L’▶esprit romand (années 1960)h
◀La▶ Suisse romande est ◀l’▶expression moderne — elle ne date guère que ◀de▶ la seconde moitié du siècle passé — ◀d’▶un complexe ◀de▶ petites unités territoriales qui menaient chacune, depuis un millénaire au moins, leur histoire fort indépendante et différente ◀de▶ celle des autres. Ces histoires ont soudain convergé en ◀l’▶année 1848 lors de ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ Confédération, pour former au sein de celle-ci une nouvelle entité, que ◀l’▶on peut définir grosso modo comme ◀la▶ partie francophone ◀de▶ ◀la▶ Suisse ; et dès ce moment on a parlé ◀d’▶une Suisse romande, par opposition à ◀la▶ Suisse alémanique et à ◀la▶ Suisse italophone du Tessin.
Pour donner une idée ◀de▶ ◀la▶ diversité des communautés qui formeront plus tard ◀la▶ Romandie, prenons à titre ◀d’▶exemple ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ région au xvii e siècle.
Au nord, ◀la▶ principauté ◀de▶ Neuchâtel est gouvernée au nom d’un prince français, Henry II d’Orléans-Longueville, par ◀les▶ quelque douze familles, ◀d’▶un conseil ◀d’▶État qui s’appuie tantôt sur ◀la▶ France, tantôt sur Berne, pour échapper à ◀la▶ tutelle ◀de▶ l’autre. Aux Orléans, Condé, et Nemours, succéderont dès 1707 ◀les▶ rois ◀de▶ Prusse, qui seront princes ◀de▶ Neuchâtel jusqu’en 1848.
Au sud, Genève, ville ◀d’▶Empire, donc république indépendante promue par Calvin au rang ◀de▶ « Rome protestante », vient ◀d’▶échapper aux agressions du duc de Savoie (◀la▶ célèbre Escalade ◀de▶ 1602). ◀Les▶ Bernois, déjà venus à son secours en 1535, ont annexé au passage ◀le▶ pays ◀de▶ Vaud, naguère encore fief des Savoie, ainsi que ◀les▶ Chablais et ◀le▶ pays ◀de▶ Gex.
Fribourg, vieille cité-État aristocratique, demeurée catholique, fait partie depuis ◀le▶ xv e siècle des ligues suisses et reste liée très spécialement à Berne. (Une partie du canton, d’ailleurs, est ◀de▶ langue alémanique.)
Quant au Valais, principauté épiscopale dont seule ◀la▶ moitié ouest parle français, elle s’est liée peu à peu aux ligues suisses, mais restera longtemps à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ses voisins francophones, ◀les▶ uns (Vaudois) passés à ◀la▶ Réforme, ◀les▶ autres (Savoyards) en guerre chronique avec ◀les▶ seigneurs ◀de▶ ◀la▶ haute vallée.
Ce cas n’est d’ailleurs pas exceptionnel. Neuchâtel est depuis des siècles en relations étroites avec ◀la▶ Franche-Comté (pourtant catholique) à ◀l’▶ouest et ◀la▶ République de Berne (pourtant germanophone) à ◀l’▶est, beaucoup plus qu’avec ◀les▶ Vaudois « occupés » par ◀les▶ baillis ◀de▶ Leurs Excellences ◀de▶ Berne.
Genève, cité du Refuge, est déjà tournée vers ◀le▶ monde plutôt que vers ◀les▶ Vaudois campagnards ou vers ses proches voisins du Faucigny et du Genevois, certes francophones et mêlés par mariages ou par immigration, mais sujets catholiques ◀de▶ ◀l’▶ennemi séculaire, ◀le▶ duc de Savoie.
Dès ce moment, et jusqu’aux débuts du xix e siècle, deux facteurs principaux vont contribuer à former peu à peu un sentiment ◀de▶ communauté entre ces cinq pays, principautés et républiques : ce sont ◀la▶ Réforme (pour Genève, Neuchâtel et Vaud) et ◀les▶ liens ◀de▶ combourgeoisie avec ◀la▶ république ◀de▶ Berne (pour Neuchâtel quoique francophone, pour Fribourg quoique catholique, pour Vaud, quoique colonisée, et pour Genève, quoique lointaine.)
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre civile du Sonderbund (qui fut littéralement, ◀la▶ guerre ◀de▶ Sécession des Suisses), pressés par ◀la▶ nécessité ◀de▶ se prémunir contre ◀le▶ retour ◀de▶ pareils conflits intérieurs, mais aussi et surtout ◀de▶ trouver ensemble ◀les▶ moyens ◀de▶ résister à ◀la▶ pression des mouvements « nationalitaires » dans ◀les▶ deux grands États en voie ◀de▶ formation à partir des petits États de l’Allemagne et ◀de▶ ◀l’▶Italie, nos vingt-deux cantons décident enfin ◀de▶ se donner une constitution fédérale. Ils ◀la▶ rédigent, ◀la▶ ratifient et ◀la▶ mettent en vigueur en neuf mois, très exactement — du 17 février au 16 novembre 1848.
C’est en somme ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ Suisse fédérale, en 1848 (phénomène proprement politique), qui a créé ◀la▶ Suisse romande, bien plutôt que ◀la▶ géographie (point ◀de▶ frontières naturelles à ◀l’▶est), ou ◀l’▶histoire (intérêts divergents ◀de▶ nos cinq cantons au long des siècles), ou ◀le▶ régime politique (deux principautés, un pays sujet, deux républiques).
