L’▶avenir du fédéralisme (septembre 1969)l
En 1863 paraissait le dernier grand ouvrage ◀de▶ Proudhon, Du Principe fédératif, où ◀l’▶on pouvait lire cette phrase devenue célèbre : « ◀Le▶ xixe siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations, ou ◀l’▶humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans. » Dans quelle voie sommes-nous engagés après un siècle ? Celle des fédérations et ◀de▶ ◀l’▶harmonie des peuples, ou celle ◀d’▶une renaissance des particularismes nationaux ? Je répondrai : dans ◀les▶ deux à la fois, et cela n’est pas contradictoire.
Un phénomène très général ◀de▶ convergence inspire ◀les▶ mouvements ◀d’▶union continentale qui créent ◀le▶ Conseil de l’Europe et ◀le▶ Marché commun, puis leurs contreparties plus ou moins réussies dans ◀l’▶empire communiste COMECON, dans ◀le▶ monde arabe, en Afrique et en Amérique latine, cependant qu’une volonté ◀d’▶union mondiale anime les Nations unies et ◀l’▶Unesco, ◀le▶ Conseil œcuménique des Églises et Vatican II.
Simultanément, mais en sens inverse, un phénomène tout aussi général ◀d’▶affirmation des diversités, des autonomies et des volontés ◀d’▶indépendance, inspire ◀les▶ mouvements ◀de▶ résurgences communalistes, régionalistes et nationalistes, qu’on voit partout en plein essor, qu’il s’agisse ◀de▶ Nations en instance ◀de▶ divorce avec ◀l’▶OTAN ou avec ◀le▶ Pacte ◀de▶ Varsovie, ou ◀de▶ nations au sens ancien du mot, régions ou ethnies en révolte plus ou moins ouverte contre ◀le▶ contrat étatique (inégal à leurs yeux) que jadis ou naguère leur imposa ◀l’▶élément formateur ou hégémonique ◀de▶ chacun ◀de▶ nos États unitaires. Renaissance donc des micronationalismes locaux, qui revendiquent leur autonomie au nom de leur langue, ◀de▶ leurs coutumes, ou des nécessités économiques nouvelles, et qui enfièvrent tour à tour ◀la▶ Bretagne, ◀les▶ Flandres ou ◀le▶ Pays basque.
Convergences et diversification, exigence simultanée de plus grandes unions supranationales et de plus petites unités infranationales, solidarités et autonomies : ces deux mouvements contraires se prononcent en même temps, résultent en partie des mêmes causes, et entraînent des effets complémentaires, j’entends ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶État-nation à la fois par en haut et par en bas, d’une part, vers des fédérations continentales et, d’autre part, vers un fédéralisme régional.
◀La▶ victime ◀de▶ ce double mouvement contradictoire, c’est ◀l’▶État-nation, tel qu’il est né ◀de▶ ◀la▶ Révolution et du Premier Empire, produit ◀de▶ ◀la▶ confiscation ◀d’▶une mystique — ◀la▶ nation — par un appareil administratif et policier — ◀l’▶État. Un État plus ou moins nationalisé ou une nation étatisée, modèle : ◀la▶ France, bientôt imitée par presque toute ◀l’▶Europe — et au xxe siècle, par une centaine ◀de▶ nations nouvelles. Centralisé, atomisé et trituré par ◀les▶ dynamismes contraires du xxe siècle, ◀l’▶État-nation européen nous apparaît, tel que ◀les▶ accidents ◀de▶ ◀l’▶Histoire nous ◀l’▶ont laissé, à la fois trop petit et grand. Il est trop petit pour assurer ce qu’on persiste à nommer son indépendance et sa souveraineté absolue : car nul pays ◀de▶ notre Europe n’est plus en mesure ◀de▶ jouer un rôle mondial, ◀d’▶assurer seul sa défense, ◀de▶ se nourrir seul, au spirituel comme au physique. Et en même temps presque tous nos États centralisés — dans ◀la▶ mesure même où ils sont centralisés — se révèlent trop grands pour animer ◀la▶ vie économique culturelle et surtout civique ◀de▶ leurs régions : celles-ci se sentent exploitées par ◀l’▶État, ses bureaux ou sa capitale, et ◀les▶ accusent ◀de▶ colonialisme.
