Vers une fédération des régions (hiver 1967-1968)de▶
Dédicace
Procuste, brigand ◀de▶ ◀l’▶Attique, étendait sur un lit ◀de▶ fer ◀les▶ étrangers qui lui demandaient ◀l’▶hospitalité. Il leur coupait ◀les▶ jambes si elles dépassaient, ou ◀les▶ leur étirait à l’aide de cordes si elles étaient plus courtes que ◀le▶ lit.
Thésée lui ayant fait subir ce même supplice, il en mourut.
C’est ◀l’▶histoire des États-nations, offrant une hospitalité ◀le▶ plus souvent forcée à leurs ethnies et à leurs régions.
À nous Thésée, libérateur, héros ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions !
◀L’▶État-nation contre ◀l’▶Europe
Zurich, ◀le▶ 16 septembre 1946 : avec une poignante éloquence, Winston Churchill appelle ◀la▶ création ◀de▶ quelque chose qui « s’appellera — peut-être — ◀les▶ États-Unis d’Europe » et il s’écrie : « Je dois vous donner un avertissement. ◀Le▶ temps presse. Si nous devons constituer ◀les▶ États-Unis d’Europe, sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant… Debout ◀l’▶Europe ! »
Il y a vingt-deux ans ◀de▶ cela. ◀L’▶Europe n’est toujours pas debout. Sans corps constitué, sans tête, comment pourrait-elle donc répondre à ◀l’▶appel pathétique du plus illustre homme d’État ◀de▶ ce temps ? Un appel ne pouvait suffire à ◀la▶ créer… Au lieu d’une Europe qui se fait, nous entendons aujourd’hui des déclarations inquiétantes, comme celle ◀d’▶André Malraux il y a quelques mois : « ◀Les▶ nations sont redevenues ◀le▶ phénomène fondamental du siècle. ◀L’▶évolution a joué et joue incontestablement dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ nation. »66
Il est vrai que ◀le▶ même André Malraux quelques jours plus tard, interrogé par des jeunes gens à ◀la▶ radio, répond : « Faire ◀l’▶Europe est ◀la▶ seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps. »67
Mais qui ne voit que ceci s’oppose à cela, dramatiquement, et que cette « réalité fondamentale du siècle », que serait ◀la▶ nation, est précisément celle qui fait obstacle à cette « seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps » ? Qui ne voit que si ◀l’▶Europe qu’appelait Winston Churchill n’est pas faite, c’est parce que ◀les▶ nations qu’exalte ◀le▶ ministre ◀d’▶État du général de Gaulle s’y opposent encore irréductiblement, ◀de▶ tout leur être ◀de▶ nations « souveraines » ?68
Quand on nous affirme que ◀le▶ xxe siècle ne sera pas celui du triomphe ◀de▶ ◀l’▶Internationale, comme Marx ◀l’▶avait dit, ni ◀le▶ siècle des fédérations, comme Proudhon ◀l’▶avait prévu, mais bien ◀le▶ siècle des nations, est-ce qu’on s’en félicite, ou bien est-ce que ◀l’▶on dit « ◀le▶ siècle des nations » comme on dirait « ◀l’▶année ◀de▶ ma pneumonie » ? Autre chose est ◀de▶ constater que ◀la▶ réalité politique ◀de▶ notre temps est encore ◀la▶ nation, autre chose est ◀d’▶affirmer qu’on ne peut ni ne veut rien y changer, que c’est là-dessus qu’il faut bâtir, et qu’on doit appeler ça réalisme. ◀Le▶ cancer et ◀les▶ maladies mentales sont aussi des réalités importantes ◀de▶ notre temps, mais je ne pense pas que ◀le▶ réalisme consiste à ◀le▶ proclamer avec emphase. Il ne consiste pas non plus à nier ces maux, mais bien à faire en sorte qu’ils cessent ◀d’▶être réels.
◀L’▶État-nation en crise
Que ◀les▶ nations soient encore bien réelles, et très fortes à quelques égards, ◀l’▶impossibilité ◀d’▶unir ◀l’▶Europe ◀le▶ démontre avec une évidence presque écrasante.
Que ◀les▶ nations soient en même temps mal adaptées (pour dire ◀le▶ moins) à ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société, ◀la▶ preuve incontestable en est fournie par ◀les▶ deux guerres mondiales, résultant du nationalisme et ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire — par ◀le▶ besoin ◀d’▶union au-delà des nations, partout ressenti et déclaré, et qui a donné naissance au Marché commun notamment, enfin par ◀l’▶existence ◀d’▶un problème chaque année plus aigu, celui du sous-développement ◀de▶ nombreuses et vastes régions ◀de▶ nos plus grands pays, contrepartie ◀de▶ ◀l’▶engorgement déjà presque intolérable ◀de▶ leurs capitales.
Mais il y a plus : aux crises locales dans telle ou telle nation, provoquées par ◀le▶ mécontentement irrépressible ◀d’▶une région que brime ◀l’▶État central — cas du Sud-Tyrol, du Jura bernois, du Guipuscoa basque ou ◀de▶ ◀la▶ Catalogne —, crises dont il est concevable qu’elles se résolvent un jour (soit par ◀l’▶octroi ◀d’▶un régime plus différencié et libéral, soit par une sécession, mais qui souvent ne serait en fait qu’un rattachement à ◀l’▶État-nation voisin), viennent s’ajouter des crises plus amples et dramatiques, qui affectent ◀l’▶être même ◀de▶ plusieurs États-nations européens, et non des moins centralisés. ◀La▶ Belgique est menacée ◀d’▶éclatement par ◀les▶ oppositions ou incompatibilités entre ◀les▶ huit combinaisons possibles ◀de▶ ces paires ◀de▶ forces divergentes : flamand-wallon, catholique-laïque, libéral-socialiste. ◀La▶ Grande-Bretagne, par contraste, envisage sans trop ◀de▶ nervosité sa prochaine transformation (dans cinq ou dix ans ?) en une fédération ◀d’▶autonomies administratives, parlementaires, exécutives et budgétaires composée ◀de▶ ◀l’▶Écosse, ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, du pays de Galles, ◀de▶ ◀l’▶Irlande du Nord et des îles ◀de▶ ◀la▶ Manche, bénéficiant à la fois ◀d’▶institutions communes (comme ◀les▶ cantons suisses) et ◀de▶ voix distinctes aux Nations unies (comme ◀l’▶Ukraine et ◀la▶ Biélorussie)69. Que dire alors ◀de▶ ◀la▶ France, qui est ◀le▶ pays du monde ◀le▶ plus centralisé, mais que ses propres « Plans », décidés à Paris, vouent à ◀l’▶inexorable renaissance ◀de▶ ses provinces rajeunies ? Je reviendrai sur ◀la▶ révolution que préparent ses universités et deux ◀de▶ ses partis ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite, ◀le▶ centre étant acquis depuis longtemps. Elle est plus grave et significative que ◀la▶ revendication ◀d’▶un État occitan ou ◀les▶ plasticages en Bretagne, qui parfois attirent ◀l’▶attention légèrement irritée des journalistes. Tout cela dans ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀la▶ centralisation ◀la▶ plus systématique que ◀l’▶histoire ait connue, ◀la▶ plus follement rationaliste… Tandis qu’en Suisse, patrie (dit-on) du fédéralisme intégral, on voit ◀le▶ Jura francophone et catholique se révolter contre ◀l’▶étatisme ◀de▶ Berne au nom d’une ethnie différente qui se veut nation, cependant que tout près de là, Bâle devient ◀le▶ centre ◀d’▶une Regio qui englobe des territoires suisses, allemands et français : deux exemples contigus dans ◀l’▶espace mais antithétiques, l’un ◀de▶ ◀l’▶unitarisme (Berne) et du micronationalisme (Jura), tendances trop souvent confondues avec ◀le▶ fédéralisme dont ils sont deux négations ; l’autre ◀d’▶un dépassement du fédéralisme interétatique en direction du fédéralisme fonctionnel, formule ◀de▶ ◀l’▶avenir européen.
