L’union de▶ l’Europe, modèle ◀d’▶union dans la liberté (fin des années 1960)
L’union ◀de▶ l’Europe n’étant pas encore faite — ni dans la liberté ni autrement — il va sans dire que le titre ◀de▶ ce chapitre ne peut être conçu comme la constatation satisfaite ◀d’▶un phénomène historique qu’il n’y aurait plus qu’à analyser, mais seulement comme l’expression ◀d’▶un vœu, ou plus exactement comme la désignation ◀d’▶un objectif qu’on voudrait assigner à l’action des Européens, et d’abord à leur réflexion.
Les concepts ◀d’▶union et ◀de▶ liberté ne s’appellent pas l’un l’autre et paraissent même s’exclure dans la mesure où toute union implique quelque limitation ◀de▶ la liberté des éléments qu’elle lie. Mais dans la réalité historique, union et liberté se sont trouvées généralement alliées ou en interaction ◀de▶ fait, quoique ◀de▶ deux manières très différentes :
a) des personnes ou des communautés trop faibles pour se défendre isolément nouent certains liens, calculés et spécifiés ◀de▶ telle sorte qu’ils créent la quantité ◀de▶ force nécessaire à la défense commune sans supprimer pour autant les caractéristiques individuelles, qu’il s’agit justement ◀de▶ défendre : association, fédération.
b) des personnes ou des communautés trop faibles pour imposer isolément leur volonté conçoivent et réalisent un plan ◀d’▶action unifiée et unifiante, visant à la puissance collective, et auquel d’autres personnes ou communautés se soumettent ou se voient soumises quitte à perdre certaines ◀de▶ leurs caractéristiques individuelles : ordre militaire, parti unique, nation.
Dans le premier cas, l’union a pour fin ◀de▶ favoriser la liberté ◀d’▶action ◀de▶ chacun des constituants : ils la concluent donc librement.
Dans le second cas, l’union a pour fin ◀de▶ favoriser la liberté ◀d’▶action ◀de▶ l’ensemble constitué : elle ne peut donc être conclue qu’aux dépens d’une part importante ◀de▶ la liberté des constituants. Cette part ◀de▶ liberté est sacrifiée librement par une élite au profit du groupe initiateur, mais par la suite, la masse des autres individus et tous les autres groupes se voient unifiés ◀de▶ gré ou ◀de▶ force.
Rappelons d’abord dans quelle mesure ces deux types ◀d’▶union politique ont été préconisés et ont donné lieu à des réalisations plus ou moins consistantes et durables à l’échelle régionale et nationale, puis à l’échelle européenne, au cours du dernier millénaire.
Naissance ◀de▶ l’idée ◀d’▶union fédérale ◀de▶ l’Europe
L’idée ◀d’▶union européenne est apparue dans le temps même où les premières nations (c’étaient la France et l’Angleterre) commençaient à se constituer face à l’empire cependant que la querelle ◀de▶ l’empereur et du pape mettait en cause le principe même ◀de▶ l’Unité. Les deux premiers projets ◀de▶ « restauration » (comme on disait) ◀d’▶une sorte ◀d’▶unité ou universalité supérieure aux intérêts des monarchies en formation sont ceux du légiste français Pierre Dubois (1306-1307) et du partisan politique Dante Alighieri (1308-1311). Et ils proposent l’un et l’autre ◀de▶ surmonter le risque ◀de▶ division qu’est en train de créer précisément le pouvoir même que servent leurs auteurs : on sait que le ◀De▶ Monarchia de Dante est écrit pour saluer la venue en Italie ◀de▶ l’empereur Henri VII, tandis que le ◀De▶ recuperatione terre sancte ◀de▶ Pierre Dubois est dédié en partie à Édouard Ier d’Angleterre, en partie à Philippe le Bel.
Sous l’effet des rivalités entre les gouvernants, en l’absence ◀de▶ toute « juridiction plus ample et qui tienne les princes en son pouvoir », le genre humain devient, selon Dante, « un monstre aux multiples têtes » et qui « se perd en efforts contradictoires ». Il faut donc instituer une monarchie universelle, seule capable ◀d’▶assurer la paix du genre humain et les libertés des « nations, royaumes et villes », lesquelles, possédant des « qualités différentes […] doivent être dirigées par des lois différentes », mais orientées par une seule vue générale. Or, selon Dante, cette opération n’est possible qu’à un seul, sous peine de confusion dans les principes universels (◀De▶ Monarchia, I, 14).