Il est certain que ◀la▶ prétention à une politique indépendante, au plein sens du terme, ne saurait être soutenue à ◀la▶ rigueur que par ◀la▶ Chine, ◀l’▶URSS et surtout ◀les▶ USA, s’ils acceptaient toutefois ◀d’▶en payer ◀le▶ prix, lequel serait celui ◀d’▶une autarcie presque totale ou ◀d’▶une sorte ◀d’▶isolation paranoïaque. En fait, ◀les▶ États-Unis, quoique ◀de▶ loin ◀les▶ plus forts, dépendent autant ◀de▶ ◀l’▶opinion mondiale que celle-ci du dollar ou ◀de▶ ◀la▶ télévision. Une interdépendance universelle dans tous ordres tend à réduire ◀l’▶indépendance ◀d’▶un État à une certaine liberté dans ◀le▶ choix ◀de▶ ses dépendances, à un certain jeu dans ◀l’▶aménagement ◀de▶ ses réseaux ◀de▶ relations plus ou moins contraignantes. Au surplus je ne vois guère ◀d’▶État-nation ◀de▶ type unitaire que ce double mouvement ◀de▶ convergence mondiale et ◀de▶ diversification locale ne mette en crise permanente. 855 votes en quelques années à ◀la▶ Chambre italienne sur ◀le▶ règlement du statut des régions autonomes. Risque ◀d’▶éclatement ◀de▶ ◀la▶ Belgique. En France, floraison ◀de▶ projets officiels ou révolutionnaires tendant à régionaliser ◀l’▶Hexagone. Succès spectaculaires, aux dernières élections, des autonomistes gallois et écossais. Agitation basque et catalane, sourde mais profonde. Plasticages à Saint-Brieuc, dans ◀le▶ Tyrol du Sud, à Louvain et dans ◀le▶ Jura bernois. Mais en même temps, multiplication des jumelages européens entre communes ◀de▶ ces mêmes régions, créations ◀d’▶organismes ◀de▶ coopérations multinationales du type ◀de▶ ◀la▶ Regio Basiliensis, unions professionnelles et industrielles tendant dévaloriser ◀les▶ frontières…
À tous ◀les▶ coups, c’est donc ◀l’▶État-nation qui perd. Il ne correspond plus ni aux conditions ◀de▶ liberté et ◀de▶ participation civique, apanage des communautés ou cités libres, comme Rousseau ◀l’▶avait si bien vu ; ni aux conditions ◀de▶ développement, ◀de▶ rentabilité et ◀de▶ sécurité, auxquelles ne peuvent répondre que ◀de▶ grands espaces économiques constitués à ◀la▶ mesure des possibilités et des besoins ◀de▶ ◀l’▶ère scientifico-technique.
Cet échec ◀de▶ ◀la▶ politique centralisatrice et unitaire, secrètement obsédée par un rêve ◀d’▶autarcie, et cette mise en question, voire en accusation, ◀de▶ ◀la▶ formule stato-nationale élaborée par ◀le▶ xixe siècle, nous renvoient l’un comme l’autre à des formules ◀de▶ type fédéraliste. À ◀la▶ question que je me posais sur ◀la▶ prophétie proudhonienne, voici donc une première réponse : oui, nous sommes bel et bien au seuil ◀d’▶une ère potentiellement fédéraliste.
Peut-on dire plus ? Sur ◀les▶ quelque cent-trente nations souveraines qui divisent notre humanité, je ne compte guère que deux douzaines ◀d’▶États fédératifs, mais ils regroupent 40 % ◀de▶ ◀la▶ population du globe, et il est frappant ◀de▶ constater qu’on trouve parmi eux ◀les▶ plus grands États des cinq continents et ◀les▶ plus modernes — ainsi ◀les▶ États-Unis, ◀le▶ Mexique et ◀le▶ Brésil pour ◀les▶ trois Amériques, ◀le▶ Nigéria en Afrique, ◀l’▶Allemagne pour ◀l’▶Europe de l’Ouest et ◀la▶ Yougoslavie pour celle ◀de▶ ◀l’▶Est, et au-delà, ◀l’▶URSS, ◀l’▶Inde et ◀l’▶Australie.