Tous ces symptômes révèlent une inadaptation morbide ◀de▶ ◀l’▶État-nation aux réalités politiques, économiques, techniques et démographiques ◀de▶ notre temps. Ils ne me semblent pas confirmer que « ◀l’▶évolution joue dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ nation », mais bien plutôt que nous atteignons ◀le▶ stade ◀de▶ crise finale ◀d’▶une forme ◀d’▶association qui a dominé et animé ◀l’▶Europe du xixe siècle, mais qui ne pourrait que tuer ◀l’▶Europe du xxe siècle si elle n’est pas surmontée à temps.
Origines ◀de▶ ◀l’▶État-nation
◀La▶ grande force ◀de▶ ◀l’▶État-nation, c’est que ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes ◀d’▶aujourd’hui qui ont passé par ◀l’▶école et croient savoir ◀l’▶histoire s’imaginent qu’il y a toujours eu des États, que ◀les▶ nations sont immortelles (en tout cas ◀la▶ leur !), que rien ◀d’▶autre n’est donc possible, et que d’ailleurs ◀l’▶État et ◀la▶ nation sont ◀l’▶aboutissement final, logique, normal et inévitable du progrès.
Pour dissiper cette illusion, il faudrait enseigner dans nos écoles un minimum ◀d’▶histoire générale ◀de▶ ◀l’▶humanité et des formes politiques, assez pour rappeler ◀d’▶où viennent ◀la▶ nation, ◀l’▶État, et ◀l’▶État-nation qui est né ◀de▶ leur collusion moderne. Il faudrait rappeler qu’après ◀la▶ préhistoire qui ne connaissait que ◀les▶ tribus et leurs clans, ◀l’▶histoire commence avec ◀les▶ grands empires réunissant et fixant ◀d’▶innombrables tribus : empires ◀d’▶Égypte, ◀de▶ Sumer et ◀d’▶Akkad, plus tard ◀de▶ ◀la▶ Chine et ◀de▶ ◀l’▶Inde, puis ◀d’▶Alexandre, puis ◀de▶ Rome et ◀de▶ Byzance, et enfin, en Europe, empire ◀de▶ Charlemagne, puis Saint-Empire.
Il faudrait montrer que les premiers États nationaux n’apparaissent qu’après tout cela, au cœur du Moyen Âge, et se forment aux dépens de ◀l’▶empire et ◀de▶ ◀la▶ papauté, voire contre ces symboles ◀de▶ ◀l’▶unité du globe, ◀de▶ ◀l’▶universalité du genre humain. Et que ◀la▶ naissance ◀de▶ la première nation, ◀la▶ France, peut être datée ◀de▶ cette déclaration des légistes ◀de▶ Philippe le Bel : « ◀Le▶ Roy ◀de▶ France est empereur en son royaume », ce qui veut dire que ◀le▶ chef de l’État ◀d’▶un domaine ◀de▶ moyenne grandeur centré sur ◀l’▶Île-de-France « ne se reconnaît plus ◀de▶ supérieur au monde », traite donc ◀l’▶empire de haut en bas (faute ◀d’▶avoir pu se faire élire empereur), fait gifler ◀le▶ pape, puis confisque ◀la▶ papauté elle-même, ◀l’▶installe sous sa protection en Avignon, et avec son appui réalise aux dépens des juifs qu’il fait dépouiller et des chevaliers du Temple qu’il fait exécuter, une merveilleuse opération sur ◀l’▶or !
Cet exemple ◀de▶ rejet ◀de▶ toutes instances universelles — sauf celle dont il se trouve qu’on peut ◀la▶ contrôler — sera vite suivi par ◀les▶ rois ◀d’▶Espagne et ◀d’▶Angleterre, puis par ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶Italie, ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est et du Nord, qui l’un après l’autre se déclareront eux aussi « souverains absolus », superiorem in terris non recognoscentes selon ◀la▶ formule du xive siècle.
Ce spectacle, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ naissance des nations, remplit ◀d’▶effroi ◀les▶ sages ◀de▶ ◀l’▶époque. « Ô genre humain, tu es devenu un monstre aux multiples têtes ! » s’écrie Dante dans son traité ◀De▶ ◀la▶ Monarchie, appel désespéré, et qui restera vain, à ◀l’▶empire condamné et bafoué.
◀Les▶ cinq siècles suivants verront se renforcer et se sacraliser de plus en plus ◀l’▶idée fatale ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue, idée qui est à peine supportable quand un prince ◀l’▶incarne, s’il n’est pas un génie ou un saint, mais qui devient proprement révoltante — et par ailleurs massivement meurtrière — quand c’est un parti qui s’en empare au nom du peuple, comme ce fut ◀le▶ cas des jacobins puis des « démocraties » plébiscitaires et totalitaires du xxe siècle.
◀L’▶État-nation : un empire manqué
◀La▶ confiscation ◀de▶ ◀l’▶idéal national par ◀l’▶appareil étatique — qui est ◀l’▶œuvre des jacobins et ◀de▶ Napoléon —, ◀la▶ nationalisation ◀de▶ ◀l’▶État royal et ◀l’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation révolutionnaire, c’est cela qui va créer dans la première décennie du xixe siècle ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation, bientôt imité dans toute ◀l’▶Europe monarchique autant que républicaine, et au xxe siècle dans ◀le▶ reste du monde.
Qu’est-ce en somme que ◀l’▶État-nation ◀de▶ modèle napoléonien ? C’est ◀le▶ résultat ◀d’▶une volonté abstraite, peut-être folle, qui entend faire coïncider à tout prix dans ◀les▶ mêmes limites imposées du territoire hérité ou conquis, déclarées « frontières naturelles », ◀les▶ réalités ◀les▶ plus hétérogènes : langues parlées dans ◀les▶ villes et richesses du sous-sol, confession religieuse et monnaie, programmes scolaires et fiscalité, idéal politique et réalités industrielles, et ◀les▶ régir à partir ◀d’▶un centre unique ◀de▶ décision, par ◀le▶ moyen ◀de▶ bureaux où se concentrent tous ◀les▶ pouvoirs administratifs, civils et militaires, fiscaux et policiers, mais aussi ecclésiastiques, scolaires, universitaires, et plus tard économiques, sous ◀l’▶hégémonie ◀d’▶une seule ethnie70. Modèle monstrueux, si ◀l’▶on y réfléchit, mais c’est précisément ce que ◀l’▶on ne fait pas, parce que ◀l’▶État-nation est devenu sacré, c’est-à-dire intangible en nos esprits, qui résistent à ◀l’▶idée qu’il pourrait après tout n’être qu’une forme transitoire, comme tant d’autres. On ◀le▶ soustrait à toute critique, à toute contestation, réputées trahisons, jugées comme telles. On enseigne son catéchisme dans ses écoles. On célèbre son culte, on vénère ses statues sur toutes ◀les▶ places. « Il faut une religion pour ◀le▶ peuple » assure-t-on, et comme ce n’est plus guère ◀le▶ christianisme, ce sera donc ◀le▶ nationalisme, ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ patrie étatisée, seul Absolu auquel tout s’ordonne, et au nom duquel ◀les▶ maîtres de l’État peuvent mettre à mort leurs hérétiques, ce que ne peuvent plus faire ◀les▶ Églises, Dieu merci.
◀L’▶État-nation centralisé et unifié s’arroge ainsi tous ◀les▶ pouvoirs des grands empires traditionnels, bien qu’il n’en ait ni ◀la▶ pluralité ethnique et linguistique, ni ◀le▶ caractère ◀d’▶universalité. Il se rêve et se veut fermé, complet, suffisant en soi tant pour sa culture que pour son économie, et seul juge non seulement ◀de▶ ses intérêts mais ◀de▶ ceux des autres. C’est donc une partie qui se veut aussi grande que ◀le▶ tout. ◀L’▶État-nation moderne, unitaire et absolu n’est enfin qu’un empire manqué. Voilà ◀la▶ vérité fondamentale du xxe siècle des nations.
À ce propos une constatation des plus paradoxales : c’est que, si tous ◀les▶ États-nations unitaires en tant que tels ont été et sont des empires manqués, à commencer par celui ◀de▶ Napoléon, ◀les▶ seuls empires réussis ◀de▶ notre temps se trouvent être des fédérations : ◀les▶ USA et ◀l’▶URSS71.
