sastras, Vedangas, Sutras, textes sacrés et commentaires — et si celui qui ◀les▶ lit à haute voix met ◀l’▶accent sur ◀la▶ mauvaise syllabe, il s’endort pour ◀l’▶éternité… ◀Les▶ écrits hindous (ou aztèques, incas, mandarins, aujourd’hui maoïstes) sont lus avec vénération, c’est-à-dire sans esprit critique : ceci ◀les▶ distingue absolument des écrits européens. ◀Les▶ Orientaux disent : comment interpréter ◀la▶ vérité ◀de▶ ce texte ? Nous disons : est-ce que c’est vrai ? est-ce que cela m’intéresse ? m’amuse ? (aujourd’hui : est-ce que cela a du succès ? est-ce qu’on en a parlé à ◀la▶ TV ?).
◀Le▶ concept même ◀de▶ littérature est donc spécifiquement européen.
Quant aux éléments communs, relevons :
a) ◀Les▶ civilisations que nous continuons. — Égypte, Mésopotamie, Crête, Grèce, Rome, Jérusalem, christianisme, Celtes, Germains, Arabes, Slaves : nous avons tous subi ces influences, tout ce passé reste présent et agit dans nos écrits :
◀La▶ littérature européenne est coextensive dans ◀le▶ temps, avec ◀la▶ culture européenne. Elle embrasse donc une période ◀de▶ vingt-six siècles (◀d’▶Homère à Goethe)… Elle constitue une « unité intelligible », qui s’évanouit dès qu’on ◀la▶ morcelle… ◀Le▶ « présent intemporel », qui est une caractéristique essentielle ◀de▶ ◀la▶ littérature, signifie que ◀la▶ littérature du passé peut toujours être active dans celle du présent. Ainsi Homère dans Virgile, Virgile en Dante, Plutarque et Sénèque dans Shakespeare, Shakespeare dans Götz de Berlichingen de Goethe, Euripide dans Iphigénie de Racine et dans celle ◀de▶ Goethe. Ou, ◀de▶ nos jours, ◀Les▶ Mille et Une Nuits et Calderón dans Hofmannsthal, ◀l’▶Odyssée dans Joyce ; Eschyle, Pétrone, Dante, Tristan Corbière, ◀le▶ mysticisme espagnol dans T. S. Eliot. Inépuisable est ◀la▶ richesse des interrelations possibles64.
b) ◀Les▶ formes, procédés rhétoriques, structures. — Là, tout est commun : ◀l’▶épopée, ◀le▶ roman ◀d’▶aventures, puis ◀d’▶amour ; ◀la▶ ballade, ◀le▶ sonnet, ◀le▶ dixain, ◀les▶ rimes, ◀les▶ pieds, ◀les▶ rythmes ; ◀les▶ genres (tragédie, comédie, essai, ode, discours, traité, épître, etc.) et enfin toutes ◀les▶ figures ◀de▶ ◀la▶ rhétorique. (De même qu’en peinture, ◀le▶ tableau, ◀le▶ portrait, ◀l’▶exposition, ◀le▶ musée ; ou en musique ◀l’▶harmonie et ◀le▶ contrepoint, ◀les▶ tons, ◀les▶ genres, ◀l’▶orchestre, ◀le▶ concert, etc., sont des créations typiques des Européens.)
