Un souvenir de▶ Solférino de Henry Dunant [préface] (1969)af
◀La▶ lecture après plus ◀d’▶un siècle ◀d’▶Un Souvenir ◀de▶ Solférino a quelque chose ◀de▶ bien déconcertant pour nos habitudes critiques : cette phraséologie ◀d’▶époque prête à sourire, mais elle a fait pleurer, elle nous émeut encore, et surtout elle a fait agir ; cette approche soigneusement conventionnelle du phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre devait conduire à une innovation proprement révolutionnaire, envers et contre tous ◀les▶ préjugés et ◀les▶ recettes éprouvées ◀de▶ ◀l’▶immobilisme, qui s’est toujours paré du nom ◀de▶ réalisme.
Aristide Briand avait coutume ◀de▶ prononcer à ◀la▶ Chambre française des discours qui défiaient ◀la▶ syntaxe et qu’il fallait recomposer pour ◀l’▶impression au Journal officiel. C’est qu’il pensait — et disait à ses proches — qu’il ne doit rien rester ◀d’▶un bon discours, sauf ◀la▶ loi qu’il a fait voter.
Quelle que soit ◀la▶ valeur littéraire que nous accordons aujourd’hui au bref ouvrage intitulé (non sans une provocante simplicité) Un Souvenir ◀de▶ Solférino, son résultat fut ◀la▶ Croix-Rouge.
Ce très curieux récit s’ouvre sur un rappel ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ bataille des armées en présence et des étapes ◀de▶ ◀la▶ journée, suivi ◀d’▶une énumération vraiment très longue ◀de▶ faits ◀d’▶armes individuels, décrits à grand renfort de beaux noms ◀de▶ ◀la▶ noblesse des trois pays aux prises, et ◀d’▶épithètes strictement conventionnelles : ◀les▶ officiers cités sont tous, sans exception, « intrépides », « valeureux », « vaillants », « chevaleresques », « héroïques », « brillants », « braves », ou au moins « courageux » ; aux « offensives vigoureuses » succèdent ◀les▶ « élans irrésistibles », « ◀l’▶inébranlable constance » des maréchaux n’a ◀d’▶égale que « ◀le▶ sang-froid admirable » des deux empereurs, et ◀l’▶énergie ◀de▶ leurs troupes est bien sûr « indomptable ». Tout cela fait une « mémorable journée » où ◀de▶ « vaillantes colonnes » prennent et reprennent « des crêtes et des collines qui aboutissent au gracieux mamelon des Cyprès, rendu pour jamais célèbre avec ◀la▶ Tour et ◀le▶ cimetière ◀de▶ Solférino, par ◀l’▶horrible tuerie dont ces localités furent ◀les▶ glorieux témoins et ◀le▶ sanglant théâtre… »
◀L’▶on ne trouve dans ces pages pas même une inflexion qui puisse trahir ◀le▶ moindre doute ◀de▶ ◀l’▶auteur quant à ◀la▶ valeur des armées et ◀de▶ ◀la▶ chose militaire en général. Et quand il sacrifie si libéralement aux clichés obligés du récit militaire, c’est avec ◀le▶ plus grand naturel, semble-t-il. Mais on peut se demander dans quel dessein il consacre à peu près un tiers ◀de▶ son écrit à ◀la▶ chronique ◀de▶ faits ◀d’▶armes dont il n’a pas été ◀le▶ témoin, et qui auraient tous été, s’il faut ◀l’▶en croire, ◀de▶ hauts exemples ◀de▶ bravoure ou ◀de▶ cette grandeur ◀d’▶âme qui fait ◀la▶ gloire des armes et justifie ◀la▶ guerre aux yeux de beaucoup. Faut-il voir là une captatio benevolentiae délibérée, un procédé qui assure ◀l’▶auteur, dès ◀le▶ départ, ◀d’▶une audience sympathique auprès des cours, des salons ◀de▶ ◀la▶ haute bourgeoisie victorienne, et des grandes dames ◀de▶ toute ◀l’▶Europe qui croient aux mâles vertus des officiers bien nés ? Louant leurs frères, leurs fils, ou leurs maris « glorieusement » blessés ou tués, il se range sans réserve à leurs catégories. C’est ◀le▶ style qu’elles attendent, et après tout c’est bien ainsi qu’il faut parler ◀de▶ ◀la▶ guerre telle qu’on ◀l’▶exalte aussi longtemps qu’on ne ◀l’▶a pas vue. Dulce bellum inexpertis 41, fameux titre ◀d’▶Érasme, pourrait convenir ici. Mais alors, au-delà ◀de▶ ◀la▶ captatio, n’y a-t-il une secrète et profonde ironie, une intention ◀de▶ souligner ◀le▶ contraste avec ce que ◀l’▶on va lire dans ◀le▶ reste du livre, comme pour nous faire comprendre sans ◀le▶ dire : voilà ◀la▶ guerre telle qu’on ◀la▶ conte et qu’on ◀la▶ vante, et maintenant je vais vous dire ce qu’elle est, telle que je ◀l’▶ai vue…
Car voici que ◀le▶ récit quittant ◀le▶ style noble et convenu, tourne au plus sobre reportage ◀de▶ scènes vécues durant ◀les▶ jours et nuits qui suivent ◀la▶ bataille.
