Denis de Rougemont et l’objection de▶ conscience (30 juin 1969)ab ac
Monsieur le président,
Un étudiant en théologie, qui suit depuis deux ans mes cours, René Bugnot, comparaîtra le 27 juin devant le tribunal militaire que vous présidez.
J’ai beaucoup ◀d’▶estime pour M. Bugnot. Équilibré, maître ◀de▶ soi, convaincu mais sans fanatisme, il n’est ni subversif, ni anarchiste, ni cryptocommuniste, ni contestataire farfelu. C’est un homme sérieux et ouvert, doué ◀d’▶esprit critique mais capable ◀de▶ s’enthousiasmer autant que ◀de▶ s’indigner.
Les motifs ◀de▶ son objection sont les mêmes que ceux ◀de▶ sa vocation pastorale. Ils relèvent ◀de▶ sa fidélité à l’idéal chrétien. Ils sont une prise au sérieux des principes au nom desquels notre Confédération s’est formée et qu’elle prétend défendre : le respect du prochain et ◀de▶ sa différence, la liberté ◀de▶ jugement et ◀d’▶expression, le droit ◀d’▶opposition.
On peut certes discuter, contester certaines applications théoriques ou concrètes qu’en fait M. Bugnot. Mais il y a loin de contester à condamner et à flétrir publiquement. Si nous nous moquons ◀de▶ ces idéaux, ou si nous condamnons à la prison ceux qui se réclament en toute conscience, qu’aurons-nous encore à défendre en Suisse, à part les « beautés ◀de▶ la nature » et des entreprises dont beaucoup d’autres sauraient prendre soin tout aussi bien ou parfois mieux que nous. En tout cas, il n’y aurait pas lieu ◀de▶ se faire tuer pour si peu que ◀de▶ savoir qui administrerait une société préalablement amputée ◀de▶ son idéal, j’entends une société capable ◀de▶ condamner par une application routinière ◀de▶ ses lois ceux qui commettent la faute de croire à ses fondements moraux et politiques.
Des jeunes gens comme René Bugnot, moralement exigeants, civiquement alertés, préoccupés ◀de▶ mettre en accord leur foi intime et leur action dans la communauté, comment ne pas voir qu’ils sont au moins ◀d’▶aussi bons Suisses que ceux qui, trop souvent, en toute indifférence et ignorance quant aux bases mêmes ◀de▶ notre civisme, ne font leur service que pour faire comme les autres ? Où sont en vérité les meilleurs Suisses ? Quelles sont les raisons ◀d’▶être ◀de▶ la communauté confédérale ?
Si c’est l’ordre à tout prix et l’écrasement légal des opposants et dissidents, les Soviétiques le feront mieux que nous : voir Budapest et Prague.
Si c’est la liberté, vous acquitterez René Bugnot.
Ou plutôt, il faudrait l’acquitter, et peut-être le voudriez-vous mais je sais bien que vous n’avez pas le droit formel. Dans ces conditions, pourquoi ne pas condamner « pour la forme », en saisissant l’occasion ◀de▶ dénoncer — parce qu’elle est scandaleuse et honteuse pour notre pays — l’absence ◀de▶ toute espèce ◀de▶ reconnaissance légale ◀de▶ l’objection ◀de▶ conscience en Suisse et ◀d’▶un statut correspondant ?
La véritable utilité ◀d’▶un procès ◀d’▶objecteur c’est, aujourd’hui, me semble-t-il, ◀de▶ hâter le temps où ◀de▶ tels exercices rejoindront dans l’Histoire les procès ◀de▶ sorcières.
J’espère, Monsieur le président, que vous voudrez bien excuser la liberté que je prends en m’adressant à vous si franchement et longuement. Je ne voulais être qu’un témoin ◀de▶ moralité, et je n’ai pu m’empêcher ◀de▶ vous faire part ◀de▶ mes convictions ◀de▶ citoyen. Me le pardonnerez-vous en pensant aux efforts que j’ai faits — et ne cesserai ◀de▶ faire — pour expliquer notre pays, par la parole et par l’écrit, à un monde qui le connaît mal et ne le comprend pas toujours ? Nous avons en commun le souci du bien public et cherchons à le servir chacun à sa manière. C’est ◀de▶ cette conviction que je m’autorise pour vous communiquer mes réflexions sur ce cas ◀de▶ conscience difficile.
Veuillez être assuré, Monsieur le président, ◀de▶ mes sentiments les plus distingués et dévoués.ad