Trop petits et trop grands à la fois
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits et trop grands. Ils sont trop petits si on ◀les▶ regarde à ◀l’▶échelle mondiale. Ils sont trop grands si ◀l’▶on en juge par leur incapacité ◀d’▶animer leurs régions, et ◀d’▶offrir à leurs citoyens une participation réelle à ◀la▶ vie politique qu’ils prétendent monopoliser.
◀Le▶ problème du petit État dans ◀le▶ monde des Grands, c’est en vérité ◀le▶ problème ◀de▶ tous ◀les▶ États du monde sauf trois, c’est-à-dire ◀d’▶environ cent-trente pays (plus souverains ◀les▶ uns que ◀les▶ autres) confrontés aux trois seuls vrais Grands.
Ils sont trop petits « à ◀l’▶échelle des moyens techniques modernes, à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀de▶ ◀la▶ Russie aujourd’hui, ◀de▶ ◀la▶ Chine demain », écrivait dès 1954 Jean Monnet (Lettre ◀de▶ démission ◀de▶ ◀la▶ CECA).
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec ◀l’▶aide ◀d’▶une petite ou moyenne force ◀de▶ frappe, pratiquement annulée par ◀les▶ barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans ◀le▶ domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde, c’est-à-dire ◀de▶ tous ces États-nations inconsidérément multipliés sur tous ◀les▶ continents par ◀le▶ retrait des puissances naguère coloniales, et qui vivent mal…
Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à ◀la▶ satellisation politique ou économique.
Par quoi ils manquent doublement à ◀la▶ fonction ◀de▶ toute autorité : sécuriser ◀les▶ membres ◀d’▶une communauté donnée et assurer ◀l’▶efficacité ◀de▶ sa participation dans ◀les▶ affaires du monde.
Mais en même temps, ◀les▶ États-nations unitaires sont tous trop grands : trop grands pour pouvoir assurer ◀le▶ développement ◀de▶ toutes leurs régions et communes — trop grands pour que leurs citoyens puissent y exercer normalement leurs devoirs civiques et participer effectivement à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité ; donc trop grands pour être encore ◀de▶ vraies communautés humaines : et cela c’est ◀la▶ plus grave maladie qui puisse miner un corps politique.
Double dilemme
Telle étant ◀la▶ crise présente ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ◀le▶ régime à prescrire paraît facile à formuler :
Parce qu’ils sont trop petits, ◀les▶ États-nations devraient se fédérer à ◀l’▶échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à ◀l’▶intérieur.
Remède facile à prescrire, mais presque impossible à appliquer par nos États-nations, dirait-on.
En effet, ◀l’▶existence des empires ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest leur pose un dilemme aussi simple qu’inexorable :
— ou bien ils se contentent ◀de▶ proclamer leur volonté farouche ◀d’▶indépendance et leur souveraineté absolue, dont ils refusent ◀de▶ rien déléguer à une autorité supranationale, fédérale — et alors ils seront fatalement satellisés un à un ;
— ou bien ils font ce qu’il faut pour pouvoir résister, c’est-à-dire qu’ils décident ◀de▶ résister tous ensemble — et alors ils renoncent à leur souveraineté absolue au profit ◀d’▶une fédération qui ◀les▶ protège.
C’est ce second parti qu’ont adopté en 1848 nos vingt-cinq petits États suisses et bien leur en a pris. Mais ◀les▶ vingt-cinq États-nations européens, depuis ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, 1948, n’ont pas fait un seul pas effectif en direction ◀de▶ leur fédération politique. Force est donc ◀de▶ penser qu’il y a quelque chose ◀d’▶essentiel dans leur nature même, quelque chose ◀de▶ profond et ◀de▶ constitutif qui ◀les▶ retient ◀de▶ s’unir. Et nous voyons mieux ce que c’est, maintenant que nous avons défini ◀l’▶ambition profonde et constitutive ◀de▶ ◀l’▶État-nation, sa volonté ◀de▶ souveraineté absolue, donc ◀d’▶indépendance totale, donc ◀d’▶autarcie, qui est son ambition proprement impériale. C’est par définition et par structure, non par méchanceté ou bêtise que ◀les▶ États-nations sont impropres à ◀l’▶union. Leurs relations normales sont ◀de▶ rivalité, non ◀de▶ coopération. Leur mode ◀de▶ contact normal n’est pas ◀l’▶échange, mais ◀le▶ choc.
Bakounine ◀l’▶avait déjà dit, il y a cent ans, lorsqu’au congrès ◀de▶ la Première Internationale à Genève, en 1867, il avait dénoncé ◀l’▶impossibilité ◀de▶ constituer ◀les▶ États-Unis d’Europe sur ◀les▶ grandes nations étatistes.
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe à partir des États-nations paraissant insoluble en théorie autant qu’il ◀le▶ reste en pratique dans l’état actuel ◀de▶ ses données72, il va falloir ou bien renoncer à ◀l’▶union et alors il n’y aura plus ◀de▶ problème, ou bien modifier ◀les▶ données mêmes du problème, c’est-à-dire chercher à fonder ◀l’▶union sur autre chose que ◀les▶ États-nations.
Renoncer à résoudre ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union, c’est faire, en somme, ce que ◀l’▶on fait actuellement, c’est-à-dire laisser nos États continuer à prétendre à une indépendance ◀de▶ moins en moins croyable, et qui se borne en fait à ◀la▶ liberté (souvent illusoire) ◀de▶ choisir ◀les▶ dépendances ◀les▶ plus profitables.
Mais changer ◀les▶ données mêmes du problème ◀de▶ ◀l’▶union pour ◀le▶ rendre soluble, c’est d’abord accepter ◀de▶ remettre en question radicalement ◀le▶ sacro-saint État-nation, accepter ◀l’▶idée ◀de▶ renoncer éventuellement à cette formule périmée, en faire autant avec ◀la▶ notion sacro-sainte ◀de▶ souveraineté ; et c’est ensuite trouver ◀les▶ éléments nouveaux avec lesquels bâtir une union praticable.
Une règle ◀d’▶or du fédéralisme
Parlant ◀de▶ ◀la▶ mise en place progressive ◀de▶ structures fédérales en Europe, Louis Armand formulait récemment une règle ◀d’▶or qui trouve ici son application majeure :
Développons en commun ce qui est neuf. Laissons ◀de▶ côté ◀les▶ héritages du passé dont ◀l’▶unification prendrait trop ◀de▶ temps, demanderait trop ◀d’▶énergie, et soulèverait trop ◀d’▶oppositions.73
Quelques mois avant, j’écrivais de mon côté :
◀L’▶union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure ◀de▶ fortune, voire un expédient désespéré (comme par exemple ◀l’▶union ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France proposée par Churchill en juin 1940), autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à ◀la▶ nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber ◀les▶ voisins.
