Sur l’▶automne 1932
ou ◀la▶ naissance du personnalisme
Déclics irréguliers ◀de▶ ◀la▶ machine à poinçonner ◀les▶ fiches ◀d’▶entrée, derrière ◀la▶ porte en verre bosselé qui bat pendant une dizaine ◀de▶ minutes, vers sept heures du matin, sans aucun rythme, à quelques mètres ◀de▶ mon rez-de-chaussée ◀d’▶HBM, route ◀de▶ Clamart, Issy-les-Moulineaux. Je ne vois rien ◀d’▶autre que cette porte qui bat en haut ◀de▶ quatre marches ◀de▶ ciment, et ◀le▶ flot des ouvriers pressés, précipités par ◀la▶ crainte ◀d’▶être en retard. Déclics irréguliers ◀de▶ ◀la▶ perforation et ◀de▶ ◀l’▶impression ◀de▶ ◀l’▶heure et ◀de▶ ◀la▶ minute sur un ticket glissé dans une fente exacte : peu de chose pour ◀l’▶oreille, mais moralement l’un des bruits ◀les▶ plus humiliants que ◀l’▶homme ait inventés. ◀Le▶ fait même ◀d’▶exister souffre ici. Tout ce que ◀l’▶œil enregistre est laid, sol cimenté, mur gris, coin ◀de▶ ciel sombre, et quelques toits ◀de▶ pavillons minables au-dessus ◀d’▶une enceinte ◀de▶ briques. ◀Les▶ couleurs du monde sont éteintes, courant coupé, musique interrompue. Je ne vois cela que ◀les▶ jours où je suis malade, angine ou grippe, et ◀la▶ gentille redoutable concierge fait irruption dans mon deux-pièces portant un bol énorme, et glapissant : « Un lait au miel avec du rhum ! Buvez-◀le▶ pendant qu’il est chaud ! » Il faut que j’y passe. C’est trop chaud et c’est écœurant. Et ça recommence chaque matin. (Guérir aussi vite que possible.) Normalement, je suis à sept heures dans ◀le▶ bureau du directeur ◀de▶ ◀l’▶imprimerie. Puis je prends ma place à une table dans un coin ◀de▶ ◀l’▶atelier des correcteurs. Je suis chargé ◀d’▶un service ◀d’▶éditions que j’ai dû d’abord mettre sur pied. Je sais maintenant ce que signifient une « remise aux libraires », « un treize douze », une « justification ». J’ai appris ces rudiments en allant questionner mine ◀de▶ rien des aînés qui sont ◀de▶ ◀la▶ partie, dans ◀le▶ triangle Montparnasse, Sorbonne, Saint-Germain-des-Prés. J’y vais en train, vingt-cinq minutes ◀de▶ Clamart à ◀la▶ gare Montparnasse, plus huit minutes à pied ◀de▶ ◀la▶ voûte ◀d’▶entrée ◀de▶ notre bloc à ◀la▶ gare locale, à travers des terrains vagues : journées asservies à ◀l’▶horaire, minutage des travaux, rendez-vous aussi difficiles à tenir qu’à obtenir.
Ce qui m’avait amené là ?
J’étais ◀de▶ toute passion et ◀d’▶unique ambition un écrivain : je ne me voulais rien ◀d’▶autre. Je plaçais Pascal et Rimbaud mais aussi Hölderlin et Novalis à ◀l’▶ascendant ◀de▶ mon horoscope idéal, ◀le▶ réel étant goethéen non seulement par ◀le▶ signe natal ◀de▶ ◀la▶ Vierge mais par ◀l’▶influence du Lion. Pourtant, ◀de▶ mes études assez poussées — Neuchâtel, Vienne, Genève en huit semestres, lettres latines, allemandes et françaises, fortement étoffées ◀de▶ philosophie, ◀de▶ psychologie et ◀d’▶histoire — j’avais retenu précisément ce qui n’était pas littéraire : ◀les▶ cours ◀de▶ Max Niedermann sur ◀la▶ linguistique ◀de▶ Saussure et ◀de▶ Meillet, et ◀les▶ séminaires ◀de▶ Jean Piaget sur ◀l’▶épistémologie génétique et ◀la▶ représentation du monde chez ◀l’▶enfant. (Il nous initiait aussi à ◀la▶ psychanalyse et nous introduisait dans des maisons ◀de▶ santé pour y interroger paranoïaques et schizophrènes, en guise de « travaux pratiques ».)
À vrai dire, ◀la▶ littérature représentait déjà pour moi une manière ◀de▶ saisir des phénomènes vécus aussi peu « littéraires » que possible — du moins voulais-je m’en persuader — et ◀d’▶y participer tout en ◀les▶ informant. Et ◀le▶ produit ◀de▶ cette interaction devait être d’une part ◀l’▶œuvre écrite, un style d’abord, seul instrument qui pût capter un éventuel « message » pour notre époque ; d’autre part ◀la▶ métamorphose ◀d’▶un individu empirique, ◀d’▶un moi contingent et fortuit, mal formé, mal écrit en quelque sorte, mais en quête ◀de▶ sa secrète identité, et d’abord ◀de▶ son style ◀de▶ vie ; ◀l’▶inventant par ◀la▶ quête elle-même… J’avais refusé un poste ◀de▶ professeur en Chine, au lendemain ◀de▶ mes derniers examens. Je voulais aller vivre, agir, écrire, au lieu où se déroulait ◀l’▶Aventure ◀de▶ ◀l’▶esprit : ce ne pouvait être alors, et pour moi, que Paris. Mais il fallait trouver ◀le▶ moyen ◀d’▶y subsister et je n’en connaissais aucun. Mes études ne m’avaient préparé que pour ◀l’▶enseignement, en somme, exclu sans discussion ◀de▶ mon programme ◀de▶ vie. Quant à une carrière littéraire : je ne pensais pas qu’un écrivain, du moins tel que je voulais être, pût « vivre ◀de▶ sa plume » ni que ce fût acceptable.
Quelques semaines après mes examens finals, un téléphone ◀de▶ Paris m’offrait un job dans une société ◀d’▶imprimerie et ◀de▶ publications protestantes en formation. J’aurais à diriger et d’abord à créer ◀le▶ département ◀de▶ ◀l’▶édition. J’ignorais tout ◀de▶ ce métier. Et puis enfin… il y avait loin de ◀l’▶emportement surréaliste ◀de▶ mes vingt ans au secrétariat peut-être obscurément utile des Éditions « Je sers » (car tel serait leur nom…). Mais j’acceptai immédiatement : j’avais changé.
Des châteaux ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale aux HBM d’Issy-les-Moulineaux, il y avait eu dérive, crise et rupture. Mais aussi quelque chose s’était produit, ◀d’▶assez proche de ce qu’on nomme une conversion — terme qui m’a toujours paru inacceptable et offusquant, s’agissant ◀de▶ moi. Dans un jour mat, près du bruit des machines, j’achevais ◀de▶ me réveiller, dégrisé. À travers mes errances danubiennes, et tant de nuits en train, ◀de▶ Vienne par Leoben noire et sonore, Udine au petit matin, Venise au loin sur sa lagune (souvenirs aigus du Danieli), Vicence, Vérone en fin ◀d’▶après-midi au pied des longues collines piquées ◀de▶ villas claires et ◀d’▶éclats du couchant sur une fenêtre, jusqu’aux jardins abandonnés ◀d’▶un palais fou au bord du lac ◀de▶ Garde ; puis plus tard, seul et séparé, mes promenades aux lisières des forêts souabes, — ◀les▶ voies que j’avais suivies sans savoir où j’allais ne m’avaient pas conduit seulement du rêve romantique et passionnel à ◀la▶ « réalité rugueuse à étreindre », mais aussi ◀d’▶un mysticisme orientalisant aux certitudes quelque peu provocantes ◀d’▶un néophyte ◀de▶ ◀la▶ théologie dialectique, connue en France par ◀de▶ rares initiés. (◀De▶ l’un ◀d’▶eux, Pierre Maury, m’était venu ◀l’▶appel. Il me suivait ◀de▶ près depuis deux ans, et me savait littéralement par cœur.)