Vers ◀la▶ petite ville ◀de▶ Castiglione — où Dunant vient ◀d’▶arriver par hasard — convergent des colonnes interminables ◀de▶ blessés des trois armées. On ◀les▶ entasse par milliers dans ◀les▶ églises, ◀le▶ cloître et ◀la▶ caserne, ◀les▶ maisons et ◀les▶ places, et finalement sur ◀la▶ paille, dans ◀les▶ rues. Tout devient dans ◀le▶ récit plus concret et précis, exactement situé, chiffré, détaillé ◀d’▶heure en heure. Il n’y a presque plus ◀d’▶adjectifs. Mais seul ce changement ◀de▶ ton trahit ◀l’▶entrée sur ◀la▶ scène réelle du narrateur : ◀le▶ cliché vient de faire place à ◀la▶ chose vue. Et du coup cela devient effroyable. On croirait lire une description ◀d’▶Hiroshima au ralenti. Cent-mille victimes, là aussi, mais non ◀d’▶un cataclysme instantané : ◀d’▶un coup ◀de▶ crosse sur ◀le▶ crâne, ◀d’▶un coup ◀de▶ baïonnette au ventre, ◀d’▶un coup ◀de▶ sabre au travers du visage. Un général a eu ◀l’▶épaule fracassée par un boulet qui reste enclavé dans ◀les▶ muscles ◀de▶ ◀l’▶aisselle. Des centaines agonisent en silence, ou hurlent.
◀La▶ figure noire ◀de▶ mouches qui s’attachent à leurs plaies, ceux-ci portent ◀de▶ tous côtés des regards éperdus qui n’obtiennent aucune réponse ; ◀la▶ capote, ◀la▶ chemise, ◀les▶ chairs et ◀le▶ sang ont formé chez ceux-là un horrible et indéfinissable mélange où ◀les▶ vers se sont mis ; plusieurs frémissent à ◀la▶ pensée ◀d’▶être rongés par ces vers, qu’ils croient voir sortir ◀de▶ leur corps, et qui proviennent des myriades ◀de▶ mouches dont ◀l’▶air est infesté. Ici est un soldat, entièrement défiguré, dont ◀la▶ langue sort démesurément ◀de▶ sa mâchoire déchirée et brisée ; il s’agite et veut se lever, j’arrose ◀d’▶eau fraîche ses lèvres desséchées et sa langue durcie ; saisissant une poignée ◀de▶ charpie, je ◀la▶ trempe dans ◀le▶ seau que ◀l’▶on porte derrière moi, et je presse ◀l’▶eau ◀de▶ cette éponge dans ◀l’▶ouverture informe qui remplace sa bouche.