Le même problème est posé par Dubois : comment rassembler, discipliner et ordonner en vue de la paix en Europe et ◀de▶ la guerre sainte contre l’islam, des princes qui se tiennent pour souverains absolus superiores in terris non recognoscentes ? Mais la solution proposée est bien différente. Au lieu d’exalter l’utopie ◀d’▶un « monarque du monde » ou empereur idéal, l’avocat du roi de France préconise simplement une « République chrétienne » ou confédération des royaumes, seigneuries et cités ◀de▶ l’Europe, qui, tout en restant souverains, soumettent leurs différends à un tribunal ◀d’▶ecclésiastiques et ◀de▶ prudhommes, dument assermentés. Si l’une des parties refuse la sentence, on recourt à l’arbitrage du pape. Si l’opposition persiste, on applique des sanctions temporelles déportation des trouble-paix en Terre sainte (ils veulent se battre ? bien, que cela serve au moins la chrétienté !) ou blocus économique du pays récalcitrant. « Projet trop réaliste pour une époque qui ne l’était guère », note avec raison Christian L. Lange.11
Au cours des siècles qui vont suivre, jusqu’au nôtre, ce n’est pas la vision du poète ni sa logique sublime, mais l’empirisme sans vergogne ◀de▶ l’avocat normand qui inspireront les innombrables plans visant à unir tous nos pays christianisés (ou même tous les pays connus jusque et y compris la Chine, la Tartarie, l’Inde et l’Afrique, comme le proposent le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, Guillaume Postel, et, dans plusieurs ◀de▶ ses lettres, Leibniz, qui a lu Crucé et s’en souvient).
Quelques idées générales sont communes à presque tous ces auteurs et à leurs plans redécouverts depuis peu.12
Tous ont en vue la paix ◀de▶ l’Europe qu’il s’agit ◀d’▶obtenir sans sacrifier les autonomies locales ou nationales. Tous cherchent à surmonter nos divisions sans supprimer nos diversités, et proposent ◀d’▶instituer à cette fin un concile, ou un parlement, ou une diète ou un tribunal ◀d’▶arbitrage, donc une instance collégiale et non pas unitaire ; une autorité commune respectueuse des variétés existantes ◀de▶ régimes et ◀de▶ coutumes et qui ne prétende pas les uniformiser ; une confédération ou une fédération et non pas un super-État-nation ou un empire centralisé sur le modèle romain, qui sera mis en système par les jacobins et mis en œuvre par Napoléon.
Paix, garantie des droits civiques, pluralisme des régimes, union dans la diversité, collégialité des pouvoirs, libre adhésion au pacte des égaux, on retrouvera ces traits dans tous les plans et projets auxquels les crises européennes ont donné naissance, ◀de▶ Pierre Dubois à Coudenhove-Kalergi, ◀de▶ Podiebrad à Churchill, et ◀de▶ Crucé au Mouvement européen, en passant par Saint-Simon et Proudhon.
Mais ces plans et projets ont hélas un autre dénominateur commun : c’est qu’aucun ◀d’▶eux n’a passé dans les faits, où pourtant sa nécessité était inscrite et bien lisible. Refusés par les princes, souvent ridiculisés par les élites intellectuelles qui auraient dû les soutenir et les exalter en premier lieu (qu’on songe aux sarcasmes déversés par Voltaire et ses amis sur le Projet ◀de▶ paix perpétuelle ◀de▶ l’abbé de Saint-Pierre), ou pire encore, étouffés et ignorés, ils n’ont exercé aucune action mesurable sur le cours des événements ◀de▶ leur temps, et ils n’ont guère influencé, plus tard, que les auteurs d’autres plans et projets, d’ailleurs destinés à subir le même sort, jusqu’après 1945 tout au moins.