Après un hiver et un printemps dans un hôtel minable, près de ◀l’▶Odéon — ◀d’▶où parfois je sortais ◀la▶ nuit en habit et chapeau claque pour aller à quelque « bal blanc » danser devant une rangée ◀de▶ faces-à-main avec ◀les▶ plus beaux noms ◀de▶ France —, j’avais plongé dans mon nouveau métier en m’installant dans ce deux-pièces-cuisine ◀de▶ banlieue neuve.
Au moment où ◀le▶ sort veut que je corrige ◀les▶ épreuves du Paysan du Danube (qui paraît à Lausanne, à tirage limité), tout en moi s’est tourné vers d’autres horizons que ceux ◀d’▶un romantisme influencé par ◀l’▶occultisme et ◀le▶ surréalisme. J’ai fait demi-tour : tout reste là, mais changé ◀de▶ signe… ◀L’▶essai que j’écris sur Goethe, fin février 1932, pour ◀le▶ centenaire ◀de▶ sa mort, décrit ce passage ◀de▶ ◀l’▶ambition magique à ◀l’▶action, la première devenant potentielle, la seconde actuelle.
Je rentre ◀de▶ Francfort où nous avons tenu un congrès des jeunesses européennes. J’y suis allé avec des camarades ◀de▶ petits groupes politiques en formation. J’ai dormi dans ◀le▶ filet à bagages ◀d’▶un wagon ◀de▶ troisième classe. À Francfort, nous étions logés dans une auberge ◀de▶ jeunesse. Philippe Lamour présidait, mèche romantique, bras en écharpe ; il dirigeait alors ◀la▶ revue Plans et son groupe avait pris ◀l’▶initiative ◀de▶ ◀la▶ rencontre. J’ai connu là l’un des premiers ennemis intimes ◀d’▶Hitler, Otto Strasser en uniforme ◀de▶ chef du Front noir, et plus près de nos idées, Harro Schulze-Boysen, chef du groupe « Gegner » (◀les▶ Adversaires), futur héros ◀de▶ ◀la▶ Résistance allemande, intransigeant et beau, et qui mourra martyr dix ans plus tard. ◀Le▶ Carnaval animait ◀les▶ ruelles voisines ◀de▶ ◀la▶ place du Römer, palais ◀de▶ ◀l’▶élection des souverains du Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique15. J’avais conscience ◀de▶ ◀la▶ précarité ◀de▶ ◀l’▶époque « tardive » et « décadente » où nous vivions. J’écrivais sur ma table improvisée (un rayon ◀de▶ placard sur deux valises) ces lignes :
…les temps nous pressent de toutes parts au choix, jusque dans nos admirations, nous pressent ◀d’▶affecter toute chose, même spirituelle, ◀d’▶une sorte ◀de▶ coefficient ◀d’▶utilité. En ce jour ◀de▶ février 1932, dans ce Francfort en proie au Carnaval et à ◀l’▶angoisse, ce n’est pas moi qui pose la question : elle m’assiège… Un immense glissement ◀de▶ ◀la▶ réalité hors des cadres ◀d’▶une logique statique et cartésienne nous porte en des régions nouvelles ◀de▶ ◀l’▶esprit où ◀l’▶action redevient notre seul critère ◀de▶ cohérence… C’est dire que nous demandons aux œuvres que nous aimons ◀de▶ témoigner ◀d’▶une certaine force ◀de▶ révolte. Notre premier mouvement nous porte pers Rimbaud, nous détourne ◀de▶ Goethe. Mais prenons garde ◀de▶ tomber dans un conformisme à rebours, victimes ◀de▶ valeurs sentimentales héritées des temps révolus. Prenons garde ◀de▶ nous laisser convaincre par ◀les▶ seuls éclats ◀d’▶un fanatisme à vrai dire splendide. Plus que jamais, il faudra s’appliquer à distinguer dans ce vertige ◀la▶ réelle puissance ◀d’▶une voix volontairement assourdie. ◀Le▶ silence ◀de▶ Goethe n’est pas moins dangereux, pour qui sait ◀l’▶entendre, que ◀l’▶imprécation ◀de▶ Rimbaud ; et tous deux nous contraignent aux tâches immédiates, c’est-à-dire : à ◀l’▶actualisation ◀de▶ notre réalité. « Il faut être absolument moderne. »
Dès mes premiers pas dans Paris, j’avais compris que ◀les▶ milieux dits littéraires ◀l’▶étaient autant que ◀les▶ spectateurs ◀d’▶un match sont sportifs. Seul, ◀le▶ petit bureau où Jean Paulhan dirigeait et faisait ◀la▶ NRF constituait un lieu propice aux surprises, un piège à ◀l’▶insolite intellectuel, quelque peu comparable à ce qu’on nommera plus tard en physique atomique une chambre à bulles. Mais chez Charles Du Bos à Versailles, j’avais rencontré un personnage ◀d’▶aspect massif, courtois et souriant, dont ◀l’▶accent russe amenuisait ◀les▶ mots, encore qu’il parlât volontiers ◀de▶ « rigueur doctrinale et révolutionnaire ». Il me remit un manifeste ◀de▶ deux pages dont cette phrase me frappa, tapée en majuscule :
« ni individualistes ni collectivistes,
nous sommes personnalistes ! »
À 15 ans, militant socialiste-révolutionnaire à Moscou, il avait échappé ◀de▶ justesse au poteau, pendant ◀les▶ journées ◀d’▶Octobre. (Pris dans une rafle, des tracts plein ◀les▶ poches, on ◀le▶ pousse dans une file ◀de▶ prisonniers vers ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀l’▶exécution. Un officier ◀de▶ police inspecte ◀la▶ colonne : « Quel âge as-tu, toi ? — 15 ans. » ◀L’▶officier ◀le▶ considère avec curiosité et tout ◀d’▶un coup : « Tu as ◀de▶ ◀la▶ chance, c’est ◀l’▶âge ◀de▶ mon fils ! Tiens, voilà tout ce que tu mérites [un grand coup de pied] et fiche-moi ◀le▶ camp ! ») Sa famille avait fui en Allemagne. À Fribourg-en-Brisgau, il avait suivi ◀les▶ cours ◀de▶ Heidegger. Né juif, il devenait catholique, et signait Alexandre Marc des articles ◀d’▶un ton violent qui paraissaient dans ◀la▶ revue Plans, où il m’introduisit bientôt. C’est par lui que j’ai connu — ou reconnu — ◀le▶ nom même du personnalisme et ◀les▶ rudiments ◀d’▶une doctrine que ma récente découverte ◀de▶ ◀la▶ théologie barthienne me préparait à accueillir comme une expression adéquate ◀de▶ mes certitudes naissantes. Et c’est aussi par ◀l’▶entremise ◀de▶ Marc, je pense, que je rencontre peu de temps après Emmanuel Mounier qui préparait Esprit, et Arnaud Dandieu qui allait inspirer ◀le▶ groupe ◀de▶ l’Ordre nouveau. Une pléiade ◀de▶ petits foyers se met à scintiller sur ◀le▶ tableau ◀de▶ bord ◀d’▶une génération qui démarre.