Cet acte ◀de▶ compassion signale ◀la▶ présence ◀de▶ Dunant, qui avait écrit peu de pages auparavant, ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus impersonnelle, à propos de ◀la▶ quasi-inexistence des secours médicaux aux blessés : « Il faut donc, tant bien que mal, organiser un service volontaire, mais c’est bien difficile au milieu d’un pareil désordre, qui se complique ◀d’▶une espèce ◀de▶ panique… » Or c’est lui seul (mais rien ne ◀l’▶indique dans ◀le▶ texte) qui a pris ◀l’▶initiative ◀de▶ secourir ◀les▶ blessés et ◀d’▶organiser ces secours, bientôt suivi par un petit groupe formé ◀de▶ deux touristes anglais ◀de▶ passage, ◀d’▶un vieil officier ◀de▶ marine, ◀d’▶un abbé italien, ◀d’▶un journaliste ◀de▶ Paris, ◀d’▶un Belge exalté et ◀d’▶un négociant ◀de▶ Neuchâtel qui écrit pour ◀les▶ mourants des lettres ◀d’▶adieux à leurs familles. Peu à peu, ◀les▶ femmes du lieu « voyant que je ne fais aucune distinction ◀de▶ nationalité, suivent mon exemple en témoignant ◀la▶ même bienveillance à tous ces hommes ◀d’▶origines si diverses, et qui leur sont tous également étrangers. Tutti fratelli, répétaient-elles avec émotion ».
◀Le▶ spectacle « ◀de▶ cette formidable et auguste tragédie » laisse à Dunant ◀le▶ sentiment ◀de▶ sa grande insuffisance devant ◀le▶ désastre ◀de▶ ◀la▶ guerre vue ◀de▶ près et dans sa nue réalité :
Il arrive que ◀le▶ cœur se brise parfois tout ◀d’▶un coup, et comme frappé soudain ◀d’▶une amère et invincible tristesse, à ◀la▶ vue ◀d’▶un simple incident, ◀d’▶un détail inattendu, qui va plus directement à ◀l’▶âme, et qui ébranle ◀les▶ fibres ◀les▶ plus sensibles ◀de▶ notre être.
Hanté par ◀les▶ visions ◀de▶ ◀l’▶enfer ◀de▶ Castiglione, il se décide à rassembler ses souvenirs, trois ans plus tard, et il se borne à suggérer, dans une note, que si ces pages pouvaient
faire naître, ou développer et presser ◀la▶ question des secours à donner aux militaires blessés en temps ◀de▶ guerre… et si elles pouvaient attirer ◀l’▶attention des personnes douées ◀d’▶humanité et ◀de▶ philanthropie, en un mot, si ◀la▶ préoccupation et ◀l’▶étude ◀de▶ ce sujet si important devaient, en ◀le▶ faisant avancer ◀de▶ quelques pas, améliorer un état de choses où ◀de▶ nouveaux progrès ne sauraient être ◀de▶ trop, même dans ◀les▶ armées ◀les▶ mieux organisées, j’aurais pleinement atteint mon but.
Toute sa proposition tient en une phrase, au surplus interrogative :
N’y aurait-il pas moyen ◀de▶ constituer des sociétés ◀de▶ secours dont ◀le▶ but serait ◀de▶ faire donner des soins aux blessés, en temps ◀de▶ guerre, par des volontaires zélés, dévoués, et bien qualifiés pour une pareille œuvre ?
Tel est ◀l’▶homme que ◀l’▶on a traité ◀d’▶utopiste et ◀d’▶illuminé, et auquel on a tant reproché ◀de▶ manquer du sens élémentaire des réalités. On ne saurait être plus respectueux des conventions et des vertus ◀de▶ ◀la▶ Société ◀de▶ son temps ; ni plus dénué ◀d’▶amer et ◀de▶ vengeur esprit critique : pas un mot ◀de▶ reproche à quiconque dans ce livre ! On ne saurait être plus prudent, plus modéré : il n’est question que « ◀de▶ quelques pas » et non pas ◀de▶ révolutionner mais simplement « ◀d’▶améliorer ◀l’▶état de choses », d’ailleurs révoltant, que ◀l’▶on vient ◀d’▶évoquer avec une émotion si contagieuse. On ne saurait être, enfin, plus efficace : quatre ans après Solférino, un an après ◀la▶ parution hors commerce du Souvenir, ◀la▶ Croix-Rouge est fondée à Genève.
Et certes, il n’eût pas pu ◀la▶ fonder seul, sans Gustave Moynier notamment, homme ◀de▶ méthode et ◀d’▶organisation dont ◀l’▶appui fut décisif, ou sans ◀le▶ général Dufour, qui accepta ◀de▶ présider le premier Comité. Reste que rien n’eût été fait sans ◀le▶ Souvenir, ni sans ◀l’▶impulsion créatrice ◀de▶ son auteur.