Si ◀l’▶on veut unir ◀l’▶Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur ◀les▶ obstacles à ◀l’▶union ; opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où ◀le▶ problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain ◀la▶ vraie réalité ◀de▶ notre société, et je vais désigner par là une unité ◀d’▶un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que ◀la▶ cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu ◀de▶ participation civique que ◀la▶ nation telle que nous ◀l’▶a léguée ◀le▶ siècle dernier : — ◀la▶ région.74
Invention ◀de▶ ◀la▶ région au xxe siècle
Il n’est rien dont ◀les▶ jeunes sociologues s’occupent avec plus ◀de▶ passion en Europe. C’est qu’en effet, il s’agit là ◀d’▶un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil ◀de▶ ce dernier tiers ◀de▶ notre siècle, comme un visage dont ◀les▶ traits se composent et s’illuminent peu à peu sur ◀le▶ fonds chaotique ◀de▶ ◀la▶ société que ◀le▶ xixe a laissé se faire au petit bonheur, ◀la▶ société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum, sans ordre ni structure, ◀d’▶anarchie arbitrairement quadrillée par ◀l’▶administration et ◀la▶ police, se détachent maintenant ◀les▶ régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime, effacées, encore moins ◀les▶ départements découpés par Napoléon, ni ◀les▶ « Länder » allemands, trop grands, ni ◀les▶ cantons suisses, trop petits, ni ◀les▶ nationalités ◀de▶ ◀la▶ Double-Monarchie ◀d’▶antan ou ◀de▶ ◀l’▶URSS ◀d’▶aujourd’hui, ni ◀les▶ « States » ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations ◀de▶ notre temps, des organismes en train de naître ◀de▶ ◀la▶ combinaison ◀de▶ forces très diverses qu’il s’agit ◀de▶ capter et ◀d’▶harmoniser, et dont ◀les▶ principales sont : ◀l’▶explosion démographique, ◀l’▶urbanisation galopante, ◀la▶ mobilité des industries, et par suite ◀les▶ nouvelles concentrations ◀de▶ ressources intellectuelles, techniques et bancaires autour de ressources matérielles et naturelles ; ◀la▶ densité des réseaux ◀de▶ communications et ◀de▶ transports ; et enfin ◀l’▶unité géographique. Cette dernière n’est d’ailleurs plus définie primairement par une frontière marquée sur ◀le▶ terrain à l’aide de bornes ou ◀de▶ réseaux ◀de▶ barbelés, et sur ◀les▶ cartes en pointillés méticuleux, mais au contraire par ◀la▶ force ◀de▶ rayonnement ◀de▶ ce qu’on appelle une « métropole », grande ville ou complexe ◀de▶ villes moyennes formant ◀le▶ cœur, ◀le▶ foyer dynamique ◀d’▶un pays ◀d’▶une population minimum ◀d’▶un à deux millions et maximum ◀de▶ six millions. Ce qui donnerait, par exemple, neuf régions plus Paris pour ◀la▶ France, une dizaine ◀de▶ régions pour ◀l’▶Italie, deux ou trois pour ◀la▶ Hollande, quinze à vingt pour ◀l’▶Allemagne fédérale, plus ◀le▶ Luxembourg et j’imagine (bien que ◀la▶ CEE se taise sur ce point) au moins trois régions pour ◀la▶ Belgique.
Au-delà des quelque quarante-cinq régions prévues pour ◀les▶ Six, il y aurait lieu ◀d’▶étudier ◀la▶ régionalisation des deux autres grands États-nations anciens, ◀l’▶Espagne et ◀la▶ Grande-Bretagne ; des petits pays du Centre et du Nord, Suisse, Autriche, Scandinavie ; des Balkans ; et enfin, des pays ◀de▶ ◀l’▶Est, anciens royaumes ◀de▶ Hongrie, ◀de▶ Bohême et ◀de▶ Pologne, ou formations modernes et récentes, Roumanie (avec sa Transylvanie et sa Bessarabie contestées), Yougoslavie (avec ses cinq ou six nations, ses deux religions, dont l’une en plusieurs confessions).
◀L’▶histoire, ses lois douteuses et ses accidents trop certains ; ◀les▶ réalités ethniques sous-jacentes ou renaissantes, ici en voie ◀d’▶extinction, et là, ◀de▶ réveil agressif ; ◀les▶ réalités culturelles, universités, centres ◀de▶ formation des cadres, laboratoires, architecture, lettres et arts ; enfin ◀les▶ dynamismes sociaux et économiques en interaction permanente, combinés avec tous ◀les▶ autres : ce sont ◀les▶ résultantes ◀de▶ ces complexes ◀de▶ forces qui dénotent, définissent et mesurent ◀les▶ régions — plus ◀d’▶une centaine dans toute ◀l’▶Europe traditionnelle et actuelle, j’entends à ◀l’▶ouest ◀de▶ ◀l’▶Empire soviétique75.
◀De▶ ◀l’▶Europe unie aux régions libérées
Pour tenter ◀de▶ faire sentir ◀le▶ concret du problème tel que je ◀l’▶ai découvert (après bien d’autres), voici un exemple vécu.
Il y a quelques années, je fus invité à un colloque organisé par ◀le▶ festival ◀d’▶Aix-en-Provence sur ◀le▶ thème suivant : création ◀d’▶une « métropole régionale » basée sur ◀le▶ complexe Marseille– Aix–Étang ◀de▶ Berre, c’est-à-dire une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire et culturelle, dotée ◀d’▶un célèbre festival ◀de▶ musique, et une zone ◀d’▶intense production industrielle, où sont venues s’implanter ◀les▶ plus importantes usines atomiques françaises. Parmi ◀les▶ quelque soixante personnalités participantes : professeurs et industriels, présidents ◀de▶ chambres ◀de▶ commerce, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me trouvais ◀le▶ seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans ◀le▶ colloque ◀l’▶idée européenne. Invité à parler tout au début, j’improvisai sur ◀le▶ thème que voici :
Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à ◀l’▶âge ◀de▶ ◀l’▶union des nations et des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord ◀de▶ créer dans votre nation une région plus ou moins autonome. ◀L’▶effort ◀d’▶union, et votre effort qu’on soupçonnera ◀de▶ vouloir ◀la▶ division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais en fait je ◀les▶ vois complémentaires, concomitants. Car au fur et à mesure que se dévalorisent ◀les▶ frontières ◀de▶ nos États-nations, ◀les▶ régions vont se mettre à vivre et respirer de plus en plus librement. ◀Les▶ États-nations ◀les▶ maintenaient dans ◀le▶ cadre rigide ◀de▶ frontières identiquement imposées aux réalités ◀les▶ plus hétérogènes, comme par exemple ◀la▶ langue, ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil et ◀les▶ richesses minières. Ainsi ◀l’▶on coupait en deux ◀le▶ bassin ◀de▶ ◀la▶ Ruhr-Moselle qui est ◀d’▶un seul tenant quant au sous-sol, sous prétexte qu’à ◀la▶ surface ◀les▶ gens parlaient allemand ◀d’▶un côté, français ◀de▶ l’autre. ◀La▶ CECA, puis ◀la▶ CEE ont permis ◀de▶ surmonter cette absurdité manifeste, et plusieurs autres. Dans ◀l’▶Europe ◀de▶ demain, libérée ◀de▶ ◀la▶ tyrannie des frontières politiques et administratives imposées aux réalités ethniques et économiques, ◀les▶ régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines ◀de▶ vitalité, ouvertes sur ◀le▶ monde, elles noueront entre elles des relations ◀d’▶échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités, selon leur voisinage, selon ◀les▶ réalités nouvelles qui ◀les▶ auront formées, par-dessus ◀les▶ anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à ◀l’▶œil nu que jouent ◀les▶ délimitations entre ◀les▶ cantons suisses : simples commodités pour ◀le▶ cadastre, ◀l’▶état civil et ◀la▶ gendarmerie. Et c’est sur ces régions que nous bâtirons ◀l’▶Europe, non sur ◀les▶ cadres en bonne partie vidés des vieilles nations. Ce passage ◀de▶ ◀la▶ nation aux régions sera ◀le▶ phénomène majeur ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe siècle. ◀La▶ politique ◀d’▶union européenne, désormais, doit consister à effacer nos divisions pour donner libre jeu à nos diversités 76.
Ces paroles éveillèrent un écho pour moi des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à ◀la▶ rencontre non seulement des souhaits des organisateurs du colloque, qui connaissaient ◀les▶ besoins ◀de▶ leur région, mais ◀de▶ tout un mouvement ◀de▶ pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais ◀l’▶espérer.
Montée des régions
Au cours de ces dernières années, on a vu se multiplier ◀les▶ recherches scientifiques, ◀les▶ articles ◀de▶ journaux, ◀les▶ volumes et ◀les▶ congrès sur ◀la▶ régionalisation des États européens. ◀Le▶ concept ◀de▶ région a pris une place considérable non seulement dans ◀les▶ préoccupations des sociologues, et chez ◀les▶ Six, qui dès 1961 réunissaient à Bruxelles un important colloque sur ce problème77, mais encore dans ◀les▶ milieux dirigeants du pays ◀le▶ plus centralisé du continent et ◀le▶ plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale : j’entends ◀la▶ République française une et indivisible.