Ils n’en attestent pas moins l’existence et le progrès ◀d’▶une forme ◀de▶ pensée spécifiquement européenne par ses sources et ses parentés, connexions et implications philosophiques, sociales et religieuses. Car il est typiquement européen ◀d’▶admettre que l’unité et la diversité sont non seulement compatibles mais vitalement corrélatives, à la manière du corps et des organes. Les origines pauliniennes et patristiques (doctrines trinitaires, notamment) ◀de▶ cette conception ◀d’▶harmonie, non ◀d’▶unisson, et ◀d’▶équilibre vivant, non ◀de▶ géométries pesantes et figées, doivent être rappelées ici, de même qu’on attribuera principalement aux Grecs et aux Alexandrins l’invention et l’exaltation ◀de▶ l’individu autonome, et aux Romains le culte des institutions unifiantes, — l’individu et la collectivité figurant les deux termes ◀de▶ base ◀d’▶une dialectique qui est le ressort même ◀de▶ notre histoire européenne. Lorsque ces éléments ou termes ◀de▶ base sont séparés, isolés l’un ◀de▶ l’autre, et que l’un triomphe intégralement ◀de▶ l’autre, nous avons « l’individualisme atomisant » ou le « collectivisme totalitaire ». Lorsqu’ils sont en revanche mis en tension, comme deux pôles électriques, ils se modifient du même coup : l’individu devient personne, la collectivité devient communauté, et leur équilibre dynamique se nomme alors fédération. (Dans d’autres ordres que celui du politique, on parlera ◀de▶ mariage, ◀d’▶harmonie des sons, ◀de▶ couleurs complémentaires, etc.)
On déduira ◀de▶ ces considérations qu’une union ◀de▶ l’Europe selon la formule fédéraliste serait particulièrement européenne non seulement dans ses fins, mais dans ses motivations, et par ses doctrines autant que par ses méthodes. On observera que les auteurs ◀de▶ plans ◀d’▶union fédéraliste ◀de▶ l’Europe qu’on vient de citer (à l’exception des deux derniers, au xx e siècle) se réclament tous du christianisme, ou au moins ◀de▶ son éthique communautaire. Enfin, l’on constatera que la liberté et la paix sont les buts principaux qu’ils assignent à l’union et qu’elle a pour fonction ◀de▶ garantir.
◀De▶ l’union nationale à division continentale
À cette formule ◀d’▶union fédérale ◀de▶ l’Europe, à la fois chrétienne et libertaire ou libérale, préconisée par les meilleurs esprits, mais qui n’a réussi jusqu’ici qu’à l’échelle réduite ◀de▶ la Suisse, s’oppose la formule ◀d’▶union centralisée, uniforme et imposée par la contrainte, qu’illustrent quelques-uns des noms les plus fameux, mais non tous les plus respectables, ◀de▶ l’histoire ◀de▶ l’Europe : Louis XIV, Napoléon, Hitler.
« Une foi, une loi, un roi », disait-on sous Louis XIV pour justifier la révocation ◀de▶ l’édit de Nantes. « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » dira trois siècles plus tard Hitler, dont l’ambition était ◀d’▶unir tous les peuples européens sous la seule loi ◀de▶ son parti, tout comme Napoléon (et d’abord Bonaparte) avait rêvé ◀de▶ le faire au nom de la Révolution.
C’est ici la composante « romaine » ◀de▶ notre dialectique européenne qui tente ◀de▶ s’imposer seule et totalement, et ◀d’▶éliminer la composante « hellénique ». Elle récuse comme « réactionnaires » ou « traîtres » ceux qui préconisent un équilibre souple entre les forces divergentes du « corps social », données dans leur variété par la nature et par l’histoire, ou formées par des rythmes ◀d’▶évolution différents. La société d’ailleurs n’est plus imaginée comme un corps, mais comme un mécanisme. Les groupes sociaux ne sont plus des organes assurant une fonction propre, mais doivent être réduits à l’état substantiellement indifférencié ◀de▶ subdivisions territoriales, militaires, civiles, administratives définies par des cadres fixes, des chiffres et des règlements.
Il ne fait pas ◀de▶ doute que cette formule ◀d’▶union non plus dans la diversité, mais par l’uniformisation, et non plus au profit des groupes composants, mais aux dépens de leur identité même, a sur la formule fédérale l’avantage décisif ◀de▶ la simplicité. Elle est ◀d’▶une application facile dès qu’on dispose ◀de▶ la force (militaire, policière, financière ou électorale), tandis que la formule fédérale requiert un art et des talents, un génie ou au moins une longue patience que ne connaissent pas ou que méprisent les chefs ◀de▶ guerre et les « hommes forts » ou aventuriers et démagogues qui ont créé la plupart de nos nations. La formule ◀d’▶union nationale, unitaire, et centralisatrice n’a cessé ◀de▶ progresser, puis a triomphé en fait dans toute l’Europe — sauf en Suisse — du xvii e jusque vers le milieu du xx e siècle.