En juin 1932, je publie dans ◀la▶ revue Présence que Gilbert Trolliet dirige à Genève un article dont voici quelques extraits :
« Présence » et « réalisation », ces deux thèmes ◀de▶ ton enquête sur ◀l’▶Humanisme, je ◀les▶ nouerai dans ◀le▶ seul mot ◀d’▶actualisation. C’est ◀le▶ mot ◀de▶ passe ◀d’▶une génération révolutionnaire. Et en même temps ◀la▶ définition ◀de▶ notre humanisme, s’il est bien cette volonté ◀de▶ vivre « humainement » que dans ◀le▶ monde entier nous voyons se dresser contre ◀la▶ stérilisante convention capitaliste, contre ◀le▶ malthusianisme des virtuoses ◀de▶ ◀la▶ pensée sans douleur, contre une bourgeoisie que ◀la▶ jouissance du téléphone et ◀de▶ ◀l’▶ascenseur console ◀de▶ sa déchéance morale, déchéance jalousée d’ailleurs par un prolétariat tout abruti ◀de▶ travail et ◀de▶ cinéma. ◀L’▶humanisme ◀d’▶un homme ◀de▶ 1932 et qui veut vivre, au lieu d’amèrement languir, c’est ◀la▶ Révolution, mais quelle ? Défense ◀de▶ ◀l’▶homme total contre tout ce qui tend à ◀le▶ mécaniser, à ◀le▶ disqualifier, à ◀le▶ châtrer ◀de▶ toute violence spirituelle et créatrice. ◀Le▶ seul climat qui permette et suscite ◀l’▶aventure spirituelle. ◀Le▶ seul aussi qui donne un sens à ◀la▶ douceur ◀de▶ vivre, à ◀la▶ tendresse. Et comment se défendre, sinon par ◀l’▶attaque ? Sinon par ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀l’▶identité nécessaire ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action ; sinon par ◀l’▶effort ◀d’▶instaurer une économie générale ◀de▶ ◀la▶ vie impliquant cette identité et fondant sur elle ses valeurs ◀les▶ plus hautes et ◀les▶ plus quotidiennes à la fois. Car s’il faut une morale simple, nous ne saurions admettre que celle qui dirait : « Faites ce que vous pensez, pensez ce que vous faites. » Alors que ◀la▶ formule ◀d’▶une éthique bourgeoise est au contraire : « Faites comme tout-le-monde, et pensez ce que vous n’oserez jamais faire. »
Faut-il, pour d’autres, préciser que ◀le▶ manque ◀d’▶originalité ◀de▶ telles remarques constitue précisément à nos yeux leur intérêt humain ? Dans leur simplicité, elles suffiront longtemps encore à provoquer ◀l’▶indignation révélatrice ◀de▶ tous ◀les▶ amateurs ◀d’▶inextricable ; d’autre part, elles définissent suffisamment ◀la▶ cause commune ◀de▶ ◀la▶ jeunesse européenne.
◀Le▶ congrès ◀de▶ Francfort, organisé par Plans, a révélé cette unité fondamentale que créent en nous non pas des maîtres ni des noms, mais ◀la▶ consternante misère ◀d’▶une époque où tout ce qu’un homme peut aimer et vouloir se trouve coupé ◀de▶ son origine vivante, flétri, dénaturé, inverti, saboté. ◀La▶ Révolution pour nous n’est pas ◀la▶ haine ; et ce n’est pas détruire. C’est ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶homme en tant qu’homme et qui sent.
« Une Actualité inséparable ◀d’▶une Réalisation », disais-tu. Formule qui, je ◀le▶ sais, éveille un même « accord » profond, appelle une même « résolution » concrète chez ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ notre génération, ceux ◀de▶ l’Ordre nouveau (Arnaud Dandieu, Robert Aron), ceux du groupe naissant qui s’intitule Esprit (Georges Izard, Emmanuel Mounier), ceux encore qui, venant ◀de▶ ces groupes, collaborent à Plans avec Philippe Lamour (Alexandre Marc, René Dupuis). Et tant d’autres ici, qui chaque jour se découvrent et sont découverts. À ◀l’▶extrême droite, ◀le▶ groupe ◀de▶ Réaction (Thierry Maulnier) ; chez ◀les▶ jeunes protestants, ◀le▶ groupe barthien ◀de▶ Hic et Nunc ; chez ◀les▶ poètes philosophes, certains éléments subsistants ◀de▶ Philosophies, ou naissants, ◀de▶ Réalité. (Et je ne parle ici à peu près que ◀d’▶amis, parisiens au surplus). Jamais, peut-être, une génération n’avait trouvé spontanément pareille communauté ◀d’▶attitude essentielle. C’est qu’aucune jamais n’eut à dévisager une menace aussi pressante et planétaire. Rien ne peut plus nous détourner ◀de▶ ◀la▶ solidarité du péril. Et ◀les▶ problèmes exquis où s’attardent encore ceux que je décrirai comme ◀les▶ Prêtres ◀de▶ ◀l’▶Insoluble, nous n’avons plus ◀le▶ droit ◀d’▶y prêter une libérale complaisance. Laisse donc tous ces noms dont se meublent ◀les▶ notes ◀de▶ ton enquête, comme ◀de▶ guéridons démodés supportant des bouquins ◀d’▶ornement : ◀la▶ cause des intellectuels n’est plus celle ◀de▶ ◀l’▶esprit16. Laisse-◀les▶ donc chercher, jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ leurs loisirs fiévreux, s’il faut faire quelque chose, et comment et pourquoi. Ce que nous devons faire est toujours assez simple, est toujours évident dès que nous possédons ◀le▶ courage ◀de▶ ◀le▶ voir et ◀de▶ ◀l’▶assumer.
Un acte ◀de▶ présence à ◀la▶ misère du siècle, une présence enfin qui soit un acte : car pour nous désormais ◀la▶ Révolution vit, si nous vivons. Autour de nous tout craque et nous appelle. Sur ◀les▶ tenants ◀d’▶un ordre délabré, ◀le▶ Souci tend son aile mortifère, — ◀la▶ Frau Sorge ◀de▶ notre Goethe. ◀De▶ tout cela nous ne sommes plus, n’appartenant plus à ◀la▶ mort, mais au combat ◀de▶ ce qui meurt et ◀de▶ ce qui renaît par cette mort. ◀La▶ neurasthénie broie ◀les▶ villes, où nous sommes peut-être seuls à connaître ◀la▶ force et ◀la▶ présence. Nous connaissons ◀la▶ vérité. Qu’elle soit tombée du ciel ou qu’elle éclate dans ◀les▶ choses, on nous demande seulement ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ saisir dans son impérieuse évidence et dans sa violence éternelle. Privilège à vrai dire sans mesure ; oserai-je écrire : sans espoir ? Tâchons ◀d’▶être joyeux et humbles.
À ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶été, rentrant ◀d’▶une décade sur Goethe à Pontigny, je trouve une assez longue lettre ◀de▶ Jean Paulhan :
Croyez-vous qu’il soit prudent, ingénieux ou sage ◀de▶ se mettre à dix-huit pour découvrir ◀la▶ vérité ? J’espère bien que non. (Mais c’est pourtant un peu ◀le▶ sentiment que je garde ◀de▶ votre Cause commune .)
Mais pour se plaindre ◀de▶ ne pas ◀l’▶avoir découverte ? Soit. Mais pour dresser un cahier ◀de▶ revendications ? Peut-être. Mais pour préciser ◀les▶ conditions auxquelles ◀la▶ vérité devrait ◀d’▶être acceptable ? Sans doute ; mais n’allez pas beaucoup plus loin. Et déjà il me semble que vous entendez par « révolution » trop ◀de▶ choses, ou trop peu. Quant à « humanisme »… vous m’accorderez bien que c’est surtout ce qui dépasse ◀l’▶homme qui vous intéresse. Alors pourquoi reprendre des mots qui ont tant (et si mal) servi ?
Pourtant… Ne serait-il pas intéressant ◀de▶ réunir, pour un numéro spécial ◀de▶ ◀la▶ NRF toutes ◀les▶ sortes ◀de▶ revendications dont il s’agit ◀de▶ Th. Maulnier à Dandieu ? Accepteriez-vous ◀de▶ vous en charger, ◀de▶ présenter ◀les▶ témoignages, ◀de▶ conclure ? Cela pourrait être assez intéressant, je crois, peut-être assez grave.