◀Le▶ personnage est peu croyable, qui parcourt par hasard, dans son cabriolet, ◀les▶ arrières du champ de bataille ◀le▶ plus meurtrier du siècle depuis Waterloo : il n’a qu’une seule idée en tête, qui est ◀d’▶approcher ◀l’▶empereur et ◀d’▶obtenir ◀de▶ lui ◀la▶ permission (refusée par ◀les▶ ministères) ◀d’▶acheter des terres en Algérie pour ◀la▶ « Société anonyme des Moulins ◀de▶ Mons Djemila », qu’il a fondée. Mais d’autres soucis, ce jour-là, retiennent ◀l’▶empereur. Notre jeune bourgeois suisse, 31 ans, se résignera donc à ◀l’▶attendre à Castiglione. On sait ◀la▶ suite, mais dans son livre, il se borne à écrire cette seule phrase qui est sans doute l’une des plus saugrenues ◀de▶ ◀l’▶histoire :
Simple touriste, entièrement étranger à cette grande lutte, j’eus ◀le▶ rare privilège par un concours ◀de▶ circonstances particulières, ◀de▶ pouvoir assister aux scènes émouvantes que je me suis décidé à retracer.
Ce n’est pas du tout Fabrice à Waterloo dans ◀la▶ Chartreuse ◀de▶ Parme, mais plutôt un parfait gentleman ◀de▶ Toepffer gardant, quoi qu’il arrive ◀d’▶invraisemblable, sa dignité en redingote et son désir ◀de▶ se rendre utile.
Il cherchait un empereur et il trouve une idée, aurait pu dire Victor Hugo.
Je vois ici ◀la▶ situation classique qui définit une vocation. On court après un but habituel et quelconque, ◀le▶ succès ◀d’▶une affaire, ◀la▶ richesse… On ◀le▶ manque, « par ◀la▶ faute des circonstances », dit-on, et ◀l’▶on est pris par quelque chose qu’on ne cherchait pas, qui passionne bientôt plus que tout, apportant souvent ◀la▶ misère, mais peu importe, pour prix ◀d’▶une gloire presque toujours secrète.
En 1864, la Première Convention ◀de▶ Genève est signée par douze États qui, à leur tour, fondent des sociétés nationales ◀de▶ secours en cas ◀de▶ guerre. En 1867, après trois ans ◀de▶ succès ◀de▶ sa vocation, Dunant subit une faillite totale sur le plan ◀de▶ sa profession. ◀Le▶ Comité ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge accepte avec raideur mais non sans soulagement sa démission. Et commence pour lui une période ◀de▶ vingt ans ◀de▶ réprobation sociale, ◀d’▶exil, ◀d’▶obscurité et ◀de▶ famine. Un jour, on lui a demandé ◀de▶ parler à Plymouth : il ne peut arriver au bout de son discours, il est trop affaibli par ◀la▶ faim. Quand ses chaussettes sont trouées, il teint à ◀l’▶encre ses talons.
En 1887, une espèce ◀de▶ vagabond sans bagage échoue dans un village du canton ◀d’▶Appenzell, Heiden. Il y vivra obscurément dans ◀la▶ misère, pendant huit ans, jusqu’au jour où un jeune journaliste, Georg Baumberger, découvre que « ◀le▶ fondateur ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge vit encore ! » Il va ◀le▶ voir à ◀l’▶hôpital ◀de▶ Heiden, chambre 12, réussit à ◀le▶ faire parler, et publie sur lui un article qui, bientôt reproduit partout, rend Dunant en quelques semaines célèbre dans ◀le▶ monde entier. ◀L’▶Allemagne organise une souscription en sa faveur. Mille médecins russes réunis en congrès lui décernent ◀le▶ prix ◀de▶ Moscou, « pour services rendus à ◀l’▶humanité souffrante ». ◀Le▶ pape lui écrit ◀de▶ sa main. Et c’est enfin le premier prix Nobel ◀de▶ ◀la▶ paix qui vient ◀le▶ couronner en 190142.