Ses maximes lui ont été données par les penseurs politiques du xvi e siècle comme Jean Bodin, par Richelieu, par les ministres ◀de▶ Louis XIV, puis par les jacobins qui croyaient s’opposer à l’ambition séculaire des rois ◀de▶ France, mais la réalisaient enfin avec une rigueur presque démente. Après les guerres napoléoniennes et le romantisme philosophique, un nouveau nationalisme apparaît : il ne cherche pas d’abord à organiser et centraliser le pouvoir absolu en vue de réduire les dissidences, mais au contraire à fomenter l’élan créateur ◀d’▶une communauté populaire contre les « tyrans » au pouvoir (autochtones comme en France et en Allemagne en 1848, ou étrangers comme en Hongrie, en Pologne, en Italie). Vers la fin du siècle, cet élan populaire dit « nationalitaire » du temps ◀de▶ Mazzini, ◀de▶ Lamartine, ◀de▶ Mickiewicz, ◀de▶ Kossuth, et synonyme alors ◀de▶ liberté, ◀de▶ démocratie, ◀de▶ progrès, se voit capté par les pouvoirs étatiques (républicains ou monarchiques, nulle différence à cet égard). Le sentiment patriotique lui-même est « nationalisé » en attendant que ce soit le tour des grandes entreprises, des banques, puis ◀de▶ certaines sciences (la physique atomique par exemple). Cette collusion du nationalisme classique et du nationalisme romantique, ◀de▶ l’absolutisme et ◀de▶ la démocratie, va permettre ◀d’▶ajouter aux quelques vieilles nations ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ 1860 à 1919, une quinzaine ◀de▶ grandes, moyennes et petites unités étatiques plus ou moins inspirées du modèle français, fortement liées et uniformisées par une idéologie officielle inculquée dès l’enfance par l’École et imposée physiquement et visiblement par l’Armée, l’une et l’autre universelles et gratuites mais obligatoires. Toutefois, dans le même temps qu’elle triomphe ◀de▶ la sorte à l’échelle nationale, cette formule ◀d’▶union agit comme une formule ◀de▶ division à l’échelle continentale.
La résultante ◀d’▶une telle contradiction ne saurait être que la guerre : celle qui éclate en 1914 est la conséquence logique et pratique, rationnelle et affective, des passions collectives que, depuis le milieu du xix e siècle, nos États ont enseignées et organisées, et au nom desquelles ils ont cru pouvoir relever la prétention exorbitante des souverains absolus, c’est-à-dire superiores in terris non recognoscentes.
Le totalitarisme fasciste et nazi, qui se manifeste peu après la Première Guerre mondiale et la révolution léniniste, ne fait guère que tirer les conséquences extrêmes ◀d’▶un processus que les doctrinaires jacobins et Fichte (cf. Der geschlossene Handelsstaat) avaient tenté ◀de▶ justifier rationnellement aux yeux des élites bourgeoises, mais que Napoléon et Bismarck avaient illustré ◀d’▶une manière plus convaincante aux yeux des masses13.
On déduira ◀de▶ ces considérations que la formule ◀d’▶union nationale, quoique opposée point par point à la formule fédérale (dont nous disions plus haut qu’elle était spécifiquement européenne dans ses fins, ses motifs et ses méthodes), est celle qui a représenté, aux yeux des autres peuples ◀de▶ la terre, l’Europe réelle et historique, ◀de▶ Napoléon jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire durant l’ère impérialiste et colonialiste proprement dite.
La liste des ancêtres du fédéralisme telle que nous la dressions tout à l’heure, est une liste ◀de▶ grands esprits qui ont tous échoué à faire passer leur idéal dans la pratique. En revanche, la liste des fondateurs ◀de▶ nations de plus en plus impérialistes et belliqueuses, donc divisives ◀de▶ l’Europe, n’est autre que la liste des plus grands souverains, capitaines ou meneurs ◀de▶ peuples qu’exaltent l’histoire officielle et les manuels scolaires ◀de▶ nos pays. La ◀mode▶ démocratique veut qu’on loue ces hommes en tant que héros nationaux, et comme le xix e siècle a établi l’équation fausse nation = liberté, l’homme moyen ◀d’▶aujourd’hui se figure que pour défendre son « indépendance nationale » il peut et doit même accepter les mesures politiques les plus immorales dès qu’elles s’autorisent ◀de▶ ces modèles vénérés, ou officiellement vénérables.