Oui, mais je vis en plein chantier. Je commence à meubler (marché aux puces ◀de▶ Saint-Ouen) ◀l’▶appartement que je vais partager rue Saint-Placide avec mon cousin Daniel Bovet, chimiste à ◀l’▶Institut Pasteur17. Nos éditions viennent de se transporter rue du Four, où elles ont ouvert une très spacieuse et très moderne librairie. ◀Le▶ comité directeur ◀de▶ L’Ordre nouveau y tient souvent des séances nocturnes, présidées par Arnaud Dandieu. Nous discutons thèses doctrinales et tactique, et préparons des manifestations publiques (dont l’une sur ◀le▶ « cancer américain » se tiendra Salle des Sociétés ◀de▶ géographie dans une atmosphère houleuse à souhait).
Dans ◀le▶ même quartier, rue des Saints-Pères, Mounier et Izard animent ◀la▶ revue Esprit (dont le premier numéro paraît au début ◀d’▶octobre) et un mouvement ◀de▶ militants, ◀la▶ « Troisième Force ». Alexandre Marc assure avec moi ◀la▶ liaison entre ◀les▶ deux groupes personnalistes, si différents par leurs styles ◀de▶ pensée, leurs tabous et leurs allergies, parfois réciproques.
Au surplus, je suis à ◀la▶ veille ◀de▶ publier une petite revue intitulée Hic et Nunc , dont j’assume ◀l’▶entière responsabilité matérielle : finances à trouver je ne sais où, administration, qui se fera chez moi rue Saint-Placide, mise en pages, corrections, etc. Sur un tout autre plan qu’ Esprit , péguyste et catholique ◀de▶ gauche, et que L’Ordre nouveau , qui prend ses références dans Proudhon, Marx et Nietzsche18, ◀les▶ « cahiers périodiques » que je prépare avec un groupe ◀d’▶écrivains, ◀de▶ philosophes et ◀de▶ théologiens protestants — Roger Breuil, Henry Corbin, Roland de Pury, Albert-Marie Schmidt — seront consacrés à ◀la▶ défense et à ◀l’▶illustration ◀d’▶une théologie dialectique et ◀d’▶une philosophie existentielle dans ◀la▶ lignée ◀de▶ Kierkegaard, Dostoïevski, Karl Barth et Martin Heidegger, non sans références à Calvin pour ◀la▶ doctrine politique, que je définirai dès le premier numéro comme une « politique ◀de▶ pessimisme actif ».
Quant à ◀l’▶attitude que veut signifier notre titre et qui nous est commune à tous ◀les▶ cinq, rien ne ◀la▶ définit mieux que ces lignes ◀de▶ ◀l’▶article ◀d’▶Henry Corbin :
Que signifie être-là ? (…) Par existence, nous ne pouvons essentiellement entendre que décision concrète, décision devant un possible parmi tous ◀les▶ possibles, qui dans cette décision vérifie pour nous sa réalité et sa réalisation. Elle n’est pas une hypostase ni une fixation théorique, elle a lieu chaque fois dans ◀l’▶instant, hic et nunc.
Seul à faire partie des trois groupes et à collaborer dès le premier numéro aux trois revues où ils s’exprimaient, je ne retrouve dans mes souvenirs nulle trace ◀d’▶en avoir jamais conçu gêne ou malaise, bien au contraire. Cette triple allégeance m’assurait à la fois ◀la▶ liberté et plusieurs possibilités complémentaires ◀de▶ participer, ◀de▶ m’engager, voire ◀d’▶assurer ces tâches pratiques dont j’ai toujours eu ◀le▶ goût et ◀le▶ besoin. Elle m’obligeait à vérifier ou rétablir sans cesse ◀la▶ cohérence ◀de▶ mes options théologiques, philosophiques et politiques. Et elle me permettait surtout ◀de▶ ne pas me laisser emprisonner dans ◀les▶ « disciplines ◀de▶ vote » qui tendent très vite à s’instaurer dans ◀de▶ tels groupes. Du même coup, j’échappais à ◀la▶ tendance inverse, ◀le▶ scissionnisme.
Dandieu reprochait à Esprit un certain vertuisme ◀de▶ catholiques ◀de▶ gauche. Mounier reprochait à L’Ordre nouveau un ton tranchant, un certain sectarisme. Je leur donnais parfois raison. À Hic et Nunc j’étais avec des frères, mais seul préoccupé ◀de▶ tirer ◀de▶ nos recherches et ◀de▶ nos certitudes nouvelles des conséquences politiques et sociales, et ceci me ramenait vers ◀les▶ deux autres groupes.
Ma position, que ◀l’▶on eût pu croire « à mi-chemin » entre Esprit et L’Ordre nouveau , était en réalité ◀de▶ coïncidence partielle, mais alors sans réserve, d’une part avec ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ doctrine ON (analyse dichotomique des fonctions créatrices et du domaine colonisé par ◀la▶ raison et ◀la▶ technique, fédéralisme ◀de▶ bas en haut, agressivité scientifico-technique mise au service ◀de▶ ◀la▶ personne), d’autre part avec ◀l’▶ambition communautaire ◀de▶ Mounier. Mais c’était bien au nom d’une ombrageuse orthodoxie barthienne que j’acceptais tout cela — et demandais davantage19.
J’ai dit depuis que ◀la▶ liberté, c’est ◀le▶ droit ◀d’▶appartenir à plus ◀d’▶un club.
Jean Paulhan ◀de▶ retour ◀le▶ 6 octobre, et ◀les▶ textes devant être remis ◀le▶ 1er novembre en principe, j’eus trois semaines pour solliciter et suggérer, obtenir, organiser et présenter une douzaine ◀de▶ textes, puis pour ◀les▶ faire accepter ou du moins tolérer par Paulhan ; ◀le▶ tout dans un concert quelque peu discordant ◀d’▶exigences, ◀d’▶exclusives, ◀de▶ démissions ◀de▶ ◀l’▶ON, ◀de▶ lettres recommandées et ◀de▶ pressions diverses, individuelles ou collectives.
◀Le▶ 1er décembre 1932, ◀le▶ Cahier ◀de▶ revendications parut eu tête ◀de▶ ◀la▶ NRF , réunissant ◀les▶ signatures des treize porte-paroles ◀de▶ groupes qui se disaient et se voulaient « révolutionnaires20 ».
Dans cette cacophonie ◀de▶ refus ◀de▶ ◀la▶ société où nous vivions (◀l’▶hitlérisme montant et ◀la▶ guerre jetaient déjà leurs ombres), on pouvait distinguer deux thèmes, ou deux orientations maîtresses que je tentai ◀d’▶analyser dans ◀les▶ Conclusions que voici :
Nous sommes une génération comblée. Comblée ◀de▶ chances ◀de▶ grandeur, et comblée ◀de▶ risques mortels. Pour ◀la▶ jeunesse ◀de▶ 1932, ◀le▶ conflit ◀de▶ vivre, ◀le▶ paradoxe fondamental ◀de▶ toute « existence » se concrétise dans une « nécessité » révolutionnaire dont ◀l’▶ampleur est sans précédent. Ce n’est plus seulement ◀de▶ conflits ◀d’▶idées qu’il s’agit, ni même ◀de▶ conflits ◀d’▶intérêts. Mais pour nous, entrés dans ◀la▶ vie sous ◀le▶ coup ◀d’▶une menace ◀de▶ faillite planétaire, il ne peut s’agir ◀de▶ rien ◀d’▶autre que ◀de▶ ceci : s’entendre sur ◀le▶ meilleur ou sur ◀le▶ seul moyen ◀d’▶en réchapper, — ◀l’▶imposer. Ce n’est plus pour quelque idéal que nous avons à lutter maintenant, mais pour que ◀les▶ hommes vivent et demeurent des hommes.