Voilà qui réfute ◀le▶ cliché du fédéralisme « désuet ». Mais ◀l’▶étiquette fédérale couvre des marchandises ◀de▶ qualités pour ◀le▶ moins diverses selon qu’il s’agit par exemple ◀de▶ ◀l’▶empire soviétique, du Nigéria, ou ◀de▶ ◀la▶ Confédération suisse. Car ◀la▶ double exigence antinomique ◀de▶ ◀la▶ convergence et ◀de▶ ◀la▶ diversification n’est pas tellement mieux satisfaite dans ces trois États officiellement fédératifs que dans ◀les▶ nations unitaires : en URSS, ce sont ◀les▶ autonomies régionales et ◀les▶ diversités religieuses et politiques qui sont opprimées par ◀l’▶État central dont un Parti unique s’est emparé ; au Nigéria, c’est au contraire une des régions fédérées qui s’érige en État unitaire ; en Suisse, c’est ◀le▶ régime fédératif lui-même qui se voit invoqué (non sans paradoxe d’ailleurs), pour refuser ◀de▶ se laisser entraîner par des mouvements ◀de▶ convergence européenne et mondiale, même s’ils disent s’inspirer du propre exemple ◀de▶ ◀la▶ fédération des cantons suisses !
Il est certain que dans ces trois cas, c’est moins ◀le▶ fédéralisme qu’on est en droit ◀d’▶incriminer que sa trahison pure et simple, ou son usage mal compris, ou son blocage délibéré aux limites ◀d’▶un État fédéral. Il ne s’agit pas ◀d’▶un défaut du fédéralisme, mais ◀d’▶un défaut ◀de▶ fédéralisme. Et ◀l’▶on est en droit ◀de▶ penser que ◀l’▶application correcte ◀de▶ ◀la▶ méthode fédéraliste rétablirait bientôt ce double mouvement ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole, vers des autonomies plus locales et vers des unions plus vastes, qui est ◀le▶ battement même du cœur ◀d’▶un régime sain, j’entends immunisé contre ◀le▶ virus totalitaire. Mais si ◀le▶ fédéralisme apparaît bien comme ◀le▶ remède spécifique au stato-nationalisme, il faudrait avant de ◀le▶ prescrire, être très sûr ◀de▶ sa formule. Or je ne vois pas terme du langage politique qui prête à pires malentendus !
Un Français cultivé qui demande à son Littré ◀le▶ sens du mot fédéralisme trouve ceci : « Fédéralisme : s. m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. » Ce qui ne nous apprend rien, d’autant que « fédératif » est défini plus loin comme ce « qui a rapport à une confédération ». Quant à « fédération », c’est simplement « union politique ◀d’▶États » (mais on a soin ◀de▶ préciser qu’en vers, cela fait cinq syllabes). Cette définition est assurément moins éclairante que ◀les▶ deux citations qui ◀l’▶illustrent : 1) « ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages. » Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. 2) « Pendant ◀la▶ Révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale et ◀de▶ transformer ◀la▶ France en une fédération ◀de▶ petits États. »
Pour ◀le▶ Français cultivé, donc, ◀la▶ cause est jugée. Il s’agit ◀d’▶un système qui est bon pour ◀les▶ sauvages, et qui semble n’avoir été préconisé que par des traîtres à ◀la▶ République… Il est vrai que mon Littré date ◀de▶ 1865 : « fédéralisme » y est encore qualifié ◀de▶ « néologisme ». C’était deux ans après ◀le▶ livre ◀de▶ Proudhon. Depuis lors, ◀les▶ centaines ◀d’▶études et ◀de▶ gros volumes parus sur ◀le▶ sujet auraient dû suffire, semble-t-il, à clarifier un terme que ◀le▶ problème européen et nos situations nationales nous amènent à utiliser quotidiennement. Mais pas du tout : ◀le▶ malheur congénital du fédéralisme reste ◀d’▶être un concept dialectique, ambigu, et qui autorise — ou incite en tout cas — aux plus invraisemblables pataquès conceptuels. J’en citerai trois exemples. Il y a quelques années, je suggérai au comité directeur ◀d’▶un congrès européen qu’une journée fût réservée à des travaux sur ◀le▶ fédéralisme. ◀Le▶ représentant du Conseil de l’Europe tint à déclarer aussitôt que ◀le▶ terme ◀de▶ fédéralisme étant tabou à Strasbourg, il se verrait obligé ◀de▶ quitter ◀le▶ comité si ◀l’▶on adoptait ma proposition. Je compris par ◀la▶ suite que ce haut fonctionnaire tenait ◀le▶ fédéralisme pour un système ◀d’▶unification intégrale, sans respect pour ◀les▶ diversités et ◀les▶ autonomies des pays membres, c’est-à-dire très exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il est. À ◀l’▶inverse, ◀le▶ fédéralisme est assimilé par beaucoup à une attitude ◀de▶ suspicion envers tout pouvoir central, et à ◀la▶ défense ombrageuse des autonomies locales ou régionales. C’est ainsi qu’un illustre homme d’État belge, et grand Européen, écrivait récemment : « Ce n’est pas dans ◀le▶ fédéralisme, ce n’est pas en se repliant sur elle-même que ◀la▶ Wallonie trouvera son salut. » Plus étonnant encore, en Suisse même, il y a quelques années, on put entendre ◀le▶ recteur ◀d’▶une ◀de▶ nos universités cantonales condamner ◀le▶ principe ◀d’▶une subvention fédérale « parce qu’ici, disait-il, nous sommes fédéralistes ! »
Si pareils malentendus sont ◀le▶ fait ◀d’▶Européens professionnels ou ◀de▶ gardiens jaloux des traditions helvètes, que sera-ce ailleurs ? ◀Le▶ fédéralisme n’étant ni ceci, ni cela, mais ◀la▶ coexistence en tension ◀de▶ ceci et ◀de▶ cela, il semble que ◀le▶ danger ◀d’▶interprétations partielles, donc ruineuses dans son cas, lui soit pour ainsi dire congénital.