En toute vérité objective, la liberté la plus indiscutable que ces grands hommes aient établie et garantie, c’était la liberté ◀de▶ leur peuple ou ◀de▶ leur nation, ou pour parler ◀d’▶une manière réaliste (non romantique), la liberté ◀d’▶action ◀de▶ leur État. Or la « liberté » des États est ◀de▶ celles que réclament les gangsters, non les honnêtes citoyens, et c’est même aux dépens de ces derniers qu’elle est généralement acquise. La liberté ◀de▶ l’État-nation X ou Y en Europe, c’est son « droit » ◀d’▶être seul juge ◀de▶ ses droits, ◀de▶ résilier tout contrat ou alliance qui cesserait ◀de▶ servir ses intérêts, ◀de▶ ridiculiser tout arbitrage, ◀de▶ refuser toute limitation ◀de▶ son agressivité concurrentielle, tout sacrifice à une cause commune, qu’il est toujours facile ◀de▶ tourner en dérision au nom du « réalisme », c’est-à-dire des intérêts particuliers ◀de▶ l’État X ou Y. La liberté totale ◀de▶ chaque État-nation, nommée « indépendance » ou « souveraineté », ne serait, si elle existait vraiment telle qu’on l’invoque ou la revendique, qu’une révoltante illustration ◀de▶ la devise qu’Albert de Mun proposait ironiquement aux tenants ◀d’▶un libéralisme économique sans frein : « Le renard libre dans le poulailler libre ».
La formule fédéraliste et la formule nationale contrastées
L’histoire politique ◀de▶ l’Europe nous met donc en présence de deux conceptions parfaitement antithétiques ◀de▶ l’union, ◀de▶ l’existence en commun et ◀de▶ la méthode pour unir les hommes en communautés puis pour unir ces communautés.
La formule fédéraliste est celle ◀d’▶une composition organique des réseaux ◀de▶ relations qui se nouent entre les personnes pour former des groupes, entre les familles pour former des communes, entre ces cellules ◀de▶ base pour former des régions, des pays, des États, puis entre ces États pour former des communautés continentales sur quoi bâtir enfin l’ordre mondial.
La formule nationaliste part ◀d’▶un pouvoir qui s’est posé par la force (pouvoir personnel ou collectif, roi ou parti) et qui entend imposer d’abord, au-dessous de lui, l’unification des régions et des groupes, voire des esprits, ensuite, face à l’étranger, sa souveraineté, laquelle n’est limitée qu’en fait, par la seule force nécessairement antagoniste des autres souverainetés.
En cette seconde moitié du xx e siècle, les Européens se voient contraints au choix entre ces deux formules. Ils doivent s’unir pour éviter ◀d’▶être satellisés l’un après l’autre par l’un ou l’autre des deux Grands, ils ont à décider ◀de▶ la formule ◀d’▶union la plus conforme à la fin qu’ils se seront assignée : la puissance ou la liberté, en d’autres termes : la domination sur les autres ou sur eux-mêmes.
Or ils ne paraissent pas avoir compris l’enjeu, et la nature exacte des deux termes ◀de▶ l’alternative. J’en veux pour preuve la conférence de presse donnée le 9 septembre 1965 par le général de Gaulle. Ce chef d’État, auquel on ne saurait reprocher ◀de▶ manquer du sens ◀de▶ ses responsabilités, et ◀de▶ n’avoir pas mesuré les risques ◀de▶ ses déclarations au sujet de l’Europe, exalte les souverainetés nationales et moque l’idée
◀d’▶une fédération européenne dans laquelle, suivant les rêves ◀de▶ ceux qui l’ont conçue, les pays perdraient leur personnalité nationale, et où d’ailleurs, faute ◀d’▶un fédérateur tel qu’à l’Ouest tentèrent ◀de▶ l’être — chacun à sa façon — César et ses successeurs, Othon, Charles-Quint, Napoléon, Hitler, et tel qu’à l’Est s’y essaya Staline, serait régie par quelque aréopage technocratique, apatride et irresponsable. On sait que la France oppose à ce projet contraire à toute réalité le plan ◀d’▶une coopération organisée des États… Seul ce plan lui paraît conforme à ce que sont effectivement les nations ◀de▶ notre continent.