Il y a deux camps : ceux qui veulent en sortir, — et ceux qui voudraient bien continuer, ayant certains intérêts dans ◀l’▶affaire. Entre eux, ◀la▶ masse des braves gens persuadés qu’après tout ça va se remettre, ça va durer, puisque ça dure depuis si longtemps. Masse ◀de▶ sourds, ◀de▶ muets et ◀d’▶aveugles, mais pas si sourds qu’ils ne s’irritent ◀de▶ nos cris. Il est vrai que certains, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, ont trop souvent crié au loup, par goût des atmosphères tragiques. Littérature et mauvais caractère. Il y avait ◀de▶ quoi vous lâcher, braves gens, vous n’aviez après tout rien ◀de▶ mieux à faire. Et vous pensiez que ◀la▶ révolution, c’était une bande ◀de▶ méchants garçons.
Puis vous avez pensé que c’étaient des gens dangereux et avides. Et maintenant, c’est vous qui glissez dans ◀l’▶angoisse. Vous et vos maîtres. Bientôt vous chercherez des équipes ◀de▶ sauvetage.
Ici paraît ◀le▶ communisme, comme une constatation ◀de▶ ◀la▶ faillite, une liquidation à un taux sous-humain. Voici ◀le▶ Plan, prêt à reprendre ◀l’▶entreprise sur des bases plus rationnelles. Mais si c’était cette « raison » déjà qui se trouvait à ◀l’▶origine ◀de▶ tout ◀le▶ mal ?
Telles sont ◀les▶ composantes ◀de▶ notre situation. Nous sommes là : n’y pouvant plus tenir longtemps ; ne pouvant accepter ◀de▶ nous battre pour un « ordre » et des « idéaux » criminels. Il y a ◀la▶ guerre proche. ◀La▶ ferons-nous ? pour qui ? Il y a ◀la▶ misère présente : pour quoi ◀la▶ supporterons-nous ? ◀La▶ révolution, ce n’est plus un état d’esprit, ni un refus des tâches ◀d’▶homme. ◀La▶ révolution est une nécessité au sens ◀le▶ plus banal du terme, et aussi à son sens ◀de▶ misère qui appelle. Nous ne sommes pas des « bourgeois-dégoûtés » ou des « prolétaires-avides-des-richesses-d’autrui », mais des hommes menacés, qui dévisagent ◀la▶ menace et contre-attaquent.
Et alors, toute une jeunesse va se dresser ? Va prendre parti, et agir ?… — Paralysie. — ◀Le▶ salut qu’on lui offre il faudrait qu’elle ◀le▶ paie du prix ◀de▶ ◀l’▶âme même.
On nous donne à choisir entre un régime bourgeois odieux, raté, dont beaucoup meurent — et d’autre part une espérance, une utopie, qu’il nous est impossible ◀d’▶accepter ◀de▶ « bon cœur », parce que nous n’y voyons qu’une réalisation épurée, tyrannique et privée ◀de▶ toute résistance interne, ◀de▶ cela justement que, dans ◀le▶ désordre régnant, nous détestons ◀de▶ toute ◀la▶ force ◀de▶ notre être : ◀la▶ primauté du matériel.
Comment penser — si penser est inséparable ◀d’▶une action — entre une bourgeoisie déchue et un marxisme faux ?
Ni à gauche, ni à droite, il n’y a rien pour nous. Nous nous plaçons à ◀l’▶origine ◀de▶ quelque chose ◀d’▶autre, dont ◀la▶ réalité échappe encore à ceux qui récitent Marx : une utopie sans doute, — du moins vraie celle-là.
◀Les▶ témoignages qu’on a pu lire dans ce Cahier définissent deux positions révolutionnaires malaisément comparables : l’une matérialiste, l’autre personnaliste ; la première en voie ◀de▶ réalisation en URSS, la seconde encore mal dégagée ◀de▶ sa période ◀de▶ gestation doctrinale. Tout le monde sait ce que signifie politiquement ◀le▶ vieil appel à ◀la▶ lutte des classes, ce pragmatisme, cet acte ◀de▶ foi optimiste dans ◀le▶ cours « dialectique » ◀de▶ ◀l’▶Histoire, qui caractérisent ◀la▶ position marxiste. Par contre, ◀les▶ bases doctrinales exposées ici par des membres ◀d’▶ Esprit ou ◀de▶ L’Ordre nouveau , pour n’être pas entièrement originales, ne peuvent manquer ◀de▶ déconcerter tous ceux qui n’imaginent ◀de▶ choix possible qu’entre un capitalisme plus ou moins fascistisé, et un communisme plus ou moins taylorisé.
◀Les▶ marxistes détiennent ◀l’▶avantage certain ◀de▶ tabler sur une utopie partiellement traduite en faits. C’est même, à voir ◀les▶ choses ◀de▶ près, leur meilleur argument contre ◀les▶ révolutionnaires non marxistes. Mais comment nous laisser convaincre par une réussite matérielle, temporaire, et d’ailleurs discutable ? C’est ◀l’▶homme qui se révolte en nous contre ◀le▶ marxiste. Vous n’y ferez rien. Et nous ne trahirons pas ◀l’▶homme tel qu’il est, sous prétexte qu’il faut se hâter, et qu’en Russie c’est en train de marcher. Nous jouerons tout sur une révolution vraie.
◀Les▶ catastrophes sont proches. Nous ne sommes plus ◀les▶ seuls à ◀le▶ dire. Beaucoup de capitalistes ◀l’▶ont si bien compris qu’on peut ◀les▶ voir déjà préparer en sous-main des terrains ◀d’▶entente avec ◀l’▶URSS. Nous ne pensons pas que ◀la▶ guerre soit, comme ◀l’▶écrit Henri Lefebvre, ◀la▶ seule « chance » des capitalistes. Il en est une moins coûteuse à risquer et qui consisterait à se laisser convaincre… Tout ◀les▶ y pousse, et ◀l’▶on se demande en vain quelle idéologie ◀les▶ empêcherait encore ◀de▶ répondre aux invites ◀de▶ ces parents naguère inavouables, mais qui soudain font mine ◀de▶ « réussir ».
N’est-ce donc plus qu’un conflit ◀d’▶intérêts ? Et ◀d’▶intérêts qui ne sont pas les nôtres, qui ne sont pas ◀les▶ intérêts réels ◀d’▶un être aux prises avec ◀la▶ condition humaine ? Ni pour ◀le▶ mensonge ◀d’▶hier, ni pour celui ◀de▶ demain nous ne verserons notre sang. Il y a une vérité qui domine et condamne tout cela.
Entre ◀le▶ communisme et ◀la▶ révolution personnaliste, ◀l’▶opposition doctrinale peut se définir simplement. ◀Les▶ uns croient, avec Marx, à ◀la▶ réalité ◀d’▶une dialectique ternaire ; ils placent leur espoir dans ◀l’▶avènement ◀de▶ synthèses successives, acheminant ◀l’▶espèce vers un équilibre final, triste réplique du millénium chrétien. ◀Les▶ autres, avec Proudhon, refusent toute synthèse, toute solution mécanique du conflit nécessaire et vital. Il n’y a pas ◀de▶ « troisième terme », — ou c’est ◀la▶ mort21. Mais ◀la▶ co-efficience ◀de▶ deux termes vrais, et assumés comme tels, c’est ◀la▶ personne.
◀L’▶opposition ◀de▶ Proudhon et ◀de▶ Marx, sur ◀le▶ terrain économique, traduit exactement ◀l’▶opposition ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Hegel dans ◀le▶ domaine religieux. Elle traduira demain ◀l’▶opposition des nations collectivistes et des patries personnalistes.
Mais où sont ◀les▶ motifs ◀de▶ notre choix ? J’en indiquerai trois :
1° ◀La▶ seule révolution qui nous importe concerne ◀l’▶homme, exprime ses données élémentaires : elle n’est qu’une projection du conflit ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀Les▶ marxistes nous accusent ◀de▶ mêler des notions « morales » — ainsi désignent-ils ◀la▶ notion ◀de▶ personne ! — aux forces politiques et historiques qui, selon eux, déterminent entièrement ◀le▶ devenir révolutionnaire. Mais c’est ◀de▶ ◀la▶ mythomanie : ◀les▶ Forces économiques, dont ils parlent avec tremblement, n’existent pas. Elles font partie ◀de▶ ces créations pseudo-mystiques qui pullulent dans un monde athée. Quelle que soit d’ailleurs ◀la▶ conception historique que ◀l’▶on ait, il faut pourtant reconnaître que ◀la▶ personne est un facteur décisif, sinon suffisant, du processus révolutionnaire, et que nier cette valeur décisive ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est désarmer ◀la▶ révolution.