◀La▶ bibliographie des ouvrages consacrés en France aux problèmes ◀de▶ ◀la▶ région moderne comporte déjà une cinquantaine ◀de▶ volumes78 et une bonne centaine ◀d’▶études substantielles dues à des sociologues, à des politologues, à des économistes, à des juristes, mais aussi à des responsables du Plan, à des hommes politiques comme Mendès-France, Pleven, Giscard d’Estaing, Debré.
Au-delà ◀de▶ ce considérable effort ◀d’▶imagination passionnée, ◀de▶ recherche scientifique et ◀de▶ renouvellement des conceptions ◀de▶ base, se développe un véritable mouvement ◀de▶ revendications politiques. ◀Les▶ candidats ◀de▶ ◀l’▶opposition et deux partis, ◀le▶ PSU à gauche, ◀les▶ Indépendants à droite, demandent déjà des assemblées régionales élues, ◀la▶ promotion ◀d’▶une citoyenneté régionale, ◀la▶ mise en place ◀d’▶exécutifs régionaux, et ◀la▶ formation ◀d’▶entités régionales multinationales à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe — toutes propositions qui étaient encore proprement impensables pour un esprit français, il y a dix ou vingt ans.
Dans ◀le▶ manifeste ◀d’▶un nouveau mouvement politique « Pour ◀le▶ fédéralisme et ◀le▶ progrès social », je lis ces quelques phrases :
Nous proclamons ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ Révolution fédéraliste et progressiste française pour ◀la▶ construction ◀d’▶une VIe République.
Nous réclamons ◀la▶ création ◀d’▶États régionaux français. Ces États régionaux disposeront ◀de▶ pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires comparables à ceux qui existent, par exemple, pour ◀les▶ États-Unis d’Amérique.
◀Les▶ États régionaux français délégueront partie ◀de▶ leur souveraineté à ◀l’▶État fédéral français.
◀La▶ lutte pour notre indépendance nationale ne peut être menée que dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, laquelle sera fédéraliste ou ne sera pas. Dans cette Europe unie ◀la▶ représentation du peuple français sera assurée par ◀l’▶État fédéral français.
Parmi ◀les▶ plus graves méfaits des bureaucrates et technocrates parisiens et parmi ◀les▶ plus lourdes conséquences ◀de▶ ◀l’▶exploitation abusive ◀de▶ ◀la▶ province par ◀le▶ centralisme parisien, on compte ◀le▶ sous-développement de plus en plus accentué ◀de▶ vastes régions ◀de▶ France. ◀La▶ nation doit réparation du tort ainsi causé79.
On n’est pas loin de ◀l’▶agitation populaire et ◀de▶ ◀l’▶action directe. Dans un hebdomadaire ◀de▶ gauche, je lis ceci :
Sur ◀les▶ murs des villes bretonnes, des affichettes jaunes clament : « ◀La▶ Bretagne crève ! Pas ◀d’▶emplois nouveaux, fermeture ◀d’▶usines, émigration des jeunes et des cadres… » ◀Le▶ dépérissement régional n’est pas particulier à ◀la▶ Bretagne. Mais ◀la▶ crise y est si aiguë, ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀la▶ crise si vive et ◀l’▶oppression quasi coloniale ◀de▶ ◀la▶ région si ancienne que Saint-Brieuc était ◀l’▶endroit tout indiqué pour tenir le premier colloque socialiste régional sur ◀le▶ thème : Décolonisez la Province80 !
Tout cela est intéressant, me disent certains augures, mais n’allez pas y attacher trop ◀d’▶importance. ◀L’▶État français ne sera pas si aisément ébranlé. Son chef ◀le▶ tient très bien en main, et vos excités ◀de▶ ◀la▶ région ne ◀l’▶impressionnent pas.
À quoi je répondrai deux choses :
1° De Gaulle lui-même ne peut tenir en main… que son État. Or ◀la▶ souveraineté ◀de▶ ◀l’▶État est devenue largement illusoire, quand elle n’est pas toute négative, j’entends quand elle ne se réduit pas à dire non à des mesures positives, ou bien à consentir un abandon (parfois opportun). Ainsi, elle permet aux États ◀de▶ procéder à leur désarmement tarifaire, ◀de▶ renoncer aux droits ◀de▶ douane ; ou au contraire elle leur sert ◀de▶ prétextes à refuser toute délégation ◀de▶ pouvoirs à des organes fédéraux. Mais elle ne peut rien faire de plus. On ◀l’▶a bien vu lors de la première guerre ◀de▶ Suez… (Droits ◀de▶ faire ◀la▶ guerre ou ◀la▶ paix réduits à rien par ◀les▶ deux Grands.)
2° Derrière ◀l’▶agitation régionaliste naissante, il y a bien autre chose qu’un mécontentement accidentel, il y a ◀de▶ sérieuses nécessités, appelant des réformes ◀de▶ structure qui, ◀de▶ proche en proche, mèneront très loin…
Ce sont ces nécessités qui expliquent que ◀le▶ Marché commun ait cru devoir convoquer en 1961 ◀le▶ très important colloque ◀de▶ Bruxelles sur ◀les▶ économies régionales, et que ses six États-nations membres y aient pris part.
C’est ◀l’▶arriération, ◀le▶ sous-développement ◀de▶ nombreuses régions ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Italie, ou même ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, qui a obligé ◀les▶ gouvernements ◀de▶ ces pays à étudier très sérieusement ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ régionalisation du territoire. On s’est aperçu que ce sous-développement provenait directement ◀de▶ ◀la▶ structure ◀de▶ ◀l’▶État unitaire, voire, comme ◀le▶ disent plusieurs auteurs, ◀de▶ ◀l’▶exploitation des régions par ◀l’▶État central. On s’est intéressé très spécialement aux régions périphériques, ◀les▶ plus négligées par ◀la▶ capitale, et cela a conduit à envisager ◀la▶ possibilité révolutionnaire ◀de▶ régions chevauchant des frontières, ◀d’▶unités socioéconomiques plurinationales.
Prenez ◀la▶ région lilloise, qui touche ◀la▶ Belgique. Vue ◀de▶ Paris, Lille est une gare terminus, et Roubaix-Tourcoing un cul-de-sac dans un coin ◀de▶ ◀l’▶Hexagone81. Mais dans ◀l’▶optique du Marché commun ◀de▶ demain tout change : effacée ◀la▶ frontière qui depuis cent-cinquante ans coupait ◀la▶ région ◀de▶ son aire ◀d’▶expansion naturelle, Lille devient avec ses cités satellites ◀la▶ métropole ◀de▶ près ◀d’▶un million ◀d’▶habitants ◀d’▶une région s’étendant en Belgique autant qu’en France, et au surplus liée au sud ◀de▶ ◀l’▶Angleterre.
Or Lille n’est qu’un exemple entre bien d’autres. ◀La▶ Regio Basiliensis rayonne sur trois pays, Suisse, France, Allemagne. Il pourrait en aller de même ◀d’▶une Regio Genevensis englobant ◀les▶ ethnies francophones périphériques du Mont-Blanc. Et ◀les▶ Six s’intéressent beaucoup à d’autres régions limitrophes bi- ou trinationales, comme celle ◀de▶ Liège-Maastricht-Aachen…
Des régions à ◀la▶ fédération
Imaginons maintenant que dans ces métropoles, peu à peu, se forment ces centres ◀de▶ décision régionaux dont tout le monde parle, et qu’ils acquièrent ◀de▶ ◀la▶ force : lorsqu’ils auront pris en fait (sinon en droit) plus ◀d’▶importance économique et culturelle que ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale, ◀la▶ révolution régionale sera faite. Et du même coup ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe se révélera immédiatement possible.
Il se peut que cette évolution exige bien plus ◀de▶ temps que ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀l’▶Europe unie ne ◀l’▶exigeaient et ne ◀l’▶annonçaient dans ◀l’▶enthousiasme des premiers congrès fédéralistes, aux lendemains ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale. Du moins, cette fédération ◀de▶ régions « immédiates à ◀l’▶Europe » — comme ◀les▶ communes libres médiévales étaient « immédiates à ◀l’▶Empire » et tiraient ◀de▶ là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés ◀de▶ leur pouvoir.