Cette similitude des procédés, genres et structures ◀de▶ ◀l’▶œuvre, que nous ne voyons plus parce que trop évidente, est décisive : elle atteste ◀la▶ spécificité et ◀l’▶unité fondamentale des activités littéraires en Europe.
c) ◀Les▶ thèmes. — Ceux hérités ◀de▶ ◀l’▶Antiquité, tels que ◀le▶ défi au destin ou ◀l’▶acceptation des décrets des dieux, ◀le▶ civisme ou ◀la▶ révolte, ◀la▶ mesure ou ◀la▶ démesure dans ◀l’▶action ◀d’▶un chef, ◀d’▶un héros, ◀d’▶un individu, ◀le▶ débat sur ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶homme qui a contrevenu aux lois, etc. Ceux hérités du christianisme, tels que ◀le▶ salut par ◀la▶ grâce ou par ◀les▶ œuvres, ◀le▶ péché, ◀la▶ vocation personnelle, ◀le▶ sacrifice par amour, etc. Ceux qui viennent d’autres sources : ◀l’▶honneur, ◀la▶ passion amoureuse, ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan, modèle ◀de▶ tous ◀les▶ romans au vrai sens du terme, puis ◀la▶ légende ◀de▶ Don Juan, qui en est ◀le▶ négatif. ◀Les▶ thèmes sociaux, politiques, économiques, qu’on retrouve dans nos littératures dès ◀le▶ début du xixe siècle ; enfin ◀les▶ thèmes psychologiques (personnalité double, intermittences du cœur, érotisme, dissolution ◀de▶ ◀la▶ personne) au xxe siècle.
d) ◀Les▶ écoles. — ◀Le▶ terme ◀de▶ nation (natio) désignait pendant ◀la▶ Renaissance ◀l’▶école, ◀l’▶atelier, ◀le▶ groupe local dont faisait partie un artiste dans telle ville ◀d’▶art, non pas ◀l’▶État où était située cette ville. En revanche, ◀les▶ styles étaient continentaux, et sont devenus mondiaux au xxe siècle : roman, gothique, classique, baroque, romantisme, réalisme, impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, etc. — et ◀les▶ correspondances ◀de▶ ces styles et mouvements dans tous ◀les▶ arts : peinture, sculpture, architecture, musique.
Là encore, ◀l’▶unité nationale joue un rôle faible ou nul avant ◀le▶ xixe siècle, et n’existe plus au xxe siècle : ◀l’▶École ◀de▶ Paris, en peinture, n’est pas « française », et ◀le▶ style dodécaphonique ou sériel n’est pas plus « autrichien » que ◀le▶ ballet russe ne fut « russe », ou ◀le▶ dadaïsme « suisse ».
4. Mais ◀la▶ diversité des langues ?
C’est cela qui obnubile ◀l’▶enseignement et ◀la▶ critique, depuis ◀l’▶avènement presque simultané du romantisme, du nationalisme, et ◀de▶ ◀l’▶instruction publique.
Il importe ◀de▶ situer ce phénomène dans une perspective mondiale qui ◀le▶ ramène à ses justes proportions.
a) Nos langues littéraires, en Europe, sont étroitement apparentées (à ◀la▶ seule exception du groupe finno-ougrien) par leurs racines indo-européennes, grecques, latines, et par leurs emprunts mutuels dans ◀l’▶ère moderne. Ce n’est pas ◀le▶ cas pour ◀l’▶Inde, encore moins pour ◀la▶ Chine, dont souvent ◀les▶ « grandes langues » (quatorze en Inde) sont radicalement différentes ◀les▶ unes des autres, je veux dire sans racines ou « antiquités » communes. Trois Indiens dont l’un parle urdu, l’autre canada, un troisième tamil, ne peuvent s’entendre qu’en anglais et Nehru leur parlait en anglais. ◀Les▶ Chinois recourent à ◀l’▶échange muet ◀d’▶idéogrammes.
