La▶ révolution des meilleurs (4 octobre 1969)ap aq
Comment faire une communauté humaine ?
Serait-ce vous insulter ou simplifier par trop que ◀de▶ dire que vous vous placez résolument du côté de ◀la▶ révolution ?
Je m’y suis toujours placé depuis ma jeunesse à Paris quand nous fondions ◀les▶ revues personnalistes Esprit et L’Ordre nouveau — tout ◀le▶ mouvement personnaliste, qui est devenu ensuite ◀le▶ mouvement fédéraliste ◀européen▶ — et nous définissions ◀la▶ révolution pas du tout comme ◀le▶ grand chambardement ou ◀la▶ violence ou verser du sang et tout ça, mais comme ◀la▶ substitution ◀d’▶un ordre nouveau à ce que nous appelions ◀le▶ « désordre établi ». Désordre par rapport à ◀l’▶homme. C’est-à-dire un ordre qui ne reposait — et c’est encore bien plus visible aujourd’hui qu’alors — que sur ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ production industrielle, ◀de▶ ◀la▶ distribution des richesses, du profit, et ◀de▶ choses aussi pauvres que cela, pour créer une communauté.
Qui, au fond, ont eu comme résultat que ◀la▶ communauté est en train de se défaire, n’est-ce pas : ◀la▶ grande crise du xxe siècle, c’est ◀la▶ dissolution du sens ◀de▶ ◀la▶ communauté humaine. Alors, c’est dans ce sens que, je pense, il nous faut retrouver ◀les▶ formules ◀d’▶une communauté nouvelle — il nous faut tout refaire ! Nos villes deviennent inhabitables, impraticables, et nous sommes obligés ◀de▶ nous poser cette question pour la première fois dans ◀l’▶évolution humaine : Comment faire une communauté ?
Est-ce dans ce sens-là que vous êtes passé — ou peut-on dire que vous êtes passé — du personnalisme au fédéralisme ?
Par un cheminement absolument normal et logique — inévitable. ◀La▶ personne, c’est ◀l’▶individu à la fois libre et responsable. Libre dans ◀la▶ mesure où il est responsable, et responsable dans ◀la▶ mesure où il est libre […] ◀Les▶ deux choses sont absolument liées. C’est une formule, d’ailleurs, que Sartre m’a prise sachant très bien, me disant qu’il ◀la▶ prenait ◀de▶ moi, mais que tous ◀les▶ journalistes après ◀la▶ guerre lui ont attribuée, en oubliant complètement que c’était dans tous mes premiers livres. C’est ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶engagement, n’est-ce pas, que j’ai lancée en France en 1933, et qui forme ◀les▶ deux premiers chapitres ◀de▶ mon premier livre, publié à Paris en 1934…
Est-ce que ◀le▶ mot et ◀la▶ chose « engagement » ont encore aujourd’hui une signification quelconque ?
Ça a pris une signification idiote, chez beaucoup de jeunes Français, notamment — qui était ◀de▶ s’engager dans un parti, c’est-à-dire ◀de▶ démissionner complètement ◀de▶ sa responsabilité intellectuelle et ◀de▶ son jugement, pour se livrer, pieds et poings liés, à un parti, à condition qu’il soit ◀de▶ gauche ◀d’▶étiquette. Pour moi — enfin, pour nous : Mounier, Dandieu et tous ◀les▶ autres — c’était essentiellement manifester au niveau de ◀la▶ communauté ce qu’on croyait ◀le▶ plus intimement, c’est-à-dire ◀l’▶être même ◀de▶ ◀la▶ personne — qui est actualité, agir. Alors je trouve dans ma définition ◀de▶ ◀la▶ personne comme être libre et responsable à la fois ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ liberté personnelle et ◀de▶ ◀l’▶action communautaire.
◀Le▶ mot fédéralisme est toujours mal compris
Vous savez sans doute que ◀le▶ Canada a un régime politique fédéral ? Est-ce que vous avez étudié ◀le▶ fédéralisme canadien ?
Un peu. Mais je suis devenu, presque, ◀le▶ théoricien, en ◀Europe▶, du fédéralisme — je prépare un grand ouvrage qui s’appellera Théorie générale du fédéralisme, où je constate que ◀le▶ mot fédéralisme est toujours mal compris. Et c’est presque fatal, parce que c’est un mot qui joint deux réalités contradictoires : ◀la▶ réalité des autonomies locales, personnelles, et ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶union qui, dans mon esprit, est destinée à garantir ces autonomies.
Si vous voulez : il y a deux manières ◀de▶ concevoir ◀la▶ vie politique et ◀la▶ vie publique. Une vise à ◀la▶ puissance collective ou ◀d’▶un homme, l’autre vise à ◀la▶ liberté et à ◀la▶ libération maximales des hommes, des personnes. Je suis contre ◀l’▶État-nation dans sa formule xixe siècle, qui ne visait qu’à ◀la▶ puissance collective, et qui aboutit aux guerres que ◀l’▶on sait. […] Souveraineté nationale groupant à ◀l’▶intérieur ◀d’▶une frontière unique imposée à toutes espèces ◀de▶ réalités humaines — que ce soit des réalités religieuses, politiques, monétaires, économiques, ◀d’▶état civil, commerciales, tout ce que vous voulez — on met tout ça dans une même frontière, ce qui est démentiel, n’est-ce pas ? C’est une absurdité totale, qu’on a voulu nous faire avaler pendant tout ◀le▶ xixe siècle, et dans nos manuels encore, comme une forme possible ◀de▶ gouvernement.