Mais il y a plus. Si ◀la▶ personne est véritablement ◀l’▶élément décisif ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine, toute révolution est vaine qui se fonde sur des faits mortels pour ◀la▶ personne, même si « ces faits sont ◀les▶ faits » comme on voudrait nous ◀le▶ faire croire. Une révolution n’agit pas dans ◀le▶ vide, mais contre quelque chose : elle se fera contre ces faits. Elle sera « acte ».
2° ◀Le▶ matérialisme décrit un monde tel qu’on ne voit pas où ◀l’▶acte peut s’y insérer. Comment croire que ◀l’▶esprit puisse agir sur ◀les▶ faits autrement que par une suite ◀de▶ coups ◀de▶ force, ◀d’▶actes créateurs, — révolutionnant ◀le▶ déterminisme rigoureux ◀de▶ ◀la▶ matière abandonnée à elle-même ? ◀La▶ dialectique historique à trois temps est une arbitraire projection dans ◀les▶ choses ◀d’▶un mécanisme ◀de▶ « ◀l’▶intelligence-outil ». Théorie dont ◀le▶ fatalisme interne reparaît sans cesse dans ◀les▶ propos des marxistes ◀les▶ plus émancipés, ◀les▶ moins « mécanistes », théorie qui ôte à ◀l’▶acte toute efficacité créatrice et par là même doit être dénoncée comme antirévolutionnaire. ◀Le▶ matérialisme, c’est ◀l’▶opium ◀de▶ ◀la▶ révolution.
3° ◀La▶ conception personnaliste est seule capable ◀d’▶édifier un monde culturel, économique et social qu’anime un risque permanent, essentiel. ◀L’▶État marxiste idéal ne laisse subsister que ◀les▶ risques accidentels ; il réduit ◀l’▶aventure humaine à un déroulement indéfini ◀de▶ changements, justiciables tout au plus ◀de▶ ◀la▶ statistique.
Mais ◀les▶ marxistes répugnent à nous suivre sur ce terrain. Suivons-◀les▶ donc sur ◀le▶ leur. Ils opposent à nos « rêveries » ◀l’▶action. Qu’appellent-ils ◀l’▶action ? Est-ce un opportunisme purement tactique, ◀d’▶allure électorale ? « Toutes ◀les▶ tentatives qui ne se fondent pas sur ◀la▶ classe révolutionnaire ne comportent pas ◀de▶ points ◀d’▶application », écrit Nizan. Voilà bien ◀la▶ suprême « évasion » ◀de▶ nos intellectuels, même marxistes. Abdication ◀de▶ ◀la▶ pensée entre ◀les▶ mains du prolétaire qui, justement, avait besoin ◀d’▶être conduit par ◀la▶ pensée ◀de▶ quelques-uns 22 ! Mais ce sont ◀les▶ « rêveries » des « penseurs » qui ont fait toutes ◀les▶ révolutions ! Lénine réussit une révolution ◀d’▶intellectuels dans un pays qui compte à cette époque moins ◀de▶ 3 millions ◀d’▶ouvriers sur une population ◀de▶ 160 millions, et où ◀la▶ bourgeoisie existe à peine en tant que classe, d’ailleurs brimée. En février 1917, ◀les▶ bolchevistes sont 200. En octobre, ils s’emparent du pouvoir sur toutes ◀les▶ Russies. En 1932, ◀le▶ parti ne compte encore que deux millions ◀de▶ membres, sévèrement contrôlées.
« Mais, nous dit-on, ◀les▶ constructions ◀d’▶un Lénine n’étaient pas songes, elles s’appuyaient sur ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire. » Nous avons affaire ici à un véritable mysticisme ◀de▶ ◀la▶ réussite, à un fatalisme, à un pragmatisme historique dont ◀le▶ fondement matérialiste n’exige rien ◀de▶ moins qu’un acte ◀de▶ foi. Un tel mysticisme a-t-il en France ◀la▶ moindre chance ◀de▶ succès ? Où est sa tradition vivante en ce pays ?
◀La▶ violence des communistes français reste ◀le▶ plus souvent verbale, électorale ; elle n’est pas dans leur doctrine constructive. Elle se fonde sur des apparences, voire sur des faits actuels, mais insuffisamment analysés. ◀Les▶ faits, demain, parleront pour nous. L’Ordre nouveau , Esprit , travaillent dans ◀la▶ ligne des forces révolutionnaires profondes ◀de▶ ◀la▶ France. Cette révolte ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est ◀la▶ révolte ◀de▶ 89 dans ce qu’elle garde ◀de▶ valable et ◀de▶ dynamique ; c’est dès à présent ◀le▶ ressort ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Révolution française.
◀La▶ volonté, ◀la▶ possibilité ◀de▶ rupture, affirmée par ◀les▶ politiciens marxistes, mais niée en sous-main par leur doctrine, est ◀de▶ leur part une duperie manifeste. Je ◀les▶ entends menacer ◀le▶ bourgeois mais je ne vois pas en quoi ◀la▶ tyrannie du matériel qu’ils prônent est meilleure pour ◀les▶ hommes que ◀le▶ présent désordre. Je ne vois pas qu’ils connaissent ◀l’▶homme mieux que nous. Je ne ◀les▶ vois pas plus forts.
Je vois bien ◀l’▶accumulation ◀de▶ leurs griefs, — dont beaucoup sont les nôtres, mais nous en avons davantage. Ils jouent sur une révolte des hommes contre ◀le▶ capitalisme ; mais cette révolte va se tourner contre eux. On va voir qu’ils font ◀la▶ même chose, c’est-à-dire qu’ils font pire que ceux qu’ils attaquent23. Cela commence à se savoir. Ils promettent du pain, et croient ainsi triompher à la fois des bourgeois, et ◀de▶ ◀la▶ vérité humaine ◀de▶ nos doctrines antibourgeoises. Mais ils ne donnent pas ◀de▶ pain. Ceux qui ne promettent que du pain, finalement, n’en donnent jamais.
Nous avons en commun avec eux certains mots d’ordre immédiats : lutte contre ◀le▶ capitalisme, ◀le▶ fascisme, leurs mystiques et leurs créations politiques, condamnation ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀de▶ ◀la▶ « pensée » bourgeoise (◀la▶ pensée sans douleur !), des méthodes policières grâce auxquelles se maintient ◀le▶ désordre établi. Mais nous allons plus loin dans ◀la▶ critique ◀de▶ ce désordre jusqu’à ce point où ◀le▶ marxisme, révélant sa vraie nature, apparaît comme un cas privilégié ◀de▶ ◀la▶ folie capitaliste-matérialiste. Non, ce n’est pas une classe que nous devons sauver, c’est ◀l’▶homme menacé dans son intégrité. Sauver ◀l’▶homme, ce n’est pas sauver des consommateurs. Ce n’est pas sauver des entreprises, des nations, ◀les▶ intérêts (?) du monde. On nous demande : que signifie « sauver ◀le▶ monde » ? Rien. Au sens fort du mot, ◀le▶ salut n’est pas à débattre sur le plan ◀de▶ ◀l’▶humanité, mais entre ◀l’▶homme, entre tel homme et ◀la▶ Réalité qui seule peut garantir son être. — Encore faut-il que ◀les▶ conditions matérielles permettent à ce suprême et quotidien débat ◀d’▶avoir un sens, un point ◀d’▶application : ◀la▶ personne. Tel est, en dernière analyse, ◀le▶ fondement, ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ révolution nouvelle.
