« Non, notre civilisation n’est pas mortelle ! » (30-31 août 1969)ag ah
Pensez-vous qu’il existe une culture bourgeoise ? Le▶ terme ◀de▶ « culture bourgeoise » a été largement employé au cours des émeutes ◀de▶ mai 1968.
Il n’y a pas ◀de▶ culture bourgeoise. Il n’y a pas ◀de▶ culture ouvrière. Il y a une culture européenne. C’est ◀la▶ plus petite unité que ◀l’▶on puisse trouver. Je suis tout à fait d’accord avec ◀l’▶historien anglais Toynbee qui dit que ◀la▶ plus petite unité ◀d’▶étude intelligible qu’on puisse prendre est une civilisation ◀de▶ dimension continentale. Nous parlons ◀de▶ culture française, ◀de▶ culture allemande, cela n’existe pas. Il y a seulement des différences, des nuances ◀de▶ langue.
D’abord, toutes ces langues sont parentes, ensuite toutes ◀les▶ formes générales ◀de▶ ◀la▶ culture ou particulières ◀de▶ ◀la▶ littérature par exemple, sont communes à tous ◀les▶ Européens. Vous trouvez dans toute ◀l’▶Europe des romans, des sonnets, des tableaux ◀de▶ chevalet, ◀le▶ concerto, ◀la▶ symphonie, que vous ne trouvez pas en dehors de ◀l’▶Europe. ◀Les▶ grandes écoles ◀d’▶art ont été communes à tous nos pays, ◀l’▶art roman, ◀le▶ gothique, ◀le▶ baroque, ◀le▶ classique, tous produits ◀de▶ ◀la▶ Grèce, ◀de▶ Rome, du christianisme, ◀de▶ ◀l’▶influence germanique ou celtique. Ainsi nous avons une communauté indiscutable ◀de▶ culture.
◀La▶ division ◀de▶ ◀la▶ culture est apparue avec ◀l’▶école obligatoire et ◀la▶ presse. On a fabriqué ◀le▶ nationalisme au xixe siècle. En peinture, voyez comme ◀l’▶École ◀de▶ Paris est peu française en vérité : Picasso, Chagall, Modigliani, Soutine, Max Ernst…
Et ◀la▶ culture, qu’est-ce que c’est ?
Je ne sais pas très bien ce que ◀l’▶on entend par culture bourgeoise, parce que ◀la▶ culture n’a pas été faite par des bourgeois. ◀La▶ culture occidentale repose sur ◀l’▶héritage gréco-romain et ◀la▶ théologie chrétienne, transmise par des moines au Moyen Âge. On ne peut parler ◀de▶ culture bourgeoise qu’en pensant aux consommateurs ◀de▶ cette culture. Bien sûr, depuis cent ans, ce sont essentiellement des bourgeois. Ce qui n’empêche pas ◀les▶ ouvriers ◀d’▶avoir des goûts plus bourgeois que ◀les▶ bourgeois cultivés. ◀L’▶avant-garde est toujours sortie ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. ◀Le▶ communisme a toujours condamné ◀l’▶avant-garde et ne cesse encore ◀de▶ ◀le▶ faire. C’est uniquement ◀l’▶avant-garde que vous trouvez dans ◀les▶ prisons russes. Vous n’y trouverez pas un seul représentant ◀de▶ ◀l’▶art pompier, parce qu’il est au pouvoir, là-bas, depuis cinquante ans officiellement,
◀Le▶ pompiérisme qui tranquillise ◀les▶ gouvernements n’est pas toujours bourgeois, mais il est toujours gouvernemental, dans tous ◀les▶ pays. ◀La▶ bourgeoisie est une classe qui a été et qui est encore au pouvoir dans la plupart des pays, mais ce n’est pas elle qui donne ce ton-là, puisque vous ◀le▶ retrouverez dans toutes ◀les▶ dictatures communistes.
Pensez-vous que nous sommes entrés dans une ère ◀de▶ révolutions ?
Il y a une nécessité révolutionnaire qui vient de cette mauvaise adaptation ◀de▶ nos unités ◀de▶ base aux tâches nouvelles qui seraient à accomplir. Comme disent ◀les▶ Américains : « It doesn’t work », ça ne fonctionne pas, ça ne joue plus.
Ne pensez-vous pas que ◀les▶ revendications ne sont pas assez bien formulées ?
C’est exact. On dit n’importe quoi, parce qu’on n’a pas fait une bonne analyse ◀de▶ ◀la▶ situation. Quand Sartre dit aux étudiants « cassez ◀l’▶Université », c’est absurde. Il me fait penser à ces grands-pères qui veulent se rendre populaires auprès de leurs petits enfants en leur conseillant ◀de▶ casser leurs jouets. Il faudrait plutôt leur dire ◀de▶ créer une nouvelle Université qui soit digne ◀de▶ ce nom.