Un des meilleurs sociologues français ◀d’▶aujourd’hui, spécialiste ◀de▶ ◀la▶ prospective, Jean Fourastié, disait il y a un an devant un colloque réunissant tous ◀les▶ préfets ◀de▶ ◀la▶ République :
◀L’▶Europe peut nous tomber sur ◀la▶ tête un beau matin… vers 1985. ◀La▶ région dans ◀le▶ cadre européen, est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que ◀le▶ département et même que ◀la▶ nation82.
Qu’une telle déclaration ait pu être faite en France, et cela précisément devant ◀le▶ corps des fonctionnaires institués par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies régionales, voilà qui nous donne à penser que ◀la▶ révolution régionaliste, condition ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, est bien plus avancée que nous n’osions ◀l’▶espérer.
Toutefois, ne nous y trompons pas : ◀le▶ processus sera très long, et il nous paraîtra nécessairement très lent, au jour ◀le▶ jour. Nous n’en sommes encore, aujourd’hui, qu’au stade ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience du phénomène région et des motifs ◀de▶ son apparition en ce moment précis ◀de▶ notre histoire et ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société occidentale. À peine avons-nous pris ◀la▶ mesure des perspectives qu’il nous invite à explorer, notamment institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Il est normal qu’elles exigent une longue période ◀de▶ mise en place silencieuse des réalités ◀de▶ ◀la▶ région, puis ◀d’▶expériences concertées, et celles-ci connaîtront forcément des échecs. Organiser, structurer, animer des régions, et finalement ◀les▶ doter ◀d’▶institutions autonomes, ce sera ◀la▶ tâche au moins ◀d’▶une génération, vingt à trente ans, en admettant que tout se passe bien plus vite ◀de▶ nos jours qu’à ◀l’▶aube grecque ◀de▶ notre histoire.
Je ne cite pas ◀la▶ Grèce par hasard. Car je tiens ◀la▶ région pour une forme ◀de▶ communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que ◀le▶ fut au vie siècle avant notre ère ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ polis, dans ◀la▶ société grecque archaïque. Et ◀l’▶on sait que ◀la▶ polis devint en moins ◀d’▶un siècle ◀l’▶unité ◀de▶ base ◀de▶ toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme ◀d’▶activité : ◀la▶ politique 83.
De même que ◀la▶ polis, avec ses autorités collégiales et son régime ◀de▶ participation civique intense, s’opposa durant des siècles à ◀la▶ monarchie autoritaire et belliqueuse, créant ainsi la première civilisation européenne ; de même ◀la▶ région va s’opposer aux faux comme aux vrais empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager ◀le▶ monde.
Si nous n’en sommes encore qu’à ◀la▶ petite aube ◀de▶ ◀la▶ formation des régions en tant qu’éléments ◀de▶ base ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérale à venir, en revanche nous touchons déjà au crépuscule ◀de▶ ◀la▶ période des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ ◀le▶ voir, ou ◀d’▶en croire leurs yeux quand ils ◀le▶ voient, c’est ◀le▶ dogme inculqué dans ◀les▶ esprits pendant plusieurs générations par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀l’▶école, ◀de▶ ◀la▶ presse, et ◀de▶ ◀l’▶éloquence politique, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶immortalité non seulement ◀de▶ ma nation, mais ◀de▶ ◀la▶ forme nationale en général.
Bien sûr, un coup d’œil sur ◀l’▶histoire suffit à réfuter cette croyance. Bien sûr, dès ◀la▶ fin du siècle dernier, Ernest Renan s’était écrié dans un discours célèbre à ◀la▶ Sorbonne : « ◀Les▶ nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé, elles finiront. » Et il ajoutait : « ◀La▶ confédération européenne, probablement, ◀les▶ remplacera84. »
Mais tout le monde n’a pas lu Renan… Et cette succession qu’il annonce, ce « remplacement » des États-nations par ◀la▶ fédération, cela ne se fera point par ◀le▶ jeu spontané du fameux « mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire ».
Il faudra que ◀la▶ succession, ◀le▶ remplacement s’opèrent dans ◀les▶ esprits d’abord, par ◀la▶ révolution ◀la▶ plus difficile à accomplir, celle des catégories ◀de▶ pensée dans lesquelles ont vécu tous nos ancêtres depuis des siècles, et que nous ont inculquées tous ◀les▶ classiques ◀de▶ ◀la▶ philosophie politique, ◀de▶ Bodin et Hobbes à Hegel. Catégories ◀de▶ pensée non seulement invétérées jusqu’à se confondre avec une sorte ◀d’▶instinct acquis, non seulement chargées ◀d’▶histoire (oubliée, ◀d’▶autant plus active dans ◀l’▶inconscient), mais encore chargées ◀d’▶une extrême affectivité, irritabilité, résultant du souvenir ◀de▶ tant de guerres récentes, ◀de▶ cent ans ◀de▶ propagande des nationalismes, et ◀de▶ cette religion civique qui prend ◀la▶ place ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne dans ◀l’▶esprit des masses et ◀la▶ morale ◀de▶ leurs maîtres.
Mutations ◀de▶ pensée et ◀de▶ vocabulaire
Je voudrais indiquer quelques exemples ◀de▶ ces mutations ◀de▶ concepts et ◀de▶ catégories politiques qu’exige ◀la▶ prise de conscience du phénomène régional opposé au stato-national.
Et d’abord, un changement dans ◀le▶ vocabulaire — tout commence toujours par là. Voici une définition ◀de▶ ◀la▶ région que j’emprunte aux travaux du colloque ◀de▶ Bruxelles :
◀L’▶activité économique suscite dans ◀l’▶espace des formes ◀de▶ polarisation qui naissent ◀de▶ relations ◀d’▶interdépendance et ◀de▶ complémentarité géographique, économique et sociale […] un certain nombre ◀d’▶unités territoriales réunissant des activités économiques complémentaires et fortement liées, gravitant autour de centres urbains où se localisent ◀d’▶importantes fonctions économiques, en particulier ◀les▶ fonctions ◀de▶ décision. En outre, ces centres jouent presque toujours un rôle très important du point de vue intellectuel et culturel. Ces agglomérations ont dès lors une importance essentielle pour ◀l’▶identification ◀d’▶une unité territoriale dont, en première approximation, ◀les▶ limites correspondent à celles des aires ◀d’▶influence ◀de▶ son ou ◀de▶ ses agglomérations principales.
Si on exagère leur taille, ◀les▶ régions tendent ou bien à se confondre avec ◀les▶ unités nationales ou bien à perdre leur signification comme unités fonctionnelles. Si on ◀les▶ prend trop petites, ◀le▶ nombre et ◀l’▶importance des fonctions économiques et sociales diminuent dans ◀l’▶unité territoriale considérée, de sorte que celle-ci tend à se confondre avec ◀la▶ simple unité locale.
Mais entre ces limites supérieure et inférieure ◀la▶ possibilité peut exister ◀de▶ plusieurs solutions intermédiaires entre lesquelles ◀le▶ choix peut dépendre ◀de▶ considérations contingentes et même comporter une part ◀de▶ subjectivité dans ◀l’▶appréciation.
En ce qui concerne ◀l’▶emplacement exact des limites, une certaine indétermination existe manifestement entre régions contiguës ◀de▶ taille donnée, en sorte que ces limites doivent être tracées avec une certaine liberté ◀de▶ jugement 85.
Ainsi : là où, dans ◀le▶ monde stato-national, on parlait d’abord ◀de▶ territoires et ◀de▶ superficies, on parle ici d’abord ◀de▶ pôles, ◀de▶ polarisations ; là où ◀l’▶on parlait frontières, on parle ◀d’▶ajustements variables définis par des aires ◀d’▶influences ; là où ◀l’▶on insistait sur ◀la▶ taille des domaines et sur des chiffres absolus ◀de▶ ◀la▶ population, on se préoccupe ◀de▶ fonctions, ◀de▶ potentiels et ◀de▶ densités.