Chargé ◀d’▶honneurs dans sa retraite morose, comme il ◀l’▶avait été ◀d’▶opprobres au temps de sa vie ◀la▶ plus entreprenante, portant sur ◀la▶ grande œuvre un jour fondée par lui un regard dénué ◀de▶ complaisance, lucide et sans espoir quant à ◀l’▶avenir prochain du monde, ◀le▶ reclus ◀de▶ ◀la▶ chambre 12 du petit hôpital ◀de▶ Heiden meurt enfin ◀le▶ 30 octobre 1910 — tout près de ◀la▶ vraie fin ◀de▶ ce xixe siècle qui a commencé au soir ◀de▶ Waterloo et qui va se terminer au seuil sanglant ◀de▶ la Première Guerre « mondiale ». Il ◀l’▶avait vue venir. Il écrivait : « Ah ! ◀la▶ guerre n’est pas morte ! Tout ce qui fait ◀la▶ gloire ◀de▶ votre prétendue civilisation sera employé à son service… ◀Les▶ combattants sont prêts pour ◀de▶ nouveaux combats, résolus à y engager ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe avec eux — peut-être ◀le▶ monde entier… Dans ce conflit, bon gré mal gré, seront entraînés la plupart des peuples civilisés, oubliant leur brillante mais trompeuse civilisation pour retourner à ◀la▶ barbarie — ◀la▶ barbarie scientifique !… ◀Le▶ résumé reste ceci : du sang, du sang, encore du sang, du sang partout. »
J’ai dit qu’on chercherait en vain, dans un Souvenir, ◀la▶ moindre note ◀d’▶antimilitarisme, et rien n’est dit non plus contre ◀la▶ guerre en soi (sinon par ◀la▶ violence des images réalistes ◀de▶ Castiglione, mais sans nul commentaire même implicite). Dunant se limite, par une tactique que je ne saurais croire toute inconsciente, à « attirer ◀l’▶attention » sur un sujet précis, à partir duquel on pourrait « avancer ◀de▶ quelques pas » : ◀l’▶organisation des secours aux blessés en temps ◀de▶ guerre. Sur ce seul point, dans ce secteur strictement défini ◀de▶ ◀l’▶immense phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre, un succès indéniable a été remporté par ◀la▶ fondation ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge.
Mais vouloir « diminuer ◀les▶ horreurs ◀de▶ ◀la▶ guerre » qui est son intention déclarée à toutes fins ◀d’▶efficacité, c’est encore une manière ◀d’▶admettre, avec ◀les▶ bien-pensants ◀de▶ tous ◀les▶ temps, que ces horreurs sont fatales et voulues par ◀les▶ dieux ; c’est encore admettre ◀la▶ guerre. (Que serait une guerre sans « horreurs » ?)
J’avoue qu’à ma première lecture du Souvenir, j’avais achoppé sur ce point. Mais ◀la▶ mise au jour des cahiers ◀de▶ Heiden, dont une quinzaine ◀d’▶extraits enrichissent ce volume, révèle enfin, sans ◀la▶ moindre équivoque, ◀la▶ pensée ◀la▶ plus authentique ◀d’▶Henry Dunant, celle qu’il ne pouvait pas encore avouer, ni peut-être s’avouer à lui-même, alors qu’il écrivait ◀le▶ début ◀d’▶Un Souvenir. Son vrai discours contre ◀la▶ guerre et ◀le▶ militarisme qui ◀la▶ prépare, c’est dans ses inédits qu’il faut ◀le▶ chercher, dans ces textes écrits pour lui seul, et dans ◀le▶ seul respect ◀de▶ ◀la▶ vérité, sans idée ◀d’▶action immédiate.
◀Le▶ beau texte intitulé ◀La▶ Charité sur ◀les▶ champs ◀de▶ bataille, qui date ◀de▶ 1864, marque ◀la▶ transition entre ◀l’▶attitude initiale ◀d’▶Un Souvenir et finale des cahiers ◀de▶ Heiden. ◀La▶ « modestie du but » auquel Dunant veut se limiter est réitérée, mais déjà ◀la▶ possibilité que ◀la▶ guerre ne soit ni légitime ni fatale est nettement impliquée dans ce même passage :
Certains, comme J. de Maistre, ont nommé ◀la▶ guerre « divine » ; d’autres ◀la▶ tiennent pour une « loi ◀de▶ ◀la▶ nature » ; lui, sans vouloir « toucher au redoutable problème ◀de▶ ◀la▶ légitimité ◀de▶ ◀la▶ guerre », dit seulement que « si elle est inévitable, elle doit être faite avec ◀le▶ moins ◀de▶ barbarie possible ».