Ici, je ne dirai plus nous, mais je. À ◀la▶ question « Prenez-vous au sérieux vos idées, y croyez-vous ? », ◀les▶ hommes ◀de▶ ce temps n’aiment pas répondre, car c’est une question personnelle, une mise en question réelle. Je ◀la▶ cherche.
Ce qu’il faut pour légitimer un système ◀d’▶idées en elles-mêmes justes et opportunes, c’est une violence spirituelle qui existe déjà au-delà des bouleversements nécessaires ; une substance, une exigence impossible et qui est ◀la▶ seule chose que ◀les▶ hommes éprouvent dans ◀le▶ fond ◀de▶ leur être. Il faut derrière ces idées une masse volontaire, une pesante contrainte ◀de▶ foi, une pureté terrible et humble. Loin de moi ◀la▶ pensée que par des arguments nous pourrons triompher ◀d’▶autre chose que ◀d’▶arguments. À ◀l’▶effort admirable du peuple russe retrouvant ◀la▶ grandeur des luttes élémentaires, n’aurions-nous à répondre qu’un dogmatique « Tu te trompes » ? ◀Les▶ hommes n’entendront ◀de▶ nous que notre volonté ◀de▶ sacrifice, ◀de▶ pauvreté.
C’est dangereux, c’est grave ◀de▶ penser juste. ◀La▶ vérité ne peut exister parmi nous que sous ◀la▶ forme ◀d’▶une accusation personnelle. Il faut savoir entendre ce mutisme formidable. Je crois que seule ◀la▶ foi peut en donner jusqu’au bout ◀le▶ courage. Je parle ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne où je veux être, ◀de▶ ce suprême « choix » qui ne vient pas de moi, mais qui soudain me choisit, me saisit. Je parle ◀de▶ cette seule chose au monde qui n’ait pas besoin ◀d’▶arguments pour juger ◀les▶ idoles du monde ; ◀de▶ cette seule chose pour laquelle j’accepterais ◀la▶ mort, parce que ce ne serait pas crever bassement dans ◀la▶ haine, mais ce serait un acte enfin dans lequel je posséderais toute ma vie, d’un seul coup, en ◀la▶ donnant.
Je n’ai pas à sauver quoi que ce soit ◀de▶ ◀la▶ terre, mais seulement à recevoir ◀le▶ pardon. Or il n’est ◀de▶ pardon que pour celui qui agit. On me dira sans doute que je me perds dans ma mystique ? Allez, vous ne vous retrouvez que trop bien dans les vôtres ! Déjà ◀les▶ hommes ◀le▶ pressentent : il n’y a rien ◀d’▶autre à attendre que cette force surhumaine ◀d’▶entrer dans ◀l’▶Ordre ◀de▶ ◀la▶ Pauvreté, qui vaincra toutes ◀les▶ révolutions — après ◀les▶ avoir faites.
Je retrouve une page datée ◀de▶ février 1933, où je notais ◀les▶ réactions à ce Cahier ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ mes aînés. Chose curieuse, il s’agit uniquement ◀d’▶écrivains : je ne connaissais apparemment aucun homme politique notable. Voici quelques exemples :
Paul Desjardins : grand intérêt, émotion, conférence à ◀l’▶Union pour ◀la▶ Vérité.
Benda : id. article ?
Renéville : préfère ◀les▶ deux marxistes, ◀les▶ autres : « contre-révolutionnaires ».
Antonin Artaud : voudrait du sang, proteste contre ◀l’▶humanitarisme des marxistes.
Drieu la Rochelle : « bouleversé, ◀la▶ jeunesse est fasciste ! »
Eugène Dabit : aurait aimé en être avec son groupe prolétarien.
Gide : « troublé ».
Léon-Paul Fargue : « ◀La▶ Révolution, je ◀l’▶emmerde ! »
Daniel Halévy : mécontent, c’est vague.
Gabriel Marcel : enchanté, d’accord avec ◀l’▶ON.
Pierre Maury : beaucoup de littérature.
Robert Garric : « On n’envoie un tel SOS au monde que si tout semble actuellement déshonoré et perdu. »
Et il y eut ◀la▶ diatribe exaspérée ◀de▶ Paul Nizan dans ◀la▶ revue Europe.
Quand j’avais demandé un texte à ◀l’▶auteur des Chiens ◀de▶ garde, il était venu tout de suite sonner chez moi pour savoir qui devait être ◀de▶ ◀l’▶affaire. Il y eut pendant sa visite une panne ◀d’▶électricité, et il dut profiter ◀de▶ ◀la▶ lueur des réverbères ◀de▶ ◀la▶ rue Saint-Placide pour écrire près de ◀la▶ fenêtre, dans son petit carnet, ◀les▶ noms et qualités des treize participants. Il était myope et maigre, dur et frêle à la fois, méchant par sentimentalisme refoulé, pensais-je. J’admirai ◀la▶ rigueur ◀de▶ ◀l’▶interrogatoire qu’il avait préparé avec un soin visible, et auquel je répondis très complètement. ◀Le▶ 8 novembre, il m’écrivait qu’il avait remis son papier à Paulhan, et allait m’envoyer « des propositions ◀de▶ lutte commune sur des objectifs précis ». Mais soudain, dans un pamphlet intitulé : « Sur un certain Front unique » (Europe du 15 janvier 1933), il nous traite ◀de▶ « sergents recruteurs » et ◀de▶ « fascistes », et dénonce « une manœuvre trop claire… qui vise à établir une confusion propice, etc. » Bref, je ◀l’▶aurais trompé sur ◀la▶ composition et sur ◀les▶ objectifs du Cahier. (J’eus ◀la▶ naïveté ◀de▶ m’indigner ◀de▶ ce mensonge en service commandé. Je devais en voir d’autres par ◀la▶ suite, n’émanant pas souvent ◀d’▶aussi pures convictions.) Nizan s’imaginait vraiment « qu’il n’est pas question ◀de▶ faire quelque chose pour ◀les▶ ouvriers. Mais avec eux. Mais à leur service. ◀D’▶être une voix parmi leurs voix. Et non ◀la▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Il est question ◀d’▶être utile. Et non ◀de▶ faire ◀l’▶apôtre ». En fait, il n’avait ◀d’▶autre utilité que ◀de▶ « faire ◀l’▶apôtre » dans ◀les▶ revues bourgeoises au profit ◀de▶ ◀l’▶Appareil qui allait signer un pacte avec Hitler. C’était cela que ◀les▶ intellectuels ◀de▶ gauche jugeaient alors réaliste, efficace, pur et dur, révolutionnaire, et traduisant ◀l’▶aspiration des masses.