Ce texte est important en ce sens qu’il démontre qu’un des Européens les plus conscients ◀de▶ son rôle devant l’Histoire, ignore le vrai sens du fédéralisme, écarte donc par erreur cette solution, et se conduit comme si les professeurs ◀d’▶histoire qui enseignaient au degré secondaire autour des années 1900 avaient eu raison, lorsqu’ils préparaient ◀de▶ leur mieux les esprits à la mise à mort officiellement glorieuse ◀de▶ 11 millions ◀d’▶Européens, entre 1914 et 1918, pour des fins ◀de▶ « grandeur nationale » aussi mal définie qu’inatteintes. Il est clair pourtant que c’est dans une Europe unitaire, formée précisément sur le modèle ◀de▶ l’unité nationale française, chère à de Gaulle, que les pays « perdraient leur personnalité » comme les provinces l’ont perdue en France, et qu’au contraire, c’est le fédéralisme qui entend respecter cette personnalité. Il est clair aussi que les prétendus « fédérateurs » dont de Gaulle note l’absence dans un contexte qui peut donner à croire que c’est un mal — César, Napoléon, Hitler, Staline — ont été en réalité des dictateurs et unificateurs radicalement hostiles à toute formule fédéraliste. Les fédérations existantes les plus typiques — États-Unis, Suisse — ne sont pas nées des œuvres ◀d’▶un « fédérateur », mais au contraire de la libre volonté des peuples qui les constituèrent, et contre toute hégémonie même virtuelle.
Toutefois, l’erreur sur le fédéralisme, ici commise, n’entraîne pas automatiquement que le jugement gaullien sur « ce que sont effectivement les nations ◀de▶ notre continent » soit erroné.
On a trop vite fait, trop souvent, dans les rangs des Européistes bruxellois et des fédéralistes militants, ◀de▶ déclarer que la formule nationale est dépassée, morte, enterrée. C’est prendre ses désirs pour des réalités, et c’est aussi ne pas rendre justice à la fécondité du mythe Nation dans l’histoire des Européens ◀de▶ l’ère moderne.
Le nationalisme idéologique des révolutionnaires européens, jacobins, mazziniens, voire bolchéviques, retrouve sa virulence et son efficacité dans les pays neufs du tiers-monde. Il n’est pas lié à une patrie d’abord, mais à une novation sociale et politique que l’on proclame valable pour tout le genre humain. C’est un cri ◀de▶ guerre, littéralement, mais ◀de▶ guerre sociale. Le « Vive la Nation ! » poussé par les troupes françaises à Valmy ne signifiait pas d’abord « Vive la France ! », mais bien « Vive la liberté, vive la révolution ! ». De même, le mot d’ordre « Les Soviets partout ! » qui fut populaire dans les manifestations communistes en France ou en Italie après la Première Guerre mondiale, signifiait « Vive le communisme ! » et non pas « Vive la Russie ! ». Ainsi le nationalisme dans le tiers-monde, est-il d’abord affirmation ◀d’▶anti-occidentalisme, ◀de▶ « socialisme », c’est-à-dire ◀de▶ droits civiques et économiques, et seulement en dernier lieu ◀de▶ chauvinisme ou ◀d’▶orgueil national.
Mais en Europe, le nationalisme idéologique, par le mouvement naturel ◀de▶ sa polémique, est rapidement devenu missionnaire, donc impérialiste, et cela donne au xix e siècle le colonialisme ; puis il a dégénéré en chauvinisme, et cela donne les rivalités souvent absurdes des « puissances européennes » et la Première Guerre mondiale.
Tout n’a pas été mauvais, loin de là, dans le colonialisme conduit par les nations ◀de▶ l’Europe, Russie incluse. D’autre part, il demeure incontestable que l’homme ◀de▶ tous les continents et ◀de▶ toutes les époques ◀de▶ l’histoire réagit d’abord et très généralement, parfois principalement, comme l’homme ◀d’▶une tribu, ◀d’▶une race, ◀d’▶une région, ◀d’▶une fraternité jurée, fût-elle le Ku Klux Klan, la Mafia, ou plus innocemment un club, une équipe sportive, un gang ◀d’▶élèves.
Il serait donc ridicule ◀de▶ ne pas tenir compte ◀de▶ ces réalités nationales, dont le tort des nationalistes ◀d’▶ancienne école est ◀de▶ tenir compte exclusivement, sans nul espoir et nul désir ◀d’▶une modification prochaine, « les choses étant ce qu’elles sont », ainsi que de Gaulle aime à le dire. Or, les choses ne changent pas si l’homme n’intervient pas.