Autre étape décisive dans cette évolution : ◀le▶ texte ◀de▶ 1872 sur ◀la▶ question des francs-tireurs : Héros ou bandits ?
Un code ◀de▶ ◀la▶ guerre serait une chose odieuse à ◀l’▶époque ◀de▶ civilisation où nous vivons, parce qu’il semblerait légitimer par trop un état de choses regardé aujourd’hui comme abominable.
Déclaration pour ◀le▶ moins étonnante sous la plume de ◀l’▶initiateur ◀de▶ la première Convention ◀de▶ Genève, signée en 1864 ! Encore que Dunant n’en tire d’autres conclusions que ◀la▶ nécessité ◀de▶ s’en tenir à « quelques conventions diplomatiques spéciales, traitant chacune une question particulière », on ne peut manquer ◀de▶ sentir ici qu’un doute profond s’est éveillé en lui quant à ◀la▶ nature finale des relations entre ◀la▶ Croix-Rouge et ◀la▶ guerre.
Vingt ans plus tard, dans sa retraite, loin de ◀l’▶action que d’autres poursuivent et ◀de▶ ses contingences « réalistes », Dunant attaque ◀de▶ front. Il note dans ses cahiers :
En attendant que d’autres plus habiles que nous, prennent ◀la▶ plume et fassent mieux, nous entassons ici tant bien que mal, toutes sortes ◀d’▶armes contre ◀la▶ guerre et ◀le▶ militarisme, afin d’en faire un petit arsenal où ◀l’▶on pourra puiser pour construire une œuvre digne du but.43
Il ne s’agit plus ◀d’▶améliorer ◀la▶ peste, mais ◀de▶ dénoncer ◀le▶ mal, ◀d’▶en dire ◀la▶ vraie nature, puis ◀d’▶en déceler ◀les▶ causes permanentes :
◀L’▶essence ◀de▶ ◀la▶ guerre n’est-elle pas ◀de▶ tuer ? Pourquoi donc ne pas stigmatiser ◀la▶ guerre elle-même ? Ses excès sont inévitables…
Assez ◀de▶ raisonnements captieux tendant à démontrer ◀le▶ contraire des évidences, afin de justifier à tout prix des instincts que ◀la▶ raison et ◀la▶ religion répriment :
Pourquoi bénir des bataillons partant pour ◀la▶ tuerie après leur avoir enseigné dans leur enfance ce commandement péremptoire : — Tu ne tueras point !
Nos nations se proclament chrétiennes ? Non, « titre dérisoire autant que blasphématoire dans ◀les▶ bouches officielles ». Car Jésus dit : Heureux ◀les▶ pacifiques, aimez vos ennemis, mais ◀les▶ nations prétendues chrétiennes « organisent ◀l’▶homicide, froidement, sciemment, consciencieusement, presque religieusement… Au moins Caïn tua sans savoir qu’il tuait ».
Et qu’on ne répète pas que ◀la▶ guerre est ◀la▶ suprême éducatrice du genre humain ! À cet antique adage ◀de▶ ◀la▶ sagesse commune à toutes ◀les▶ civilisations indo-européennes, adoratrices ◀de▶ ◀la▶ force à quoi ◀le▶ Christ a opposé ◀l’▶amour, Dunant répond encore dans ◀le▶ même fragment intitulé Un christianisme blasphématoire :
◀La▶ guerre, cette science du désordre, qui provient ◀de▶ ◀l’▶anarchie ◀d’▶en haut, ne tue pas seulement ◀le▶ corps, mais trop souvent aussi elle tue ◀l’▶âme. Elle abaisse, elle corrompt, elle flétrit, elle dégrade.