Tout se passe comme si ◀l’▶évolution moderne venait subitement ◀de▶ nous faire sortir ◀de▶ ◀l’▶ère néolithique, celle qui a été marquée par ◀la▶ fixation des tribus nomades sur des territoires cultivés, celle qui a donc été dominée pendant dix à douze millénaires par ◀les▶ notions ◀de▶ terre sacrée, ◀de▶ bornes sacrées, ◀d’▶attachement au sol, bref par ◀les▶ réalités et ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀la▶ paysannerie — qui brusquement font place aux réalités et aux valeurs ◀de▶ ◀la▶ société industrielle, scientifico-technique, essentiellement urbaine et mobile. ◀Le▶ terme même ◀d’▶État indique très bien ses origines agricoles : status, state, Staat, État, c’est stabilité et statisme, fermes assises, délimitation par des cadres invariables, et c’est aussi un symbole ◀de▶ durée. ◀La▶ région au contraire se définit par des dynamismes combinés, par leurs résultantes variables, par ◀la▶ densité des échanges et des transports, toutes choses mobiles et plus ou moins indépendantes du sol. Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀la▶ cité se détache du territoire, elle « décolle » ; une unité politique se définit non plus en termes de limites, mais en termes de rayonnement, non plus par son indépendance mais par ◀la▶ nature et ◀la▶ structure ◀de▶ ses relations ◀d’▶interdépendance.
D’ailleurs, ◀le▶ terme même ◀d’▶« indépendance » est en train de perdre son sens ancien, stato-national, majestueux et volontiers ombrageux. Louis Armand remarque que « ◀la▶ notion ◀d’▶indépendance économique a changé complètement ◀de▶ contenu. ◀Le▶ mot “indépendance” a perdu son sens simpliste ◀d’▶autrefois. C’est maintenant une question ◀d’▶échanges, ◀de▶ “flux” diraient ◀les▶ scientifiques : il faut chercher à être aussi indispensables aux autres que ◀les▶ autres nous sont indispensables 86. »
Je proposerais, pour ma part, que ◀l’▶on substitue au terme ◀d’▶indépendance celui ◀d’▶autonomie, qui a ◀l’▶avantage ◀de▶ rappeler ◀le▶ gouvernement des cités par elles-mêmes, et aussi, par sa sobriété, ◀de▶ ne pas réveiller ◀les▶ illusions ◀de▶ ◀l’▶absolutisme, ◀les▶ délires ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites. ◀L’▶autonomie est une notion relative et très précise, quand on parle par exemple ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀de▶ vol ◀d’▶un appareil, ou ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀de▶ décision ◀d’▶un échelon administratif. Préférons, dans ◀le▶ monde régional, cette liberté modeste mais bien réelle, aux ivresses ◀de▶ ◀l’▶indépendance absolue mais illusoire dont se vantaient ◀les▶ États-nations.
Enfin, il est une grande notion que ◀les▶ régions nous amèneront à mettre en lumière, c’est celle ◀de▶ ◀la▶ pluralité des allégeances soit ◀d’▶une personne, soit ◀d’▶un groupe ou ◀d’▶une région.
◀L’▶État-nation voulait tout faire coïncider dans ◀les▶ mêmes limites spatiales : culture, ethnie, religion, existence économique, loyauté envers ◀le▶ prince maître ◀de▶ tout, et ◀d’▶autant plus absolument qu’il devenait anonyme et sans visage. ◀La▶ devise ◀de▶ Guillaume Postel et ◀de▶ ◀la▶ Ligue : « Une Foi, une Loi, un Roy » ou ◀la▶ devise ◀d’▶Hitler : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ! » disaient bien cette volonté quasi démente ◀de▶ réduction ◀de▶ tout au même cadre physique : symptôme ◀d’▶une grave névrose (ou psychose) politique, qu’on nommera ◀le▶ complexe ◀de▶ Procuste.
Au contraire, dans ◀le▶ monde des régions, ◀la▶ liberté ◀de▶ chacun et ◀l’▶efficacité ◀de▶ son action seront garanties par ◀la▶ possibilité ◀de▶ se rattacher et ◀de▶ donner son allégeance à des ensembles différents à la fois par leur nature, leurs fonctions et leurs dimensions : petite patrie originelle et culture continentale, idéal national et religion universelle, cité régionale et cité européenne, associations professionnelles et culturelles tantôt locales, tantôt mondiales, domiciles multiples permettant ◀de▶ satisfaire alternativement ◀les▶ besoins contradictoires mais également valables ◀d’▶enracinement et ◀de▶ nomadisme.
Vers une politique des régions
On a vu que ◀la▶ notion ◀de▶ région s’est imposée à ◀l’▶attention des économistes ◀d’▶avant-garde, puis des sociologues et des politologues, et finalement ◀de▶ quelques hommes d’État, grands commis ◀de▶ nos républiques et ◀de▶ tout bord. ◀Les▶ phénomènes majeurs qui ont motivé ces prises ◀de▶ conscience successives sont faciles à énumérer :
a) ◀la▶ CEE, dès ses débuts, a reconnu ◀la▶ nécessité ◀d’▶une politique ◀de▶ « développement harmonieux des régions » au sein des six nations membres (◀d’▶où ◀la▶ Conférence sur ◀les▶ économies régionales ◀de▶ 1961) ;
b) des régions plurinationales se sont définies ou constituées et elles ne peuvent que se multiplier à mesure que ◀les▶ barrières douanières s’abaissent et tombent ;
c) ◀l’▶analyse du sous-développement ◀de▶ nombreuses régions (Mezzogiorno, Sud-Ouest ◀de▶ ◀la▶ France, Bretagne, Nord, etc.) fait apparaître ◀le▶ rôle parfois décisif et toujours néfaste ◀de▶ ◀la▶ centralisation étatique dans ce processus ;
d) ◀l’▶agitation des ethnies brimées par ◀les▶ États-nations (Belgique, Italie, Grande-Bretagne, Espagne, canton ◀de▶ Berne, mais aussi France avec ses Bretons, ses Basques, ses Catalans, ses Alsaciens, ses Flamands, ses Provençaux, ses Italiens et ses Corses — et que sera-ce demain en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Yougoslavie…) approche du degré ◀de▶ violence physique susceptible ◀de▶ réveiller et ◀d’▶inquiéter ◀les▶ maniaques jacobins ◀les▶ plus invétérés (◀de▶ gauche et ◀de▶ droite) ;
e) enfin, des problèmes délicats, passionnés et passionnants, se trouvent posés par ◀la▶ disparité des définitions ethniques et économiques ◀de▶ ◀la▶ région — et voilà qui provoque une réflexion en progrès intensif et extensif vers quelque théorie générale du fédéralisme87.
◀L’▶intention du présent article est ◀de▶ proposer qu’en tenant compte ◀de▶ ces facteurs, on reconnaisse ◀la▶ nécessité ◀de▶ franchir un pas décisif et que ◀l’▶on décide en conséquence de passer à ◀l’▶élaboration rapide ◀d’▶un plan ◀de▶ fédération européenne composée ◀d’▶unités régionales.
Cette étape me paraît décisive parce qu’elle marque ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶ère des États-nations prétendus souverains, unitaires à tout prix au-dedans mais fauteurs ◀de▶ divisions au-dehors, refusant à la fois ◀l’▶autonomie aux petites nations annexées et ◀les▶ pouvoirs décisionnels à toute institution supranationale ; condamnant à la fois, ◀d’▶un même mouvement conditionné par ◀le▶ complexe ◀de▶ Procuste, ◀les▶ régions plus petites et ◀la▶ fédération plus vaste.
Articulation du régionalisme et du fédéralisme
Car ◀les▶ stato-nationalistes, désormais, auront à se défendre sur deux fronts — et telle est ◀la▶ faiblesse à long terme ◀de▶ leur position ◀d’▶obstination unitaire.
Toute analyse honnête du sous-développement en Europe dégage ◀les▶ deux notions bien connues que voici :
a) ◀l’▶isolement, ◀le▶ repliement sur soi ◀d’▶une communauté régionale conduit à sa médiocrité économique et culturelle ;
b) ◀l’▶absorption ◀d’▶une communauté régionale par ◀l’▶État-nation centralisé conduit à cette forme ◀de▶ vide économique et culturel qui a résulté partout ◀de▶ ◀la▶ colonisation.