Or s’il est vrai que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est ◀l’▶entreprise capitale ◀de▶ siècle, et s’il est vraisemblable que cette union sera fédérale ou ne sera pas, on sent tous ◀les▶ dangers qu’entraînent en fait ◀les▶ malentendus que j’ai dits, et par suite ◀l’▶importance pratique ◀de▶ tout effort ◀de▶ clarification des concepts ◀de▶ fédération et ◀de▶ fédéralisme.
Pour ma part, je voudrais maintenant proposer quelques définitions, puis ◀les▶ relier à des situations contemporaines choisies dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus variés et ◀les▶ moins politiques au sens étroit du mot.
Tout d’abord, trois définitions.
Je propose ◀d’▶appeler problème fédéraliste une situation dans laquelle s’affrontent deux réalités humaines antinomiques mais également valables et vitales, ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ solution ne puisse être cherchée, ni dans ◀la▶ réduction ◀de▶ l’un des termes, ni dans ◀la▶ subordination ◀de▶ l’un à l’autre, mais seulement dans une création qui englobe, satisfasse et transcende ◀les▶ exigences ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre.
J’appellerai donc solution fédéraliste toute solution qui prend pour règle ◀de▶ respecter ◀les▶ deux termes antinomiques en conflit tout en ◀les▶ composant ◀de▶ telle manière que ◀la▶ résultante ◀de▶ leur tension soit positive. (On dirait, dans ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ théorie des jeux ◀de▶ von Neumann et Morgenstern, qu’il s’agit ◀de▶ déterminer ◀l’▶optimum en lequel se concilient deux maxima contradictoires, — comme ◀l’▶offre et ◀la▶ demande dans un prix.)
◀L’▶ensemble des problèmes et des solutions ainsi définis constitue ce que je nommerai ◀la▶ politique fédéraliste, au sens ◀le▶ plus large du terme.
Avant de chercher à quel type ◀d’▶homme correspond une telle politique, et quel type ◀d’▶homme elle entend préparer ou éduquer, constatons qu’elle traduit une forme ◀de▶ pensée, une structure ◀de▶ relations bipolaires dont ◀le▶ « modèle » nous est connu : c’est celui qu’ont élaboré ◀les▶ fondateurs ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale dans ◀le▶ dialogue opposant ◀les▶ éléates aux ioniens au sujet de ◀l’▶antinomie fondamentale ◀de▶ l’Un et du Divers, ou encore ◀de▶ ◀la▶ permanence et du changement. Parallèlement se constituaient les premières définitions ◀de▶ ◀l’▶homme comme individu distinct, et ◀de▶ ◀la▶ cité ou auto-nomie (littéralement auto-réglage) comme cellule ◀de▶ base des ligues et fédérations.
Voilà qui est proprement occidental : devant ce même problème ◀de▶ l’Un et du divers, ◀les▶ métaphysiques orientales prennent ◀le▶ parti ◀de▶ supprimer ◀le▶ conflit en réduisant l’un ◀de▶ ses termes — ◀le▶ Divers — au prix ◀d’▶une longue ascèse exténuante. Pour ◀le▶ brahmane, pour ◀le▶ bouddhiste, ◀le▶ but est ◀d’▶effacer ◀l’▶individu, ◀la▶ différence, ◀de▶ tout fondre dans l’Un sans distinction. Mais ◀l’▶Occident, dès ◀l’▶aube grecque, cherche à maintenir ◀les▶ deux termes non pas en équilibre neutre, mais bien en tension créatrice, et c’est ◀le▶ succès ◀de▶ cet effort toujours renouvelé toujours menacé, qui dénote ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ pensée européenne, sa justesse, sa mesure conquise sur ◀le▶ chaos ◀de▶ ◀la▶ masse indistincte autant que sur ◀l’▶anarchie des individus isolés, qu’il s’agisse ◀de▶ réalités métaphysiques ou physiques, esthétiques ou politiques. Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie, dit un fragment célèbre ◀d’▶Héraclite.