Vers quoi va ◀l’▶homme ? une mutation tant physique que spirituelle ?
Je n’en sais rien. Je sais vers quoi je voudrais qu’on aille. ◀Le▶ progrès est ◀l’▶augmentation des risques humains, c’est-à-dire des possibilités ◀de▶ choix laissées à chaque individu. ◀Le▶ progrès n’est pas dans ◀le▶ fait (absolument invérifiable et très peu probable) ◀d’▶un monde rendu meilleur mais dans ◀l’▶augmentation des possibilités ◀de▶ choix.
Pensez-vous que nous assistons à ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale ?
C’est impossible. Paul Valéry a écrit : « Nous autres, civilisations, nous savons aujourd’hui que nous sommes mortelles. » C’est doublement inexact : en premier lieu, ◀la▶ civilisation occidentale prolonge ◀les▶ civilisations du Moyen-Orient, ◀de▶ ◀la▶ Grèce et ◀de▶ Rome qui continuent à vivre en elles. En deuxième lieu, ◀la▶ civilisation occidentale est ◀la▶ seule qui ait conquis ◀le▶ monde entier. Si on déclare qu’elle va mourir, cela revient à dire qu’il n’y aura plus ◀de▶ civilisation du tout.
Et vous ne croyez pas qu’il y aurait des indices pour une autre culture, une autre civilisation qui pourrait s’épanouir ?
Je n’en vois aucune.
Encore faudrait-il que ce soit une civilisation vraiment différente, et qui ait ◀de▶ meilleures solutions que les nôtres. Or nous constatons un gigantesque effort pour imposer aux Chinois une partie ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale : ◀le▶ marxisme.
Quelle différence faites-vous entre marxisme et maoïsme ?
◀Le▶ maoïsme prétend être ◀le▶ vrai marxisme. Mais c’est un mélange ◀de▶ marxisme-léninisme et ◀de▶ certaines traditions chinoises ◀d’▶un moralisme utilitaire des plus simplets : voyez ◀le▶ Petit Livre rouge. Un mélange grossier, stérile, très contesté. Lorsque ◀les▶ étudiants chinois protestent, ils ◀le▶ font à coup de mitrailleuses. Il y a probablement alors des centaines ◀de▶ morts, quoiqu’on n’en parle guère. Je ne vois dans ◀le▶ maoïsme aucun germe ◀de▶ civilisation nouvelle.
Croyez-vous plus au succès des révolutions que des évolutions ?
Je ne crois pas du tout au succès des révolutions. Il n’y en a jamais eu une seule qui ait réussi. Elles ont toutes abouti à des tyrannies.
Une révolution aboutit à une tyrannie, parce qu’elle manque ◀de▶ fondements doctrinaux, philosophiques, religieux acceptés et assumés par ◀les▶ meilleurs. Une révolution sanglante est une révolution mal préparée. ◀La▶ seule qui pourrait réussir serait celle qui apporterait, un ordre nouveau, prêt à prendre ◀la▶ relève du désordre ancien, ce que j’appelle ◀le▶ « désordre établi ». Ces conditions idéales n’ont encore jamais été réalisées. ◀La▶ Révolution française a abouti à ◀la▶ tyrannie napoléonienne. ◀Les▶ révolutions ◀de▶ 1848 ont été écrasées ou bien ont abouti, par ◀les▶ nationalistes, à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914.
Un homme politique français a déclaré : « ◀Le▶ pouvoir personnel finit toujours mal. » Bon. Mais qu’en est-il du pouvoir impersonnel ? ◀Le▶ cas des quatre Républiques françaises qui étaient des pouvoirs impersonnels nous instruit grandement. La première a abouti à Napoléon, pouvoir personnel. La seconde à Louis-Napoléon, pouvoir personnel. La troisième à Pétain, pouvoir personnel. La quatrième a abouti à de Gaulle. Faudrait-il saluer ◀le▶ régime personnel, parce qu’il conduit à un régime impersonnel ?
Comment expliquez-vous ◀l’▶apogée et ◀la▶ chute des civilisations ?
Personnellement, je ne crois pas que ◀les▶ civilisations soient comme ◀les▶ plantes, qui poussent, donnent des fruits, fanent et meurent. Hegel, Spengler et Toynbee ont développé cette idée, séduisante mais fausse. Aujourd’hui, ◀la▶ civilisation née en Europe recouvre ◀la▶ terre entière ; elle n’est pas à ◀la▶ merci des forces extérieures qui pourraient ◀la▶ détruire. Elle s’alimente par elle-même. Elle est devenue une force ◀de▶ production et ◀d’▶autocritique extraordinaire. Je ne suis pas pessimiste à son sujet, mais je ◀le▶ suis en ce qui concerne ◀les▶ effets ◀de▶ ce que ◀l’▶Homme, indépendamment ◀de▶ ◀la▶ nature, a développé dans cette civilisation.