À partir de ◀la▶ convergence décisive ◀de▶ 1848, un « esprit romand » va se constituer. Il sera ◀l’▶expression ◀de▶ ce que ◀les▶ cinq cantons — et surtout ◀les▶ trois protestants — se sentiront posséder en commun, malgré leurs origines hétéroclites, une fois confrontés au groupe majoritaire des Alémaniques dans ◀la▶ nouvelle Confédération.
◀La▶ Suisse romande, dès ce moment-là, existe en fonction de ◀la▶ Suisse, donc ◀d’▶un libre choix politique, ◀d’▶un choix ◀d’▶avenir. Elle va constituer en quelques décennies son identité culturelle, spirituelle, et même économique.
◀Les▶ trois réformateurs décisifs sont français : Calvin, ◀de▶ Bèze à Genève, Guillaume Farel à Neuchâtel. Seul Pierre Viret domine ◀la▶ Réforme vaudoise. Leurs descendants donneront naissance à un complexe ◀de▶ philosophie et ◀de▶ doctrine politique qu’illustreront au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Europe, successivement, Jean-Jacques Rousseau, premier doctrinaire du fédéralisme, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ libre alliance ◀de▶ très petites communautés, puis Germaine de Staël et Benjamin Constant : par « ◀la▶ trouée ◀de▶ Coppet », ils vont faire entrer en France ◀la▶ philosophie romantique des Allemagnes, ◀de▶ Kant à Schelling par Hegel, et cela, peu après qu’en sens inverse, ◀l’▶École suisse ◀de▶ Zurich ait introduit dans ◀le▶ monde germanique la première connaissance ◀de▶ Dante et ◀de▶ Shakespeare. Ainsi ◀la▶ Suisse romande se définit comme « Suisse » en tant qu’elle remplit une fonction médiatrice entre ◀le▶ monde germanique et ◀le▶ monde latin, tout comme ◀les▶ maîtres et ◀les▶ principaux épigones ◀de▶ ◀l’▶École suisse, écrivains, philosophes et peintres, ont rempli leur fonction ◀de▶ médiateurs entre ◀le▶ monde latin, ◀le▶ monde anglo-saxon, et ◀les▶ Allemagnes.
Dans ◀le▶ courant du xix e siècle, ce que ◀l’▶on nommera « ◀l’▶esprit romand » se signale et se caractérise par des œuvres philosophiques, critiques et théologiques plutôt que purement littéraires. ◀Les▶ deux grands noms du siècle, en Suisse romande, sont Alexandre Vinet et Henri-Frédéric Amiel, c’est-à-dire ◀le▶ civisme à fondement théologique et ◀l’▶introspection qui s’efforce à ◀la▶ traversée clandestine et craintive du territoire des tabous ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. Deux pensées ◀de▶ Vinet me paraissent définir ◀la▶ pointe militante ◀de▶ ◀la▶ pensée romande :
Quand tous ◀les▶ périls seraient dans ◀la▶ liberté, toute ◀la▶ tranquillité dans ◀la▶ servitude, je préférais encore ◀la▶ liberté ; car ◀la▶ liberté c’est ◀la▶ vie, et ◀la▶ servitude c’est ◀la▶ mort.
Au xx e siècle, ◀la▶ Suisse romande va devenir ◀la▶ mère patrie ◀de▶ ce qu’on nomme aujourd’hui ◀les▶ sciences humaines. Ferdinand de Saussure fonde ◀la▶ linguistique, ◀d’▶où naîtront ◀les▶ doctrines structuralistes des années 1960 et ◀de▶ nombreuses écoles américaines et françaises illustrées par ◀les▶ noms ◀de▶ Jakobson et ◀de▶ Lévi-Strauss. En même temps s’ouvre à Genève l’Institut Rousseau, centre ◀de▶ recherches pédagogiques, qui par Édouard Claparède, Pierre Bovet, Jean Piaget, et tant d’autres, va créer ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfant, et modifier profondément dans tout ◀l’▶Occident, ◀l’▶approche des problèmes ◀de▶ ◀l’▶école et ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶enfant. ◀Le▶ Bureau international ◀de▶ ◀l’▶éducation, fondé par Jean Piaget à Genève, peut être considéré comme ◀la▶ capitale mondiale ◀de▶ ◀la▶ psychologie génétique et ◀de▶ ◀la▶ pédagogie scientifique du xx e siècle.
On a beaucoup écrit sur cet « esprit romand », que dans la plupart des ouvrages à lui consacrés, on considère comme grave et scrupuleux, ennemi des extrêmes, introspectif, incapable ◀de▶ toute rhétorique… Bref, on a fait du Romand type ◀l’▶antithèse du Français tel qu’on ◀le▶ parle. Inutile ◀d’▶insister : ◀les▶ deux clichés sont faux, ne sont rien de plus que des clichés. Il y a chez ◀le▶ Vaudois une bonhommie un peu cynique, mais ◀l’▶accent ◀le▶ fait passer ; chez ◀le▶ Neuchâtelois, selon Rousseau « fin, faux, fourbe et courtois », une rudesse utilitaire aussi peu courtoise que fourbe ; chez ◀le▶ Fribourgeois, un sens du terroir trop facilement taxé ◀de▶ « réactionnaire » ; chez ◀le▶ Valaisan un fanatisme corse ; et chez ◀le▶ Genevois un bien curieux mélange ◀de▶ gouaille à ◀la▶ française dans ◀le▶ peuple, ◀de▶ sérieux calvinistes dans ◀la▶ grande bourgeoisie, ◀de▶ gauchisme chez ◀les▶ enseignants et rédacteurs littéraires ◀de▶ ◀la▶ TV ou ◀de▶ journaux par ailleurs capitalistes. Tout cela, au demeurant, moins dangereux qu’amusant.