◀L’▶art et ◀la▶ science ◀de▶ cette mise en tension, ◀de▶ cette composition ◀de▶ réalités contraires mais également valables, voilà je crois ce qui définit ◀l’▶apport original et spécifique ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale ; or cette définition vaut également et intégralement pour ◀le▶ fédéralisme, du moins tel que je ◀l’▶entends, après avoir valu pour ◀la▶ Grèce des grands siècles avec sa dialectique ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ ◀la▶ cité, conciliée dans ◀la▶ notion ◀de▶ citoyen.
Mais ◀le▶ moment crucial ◀de▶ toute ◀l’▶évolution spécifiquement occidentale vers ◀l’▶approfondissement et ◀l’▶expansion du modèle des contraires en tension créatrice, nous ◀le▶ trouvons dans ◀le▶ christianisme des grands conciles. À Nicée, puis à Chalcédoine, plusieurs centaines ◀d’▶évêques et ◀de▶ docteurs se mettent d’accord pour définir en grec ◀la▶ nature à ◀la▶ foi triple et une du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, et ◀la▶ personne à la fois une et double ◀de▶ Jésus-Christ. Et ils écrivent : « Nous enseignons un seul et même Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme… fils unique en deux natures, sans confusion (ni) séparation. ◀L’▶union n’a pas supprimé ◀la▶ différence des natures, mais plutôt elle a sauvegardé ◀les▶ propriétés ◀de▶ chaque nature, qui se rencontrent dans une seule personne… »
Abstraction faite ◀de▶ ◀la▶ foi que ◀l’▶on accorde ou non à ◀la▶ substance ◀de▶ ces énoncés, je retiens que leurs formes et structures posent un certain type ◀de▶ relations, posent donc une société et une politique.
De même que ◀le▶ modèle trinitaire des conciles sera utilisé par Kepler dans ses spéculations sur ◀le▶ cercle et leurs applications à ◀l’▶astronomie, ou par Hegel dans sa dialectique ternaire et ses applications au devenir historico-politique — source principale ◀de▶ ◀la▶ méthode marxienne — de même ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ co-existence des deux natures sans confusion ni séparation et ◀de▶ ◀l’▶union qui loin de supprimer ◀la▶ différence des natures sauvegarde leurs propriétés 26 sera repris par tous ◀les▶ penseurs occidentaux respectueux du réel et des conditions ◀de▶ ◀la▶ vie, qui sont : antinomies, oppositions, lutte des contraires « ◀d’▶où procède ◀la▶ plus belle harmonie ». Je pense d’abord, bien sûr, aux esprits dialectiques, à Pascal, Kierkegaard ou Nietzsche, et aux doctrinaires politiques comme Rousseau, Tocqueville et Proudhon, mais aussi aux écoles récentes ◀de▶ physiciens et ◀de▶ logiciens pour lesquels ◀la▶ complémentarité ◀de▶ phénomènes, définis comme exclusifs l’un ◀de▶ l’autre, a cessé ◀d’▶être un scandale, est même devenu principe fondamental ◀d’▶interprétation du réel. (Je pense notamment aux théories ◀de▶ L. ◀de▶ Broglie sur ◀la▶ lumière, faite ◀de▶ vrais corpuscules mais aussi ◀de▶ vraies ondes…)
Notre modèle ◀de▶ pensée fédéraliste ainsi posé à ◀la▶ clé ◀de▶ ◀l’▶histoire européenne, il reste à repérer ◀les▶ principaux domaines ◀de▶ ◀la▶ réalité moderne où ◀l’▶on retrouve ◀les▶ structures typiques ◀d’▶un problème fédéraliste.