La formule nationale ne serait ni fausse ni rejetable en soi, et un philosophe ◀de▶ la politique n’aurait aucune raison ◀de▶ la juger mal, si l’analyse ◀de▶ la conjoncture présente ne révélait très vite et, je le crains, sans possibilité sérieuse ◀de▶ discussion, que cette formule nationale :
1. conduit pratiquement à l’épreuve de force, et l’humanité ne peut plus se permettre ce type ◀de▶ « solution », depuis l’invention ◀de▶ la Bombe H ;
2. autorise la suppression des libertés ◀d’▶opposition et ◀d’▶expression publique, pour peu que « l’intérêt national » soit invoqué ;
3. empêche toute espèce ◀d’▶union européenne parce qu’elle permet ◀de▶ récuser comme « idéaliste » tout ce qui gêne les intérêts particuliers, nationaux ou privés, et qu’elle introduit dans la ◀vie▶ et les relations internationales un élément faussement sacré qui coupe court à toute discussion raisonnable ou arbitrage ;
4. se révèle ◀de▶ moins en moins capable ◀d’▶administrer réellement et non pas seulement selon le formalisme juridique, les réalités de plus en plus complexes ◀de▶ l’existence socio-économique ◀d’▶aujourd’hui. Dans les domaines les plus divers : militaire ou scientifique, culturel ou économique, le régime centralisé ◀d’▶un pays comme la France est débordé, dépassé, non payant, en cette seconde moitié du xx e siècle ;
5. favorise, après l’avoir initiée et entretenue dans les élites ◀d’▶outre-mer éduquées en Occident, la révolte du tiers-monde contre l’idée que l’on s’y fait ◀de▶ l’Occident.
Ce n’est donc pas une caricature du nationalisme que l’on se permettrait ici ◀de▶ condamner, mais on est contraint ◀de▶ reconnaître que la formule ◀d’▶union nationale n’est plus à l’échelle ◀de▶ l’Europe et du monde en cette fin du xx e siècle, et ne correspond pas aux exigences ◀de▶ la société industrielle, dont les complexités requièrent des instruments mille fois plus subtils et précis.
◀D’▶où la nécessité qu’éprouvent les meilleurs esprits ◀de▶ ce temps — politiciens parfois, mais plus souvent « technocrates » et « philosophes », ou encore jeunes industriels — ◀de▶ se tourner vers l’autre formule ◀d’▶union, la fédéraliste ; quitte à la transformer et à l’adapter — comme elle s’y prête mieux que tout autre — aux conditions nouvelles ◀de▶ l’industrie, ◀de▶ la technique, et ◀de▶ la société mobile qui est la nôtre — en attendant que l’on prenne au sérieux, au-delà ◀de▶ la statistique, les buts purement humains, ou disons culturels, ◀de▶ l’homme personnel et concret.
Le modèle fédéraliste, contribution ◀de▶ l’Europe au « développement »
C’est en définitive sur les sens différents du mot liberté que devront s’opérer les choix politiques nécessaires si l’on entend unir les peuples ◀de▶ l’Europe en connaissance de cause, ou plus exactement, en connaissance des buts derniers que l’on vise. Tout se ramène à savoir si l’on mettra l’accent sur la notion ◀de▶ libertés personnelles ou sur la notion ◀de▶ liberté collective, la première ayant pour fin la sauvegarde des autonomies et pour moyen l’union fédérale dans la paix, la seconde ayant pour fin la puissance et pour moyens l’unification ◀de▶ type national et la force militaire ou policière.
Par libertés personnelles j’entends l’ensemble des conditions institutionnelles et constitutionnelles, mais aussi économiques, psychologiques, éducatives, qui donnent à un nombre sans cesse croissant ◀d’▶individus les meilleures chances ◀de▶ découvrir et ◀de▶ suivre leur vocation, ◀de▶ devenir une personne, ◀de▶ trouver leur style ◀de▶ ◀vie▶, ◀de▶ s’intégrer aux groupes qui y correspondent le mieux, et ◀de▶ conformer leur conduite aux buts derniers qu’ils s’assignent ou qu’ils reconnaissent à leur ◀vie▶.
Par liberté collective, j’entends tout ce que l’on a nommé en Europe, depuis le Moyen Âge, d’abord souveraineté, puis indépendance nationale, enfin droit des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes ou autodétermination.
Quand les fédéralistes demandent que l’Europe s’unisse, ce n’est certes pas pour que nos plus petites nations se voient entraînées dans une tentative menée par les plus grandes ◀de▶ reprendre l’hégémonie mondiale qu’elles exercèrent (en dépit de leurs rivalités) pendant quatre siècles, ni pour « lutter contre le communisme », ni même pour « rattraper l’Amérique » selon le slogan soviétique ; mais bien pour surmonter les causes principales des guerres et des révolutions qui n’ont cessé ◀de▶ rendre l’appareil étatique toujours plus oppressif, et pour qu’à la faveur ◀de▶ la paix, dans la coopération qu’elle seule permet entre personnes et groupes ◀de▶ tous ordres, les libertés réelles trouvent leurs meilleures chances ◀de▶ l’épanouir. Accessoirement d’ailleurs, cette union fédérale serait en mesure — et elle seule — ◀d’▶assurer l’indépendance des Européens et leur liberté collective face aux empires américain et soviétique.