Qu’est-ce que ◀le▶ Centre européen de la culture, que vous avez fondé, je pense, et que vous présidez, à Genève ?
J’ai créé ce Centre en 1949-1950 comme ◀la▶ contrepartie, sur le plan ◀de▶ ◀l’▶unification ◀européenne▶, des efforts économiques qui étaient faits à Luxembourg par Jean Monnet, et des efforts politiques qui étaient faits par ◀le▶ Conseil de l’Europe à Strasbourg. Il nous semblait à tous, d’ailleurs, qu’il fallait un troisième volet, qui était ◀la▶ culture… Alors, j’ai créé ce centre à Genève, très petit, avec très peu de moyens parce que ◀les▶ gouvernements, évidemment, n’ont jamais ◀d’▶argent.
Enfin, j’ai, par des tours ◀de▶ force, réussi à créer ce Centre et à ◀le▶ maintenir. Qui devait être un lieu ◀de▶ rencontre pour ◀les▶ hommes ◀de▶ culture qui voulaient ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶, un lieu, un foyer ◀de▶ recherche, un foyer ◀de▶ création ◀d’▶institutions ◀européennes▶. Nous avons créé toutes sortes ◀de▶ choses absolument hétéroclites, d’après ◀les▶ besoins qui se manifestaient et ◀les▶ possibilités ◀d’▶y répondre : une Association ◀européenne▶ des festivals ◀de▶ musique ; une Campagne ◀européenne▶ ◀d’▶éducation civique au niveau secondaire, avec ◀l’▶appui des ministères ◀de▶ ◀l’▶Éducation ◀de▶ plusieurs pays ◀d’▶◀Europe▶ ; une réunion des directeurs ◀d’▶agences nucléaires ◀de▶ six pays, qui a donné lieu à ◀la▶ création du CERN — ◀le▶ Centre ◀européen▶ ◀de▶ recherche nucléaire, ◀le▶ plus grand laboratoire ◀européen▶, qui a permis ◀de▶ garder en ◀Europe▶ nos physiciens qui, autrement, seraient tous partis en Amérique — exode des cerveaux !
Nous avons créé aussi des fédérations ◀de▶ guildes du livre, ◀d’▶historiens, pour ◀la▶ révision des manuels, une agence ◀de▶ distribution ◀d’▶articles — enfin, toutes sortes ◀de▶ choses. Toutes les fois que nous voyons un besoin ◀européen▶, une possibilité ◀d’▶y répondre, et un certain nombre ◀de▶ gens qui ont envie qu’on ◀le▶ fasse, nous ◀les▶ réunissons.
Ceci avec un tout petit staff, à Genève, auquel nous avons finalement ajouté, après ◀de▶ nombreuses années, un centre universitaire ◀d’▶enseignement. Pour utiliser ce capital ◀d’▶informations ◀européennes▶, ◀d’▶expériences ◀européennes▶, nous avons créé un Institut universitaire — qui est lié à une université — qui se consacre à des études ◀d’▶intérêt largement ◀européen▶ : économiques, politiques, culturelles.
Depuis ◀la▶ fondation ◀de▶ ces centres, est-ce que ◀l’▶idée ◀de▶ culture, ◀la▶ notion ◀de▶ culture a évolué ?
Oui, je crois que nous sommes arrivés tout de même à combattre avec pas mal ◀de▶ succès cette idée folle des manuels ◀de▶ notre jeunesse — des manuels scolaires, n’est-ce pas ? — qui présentaient ◀l’▶◀Europe▶ comme une addition ◀de▶ cultures nationales.
Nous avons à peu près renversé cela, en montrant, comme Toynbee ◀le▶ faisait ◀de▶ son côté, qu’il n’y a pas ◀d’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ culture concevable, intelligible, en dehors d’une unité ◀de▶ civilisation — qui est ◀l’▶unité ◀européenne▶.
Ma passion fondamentale : trouver un sens à ◀la▶ vie
Vous êtes probablement dans ◀le▶ monde l’un des grands exégètes ◀de▶ ◀l’▶amour ; quelle expérience ◀de▶ votre vie personnelle vous a voué à accorder autant ◀d’▶attention à ◀l’▶amour ?
Je vous dirais qu’au fond, ma passion fondamentale, c’est ◀de▶ trouver un sens à ◀la▶ vie. Trouver un sens, c’est aussi trouver un principe ◀de▶ cohérence entre ◀les▶ différentes activités ◀d’▶un homme.