À ◀la▶ base ◀de▶ notre analyse, plaçons une conception ◀de▶ ◀l’▶homme analogue au modèle bipolaire posé par ◀le▶ concile ◀de▶ Chalcédoine. ◀La▶ personne humaine, notion déduite des dogmes relatifs aux trois Personnes divines, et surtout à la deuxième, va nous servir ◀de▶ module. ◀La▶ personne humaine, c’est ◀l’▶homme considéré dans sa double réalité ◀d’▶individu distinct et ◀de▶ citoyen engagé dans ◀la▶ société. Pourvu ◀de▶ libertés mais ◀de▶ responsabilités, solitaire et solidaire (selon ◀le▶ mot ◀de▶ Victor Hugo repris par Camus), distingué du troupeau par cette vocation même dont ◀l’▶exercice ◀le▶ relie à ◀la▶ communauté, cet homme se constitue dans ◀la▶ dialectique des contraires. Et ce caractère va se transmettre à tous ◀les▶ groupes qu’il formera avec d’autres hommes, ses semblables. Ces groupes devront être, à leur tour, à la fois autonomes et solidaires : pour eux aussi, l’un n’ira pas sans l’autre, bien mieux : l’un — ◀la▶ solidarité — sera ◀la▶ garantie ◀de▶ l’autre — ◀l’▶autonomie.
Quelques exemples : 1. ◀Le▶ problème des universités résulte ◀d’▶un couple ◀d’▶exigences contradictoires, qui paraissent exclusives l’une ◀de▶ l’autre, quoique indispensables l’une à l’autre : ◀la▶ spécialisation et ◀la▶ culture générale.
2. ◀Les▶ problèmes actuels ◀de▶ ◀l’▶habitat et ◀de▶ ◀l’▶urbanisme résultent ◀de▶ ◀la▶ croissante difficulté ◀de▶ satisfaire ◀les▶ exigences, également valables mais également frustrées dans ◀les▶ grands ensembles, ◀de▶ solitude et ◀de▶ sociabilité, ◀de▶ recueillement et ◀de▶ communication avec ◀les▶ autres.
3. Au niveau de ◀la▶ vie civique et politique, tout ◀le▶ problème revient à concilier ◀les▶ besoins contraires mais vitaux ◀d’▶autonomie locale et ◀de▶ grands espaces communs, ◀de▶ participation efficace à ◀la▶ vie ◀d’▶un groupe concret et ◀d’▶horizons ouverts, ◀d’▶adhésion à des communautés plus vastes, ◀de▶ cadres qui rassurent, ◀d’▶enracinement et ◀de▶ mobilité… ◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme qui veut à la fois sa vie privée et une vie sociale est homologue à ◀la▶ situation ◀de▶ ◀la▶ région qui veut à la fois son autonomie et sa participation à un plus grand ensemble, en association.
4. Enfin, ◀le▶ problème général ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme n’est-il pas ◀le▶ même en sa forme que ceux que nous venons ◀d’▶évoquer, puisqu’il consiste à concilier des confessions distinctes dans ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Église, c’est-à-dire en dernière analyse, des vocations particulières au sein de ◀l’▶Être même ◀de▶ ◀l’▶Universel, source et fin ◀de▶ toute communauté.
Dans tous ces domaines ◀d’▶existence, quels seront ◀les▶ principes ◀de▶ méthode dictés par ◀le▶ souci fédéraliste ◀de▶ respect des diversités, des conditions contradictoires ◀de▶ ◀la▶ vie, comme ◀la▶ liberté des personnes et ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ communauté ?
◀L’▶analyse fédéraliste ◀d’▶une situation part du concret, en ce sens que d’abord elle considère ◀la▶ nature ◀d’▶une tâche ou ◀d’▶une fonction particulière dont on aura reconnu ◀la▶ nécessité ou ◀l’▶agrément. Deuxième étape : elle évalue ◀les▶ dimensions optima ◀de▶ ◀l’▶aire ◀d’▶exécution requise et elle ◀le▶ fait en fonction des trois facteurs suivants : possibilités ◀de▶ participation (civique, intellectuelle, économique), efficacité, économie des moyens. Enfin, dernière étape : une fois déterminée cette dimension et ◀l’▶unité correspondante (communale, régionale, nationale, continentale ou mondiale, selon ◀les▶ cas), il ne reste qu’à désigner ◀le▶ niveau ◀de▶ compétence où seront prises ◀les▶ décisions relatives à cette tâche. Il peut y avoir d’ailleurs plusieurs niveaux ◀de▶ décisions, hiérarchisés. Séparer ◀les▶ pouvoirs, ◀les▶ disperser, ◀les▶ répartir selon ◀le▶ bon sens, voilà ◀le▶ programme proudhonien ◀de▶ division fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État, inverse exact ◀de▶ ◀l’▶utopie totalitaire. De plus, ◀les▶ aires ◀d’▶opération peuvent et doivent différer selon ◀les▶ tâches, j’entends selon qu’elles intéressent tous ◀les▶ hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ régions, certains hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ régions, certains hommes ◀de▶ certaines régions, tous ◀les▶ hommes ◀de▶ quelques régions, ou ◀d’▶une seule.