Les fédéralistes authentiques se reconnaissent donc à ceci qu’ils ne posent pas pour préalable à l’union ◀de▶ l’Europe l’institution ◀d’▶un super-État, c’est-à-dire ◀d’▶un gouvernement appuyé sur une armée et sur un puissant appareil économique et financier, mais demandent que l’on crée d’abord, partout où le besoin s’en manifeste, des agences fédérales, à compétences précises dans des domaines bien définis ; que ces agences soient bien articulées et coopèrent dans une vue générale, c’est-à-dire proprement politique, dont auraient à délibérer des conseils élus par les peuples, groupements professionnels, régions, États, et qu’auraient à exécuter des commissions très stables et supranationales (comme celle ◀de▶ la CEE).
Ainsi l’on éviterait d’une part ◀de▶ réchauffer l’ambition ◀de▶ puissance sur l’Europe et le Monde qui fut celle ◀de▶ quelques souverains et dictateurs, mais ◀de▶ bien plus nombreux cabinets ◀de▶ ministres puis ◀de▶ trusts et ◀de▶ conseils ◀d’▶administration ; et d’autre part, ◀d’▶entretenir le principe même ◀de▶ division ◀de▶ l’unité européenne, j’entends la prétention hégémonique qui fut celle ◀de▶ tous les soi-disant « fédérateurs », en réalité dévastateurs et diviseurs ◀de▶ nos peuples.
La méthode du fédéralisme fonctionnel, par secteurs bien délimités et bien reliés, doit aboutir peut-être un jour, mais pas nécessairement, et sûrement pas tout de suite, à une formule nouvelle ◀de▶ gouvernement, plus complexe à la fois et mieux coordonnée que ne le sont nos cabinets à la ◀mode▶ du siècle dernier, avec leurs ministères dont les noms mêmes rappellent l’époque absolutiste, avec leurs divisions scolastiques du travail (deux ou trois siècles en retard sur les problèmes à résoudre), et avec leurs méthodes ◀d’▶un formalisme toujours inefficace et souvent imbécile, qu’il s’agisse ◀de▶ censure, ◀de▶ défense militaire ou ◀de▶ finances.
C’est ce modèle ◀d’▶union fédéraliste dans et pour la liberté, modèle au sens ◀de▶ maquette, non ◀d’▶exemple, que l’Europe se doit ◀de▶ mettre au point, pour elle-même d’abord, cela s’entend, pour sa paix, sa prospérité et les libertés que j’ai dites, qui sont personnelles d’abord, mais ensuite, et non moins, pour le tiers-monde. Qui sait si ce ne sera pas là notre contribution la plus féconde au développement ◀de▶ l’humanité en voie ◀de▶ convergence inévitable ?
Au-delà des nations qui doivent bien s’avouer pratiquement incapables ◀d’▶autarcie, c’est-à-dire ◀de▶ concrète indépendance économique, politique ou culturelle ; au-delà des formules totalitaires que bientôt ne défendront plus que quelques professeurs marxistes, en France, en Angleterre ou aux États-Unis ; au-delà des calculs ◀de▶ technocrates politiciens qui sont parfois tentés ◀de▶ juger gratuite et littéraire toute considération sur les buts derniers ◀de▶ l’existence humaine, — il faut envisager que le seul modèle ◀d’▶organisation politique qui puisse servir demain le genre humain sera le modèle fédéraliste, dépassement ◀de▶ la formule nationale et du concept non moins occidental ◀d’▶État, que tous copient aujourd’hui dans le tiers-monde, mais qui feront vite leur temps là-bas aussi, ou ne conduiront qu’à des guerres.
Le modèle ◀d’▶union en vue de la puissance, l’État-nation, n’a réussi à s’imposer qu’au prix que l’on sait : deux guerres mondiales, l’anarchie du tiers-monde, et finalement l’effondrement ◀de▶ la puissance des Européens. Essayons le modèle fédéraliste, qui est celui ◀de▶ l’union librement consentie des groupes, des cités, des États, en vue de la seule liberté véritable, celle des personnes.