Et ailleurs :
◀Les▶ vertus guerrières ne sont, ◀le▶ plus souvent, que des utopies traditionnelles intéressées… Ce qu’on désigne sous ◀le▶ nom ◀de▶ « bravoure » s’allie très bien quelquefois avec ◀l’▶absence totale ◀de▶ principes et ressemble beaucoup au banditisme, mais en grand.44
Il faut donc condamner et supprimer ◀la▶ guerre, ou cesser ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ chrétienté.
Nous voilà loin des clichés ◀d’▶Un Souvenir et ◀de▶ ses prudences tactiques. Serait-ce que Dunant, écarté ◀de▶ ◀l’▶action, n’ayant plus rien à espérer ni à ménager, s’abandonnerait au zèle amer du censeur des temps nouveaux et aux compensations fictives ◀d’▶utopies qui, comme celle ◀de▶ ◀la▶ paix perpétuelle, supposent toujours ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire, du moins telle que nous ◀l’▶entendons ?
Il convient ◀de▶ s’entendre sur ◀le▶ sens des termes ◀d’▶utopie et ◀de▶ réalisme. ◀L’▶utopiste est celui qui voit ◀la▶ fin sans imaginer ses moyens. Mais c’est aussi celui qui fait erreur sur ◀l’▶adéquation des moyens qu’il préconise aux fins qu’il allègue, tel celui qui répète (se croyant réaliste) : si vis pacem para bellum, alors que toute ◀l’▶histoire démontre que ◀les▶ guerres croissent en étendue comme en puissance ◀de▶ mort à proportion des sacrifices financiers et des efforts ◀de▶ développement technique qu’on consacre à ◀les▶ préparer. Mais il y a plus.
Réaliste est celui qui, non content ◀d’▶avoir dénoncé ◀le▶ mal qui est dans ◀le▶ monde, s’en prend à ses principes qui sont dans ◀l’▶homme, et sur lesquels nous pouvons exercer ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. C’est Dunant, dans ◀les▶ notes sur ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ guerre dans ◀l’▶ère moderne, qu’il écrit vers ◀la▶ fin du siècle dernier.
Il est difficile aujourd’hui ◀de▶ ne pas voir ◀les▶ liens nécessaires et ◀l’▶interaction génétique qui unissent ◀la▶ guerre et ◀les▶ États-nations. Mais il fallait beaucoup de lucidité et beaucoup de liberté ◀d’▶esprit pour distinguer, aux alentours ◀de▶ 1900, que ◀les▶ facteurs principaux ◀de▶ ◀la▶ guerre qui se préparait étaient ◀les▶ mêmes que ceux qui, justement, achevaient ◀de▶ former ◀l’▶État-nation : ◀l’▶École étatisée, laïque et obligatoire, ◀la▶ Conscription universelle et obligatoire, ◀la▶ Presse nourrie par ◀les▶ agences ◀d’▶État, ◀le▶ développement scientifico-technique mis au service du nationalisme. Tels sont ◀les▶ procédés nés ◀de▶ ◀la▶ Révolution, qui ont permis à ◀l’▶État (◀de▶ droite, à gauche) ◀d’▶aboutir à ◀l’▶alignement des réflexes mentaux et physiques, des espoirs et des peurs, et des curiosités, bref, à ce que Dunant nomme très exactement : encaserner ◀l’▶esprit humain.
Quelques brèves citations pour illustrer ce schéma dont je découvre, avec une sorte ◀d’▶étonnement reconnaissant, qu’il est celui que j’utilisais depuis quelques années pour mes cours :
◀L’▶École : « ◀L’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire est, dans ◀les▶ universités, ◀les▶ lycées, ◀les▶ pensionnats, ◀les▶ séminaires et autres institutions en plusieurs pays ◀d’▶Europe, une indéniable école ◀d’▶immoralité politique. » On y apprend à ne voir « rien de plus beau, rien de plus grand, rien de plus noble que ◀les▶ empire rapaces et sanguinaires ◀d’▶Alexandre et des Césars, ◀de▶ Charlemagne et ◀de▶ Bonaparte ».