Je conviendrai que ◀le▶ nombre des combinaisons auxquelles peut conduire cette méthode a ◀de▶ quoi donner ◀le▶ vertige aux fonctionnaires ◀de▶ tradition unitaire. Mais ◀les▶ ordinateurs vont prendre ◀la▶ relève. Lénine disait que ◀la▶ révolution communiste, c’était ◀les▶ soviets plus ◀l’▶électricité. Pour moi, ◀le▶ fédéralisme, c’est ◀l’▶autonomie des régions plus ◀les▶ ordinateurs, c’est-à-dire ◀le▶ respect du réel et ◀de▶ ses infinies complexités enfin rendu possible par ◀la▶ technique moderne. (Ce débat n’est pas ◀d’▶aujourd’hui. Aux projets ◀de▶ découpage géométrique ◀de▶ ◀la▶ France en carrés réguliers ◀de▶ dix-huit lieues ◀de▶ côté, comme ◀le▶ proposait Sieyès sous prétexte de simplifier ◀les▶ contrôles administratifs, Mirabeau répondait déjà par cette grande phrase : ◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société n’est pas que ◀l’▶administration soit facile, mais qu’elle soit juste et éclairée.)
Nous allons voir, enfin, que nos critères ◀d’▶évaluation des dimensions et ◀d’▶attribution des niveaux décisionnels — ◀la▶ participation, ◀l’▶efficacité et ◀l’▶économie des moyens — sont en interdépendance générale.
Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶habitat : ◀le▶ gigantisme des villes, ◀l’▶entassement dans ◀les▶ grands ensembles conçus pour rapporter, ont produit une situation ◀de▶ crise dont ◀l’▶acuité se mesure notamment par ◀le▶ chiffre élevé des suicides. ◀L’▶homme des ensembles à bon marché, trop serré avec d’autres chez soi, et qui voudrait être enfin seul, sort et se mêle à ◀la▶ foule anonyme… Mais c’est une mauvaise solitude, née ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ communication avec ceux que ◀l’▶on côtoie comme s’ils n’étaient pas là. ◀La▶ solution consisterait à recréer ◀les▶ conditions ◀de▶ communauté, et tout d’abord certaines dimensions et structures architecturales : des unités ◀d’▶habitation ◀de▶ 5000 à 25 000 habitants, dotées non seulement ◀d’▶espaces verts mais ◀de▶ rues réservées aux seuls piétons et ◀d’▶une place remplissant ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶agora ou du forum dans ◀la▶ cité antique : place délimitée par tous ◀les▶ bâtiments symboliques ◀de▶ ◀la▶ vie communautaire, églises, mairie, marchés, cafés, lieu ◀de▶ rencontres, ◀d’▶intrigues, ◀de▶ flirts, ◀de▶ criée des journaux et ◀de▶ manifestations. ◀La▶ possibilité physique et morale ◀de▶ participation à ◀la▶ vie communale dépend ◀de▶ tels aménagements.
◀Les▶ dimensions, d’ailleurs, peuvent être numériques aussi bien qu’architecturales : prenez ◀les▶ conflits actuels dans ◀l’▶université, en tous pays et tous régimes politico-économiques. Ils ont pour motif profond ◀l’▶antinomie entre ◀la▶ culture générale au sens traditionnel et ◀l’▶acquisition ◀d’▶un savoir professionnel souvent ◀d’▶autant plus rentable qu’il est plus étroitement spécialisé ; mais ◀la▶ révolte actuelle des étudiants, sorte ◀de▶ tourbillon dans ◀l’▶égarement, est aussi ◀le▶ résultat mécanique ◀de▶ ◀l’▶explosion des effectifs. Multipliez par dix ◀les▶ dimensions des marches ◀d’▶un escalier, il devient impraticable. De même, ◀le▶ décuplement des effectifs estudiantins transforme en acrobatie toute participation réelle à ◀la▶ recherche et compromet ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀l’▶enseignement. Remède fédéraliste : commencer par réévaluer ◀les▶ dimensions ◀d’▶une université digne du nom, ménageant des possibilités ◀de▶ recherches très spécialisées et ◀de▶ travail interdisciplinaire. ◀L’▶analyse conduit à souhaiter ◀l’▶adoption, comme module, ◀de▶ petits groupes ou unités ◀de▶ base ◀de▶ douze à quinze étudiants autour ◀d’▶un enseignant (c’étaient ◀les▶ dimensions ◀d’▶un studium ◀de▶ ◀la▶ Sorbonne au xiiie siècle) puis une fédération ◀de▶ ces petites unités en départements, et je retrouve ici ◀les▶ solutions préconisées lors du fameux colloque ◀de▶ Caen, en 1966, mais aussi ◀les▶ conclusions ◀de▶ mon discours ◀de▶ Goettingen aux recteurs européens en 1964m.