Plus sérieuses, ces lignes que m’adressait Paulhan ◀le▶ 9 décembre :
Il se dégage des nouvelles lettres que je reçois à peu près ◀la▶ réaction suivante : « Ce que dit D. ◀de▶ R… est très bien mais cela pourrait sembler dans un an tout à fait ridicule. Qu’est-il disposé à faire dès maintenant ? »
Je ne sais ce que je lui répondis alors, et ◀l’▶on va lire où je me trouvais un an plus tard, mais après un bon tiers ◀de▶ siècle, je vois ceci : pendant ces mois ◀de▶ ◀l’▶automne ◀de▶ 1932, à Paris, ◀le▶ destin ◀d’▶une génération intellectuelle s’est noué. Dès maintenant nos choix publiés engagent ce que nous allons « faire » ◀de▶ toute nécessité intime et déclarée, ◀le▶ temps venu. Nos destins individuels sont signés, eux aussi, dans ce Cahier — qui put apparaître à beaucoup comme une espèce ◀de▶ Kriegspiel révolutionnaire joué par ◀de▶ jeunes intellectuels sans expérience politique. On peut y lire que Nizan sera durement écœuré quelques années plus tard, car c’est une passion vraie (quoique égarée) qui ◀le▶ faisait alors nous traiter ◀de▶ fascistes, et pas seulement ◀la▶ discipline aveugle ◀d’▶un parti dont ◀le▶ chef allait signer ◀le▶ pacte scélérat (aussitôt acclamé par Aragon). Et de même, ◀la▶ vraie générosité qui anime ◀le▶ texte ◀d’▶Henri Lefebvre laisse pressentir qu’un jour ou l’autre, il sera contraint ◀de▶ rompre avec ce même parti. Mais surtout, ◀l’▶on peut voir se dessiner ◀les▶ lignes ◀de▶ force ◀de▶ ◀la▶ future Résistance à ◀l’▶hitlérisme, tracées par ◀les▶ personnalistes et par eux seuls. Certes, ◀les▶ communistes ◀les▶ rejoindront plus tard dans ◀les▶ maquis et ◀les▶ réseaux, après qu’Hitler aura échoué devant Moscou. Mais quant aux révolutionnaires qui ont souci ◀de▶ ◀l’▶homme, croient à ◀l’▶Esprit, et que ◀les▶ porte-paroles du stalinisme insultent en 1932 en annonçant que « leur rumination ira se perdre demain dans ◀le▶ fascisme français » (Nizan), il est clair que dès ce moment ils sont totalement engagés, voués à ◀la▶ lutte concrète, ◀la▶ lutte à mort, contre ce nazisme justement dont ◀le▶ communisme se fera dans peu ◀d’▶années ◀le▶ compère et ◀le▶ complice, jetant toute ◀l’▶Europe au désastre. On lit dans ce Cahier ◀les▶ principes assurés et contraignants ◀d’▶une prochaine Résistance qui sera européenne. Si ◀la▶ lutte pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas encore déclarée, elle est inscrite dans ◀les▶ termes du programme ◀de▶ ◀L’▶Ordre nouveau24 comme dans ◀le▶ ton et ◀l’▶esprit ◀d’▶ Esprit25 . Ce n’est pas un hasard si ◀l’▶on retrouve dans ◀les▶ mouvements fédéralistes européens à partir de 1946, ceux des auteurs du Cahier qui sont restés politiquement actifs, Robert Aron, Alexandre Marc, Thierry Maulnier et moi-même, Mounier se tenant un peu en retrait — et il va subitement nous manquer pour toujours. Mais plus encore que nos personnes et ◀les▶ anciens jeunes militants ◀de▶ nos groupes devenus députés ou ministres, ce sont toutes nos idées maîtresses qui vont dominer ◀l’▶aile marchante du Mouvement européen.
Avec ◀le▶ recul du temps et connaissant ◀la▶ suite, on voit bien aujourd’hui que deux mouvements ◀d’▶idées, deux prises ◀de▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶époque ont marqué ce qu’on appelait ◀l’▶entre-deux-guerres : ◀le▶ surréalisme dans ◀les▶ années 1920, ◀le▶ personnalisme dans ◀les▶ années 1930. Le premier a formé ◀la▶ sensibilité ◀de▶ plusieurs générations, dont la mienne. Le second a préparé ◀la▶ Résistance, qui engendrera ◀le▶ fédéralisme européen.
En somme, ceux qui ont ◀le▶ moins « fait » pendant ce temps-là, ce sont ceux qui affectaient ◀de▶ mépriser ◀l’▶inefficacité ◀de▶ nos doctrines « utopiques », ceux qui n’avaient pas assez ◀de▶ sarcasmes pour ◀l’▶âme et ◀les▶ « belles âmes » qu’ils nous attribuaient, ceux qui enfin se voulaient (et sans doute se croyaient) seuls disposés « dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire », quand nous tentions ◀de▶ ◀l’▶orienter. Qu’ont-ils donc obtenu pour ce Prolétariat qu’ils faisaient profession ◀de▶ vénérer ? Quant à leurs dévouements incontestables, ils n’auront servi qu’un parti : celui que Nizan maudit à ◀la▶ veille ◀de▶ sa mort.
Lorsque ◀l’▶Union pour ◀la▶ Vérité, ◀de▶ Paul Desjardins, organisa en février 1933, rue Visconti un entretien sur « une attitude révolutionnaire non marxiste », à propos du Cahier ◀de▶ revendications, il devint clair qu’une génération venait ◀d’▶accéder à ◀la▶ conscience ◀de▶ son destin mais aussi ◀de▶ sa vocation.
Un jour, beaucoup plus tard, après ◀la▶ guerre, Silone m’a dit : « Comment se fait-il ? Vous n’avez jamais été communiste ni fasciste, vous n’avez jamais eu à surmonter ces choses en vous-même et vous pensez pourtant si près de nous, vous luttez avec nous… » Il se peut que mon évocation rapide des circonstances ◀de▶ ◀l’▶automne 1932 réponde à ◀la▶ question ◀de▶ Silone.
Ce qui nous réunit, c’est une angoisse commune devant ◀l’▶aliénation croissante ◀de▶ ◀l’▶homme du xxe siècle, non seulement dans ◀le▶ monde capitaliste, mais plus encore en Russie stalinienne et dans tous ◀les▶ pays occupés ou menacés par ◀les▶ formes fascistes du totalitarisme. ◀Le▶ jeune Marx — dont on parle beaucoup dans nos groupes — avait repris ◀de▶ Hegel ce terme ◀d’▶aliénation, que j’interprète dans ◀le▶ sens ◀d’▶une spoliation ◀de▶ ◀l’▶identité profonde ◀d’▶un homme, appelant une réponse personnaliste précisément, et non collectiviste ni étatiste — ces autres formes du même mal.
Au cours des mois suivants, ◀le▶ débat philosophique se noua autour de ◀la▶ notion ◀de▶ personne. Arnaud Dandieu et moi nous étions partagé ◀la▶ rédaction ◀d’▶un long essai sur ◀L’▶Acte comme point ◀de▶ départ et nous ◀le▶ défendîmes devant ◀le▶ groupe ◀de▶ Koyré, Gurvitch, J. Wahl, etc., qui publiait alors ◀les▶ Recherches philosophiques, où notre texte parut. Ma « Définition ◀de▶ ◀la▶ Personne », écrite à cette époque et publiée un peu plus tard dans Esprit , devait faire ◀l’▶objet ◀de▶ deux débats ◀d’▶un autre groupe ◀de▶ philosophes réunis autour de Berdiaev et ◀de▶ Gabriel Marcel. Distinguer ◀la▶ personne ◀de▶ ◀l’▶individu des libéraux, mais aussi du « soldat politique » des totalitaires devint bientôt ◀le▶ pont aux ânes des discussions politico-philosophiques dans ◀les▶ jeunes revues.
Au début ◀de▶ ◀l’▶été je me mariai, et au retour ◀d’▶un bref voyage qui nous avait conduits à Port-Cros chez ◀les▶ Paulhan, je reçus coup sur coup un télégramme m’annonçant ◀la▶ mort ◀de▶ Dandieu à ◀la▶ suite ◀d’▶une minime opération ; une lettre ◀de▶ Leo Ferrero me félicitant pour mon mariage, et j’avais lu ◀la▶ veille ◀l’▶annonce ◀de▶ sa mort accidentelle à Santa Fe, Nouveau-Mexique ; enfin un téléphone qui m’apprit que mon job était supprimé.
◀La▶ société qui m’employait depuis près de quatre ans déposa son bilan à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶été 1933. Une petite compagnie ◀d’▶édition devait lui survivre pour exploiter ◀le▶ fonds précieux des auteurs qu’elle avait traduits et introduits en France : Luther, Kierkegaard, Berdiaev, Karl Barth et ses premiers disciples, à quoi s’ajoutaient plusieurs tomes ◀de▶ rapports importants du Conseil œcuménique des Églises, origine ◀d’▶un autre mouvement ◀de▶ fédération, qui lui aussi va s’épanouir après ◀la▶ guerre, et qui sera l’une des motivations ◀de▶ Vatican II.
Chercher d’autres moyens ◀de▶ vivre à Paris ? Je ne ◀l’▶essayai pas bien fort, à vrai dire. Je saisis ◀l’▶occasion ◀de▶ plonger dans ma liberté, dans ses risques.