◀D’▶où ◀la▶ possibilité (fréquemment réalisée) du passage ◀d’▶une langue à une autre par des écrivains ◀de▶ grand talent : Wladimir Weidlé (dans Arti e Lettere in Europa, Milan, 1966) y voit avec raison une preuve de plus ◀de▶ ◀l’▶existence ◀d’▶une littérature européenne, ◀d’▶une unité européenne ◀de▶ culture.
b) ◀La▶ différenciation ◀de▶ nos littératures par leur langue est relativement récente. ◀Le▶ français devient langue officielle dans ◀le▶ royaume des Capétiens en 1539 seulement, par ◀l’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, et Luther crée ◀l’▶allemand littéraire à ◀la▶ même époque. ◀Le▶ norvégien, ◀l’▶irlandais, ◀le▶ turc ◀d’▶aujourd’hui, sont des produits du xxe siècle. Renan a fait justice ◀de▶ ◀la▶ confusion entre langue et nation. On parle encore sept langues en France, et ◀le▶ français est ◀la▶ langue maternelle ◀de▶ communautés appartenant à cinq nations différentes.
Avant cette différenciation, il y avait déjà ◀la▶ littérature et ◀les▶ éléments communs énumérés plus haut suffisent à constituer son unité, tant structurelle que spirituelle, au-delà des diversités linguistiques.
c) ◀Les▶ styles et ◀les▶ écoles sont des facteurs ◀de▶ ressemblance ou ◀de▶ dissemblance entre auteurs non moins importants que ◀les▶ langues par ces mêmes auteurs utilisées, altérées ou rénovées.
Quelles que soient ◀les▶ différences entre ◀les▶ romantiques allemands, français, anglais, ils se ressemblent davantage entre eux que chacun ◀d’▶eux aux auteurs classiques (ou aux auteurs surréalistes) ◀de▶ sa propre langue.
d) C’est dans ◀l’▶usage ◀le▶ plus rigoureux et spécifique ◀d’▶une langue, celui qu’en fait un vrai poète, qu’apparaît dans toute sa fécondité ◀la▶ communauté littéraire ◀de▶ ◀l’▶Europe : T. S. Eliot ◀l’▶a démontré dans ses Notes towards the Definition of Culture. ◀L’▶anglais, selon lui, est ◀la▶ langue ◀la▶ plus riche pour un poète, parce qu’elle combine ◀la▶ plus grande diversité ◀de▶ sources et ◀d’▶influences européennes : ◀la▶ germanique, ◀la▶ danoise, ◀la▶ normande, ◀la▶ française, ◀la▶ celtique.
Cette unité culturelle, contrairement à ◀l’▶unité qu’institue une organisation politique, ne nous oblige nullement à ne plus avoir qu’une seule allégeance commune ; elle signifie bien au contraire une pluralité des allégeances. Il est faux ◀de▶ penser que ◀le▶ seul devoir ◀de▶ ◀l’▶individu serait son devoir envers ◀l’▶État ; et il est exorbitant ◀de▶ considérer comme ◀le▶ devoir suprême ◀de▶ ◀l’▶individu celui qui ◀le▶ lierait à quelque super-État.65
5. Fédérer n’est pas mélanger
Aux nationalistes maussades ou agressifs, conservateurs frileux et puristes méfiants ◀de▶ toutes nos langues (mais surtout ◀de▶ ◀la▶ française) qui prétendent redouter que ◀l’▶Europe unie ◀de▶ demain soit un affreux méli-mélo, où ◀l’▶on ne parle plus que ◀l’▶esperanto ou ◀le▶ « volapuk » des utopistes détestés, je propose ◀de▶ répondre simplement ceci : — ◀les▶ fédéralistes européens ne demandent pas ◀d’▶autre union que celle que permet ◀l’▶unité existante ◀de▶ notre culture. Unité dans ◀la▶ diversité, communauté ◀de▶ base qui donne sens et relief aux inventions, innovations, révolutions fomentées par un groupe, une école, un « génie ».
◀Les▶ fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations du continent ce que ◀les▶ unitaires et centralisateurs qui ◀les▶ combattent au nom de ◀l’▶indépendance, ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ diversité des traditions, ont fait eux-mêmes aux régions ◀de▶ leur propre nation : ◀les▶ effacer ◀de▶ force, en fait et en droit. Il n’y aura jamais ◀d’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts dans une Europe fédérée.