◀L’▶université fut une commune libre au Moyen âge. Toute vie civique, depuis ◀la▶ cité grecque, est communale d’abord, municipale. C’est au niveau de ◀la▶ vie civique et politique — c’est ◀le▶ même mot, selon ◀l’▶étymologie — que nous allons enfin retrouver ◀le▶ problème classique du fédéralisme : comment assurer ◀la▶ cohésion ◀d’▶un ensemble assez vaste pour pouvoir se charger ◀de▶ tâches communes (telles que ◀la▶ défense, ◀les▶ affaires étrangères et ◀la▶ politique économique, ou certaines recherches scientifiques) sans léser ◀les▶ droits essentiels et ◀l’▶autonomie des unités ◀de▶ base ? Comment devenir assez grand pour être fort, tout en restant assez petit pour être libre ?
Ce n’est pas ◀le▶ vote ◀d’▶une constitution, ◀de▶ type plus ou moins fédéral qui peut résoudre une fois pour toutes ce conflit permanent. Il y faut une méthode vivante, celle que j’ai dite : sans cesse évaluer à nouveau ◀la▶ dimension des tâches à entreprendre, répartir en conséquence ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ décision, opérer ◀les▶ concentrations ◀de▶ forces proportionnées à ◀la▶ puissance que ◀l’▶on veut obtenir et en même temps multiplier ◀les▶ petites unités ◀de▶ base, de manière à maintenir ou renforcer ◀les▶ possibilités ◀de▶ participation civiques, intellectuelles et affectives.
C’est dans ce double dynamisme créateur ◀d’▶unions plus vastes à proportion ◀de▶ tâches nouvelles, mais aussi ◀de▶ communautés plus petites correspondant aux exigences ◀de▶ ◀l’▶habitat, ◀de▶ ◀la▶ formation des esprits et ◀de▶ ◀l’▶exercice du civisme, c’est dans cette dialectique concrète que sont en train de se former sous nos yeux, en Europe, plus ◀d’▶une centaine ◀de▶ régions à métropole destinées à devenir — à plus ou moins long terme — ◀les▶ unités ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ future fédération continentale, en lieu et place des États-nations constitués au xixe siècle.
On s’aperçoit alors que ◀le▶ fédéralisme politique (intra- ou interétatique), seul pris en considération par ◀les▶ auteurs classiques, n’était en réalité qu’un cas particulier ◀d’▶une conception beaucoup plus large des relations humaines dans ◀la▶ cité, des relations publiques en général. C’est ce qu’avait bien vu ◀le▶ regretté Pierre Duclos, lorsqu’il relevait que « ◀le▶ fédéralisme vit ◀d’▶une vie que ◀la▶ forme institutionnelle dénommée État ne suffit pas à qualifier et moins encore à épuiser »… Et il ajoutait : « ◀Le▶ fédéralisme est autre chose qu’une simple recette juridique ou politique : il est un des grands types ◀d’▶aménagement du rapport politique et peut-être plus encore, un des grands styles ◀de▶ vie et ◀de▶ civilisation, capable, au même titre que ◀le▶ libéralisme, ◀le▶ socialisme ou ◀la▶ démocratie, ◀d’▶alimenter ◀la▶ pensée des sociétés et ◀de▶ dicter aux hommes ces “images ◀de▶ comportement” dont Bertrand de Jouvenel a si justement mis en vedette ◀l’▶importance historique.27 »
Nous voici loin de ◀la▶ forme politique bonne pour ◀les▶ sauvages dont parlait Littré. Mais loin aussi des définitions étroitement légales et constitutionnelles du xixe . Nous voici sur ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶ère des grandes unions et des petites unités fonctionnelles, et ◀l’▶on va peut-être trouver, dans ◀les▶ techniques avancées, ◀le▶ moyen ◀de▶ leur composition.
En tant que méthode générale ◀d’▶aménagement des relations humaines, ◀le▶ fédéralisme tel que j’ai tenté ◀de▶ ◀le▶ définir ne fait que commencer. Il n’est pas matière historique, mais prospective. Il a plus ◀d’▶avenir que ◀de▶ passé.