Qui ne voit en revanche que ◀la▶ région articulée dans une fédération continentale
a) retrouve sa vocation particulière jadis réduite ou supprimée par ◀l’▶État-nation conquérant ;
b) trouve aux échelons supérieurs ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀les▶ possibilités ◀de▶ participer à des tâches plus vastes (continentales, mondiales).
II apparaît ainsi que ◀le▶ fédéralisme politique — cas particulier ◀d’▶un processus général ◀d’▶optimisation des maxima contradictoires —, loin de se réduire à un système ◀d’▶alliances interétatiques ou internationales, trouve sa réalisation ◀la▶ plus authentique au niveau des réalités interrégionales.
Pour un Tableau ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions
◀La▶ perspective ◀d’▶une Europe à venir composée ◀d’▶une centaine ◀de▶ régions fédérées (au lieu de vingt-cinq États-nations intriguant et aboyant ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres) remplit ◀d’▶indignation et plus encore ◀d’▶effroi ◀les▶ tenants jacobins, communistes, bismarckiens, churchilliens ou maoïstes du complexe stato-national sécrété par ◀le▶ siècle dernier.
Tous ces réactionnaires butés et volontiers grandiloquents, à gauche au moins autant qu’à droite, se disposent à contrer ◀de▶ toutes leurs forces et par tous ◀les▶ moyens admis ou non ◀l’▶entreprise des fédéralistes régionalistes. Pour eux, nous serons d’abord traîtres à ◀la▶ patrie, que nous soyons tenants ◀d’▶un plus ou ◀d’▶un moins que ◀les▶ dimensions actuelles ◀de▶ notre État-nation, c’est-à-dire ◀d’▶une Bretagne, ◀d’▶une Catalogne, ◀d’▶une Écosse — ou ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais nous serons aussi ◀de▶ doux rêveurs, des esprits brumeux, idéalistes utopistes inefficaces, faisant d’ailleurs ◀le▶ jeu ◀de▶ X, ◀d’▶Y ou ◀de▶ Z selon ◀les▶ craintes traditionnelles ◀de▶ tel ou tel gouvernement ou selon ◀les▶ allergies ◀de▶ tel ou tel chef d’État.
Contre ces passions-là, nul argument ne vaut et je perdrais mon temps à en écrire ici.
Mais des objections apparemment plus réalistes nous sont faites par ◀les▶ partisans « malgré tout » ◀d’▶une Europe composée ◀d’▶États-nations. ◀La▶ fédération des cent régions, d’après eux, a) prendrait trop ◀de▶ temps, b) poserait des problèmes trop complexes pour ◀les▶ institutions communes, enfin c) reste subordonnée à ◀l’▶existence réelle des cent régions, qui est encore hypothétique.
Je ne voudrais indiquer dans cette première esquisse que ◀le▶ principe des réponses aux trois objections :
a) ◀La▶ vitesse du progrès vers ◀l’▶union politique à partir des États-nations souverains étant demeurée nulle au cours des vingt-deux dernières années, il n’est pas difficile ◀de▶ faire mieux. ◀La▶ construction fédérale à partir des régions a ◀l’▶avantage ◀de▶ ne pas heurter ◀de▶ front et ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu ◀les▶ souverainetés nationales, ◀de▶ permettre ◀de▶ ◀les▶ contourner, ou survoler, ◀de▶ passer à travers leurs frontières comme sans ◀les▶ voir pour composer dès maintenant (sans attendre ni exiger des permissions qui ne viendront jamais) des centaines ◀de▶ réseaux européens, un tissu toujours plus serré ◀de▶ relations entre activités ◀de▶ tous ordres. Jusqu’au jour où ◀l’▶on s’apercevra qu’il n’y a plus qu’à formaliser et couronner ◀d’▶un exécutif fédéral une Europe « faite » dans ◀les▶ réalités. Ce jour-là, une dernière « explication » sera peut-être nécessaire avec ◀les▶ détenteurs des pouvoirs stato-nationaux : mais on saura déjà qui a gagné.
b) ◀La▶ géométrie plane et euclidienne, celle des arpenteurs, suffisait à ◀l’▶État-nation (et même aux fédérations interétatiques) du xixe siècle. ◀Les▶ réalités ◀de▶ ◀l’▶Europe des cent régions et ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀l’▶administration polyarchique ◀de▶ ses réseaux relèvera ◀de▶ ◀la▶ logique des ensembles (notions ◀d’▶inclusion, ◀d’▶exclusion, ◀d’▶intersection, ◀de▶ complémentarité, ◀de▶ sources et ◀de▶ cibles, ◀de▶ produits cartésiens, etc.). Or il se trouve que c’est par ◀la▶ théorie des ensembles que ◀l’▶on aborde aujourd’hui ◀l’▶enseignement des mathématiques aux plus jeunes classes des nouvelles générations. De même, ◀la▶ machine à calculer suffisait pour établir ◀le▶ bilan ◀d’▶un État centralisé, tandis que seuls ◀les▶ ordinateurs pourront permettre ◀de▶ tenir compte des centaines ◀de▶ paramètres traduisant ◀les▶ nécessités régionales aussi bien sociales qu’économiques, culturelles que techniques. Or, ces ordinateurs, nous ◀les▶ avons ! J’ai dit ailleurs que ◀le▶ fédéralisme intégral n’est devenu possible qu’à partir de ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀l’▶ordinateur. ◀L’▶objection ◀de▶ ◀la▶ « trop grande complexité » est donc en réalité anachronique.
c) Reste ◀l’▶objection portant sur ◀l’▶existence même des régions, que beaucoup tiennent pour douteuse, ou difficile à promouvoir sinon tout à fait impossible dans certains ◀de▶ nos pays. À quoi ◀l’▶on ne peut répondre — comme d’ailleurs à la plupart des objections portant sur ◀le▶ passage des nations aux régions, puis des régions à ◀la▶ fédération — que par un vigoureux effort ◀d’▶information sur ce qui existe déjà et sur ce qui est en train de se faire, de toutes parts.
Imaginons un tableau des régions ◀de▶ ◀l’▶Europe qui décrirait leurs réalités actuelles et virtuelles, recenserait leurs ressources, prendrait ◀la▶ mesure ◀de▶ leurs pôles ◀de▶ croissance, ◀de▶ ◀l’▶intensité ◀de▶ leurs échanges et ◀de▶ ◀l’▶orientation des flux ◀de▶ biens et ◀de▶ services tant culturels qu’économiques et techniques, enfin chercherait à prévoir ◀les▶ structures obligées ou probables des réseaux ◀de▶ relations interrégionales définissant ◀l’▶espace européen. Un tel tableau ferait apparaître aux yeux des hommes politiques et des citoyens alertés une Europe des réalités, insoupçonnée, et par-là même, ◀la▶ possibilité, voire ◀l’▶imminence ◀d’▶une fédération européenne solidement fondée dans ◀la▶ vie créatrice et quotidienne des Européens.
Nous pensions tous, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, dans ◀l’▶enthousiasme des congrès qui lancèrent ◀le▶ mouvement européen — Montreux, La Haye, Lausanne, Westminster et Bruxelles — que ◀l’▶Europe se ferait lorsque ◀la▶ volonté européenne ◀l’▶emporterait sur ◀les▶ volontés nationales.
Nous sommes plusieurs à penser aujourd’hui que ◀l’▶Europe des États-nations ne se fera pas ou se fera trop tard, qu’elle est une contradiction dans ◀les▶ termes, une utopie, et pire que cela : un objectif anachronique.
◀L’▶Europe se fera — et sera fédérale — lorsque ◀les▶ volontés locales et régionales ◀l’▶emporteront sur ◀les▶ mythes nationaux au nom desquels on ◀les▶ a brimées depuis des siècles.
Car ◀les▶ volontés créatrices ◀de▶ ◀la▶ région nouvelle vont du même mouvement vers ◀l’▶Europe, en sautant ◀l’▶étape nationale.