◀La▶ Conscription universelle : ◀les▶ philosophes avaient prédit que ◀les▶ peuples, en se libérant, aboliraient ◀le▶ service militaire dû aux seigneurs. « ◀Les▶ révolutions sont venues, mais ◀le▶ lendemain ◀de▶ leur avènement, au lieu de supprimer ◀les▶ armées permanentes, elles ont décidé que tous ◀les▶ citoyens valides en feraient partie. »
◀La▶ Presse : « … c’est elle qui fait ◀l’▶opinion publique… ◀le▶ plus puissant des potentats… » Elle a changé en trois générations ◀l’▶esprit ◀de▶ bien des peuples. « Si, en s’unissant, elle se mettait résolument à ◀l’▶œuvre pour blâmer sévèrement ◀la▶ guerre, au lieu d’être ◀l’▶influence ◀la▶ plus oppressive que ◀le▶ monde ait jamais connue, elle deviendrait un véritable bienfait… »
◀Le▶ Nationalisme et ◀le▶ colonialisme : il pousse ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe à envahir des pays inoffensifs (Afrique, Asie) pour ◀les▶ asservir, pour ◀les▶ massacrer s’ils résistent, « toujours en alléguant un prétexte dérisoire, celui ◀de▶ châtier leur insolence… C’est sans remords que ◀les▶ pays qu’on appelle chrétiens commettent ces crimes qu’ils décorent du nom ◀de▶ politique coloniale ». Or ce n’est pas ◀la▶ vraie civilisation qu’on apporte aux peuples asservis : c’est ◀l’▶opium, ◀le▶ rhum, et ◀les▶ armes, « ce qui ruine et ce qui détruit, au moral comme au physique… Cette civilisation, en fondant sur ces peuples, leur enlève souvent plus que des coutumes barbares, elle ◀les▶ dépouille ◀de▶ leur vieille et respectable moralité ». (Il a fallu plus ◀de▶ soixante ans pour que ◀l’▶Europe commence à ◀le▶ soupçonner…)45
Enfin ◀la▶ science et ◀la▶ technique nationalisées : ◀Le▶ « caporalisme stupide, cette variété très inférieure dans ◀l’▶espèce césarienne » va vous broyer, « vous et vos libertés nationales… Encore un peu de temps, et ◀l’▶homme aura, grâce à ◀la▶ science, des moyens si prodigieux ◀de▶ faire ◀le▶ mal qu’il ne pourra être sauvé ◀de▶ lui-même, au milieu d’épouvantables désastres, que par une intervention divine ». (On sent que Dunant juge cette dernière fort peu probable.)
Dans ◀les▶ conflits qui se préparent, inévitables désormais, ◀les▶ peuples dits civilisés seront entrainés bon gré mal gré (◀d’▶où guerres mondiales) et jetés à une forme ◀de▶ barbarie nouvelle : « ◀la▶ barbarie scientifique ». En effet, « ◀de▶ toutes ◀les▶ inventions, il n’en est pas que ◀le▶ genre humain se soit plus appliqué à perfectionner que celle dont ◀le▶ but est ◀le▶ meurtre en grand ◀de▶ nos semblables ». Car désormais « ◀le▶ progrès consiste dans ◀la▶ recherche des meilleurs engins ◀de▶ destruction ».
◀Les▶ ministres cyniques ou prudents qui croyaient diriger ◀le▶ « concert des nations » et contrôler ◀le▶ système si vis pacem tout en exaltant ◀le▶ Progrès, ce sont eux qui nageaient dans ◀l’▶utopie : au moment où Dunant disparaît, ils courent vers ◀le▶ réveil tragique ◀de▶ ◀l’▶été 1914, aboutissement normal, sinon fatal, ◀de▶ tout ◀le▶ système stato-nationaliste lentement mis au point par ◀le▶ xixe siècle.
Certes, Dunant, pas plus que tant d’autres prophètes du même temps, Jakob Burckhardt, Nietzsche, ou Georges Sorel, n’a rien pu contre ◀le▶ désastre où devaient s’abîmer tant de millions ◀de▶ jeunes hommes, tant de richesses et ◀la▶ puissance européenne, et ◀les▶ adorateurs ◀de▶ ◀la▶ force pêle-mêle avec ◀les▶ défenseurs ◀de▶ ◀la▶ justice. Mais cet enfer n’aura pas prévalu contre ◀la▶ vision juste ◀d’▶un vieillard en colère, et qui avait fait en outre plus ◀de▶ bien qu’aucun homme ◀de▶ son siècle ou du nôtre.