J’ai un ami français qui se dit mon disciple en érotique personnaliste, et qui m’a défié, il y a deux ans, ◀de▶ prouver que mon idée du mariage et ◀de▶ ◀l’▶amour me conduit au fédéralisme. J’ai dit : rien n’est plus facile. ◀Le▶ mariage, c’est ◀le▶ banc ◀d’▶essai du fédéralisme. Qu’est-ce que ◀le▶ fédéralisme ? C’est faire coexister ensemble des natures différentes — ◀l’▶autonomie et ◀l’▶union — et chacune portée à son maximum, chacune aidant l’autre à exister. Eh bien, ◀le▶ mariage, c’est exactement ◀la▶ même chose entre un homme et une femme. […]
Vous avez du monde une vue qui est religieuse en ceci que vous dites que ◀l’▶amour ou ◀les▶ modes ◀d’▶expression ◀de▶ ◀l’▶amour sont basés sur des choix essentiellement ◀de▶ nature religieuse. Avec ◀la▶ débandade générale ◀de▶ ◀l’▶idée et ◀de▶ ◀la▶ chose religion, comment cette vue-là se tient-elle aujourd’hui ?
Moi, je ne suis pas du tout d’accord : il n’y a pas du tout ◀de▶ débandade ◀de▶ ◀l’▶idée religieuse, du phénomène religieux. Au contraire, il y a une débandade des institutions religieuses — ce qui est tout à fait autre chose, n’est-ce pas ? ◀Les▶ cadres étatiques ◀de▶ ◀la▶ religion sont en crise, comme ◀l’▶État est en crise — ◀l’▶État-nation est en crise partout. ◀Les▶ formes ecclésiastiques, et tout ça, sont en pleine crise — je n’irai pas jusqu’à dire débandade, mais on n’en est pas loin. […]
Comme je ◀le▶ disais d’ailleurs dans un livre écrit pendant ◀la▶ guerre à New York, ◀La▶ Part du diable , nous allons vers ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶ennui mécanique et technique, dont ◀la▶ contrepartie sera immanquablement une espèce ◀d’▶immense surgissement, une lame ◀de▶ fond religieuse — gnostique, hérétique tant qu’on voudra — mais religieuse. Je vois ça sortir ces jours-ci !
Il ne faut pas donner ◀l’▶avantage au diable
En consultant justement ◀la▶ traduction anglaise ◀de▶ ce livre, j’ai vu que vous insistez beaucoup sur ◀l’▶opposition Dieu et diable, sur ◀l’▶opposition Bien et Mal. Vous faites notamment une sortie contre ◀la▶ psychanalyse. Est-ce que…
Non, pas du tout. Je suis très intéressé par ◀la▶ psychanalyse et il y a très longtemps que je m’en occupe et que je trouve ça très important. Non. Dans ◀La▶ Part du diable , j’opposais au fond ◀la▶ créativité humaine, ◀la▶ responsabilité personnelle, à ce que j’appelais ◀le▶ pouvoir ◀de▶ « décréation » du diable.
Je suis en train de préparer une cinquième réédition ◀de▶ ce livre en Amérique, pour laquelle on m’a demandé une postface que j’ai presque terminée, et dans laquelle je décris ◀le▶ diable comme, au fond, ◀l’▶augmentation ◀de▶ ◀l’▶entropie — vous voyez ce que je veux dire ? — ◀la▶ dégradation ◀de▶ ◀l’▶énergie. ◀L’▶entropie c’est ◀la▶ loi, le deuxième principe ◀de▶ ◀la▶ thermodynamique qui dit que tout ensemble ◀de▶ forces tend à une certaine dégradation ◀de▶ ◀l’▶énergie, par exemple, ◀l’▶énergie lumineuse en électricité, et ◀d’▶électricité en chaleur — toujours une forme ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶énergie inférieure à ◀la▶ précédente. Alors contre ça, il faut lutter par ce qu’on appelle en science ◀la▶ néguentropie. Et par ◀la▶ récréation ◀de▶ foyers ◀d’▶inégalité ◀de▶ création, ◀de▶ dynamisme.
Quel rapport entre ça et, chez Freud, ◀la▶ dialectique entre pulsion ◀de▶ vie et pulsion ◀de▶ mort ?
Eh bien, il y a une certaine correspondance, une analogie. Il est certain que pour moi, ◀le▶ diable, c’est une espèce ◀de▶ symbole ◀de▶ tout ce qui tend à détendre ◀les▶ énergies humaines, n’est-ce pas ?, à unifier, à uniformiser, à égaliser, et toujours au profit du degré ◀le▶ plus bas ◀d’▶organisation, ◀le▶ plus simpliste, ◀le▶ plus totalitaire.
Contre ça, il faut des révoltes qui ne peuvent être que personnelles, individuelles, qui recréent des petits foyers ◀de▶ rayonnement, ◀d’▶inégalité, ◀de▶ lumière, ◀de▶ création artistique, ◀de▶ création religieuse, autour desquels se forment ◀de▶ nouvelles communautés. Et grâce à ça, on maintient ◀l’▶humanité, n’est-ce pas ? ◀L’▶humanité ne progresse que par ◀les▶ meilleurs, et ne dure que par ◀les▶ moyens. Il faut ◀les▶ deux, mais il ne faut pas donner tout ◀l’▶avantage aux moyens : ça serait donner ◀l’▶avantage au diable.