Je ne crois pas que ◀l’▶homme devient esclave des machines ; il est esclave ◀de▶ certaines ◀de▶ ses tendances qui prennent ◀les▶ machines comme paravent. ◀L’▶homme n’est pas esclave ◀de▶ sa voiture, il est esclave ◀de▶ sa vanité sociale par exemple.
Dans un petit livre que j’ai écrit en 1946 sur ◀la▶ bombe atomique, je disais en post-scriptum à mes lettres : « Un dernier mot, et dire que j’allais ◀l’▶oublier : ◀la▶ bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Si vous ◀la▶ laissez tranquille dans sa caisse, elle ne va pas en sortir toute seule. On nomme des comités pour contrôler ◀la▶ bombe ! C’est aussi absurde que si ◀l’▶on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser un vase ◀de▶ Chine. ◀Le▶ “contrôle ◀de▶ ◀la▶ bombe” est une absurdité. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme. » ◀Les▶ gens disent : « Nous sommes envahis par ◀les▶ machines. » Je leur réponds : « Je voudrais bien qu’une Rolls-Royce ou même une VW vienne m’envahir dans ◀la▶ cour ◀de▶ ma maison. Mais cela ne s’est jamais vu. »
Quelle est ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶artiste dans un monde en transformation ?
Dans une société qui s’agrandit follement, qui perd ses mesures, ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶art pourrait être ◀d’▶illustrer des mesures nouvelles, des modèles efficaces pour ◀la▶ sensibilité. Comme ◀l’▶ont fait ◀la▶ statuaire grecque avec ses dieux à formes humaines, ◀l’▶architecture médiévale avec ◀les▶ voûtes romanes et ◀les▶ flèches gothiques, ◀les▶ troubadours avec leurs poèmes ◀d’▶un érotisme raffiné, ◀les▶ romanciers du cycle ◀de▶ ◀la▶ Table ronde, modèles ◀de▶ ◀l’▶aventure spirituelle et ◀de▶ ◀la▶ passion. Mais aujourd’hui, ◀les▶ artistes ne fondent plus rien : ils réagissent aux mouvements affectifs passionnels, aux névroses et aux psychoses ◀de▶ ◀l’▶époque, ils sont ◀les▶ ludions ◀de▶ ◀l’▶inconscient collectif, ils en traduisent et révèlent ◀les▶ courants, mais n’agissent plus sur eux.
C’est à ◀l’▶essayiste, au philosophe lyrique, au moraliste imaginatif, ◀de▶ tenter ◀d’▶agir sur ◀l’▶époque dans ◀la▶ mesure où elle est guidée par des idées, des concepts, des angles ◀de▶ vision qu’on lui propose et qui s’imposent plus ou moins aux esprits et aux sensibilités. Mais encore faut-il sentir ◀l’▶époque si ◀l’▶on veut essayer ◀de▶ ◀l’▶influencer : et c’est à cela que ◀l’▶art peut nous aider. Kafka nous a révélé dès 1930 ◀le▶ style et ◀l’▶habitus des régimes policiers que ◀la▶ psyché moderne fomentait dans sa démence ◀la▶ plus secrète.
Par quoi cette période anarchique que traverse notre siècle a-t-elle été préparée ?
Je vous dirais sans trop réfléchir : par ◀le▶ nationalisme militarisé, ◀l’▶étatisme, ◀le▶ matérialisme capitaliste, ◀le▶ scientisme plat et ◀la▶ croyance aux toujours plus grands nombres. Mais je n’ai pas envie ◀d’▶étudier après coup ◀l’▶histoire ◀de▶ mon temps, ce n’est pas mon souci, ni ma vocation. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ◀le▶ passé ◀de▶ notre désordre, mais ◀de▶ trouver ◀les▶ moyens ◀d’▶en sortir. C’est-à-dire ◀de▶ créer un ordre plus humain : par quoi je veux dire plus divin. Et ne me demandez pas si je crois que cela réussira : car nous ne sommes pas là pour essayer ◀de▶ prévoir ◀l’▶avenir, mais pour ◀le▶ faire, disons ◀d’▶une manière réaliste, pour essayer ◀de▶ ◀le▶ changer dans ◀le▶ bon sens.
Une des formules que j’ai lancées dans ma jeunesse (outre celle ◀de▶ ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain), c’était ◀la▶ politique du pessimisme actif. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est en somme une morale du risque assumé, ◀de▶ ◀l’▶action, orientée par ◀l’▶esprit, et ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle. Je m’y tiens et ◀l’▶époque fera ce qu’elle pourra… Après tout, ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société n’est pas ◀la▶ société elle-même, mais ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀l’▶homme, à la fois libre et responsable, traduction simple ◀de▶ cette phrase mystérieuse pour peu qu’on y réfléchisse : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »