1931-1937 ou les▶ années tournantes (années 1970)i
◀L’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres — comme certains prophètes ◀de▶ malheur ◀l’▶appelaient déjà au cours des années 1930 ! — résulte du jeu ◀d’▶un petit nombre ◀de▶ forces principales et ◀de▶ phénomènes spécifiques, tantôt antagonistes et tantôt complices, qu’il nous est devenu facile ◀de▶ distinguer et ◀de▶ nommer après coup :
— ◀le▶ nationalisme (ou principe des nationalités) au nom duquel on venait de bouleverser ◀la▶ carte politique ◀de▶ ◀l’▶Europe en créant une dizaine ◀d’▶États neufs ou renouvelés et multipliant du même coup ◀les▶ causes ◀de▶ conflits ;
— ◀la▶ crise du capitalisme occidental, qui éclate en 1929 avec ◀le▶ krach ◀de▶ Wall Street et va propager ses effets en Europe au cours des dix années suivantes — chômage généralisé, dévaluation en cascade — , révélant au monde entier (non encore dénommé tiers-monde) que ◀le▶ colosse a des pieds ◀d’▶argile ;
— ◀l’▶échec des institutions politiques internationales et des tentatives multipliées en vain par ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest et ◀l’▶Amérique pour contenir ◀l’▶anarchie des nationalismes et ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ jungle du capitalisme, par des mesures ◀de▶ coopération économique et financière : plan Briand ◀d’▶union européenne, sanctions économiques, sécurité collective ;
— ◀la▶ montée irrésistible des régimes totalitaires chez ◀les▶ trois grands vaincus ◀de▶ ◀la▶ guerre mondiale, ◀la▶ Russie, ◀l’▶Italie et ◀l’▶Allemagne, portant ◀le▶ nationalisme à son point ◀de▶ fusion délirante et belliqueuse, mais surmontant ◀la▶ crise économique par une discipline despotique infligée à des masses traumatisées.
Il est plus que probable que ces quatre facteurs principaux, successivement combinés ou opposés deux à deux ou un à trois, suffisent à rendre compte des péripéties ◀les▶ plus marquantes ◀de▶ ◀la▶ période qui sépare ◀l’▶armistice du 11 novembre 1919 et ◀les▶ déclarations ◀de▶ guerre du début ◀de▶ septembre 1939.
Mais il se trouve que c’est dans ◀les▶ années 1931 à 1937 que ces courants ◀de▶ forces ont fait un nœud, se sont noués ◀d’▶une manière décisive, fatidique, justifiant ◀le▶ titre ◀d’▶années tournantes que leur donnait à bout portant un lucide et sensible observateur ◀de▶ ◀l’▶époque14.
Nous allons donc tenter ◀de▶ saisir ou ◀de▶ ressaisir un à un, dans leur mouvement, ces quatre phénomènes majeurs, tels qu’ils se présentaient au début des années 1930, puis ◀de▶ retracer leurs évolutions combinées jusqu’à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale.
Des « traités ◀de▶ banlieue » à Hitler, ou ◀le▶ facteur nationaliste
◀Le▶ xx e siècle est né en 1919, des œuvres ◀d’▶une des guerres ◀les▶ plus absurdes ◀de▶ ◀l’▶histoire si ◀l’▶on en croit ceux qui ◀la▶ déclarèrent, et qui tous, ◀la▶ main sur ◀le▶ cœur, prétendirent aussitôt « qu’ils n’ont pas voulu cela ». Absurde guerre, née par une sorte ◀de▶ logique irréfutable des théories du siècle précédent, dans ◀la▶ mesure où elles étaient communes aux socialistes et aux capitalistes ; théories jacobines ◀de▶ ◀l’▶État administrativement centralisé et moralement uniformisé, appliquées par ◀le▶ Corse Napoléon à ◀la▶ nation qu’il détestait ◀le▶ plus, puis copiées par ses adversaires et ses victimes.
◀Les▶ traités imposés aux empires centraux par ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest avaient été nommés « traités ◀de▶ banlieue » parce que Paris était encore centre du monde et que ses villes ◀de▶ banlieue avaient offert aux diplomates leurs grands ou petits palais désaffectés, Versailles, Saint-Germain, Trianon, Neuilly et Sèvres. Ces traités reposaient tous, en théorie, sur ◀les▶ principes sacrés des nationalités, des langues et des souverainetés. ◀Les▶ découpages désinvoltes perpétrés en leur nom par des « experts » sur ◀la▶ carte ◀de▶ ◀la▶ vieille Europe avaient créé une bonne dizaine ◀de▶ pays neufs, définis, disait-on, par ◀l’▶ethnie ou ◀la▶ langue, en réalité par ◀les▶ calculs militaires et non moins erronés des « puissances ». Tout y était faux, dans ◀le▶ détail et ◀le▶ principe. ◀Les▶ frontières des langues passaient au beau milieu ◀d’▶un village (et parfois même ◀d’▶une maison !), mais laissaient à gauche et à droite ◀de▶ nombreuses minorités en colère. Faute ◀d’▶une exactitude impraticable dans ◀le▶ partage linguistique, il eût fallu favoriser une grande tolérance ◀de▶ principe, mais on fit tout ◀le▶ contraire, et partout on prétendit que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶État neuf exigeait ◀l’▶uniformisation des dialectes, des mœurs, des esprits, et cela dans ◀les▶ mêmes frontières. On multiplia par dix ou vingt ◀la▶ longueur des frontières nationales, et du même coup, des litiges ethniques ou linguistiques, ◀les▶ occasions ◀de▶ maquignonnages territoriaux, et ◀les▶ casus belli généreusement offerts au choix des dictateurs à venir. ◀Les▶ Hongrois se disputeront avec ◀les▶ Roumains et ◀les▶ Yougoslaves pour cent villes et villages, ◀les▶ Tchèques avec ◀les▶ Polonais pour Teschen. Quant à Hitler, il aura beau jeu ◀de▶ justifier ses interventions dans ◀les▶ États voisins au nom du principe même qu’ils ont invoqué (non sans abus) pour se former, et pour refuser toute intervention étrangère : ◀le▶ droit des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes. Qui osera dire que ◀les▶ Sudètes ont librement adhéré à ◀l’▶État formé en 1919 sous ◀l’▶hégémonie des Tchèques « disposant librement » non seulement ◀d’▶eux-mêmes, ce que tout le monde admettait avec chaleur, mais aussi ◀de▶ leurs voisins slovaques à ◀l’▶Est, et germanophones à ◀l’▶Ouest ? Qui peut nier que l’une des causes directes ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale naîtra du refus tchèque ◀de▶ respecter ◀les▶ droits minoritaires et ◀de▶ ◀l’▶inflexible volonté affichée par Bénès, avec ◀l’▶appui ◀de▶ ◀la▶ France, ◀d’▶imposer à trois peuples bien distincts des institutions uniformes ? ◀Le▶ problème sudète, ◀l’▶interdiction ◀d’▶Anschluss signifiée à ◀l’▶Autriche, et ◀le▶ cas ◀de▶ Dantzig, pourrait-on rêver mieux, espérer davantage pour priver ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶Ouest ◀de▶ toute espèce ◀de▶ bonne conscience lorsqu’elles tenteront ◀de▶ résister aux prétentions ◀d’▶Hitler fondées sur leurs principes ?
Tous ◀les▶ « traités ◀de▶ banlieue » ◀de▶ 1919 avaient été fondés sur ◀les▶ dogmes et ◀les▶ clichés stato-nationalistes inventés par ◀la▶ Révolution française et par Napoléon : frontières « naturelles » définies par ◀les▶ fleuves et ◀les▶ crêtes montagneuses ; frontières linguistiques ; frontières et « débouchés » économiques ; frontières politiques enfin ; et tous, ils exprimaient ◀les▶ rapports ◀de▶ forces militaires au lendemain ◀de▶ ◀l’▶armistice ◀de▶ 1918.
◀L’▶ennui, c’est que ces frontières prétendues « naturelles », géographiques ou historiques, linguistiques ou économiques, ou encore « politiques » c’est-à-dire militaires et stratégiques, ne sauraient se recouvrir et coïncider que par miracle, disons plus : par une suite ◀de▶ miracles toujours et partout répétés. Or pas un ◀de▶ ces miracles ne s’est jamais produit, nulle part. ◀Le▶ Danube, ◀le▶ Rhône et ◀le▶ Rhin, ◀la▶ Vistule et ◀le▶ Prout, ◀le▶ Vardar ou ◀le▶ Pô, ◀les▶ Alpes et ◀les▶ Pyrénées ne sont ni des séparations ni des « limites naturelles », mais au contraire des traits ◀d’▶union traditionnels ! ◀Les▶ experts chargés par ◀les▶ Alliés, en 1919, ◀de▶ délimiter ◀les▶ États neufs, sont partis ◀de▶ ◀la▶ théorie que ◀les▶ Pyrénées et ◀les▶ Alpes séparent Français et Espagnols, Germains et Latins, alors qu’on parle des deux côtés des Pyrénées ◀le▶ basque à ◀l’▶ouest, ◀le▶ catalan à ◀l’▶est, et que sur ◀les▶ deux versants des Alpes on parle tantôt ◀l’▶italien (comté de Nice), ◀le▶ français (Val ◀d’▶Aoste), ◀l’▶allemand (Sud-Tyrol). De même, ◀l’▶accident géographique ◀de▶ ◀la▶ chaîne du Böhmerwald n’empêche nullement ◀les▶ Sudètes ◀de▶ parler ◀la▶ même langue que ◀les▶ Franconiens, tandis qu’aucun accident ni fluvial ni montagneux ne sépare ◀les▶ régions ◀de▶ ◀la▶ Transylvanie où ◀l’▶on parle roumain, allemand ou hongrois selon ◀les▶ villages. Il est faux que ◀le▶ Rhin divise Français et Allemands tandis que ◀le▶ Rhône unirait Provençaux et Languedociens. Et il est aberrant ◀de▶ vouloir faire coïncider ◀les▶ frontières linguistiques avec ◀les▶ frontières ◀d’▶économies nationales, quand chacun voit que ◀les▶ bassins ◀de▶ ◀la▶ Ruhr, ◀de▶ ◀la▶ Sarre, ◀de▶ ◀la▶ Meuse et ◀de▶ ◀la▶ Moselle forment une unité économique fondée sur ◀le▶ sous-sol ferrocarbonifère, qui s’étend sur ◀les▶ deux rives du Rhin et sous trois domaines linguistiques !
◀La▶ folie napoléonienne (tout régler dans un même territoire sur ◀les▶ seules nécessités ◀de▶ ◀la▶ mobilisation militaire) ne s’est totalement épanouie en Europe qu’au lendemain ◀de▶ ◀la▶ victoire franco-anglaise ◀de▶ 1918, financée et organisée par ◀les▶ États-Unis, puis mise en forme par ◀les▶ experts des trois « puissances ».
Sur des milliers ◀d’▶erreurs intéressées ◀de▶ ce genre, ◀les▶ auteurs des traités ◀de▶ banlieue avaient peut-être cru — plus ou moins naïvement ou cyniquement selon ◀les▶ cas — que ◀l’▶on pourrait fonder une paix durable. Dès 1931, ◀l’▶imposture objective ◀de▶ leurs méthodes éclate de toutes parts. C’est en effet au nom des théories et des sophismes partagés par ◀les▶ nationalistes ◀de▶ tous ◀les▶ pays démocratiques que Mussolini revendique Nice et ◀la▶ Corse ◀d’▶un côté, Trieste ◀de▶ l’autre, tandis qu’Hitler annonce dans Mein Kampf qu’aussitôt au pouvoir il réclamera ◀l’▶Autriche, ◀la▶ Sarre, ◀les▶ Sudètes et ◀le▶ couloir ◀de▶ Dantzig, en attendant ◀l’▶Alsace.
◀Le▶ principe ◀d’▶expansion des dictatures totalitaires — celle du Duce déjà, celle du Führer demain — n’est donc nullement nouveau ni scandaleux : il figure dans tous ◀les▶ préambules des traités imposés par ◀les▶ vainqueurs « démocrates » ◀de▶ 1918. Il est absolument conforme à ◀l’▶esprit des manuels scolaires ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui tous exaltent ◀les▶ droits imprescriptibles ◀de▶ chaque État à son « unité nationale », à sa « souveraineté absolue » et à ses « limites naturelles ».
Ce sont ◀les▶ lois, ◀les▶ surprises et ◀les▶ crises ◀de▶ ◀l’▶économie capitaliste qui vont permettre à cette logique des traités ◀de▶ manifester très vite ses effets politiques et sociaux à une grande échelle, dès 1931.
Du krach ◀de▶ Wall Street à Hitler, ou ◀le▶ facteur capitaliste
Dans ◀le▶ même temps où ◀le▶ nationalisme, fomenté par tout ◀le▶ xix e siècle, montre en puissance déjà presque universelle ou « totalitaire », selon ◀le▶ terme forgé par Mussolini, ◀le▶ capitalisme montre pour la première fois sa faiblesse principale : son incapacité politique. ◀Les▶ yeux fixés sur ◀les▶ cotes ◀de▶ ◀la▶ bourse, il ne voit rien au-delà, il n’a pas ◀d’▶horizon, pas ◀de▶ stratégie à long terme, et il traite ◀de▶ rêveurs ceux qui regardent plus loin, économistes ou philosophes, réformistes ou révolutionnaires. C’est pourquoi ◀la▶ crise qui vient ◀d’▶éclater au cœur même du système, à Wall Street, jette ◀les▶ capitalistes en pleine panique et finira par ◀les▶ livrer à ◀la▶ merci des politiciens « guérisseurs », c’est-à-dire des démagogues ◀les▶ mieux accordés à ◀la▶ psyché collective ◀de▶ leur nation.
« Quand Paris prend une prise ◀de▶ tabac, toute ◀la▶ France éternue », dit une phrase fameuse ◀de▶ Gogol. ◀Les▶ journalistes du xx e siècle devaient en tirer abusivement ◀le▶ slogan suivant : — Quand New York attrape un rhume, toute ◀l’▶Europe fait une bronchite.
◀De▶ fait, ◀le▶ grand krach ◀de▶ Wall Street, ◀le▶ « jeudi noir » du 24 octobre 1929, fut une sorte ◀de▶ fulgurante pneumonie double, quasi mortelle pour ◀les▶ États-Unis, mais dont ◀l’▶Europe mit plus ◀de▶ deux ans à ressentir ◀les▶ effets, en général beaucoup moins dramatiques. On ne vit pas des douzaines ◀de▶ banquiers sauter par ◀la▶ fenêtre ◀de▶ leur vingtième étage, mais ◀les▶ cours nationaux s’effondrèrent ◀les▶ uns après ◀les▶ autres dès 1931 : au mois ◀de▶ mai ◀de▶ cette année, faillite ◀de▶ ◀la▶ Kredit anstalt, première banque autrichienne ; au mois ◀de▶ juillet, fermeture ◀de▶ nombreuses banques et mesures ◀de▶ moratoire en Allemagne ; au mois ◀de▶ septembre, ◀la▶ Grande-Bretagne abandonne ◀l’▶étalon-or, suivie par ◀le▶ Commonwealth et par une vingtaine ◀d’▶États qui en dépendent financièrement. En 1932, c’est ◀la▶ France qui suit : faillite ◀de▶ ◀la▶ Banque nationale ◀de▶ commerce et ◀de▶ ◀la▶ Compagnie générale transatlantique ; puis ◀les▶ Scandinaves : faillite et suicide ◀d’▶Ivar Kreuger, ◀le▶ roi des allumettes.
◀La▶ crise, d’ailleurs, n’est pas seulement financière. Faute ◀de▶ profit et non ◀de▶ besoins humains, on détruit des milliers ◀de▶ tonnes ◀de▶ blé au Canada, ◀de▶ café au Brésil. Ces scandales moraux plus encore qu’économiques frappent ◀l’▶imagination, dans ◀le▶ monde entier. Dans tous ◀les▶ pays développés ou en voie ◀de▶ ◀l’▶être (sauf ◀l’▶URSS, restée hors des circuits capitalistes), ◀la▶ production industrielle tombe au-dessous de son niveau ◀de▶ 1929, ◀de▶ 33 % en France, à 50 % aux USA. On recense près de 10 millions ◀de▶ chômeurs dans ◀le▶ monde en 1932 (6 millions en Allemagne, 13 millions aux États-Unis…).
Tout le monde parle ◀de▶ « crise mondiale ». En fait, ◀la▶ crise ne concerne que ◀les▶ pays ◀d’▶économie capitaliste et ◀de▶ régime démocratique, ainsi que leurs dépendances coloniales ; mais ce sont ◀les▶ pays décisifs.
Échec des institutions internationales
À ces phénomènes inquiétants pour ◀l’▶ensemble du genre humain que figurent ◀la▶ montée des nationalismes belliqueux, ◀la▶ dépression financière et ◀la▶ crise socio-économique dans ◀les▶ pays ◀les▶ plus développés, ◀les▶ seules réponses valables, à première vue, seraient celles qui résulteraient ◀d’▶une concertation internationale et qui pourraient être appliquées à une échelle internationale. Or on assiste au cours des années 1930 à ◀la▶ débâcle accélérée des entreprises et des institutions créées précisément pour réfréner ◀les▶ jeunes nationalismes aux dents longues et pour tenter ◀d’▶apprendre aux États vieux et neufs à coopérer et s’entraider plutôt qu’à guetter ◀les▶ défaillances du voisin pour ◀les▶ exploiter sans scrupules — fin mot ◀de▶ ◀la▶ politique nationaliste.
Débâcle ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations, seule capable, théoriquement, ◀de▶ s’opposer au gangstérisme des États-nations « souverains ». En 1929, Aristide Briand, convaincu par ◀le▶ jeune comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur ◀de▶ Paneuropa, avait présenté devant ◀l’▶Assemblée de la SDN un Plan ◀d’▶union des États européens. Ce plan allait être rédigé par ◀le▶ plus proche conseiller ◀de▶ Briand, Alexis Léger — plus tard prix Nobel ◀de▶ poésie sous ◀le▶ nom ◀de▶ Saint-John Perse. Il proposait aux Européens des institutions communes respectant leurs sacro-saintes souverainetés nationales (ce qui est une faiblesse), mais aussi et surtout des tâches communes, créant des « solidarités ◀de▶ fait », et qui seraient propres à surmonter progressivement ◀les▶ conflits nationaux ◀d’▶intérêts et ◀de▶ prestige. ◀Les▶ réponses des États, parvenues en 1930, étaient très en retrait sur ◀l’▶enthousiasme qui avait accueilli ◀le▶ discours Briand : ◀le▶ krach ◀de▶ Wall Street, survenu entretemps, avait rendu ◀les▶ gouvernements hostiles à ◀l’▶abaissement des tarifs douaniers. Personne n’osait se dire adversaire ◀de▶ ◀l’▶union, mais personne ne semblait disposé à en accepter ◀les▶ conditions concrètes. ◀L’▶hypocrisie nationaliste coulait à plein bord. Et ◀l’▶annonce, à ◀l’▶automne, du premier triomphe électoral des nationaux-socialistes en Allemagne suffit à faire enterrer ◀le▶ seul projet qui eût été susceptible ◀de▶ barrer ◀la▶ route au national-socialisme, justement !
Dès lors, ◀les▶ échecs, puis ◀les▶ désastres ◀de▶ ◀la▶ coopération internationale vont se succéder rapidement. Une Conférence du désarmement convoquée par ◀la▶ SDN dès 1930 se réunit à Genève en 1932. ◀Le▶ représentant ◀de▶ ◀l’▶Espagne républicaine, Salvador de Madariaga, pacifiste convaincu, mais sceptique quant aux intentions des États, propose avec un humour noir que ◀le▶ poste ◀de▶ délégué à ◀la▶ Conférence du désarmement soit déclaré héréditaire… ◀L’▶année suivante, Hitler déchire ◀le▶ traité ◀de▶ Versailles et recrée une armée allemande. Puis se déchaîne une course aux armements que ◀les▶ totalitaires gagneront sans conteste.
◀Les▶ sanctions économiques prévues par ◀la▶ Charte non seulement se révèlent inopérantes, mais sont très vite ridiculisées par ◀la▶ sortie des États condamnés, qui se drapent dans leur dignité offensée : ◀le▶ Japon dès 1933, ◀l’▶Allemagne hitlérienne ◀la▶ même année et ◀l’▶Italie fasciste en 1937. Tous en profitent pour « réarmer » à qui mieux mieux et relancer ◀de▶ ◀la▶ sorte leurs industries lourdes.
Il n’est pas une année, ◀de▶ 1930 à 1937, qui ne marque une nouvelle étape ◀de▶ ◀la▶ dégradation puis ◀de▶ ◀la▶ ruine définitive ◀de▶ ce qu’on s’obstine encore à nommer ◀la▶ « sécurité collective » dans ◀les▶ couloirs ◀de▶ moins en moins animés du Palais Wilson, à Genève.
Toutes ◀les▶ tentatives ◀d’▶ententes bi- ou multilatérales, dans tous ◀les▶ domaines, se voient successivement saluées ◀de▶ vœux polis ou éloquents, mais hypocrites, sapées avant même ◀d’▶être mises en œuvre, ridiculisées à l’envi, puis éliminées, qu’il s’agisse ◀d’▶accords diplomatiques mort-nés (comme ceux ◀de▶ Stresa en 1934 entre France, Grande-Bretagne et Italie fasciste), ◀de▶ traités déchirés, dès 1933, ◀de▶ mesures théoriques ◀de▶ désarmement et ◀d’▶embargos sur ◀les▶ armes aboutissant à ◀la▶ création ◀d’▶armes et ◀d’▶armées nouvelles, ◀de▶ sanctions collectives impuissantes, puis ◀de▶ promesses ◀de▶ « réparations » partout reniées, ◀de▶ dévaluations nationales opérées en violation des accords internationaux, ◀de▶ ◀l’▶échec des conférences économiques mondiales ◀de▶ Lausanne 1932 et ◀de▶ Londres 1933.
◀La▶ seule mise en commun vraiment réussie des années 1931 à 1934 est celle des crises financières, économiques et sociales.
Et ◀le▶ seul pacte qui sera respecté, ◀le▶ fameux « pacte ◀d’▶acier » conclu en 1936 entre Hitler et Mussolini, rejoints ◀l’▶année suivante par ◀le▶ Japon, sera conclu en vue de ◀la▶ guerre, pour justifier ◀la▶ guerre ◀d’▶Éthiopie, ◀l’▶agression japonaise contre ◀la▶ Chine, enfin ◀l’▶annonce par Hitler, dès 1937, ◀de▶ ◀l’▶Anschluss autrichien et ◀de▶ ◀la▶ mise au pas des Tchèques, menaces exécutées un an plus tard.
◀Les▶ « démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest » participent souvent très activement à cette débâcle internationale, tout en réagissant par des phrases pompeuses aux divers coups ◀de▶ force des totalitaires. Staline, Mussolini, Hitler, suivis (dès 1936) par Franco, prennent en main ◀les▶ destins et ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Les▶ solutions internationales aux crises majeures ◀de▶ « ◀l’▶après-guerre » ayant échoué comme on vient de ◀le▶ voir, ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀de▶ ◀l’▶URSS se replient sur elles-mêmes, pour un temps, et s’enferment chacune pour soi dans son angoisse, son orgueil, son protectionnisme et ses recettes ancestrales ou révolutionnaires.
◀Les▶ plus durement atteintes par ◀l’▶effondrement ◀de▶ leur monnaie, ◀le▶ chômage et ◀l’▶humiliation ◀de▶ ◀la▶ défaite militaire ou ◀de▶ ◀la▶ crise économique, seront les premières à se redresser, et ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus radicale.
◀La▶ guerre ◀de▶ 1914-18 a fait deux grands vaincus : ◀l’▶Allemagne et ◀la▶ Russie. Plus, en un certain sens, ◀l’▶Italie. ◀La▶ Grande Dépression économique a frappé d’abord et ◀le▶ plus durement ◀les▶ États-Unis. Or c’est précisément ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie en Europe, ◀la▶ Russie et ◀les▶ États-Unis dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Occident, qui opèrent ◀les▶ redressements économiques, monétaires, sociaux et militaires ◀les▶ plus rapides et ◀les▶ plus impressionnants, dans ◀les▶ années 1931 à 1937. ◀Les▶ uns par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ dictature totalitaire, ◀les▶ autres au contraire en démocratisant un capitalisme carrément modernisé. Entre ces deux groupes, des nations telles que ◀la▶ France, ◀la▶ Grande-Bretagne, ◀les▶ pays scandinaves, ◀la▶ Belgique, ◀la▶ Hollande et ◀la▶ Suisse d’une part, ◀les▶ États successeurs ◀de▶ ◀l’▶Autriche-Hongrie et ◀les▶ pays balkaniques d’autre part, semblent se refuser à la fois aux innovations drastiques et autoritaires du socialisme national ou du national-socialisme, et à ◀la▶ modernisation américaine. Aux grandes interrogations ◀de▶ ◀l’▶époque, ils ne répondent que par ◀la▶ dénonciation indignée des tentatives nouvelles et par un réarmement défensif hésitant et désuet, dont ◀la▶ ligne Maginot restera ◀le▶ symbole.
Ainsi va se creuser rapidement ◀le▶ fossé entre « totalitaires » (rouges, noirs ou bruns) et « démocrates ◀de▶ ◀l’▶Ouest ». Ainsi ◀la▶ crise mondiale, née du refus ◀de▶ toute espèce ◀de▶ solution internationale, va-t-elle aggraver ◀les▶ nationalismes qui sont à sa source. ◀Les▶ causes immédiates ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale sont nouées dès 1936-1937, années où ◀l’▶on voit s’annoncer ◀le▶ pacte germano-russe et se déclarer ◀le▶ Pacte ◀d’▶acier, d’une part, tandis qu’une alliance franco-polonaise, d’autre part, s’ajoute aux accords ◀de▶ ◀l’▶Ouest avec ◀la▶ Petite Entente conduite par Prague. Quant aux causes profondes, elles tiennent aux solutions que ◀les▶ différentes nations prétendent donner ou se révèlent incapables ◀de▶ donner au problème principal du siècle : celui ◀de▶ ◀la▶ communauté, celui ◀de▶ ◀la▶ commune mesure des actions, des jugements et des passions ◀d’▶un peuple. Communauté perdue, évanouie, dans ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest livrées à ◀l’▶individualisme irresponsable, aux masses inorganiques et aux disputes partisanes ; commune mesure perdue, évanouie, dans des nations trop vastes où ◀les▶ élites et ◀le▶ peuple n’ont plus ◀de▶ vocabulaire ni ◀d’▶idéal communs — ou alors c’est seulement ◀l’▶idéal ◀le▶ plus bas : faire ◀de▶ ◀l’▶argent, chacun pour soi, autant qu’on ◀le▶ peut, voilà ◀le▶ seul but « concret » et ◀le▶ reste est « chimères »…
Mais à ◀l’▶Est, ces « chimères » ont pris ◀le▶ pouvoir ! Pouvoir brutal, terriblement concret en même temps, puissamment symbolique et capable ◀d’▶enthousiasmer ◀les▶ plus simples et ◀les▶ plus jeunes. ◀Le▶ reste qui est « chimères », c’est simplement Staline, Mussolini, Hitler, bientôt Franco, qui ont réponse à tout et qui exigent tout.
J’écrivais en ce temps dans un livre intitulé Penser avec les mains , une page qu’on me permettra ◀de▶ citer ici comme un témoignage direct ◀de▶ ◀la▶ conscience qu’un jeune homme pouvait alors prendre ◀de▶ son époque et ◀de▶ ses problèmes :
◀La▶ nouveauté, ◀la▶ grandeur et ◀la▶ vraie puissance du communisme russe et du national-socialisme, résident tout entières dans ce seul fait : que ce sont là deux tentatives colossales pour restaurer une mesure commune. ◀Le▶ seul mot ◀de▶ totalitaire, qui qualifie ◀les▶ deux régimes fondés par ces révolutions, suffirait à prouver ma thèse. Quelle que soit ◀la▶ haine violente qui oppose un Staline et un Hitler, ils se ressemblent au moins en ceci, qui est décisif : c’est qu’ils veulent l’un et l’autre imposer à leur peuple une conception et une pratique ◀de▶ ◀la▶ vie qui obéissent à un but commun, au service duquel s’harmonisent et se confondent ◀les▶ énergies tant spirituelles que matérielles. Bien ou mal, ces deux hommes ont répondu à ◀l’▶appel angoissé et inconscient ◀de▶ leur époque. Ils ont refait au moins provisoirement une mesure, en imposant une fin commune à ◀l’▶action et à ◀la▶ pensée. Et dans ce sens, ils sont ◀les▶ vrais génies du siècle, dès lors qu’il s’agit ◀de▶ construire.
Mais que valent ces mesures imposées ? Quelle est ◀la▶ vérité des fins qu’elles servent ? Et si ces fins se réalisent, échapperont-elles à ◀la▶ critique passionnée des meilleurs et des plus humains des hommes, qui s’y seront d’abord sacrifiés, ◀de▶ gré ou ◀de▶ force ? ◀Les▶ sauveront-elles vraiment ◀de▶ leur angoisse, ou bien empêcheront-elles seulement cette angoisse ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ s’avouer, ◀de▶ porter témoignage en faveur d’une plus haute vérité ?
◀La▶ commune mesure soviétique est représentée par ◀les▶ fameux « plans quinquennaux », dont le deuxième commence en 1933. Ces plans, théoriquement fondés sur ◀la▶ doctrine marxiste du matérialisme dialectique ou « diamat », sont en réalité des ensembles ◀de▶ mesures autoritaires dictant à ◀l’▶industrie, à ◀l’▶agriculture, aux savants, aux artistes et aux écrivains leurs quotas ◀de▶ production et ◀d’▶invention. Ainsi culture et production industrielle se confondent, comme ◀l’▶illustre fort bien cette citation ◀d’▶un journal moscovite ◀de▶ 1935 : « ◀Le▶ niveau culturel a été élevé par ◀le▶ Torgsin (magasin offrant des produits étrangers). ◀Le▶ Torgsin en effet a répandu dans toute ◀l’▶URSS ◀l’▶usage des semelles-crêpe. » Toutes ◀les▶ « réalisations du Plan », obtenues par ◀la▶ pression ◀de▶ ◀l’▶État central, ◀de▶ sa police et des méthodes ◀de▶ production accélérée dites « stakhanovistes » (dès 1935), sont donc données comme autant ◀de▶ progrès culturels et ◀de▶ « conquêtes populaires ». ◀Le▶ Plan ne cesse ◀de▶ rappeler à tous ◀les▶ fins dernières ◀de▶ ◀la▶ société communiste : ◀l’▶établissement ◀d’▶une société sans classes, et par suite sans État, au terme ◀d’▶une évolution ◀de▶ ◀la▶ production qui prendra ◀le▶ temps qu’il faudra ! Au nom de cet avènement « inévitable » ◀d’▶un paradis terrestre créé par ◀la▶ production industrielle socialisée, ◀les▶ jeunes « komsomols » et « brigadiers ◀de▶ choc » s’imposent une morale ascétique, acceptent des privations ◀de▶ toute nature, et supportent avec enthousiasme un régime ◀de▶ travail beaucoup plus dur que celui qui existe alors dans ◀les▶ pays capitalistes.
Mais derrière cette façade éclatante ◀de▶ labeur unanime et joyeux que décrivent à l’envi ◀les▶ films ◀de▶ propagande, ◀les▶ romanciers et ◀les▶ peintres officiels du régime, des réalités sinistres se laissent deviner. Si 1931 voit s’ouvrir ◀les▶ luxueuses stations du métro ◀de▶ Moscou, 1932 connaît ◀le▶ processus meurtrier ◀de▶ « dékoulakisation », ou élimination par tous ◀les▶ moyens, légaux et physiques, des paysans propriétaires : plusieurs millions ◀de▶ victimes, selon ◀les▶ calculs ◀d’▶auteurs sérieux. En 1933, ◀l’▶activité ◀de▶ ◀la▶ police politique s’intensifie, comme pour mieux garantir ◀la▶ réalisation (pourtant « fatale » en bonne doctrine) du deuxième plan. ◀Les▶ « grandes purges » sont inaugurées en 1934, et vont conduire aux trop fameux « procès ◀de▶ Moscou » des années 1936 et 1937 : tous ◀les▶ compagnons ◀de▶ Lénine, chefs du parti et ministres glorieux (à une ou deux exceptions près) et ◀les▶ grands chefs ◀de▶ ◀l’▶Armée rouge, tel ◀le▶ maréchal Toukhatchevski, se verront accuser ◀de▶ trahison délibérée, ◀d’▶intelligence avec ◀l’▶ennemi capitaliste, ◀de▶ « sabotage idéologique » — et tous, ou presque tous, feront en public des aveux « spontanés » et une autocritique, puis recevront en secret une balle dans ◀la▶ nuque.
Ces tragédies jettent un doute sur ◀la▶ réalité et ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀la▶ commune mesure soviétique. Officiellement, c’est ◀le▶ « diamat » qui explique tout, entraîne tout, justifie tout, assassinats, famines et génocides compris. ◀De▶ fait, c’est Staline et ses sbires qui affichent une harmonie ◀de▶ façade, quitte à livrer dans ◀l’▶ombre cette guerre civile larvée que décrira Khrouchtchev, vingt ans plus tard, dans son rapport au XX e congrès du parti.
Des prétentions curieusement analogues à celles du dictateur géorgien qui s’est emparé ◀de▶ tous ◀les▶ pouvoirs sur toutes ◀les▶ Russies, en 1924, se sont manifestées dès ◀la▶ même année, avec une intensité plus grande, sur un territoire beaucoup plus petit : ◀l’▶Italie de Mussolini.
Chef socialiste, autodidacte, exilé en Suisse où il travaille comme maçon, propagandiste ◀de▶ ◀la▶ guerre en 1913 (il ◀la▶ fera comme caporal), enfin fondateur des « faisceaux » (un emblème emprunté au passé impérial ◀de▶ Rome), ◀le▶ Duce, qui a réussi sa « marche sur Rome » en 1922 déjà, parvient au sommet ◀de▶ sa puissance dans ◀la▶ période qui nous intéresse. Sa doctrine politique tient tout entière en deux lignes, voire en un mot : « Rien hors de ◀l’▶État, au-dessus ◀de▶ ◀l’▶État, contre ◀l’▶État. Tout à ◀l’▶État, pour ◀l’▶État, dans ◀l’▶État. » On oublie trop ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶exemple bolchévique sur ◀le▶ Duce, mais peut-être aussi ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶exemple fasciste sur Staline : celui-ci n’avait-il accédé au pouvoir ◀l’▶année même qui vit Mussolini créer et proclamer ◀la▶ doctrine ◀de▶ « ◀l’▶État totalitaire » ? Cette expression, qui aura ◀la▶ fortune que ◀l’▶on sait, représente avec une écrasante simplicité un type possible et très tentant pour des millions ◀de▶ cette « commune mesure » à ◀la▶ recherche ◀de▶ laquelle toute ◀la▶ jeunesse européenne se trouve plus ou moins consciemment engagée. ◀D’▶où ◀le▶ succès littéralement vertigineux — ◀le▶ vertige étant ◀l’▶attrait ◀de▶ ce qu’on redoute — des appels du Duce à « combattre, obéir, croire » tout ce qui peut séduire comme malgré lui ◀l’▶adolescent qui cherche à la fois ◀l’▶aventure personnelle ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀l’▶autorité paternelle ou étatique capable ◀de▶ ◀la▶ lui interdire, donc ◀de▶ ◀le▶ libérer ◀de▶ ◀l’▶angoisse inhérente à toute aventure personnelle, et ◀de▶ ◀le▶ ré-encadrer dans une cité autoritaire et dynamique.
Seulement, croire, obéir, combattre sont des verbes qui exigent leur tribut ◀de▶ réalités concrètes et actives : croire, dans ◀l’▶idée ◀de▶ Mussolini, ne peut signifier que croire à ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Italie ; obéir concerne César, donc ◀le▶ Duce, non plus ◀le▶ pape ; et pour combattre, il faut des ennemis. On en inventera donc, pour éprouver ◀les▶ vertus viriles des jeunes fascistes, et se procurer des victoires faciles. On inventera une conquête ◀de▶ ◀la▶ Lybie en 1931, et si un cela fait mauvais effet, on conclura ◀l’▶année suivante un pacte à quatre avec ◀la▶ France, ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀l’▶Allemagne encore démocratique. Puis, quand Hitler accédera au pouvoir, on se dépêchera ◀de▶ conclure ◀les▶ accords ◀de▶ Stresa (1935) avec ◀la▶ France et ◀la▶ Grande-Bretagne seules, pour s’assurer ◀de▶ leur tolérance au moment où ◀l’▶on se dispose à envahir ◀l’▶Éthiopie. Et une fois ◀l’▶agression perpétrée, et dûment, mais vainement condamnée par ◀la▶ SDN, n’ayant plus rien à perdre à ◀l’▶Ouest et pas grand-chose à en redouter, on jette ◀le▶ masque et ◀l’▶on s’en va signer un « Pacte ◀d’▶acier » (1936) avec cet inquiétant émule nordique : ◀le▶ Führer.
◀Le▶ phénomène Hitler domine sans conteste ◀la▶ période dont je tente ici ◀de▶ restituer ◀les▶ dynamismes.
Hitler a été ◀le▶ dictateur totalitaire par excellence.
Il a réussi à surpasser — et ◀de▶ très loin — ses deux principaux rivaux, Staline et Mussolini, par ◀la▶ soudaineté ◀de▶ son ascension, ◀l’▶efficacité ◀de▶ sa propagande, ◀le▶ fanatisme ◀de▶ ◀la▶ jeunesse à son égard, ◀la▶ faculté ◀de▶ séduire ◀les▶ industriels, ◀les▶ capitalistes et ◀les▶ généraux, ◀la▶ haine et ◀le▶ mépris des intellectuels, ◀la▶ passion nationaliste et ◀la▶ folie qualifiée.
On demeure stupéfait ◀de▶ découvrir, après coup, avec quelle rapidité Hitler s’est révélé, manifesté et imposé, dans toutes ◀les▶ dimensions ◀de▶ son projet dément, ◀de▶ son complot mégalomane. ◀De▶ 1933 à 1937, tout est fait ou noué, il n’y aura plus — en 1938 et 1939 — qu’à laisser faire ◀les▶ exécutants en conformité avec ◀les▶ plans arrêtés durant ces quatre ans décisifs.
— 1933. À peine Hitler a-t-il accédé à ◀la▶ Chancellerie du Reich : dénonciation du traité ◀de▶ Versailles. ◀La▶ délégation allemande se retire ◀de▶ ◀la▶ Conférence du désarmement. Écrasement du Parti communiste, sous le prétexte de ◀l’▶incendie du Reichstag. Mise au pas ◀de▶ ◀la▶ grande industrie.
— 1934. Élimination des opposants au sein du parti, lors de ◀la▶ « nuit des Longs Couteaux », assassinat ◀de▶ Röhm et ◀de▶ milliers ◀de▶ militants. Réarmement ◀de▶ ◀l’▶Allemagne. Première rencontre avec ◀le▶ Duce.
— 1935. ◀La▶ Sarre vote librement pour Hitler. ◀Le▶ Front du travail est créé. ◀Le▶ chômage est en baisse rapide. ◀Les▶ lois ◀de▶ Nuremberg légitiment et déchaînent ◀l’▶antisémitisme.
— 1936. ◀La▶ Rhénanie réoccupée sans coup férir et sans réaction ◀de▶ ◀la▶ France. Chômage résorbé. Pacte ◀d’▶acier conclu avec ◀le▶ fascisme, plus tard avec ◀le▶ Japon.
— 1937. Expansion économique, autoroutes, armée mécanisée. ◀Les▶ démentis répétés ◀d’▶Hitler annoncent en réalité que ◀les▶ décisions sont prises et ◀les▶ plans élaborés pour ◀l’▶Anschluss et ◀la▶ satellisation des Tchèques.
« N’ayez pas peur ! Cela se fera si vite que vous ne sentirez rien ! » m’avait dit dès 1936 un chef nazi que j’interrogeais sur ◀l’▶éventualité ◀de▶ ◀l’▶Anschluss.
Ce qui me faisait peur, à cette date (où je passais une année ◀de▶ lectorat à Francfort), ce n’était pas seulement ◀la▶ guerre, seul but visible et seule justification possible du régime imposé par Hitler aux Allemands, et que ceux-ci ratifièrent à cinq reprises par des majorités qui frôlaient ◀le▶ 100 %. Ce qui me donnait ◀le▶ frisson ◀de▶ ◀l’▶horreur sacrée, ce fut ◀la▶ certitude, éprouvée jusqu’aux moelles pendant que, pressé dans une foule de plus ◀de▶ 40 000 hommes, j’écoutais un discours du Führer, que j’assistais à un phénomène religieux. J’écrivais dans mon journal, ◀le▶ 11 mars 1936 :
Je me croyais à un meeting ◀de▶ masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, ◀la▶ grande cérémonie sacrale ◀d’▶une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus ◀de▶ puissance, même physique, que tous ces corps horriblement tendus et hurlant leur salut au héros. Je suis seul, et ils sont tous ensemble. ( Journal ◀d’▶une époque )
Tous ensemble : liés par une foi, par une religion au sens étymologique du mot (◀de▶ religare). Et cela résume ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe des années 1930 : du côté des démocraties, ◀l’▶individualisme et ◀l’▶anarchie des partis et du profit privé ont tué tout esprit communautaire, ◀l’▶homme ne se sent plus relié ni responsable ; du côté des totalitaires, un grand principe commun commande à tous dans toutes ◀les▶ situations ◀de▶ ◀l’▶existence, tant privées que publiques : éducation, choix du conjoint, choix ◀d’▶une profession, idéologie et costume, tout est prescrit par ◀le▶ Parti qui est ◀le▶ porte-voix du dictateur, lequel n’est à son tour que ◀l’▶âme ◀de▶ son peuple faite homme.
Alors que Staline voulait incarner ◀le▶ Parti unanime et Mussolini l’État tout-puissant, Hitler se proclamait ◀l’▶incarnation du Peuple allemand. Chacun des trois grands dictateurs atteignant ◀le▶ sommet ◀de▶ sa puissance vers 1935-1937, se présentait donc comme incarnant ◀le▶ génie national — slave, latin, germanique — et cela lui conférait une valeur charismatique, un caractère sacro-saint, ◀le▶ pouvoir ◀de▶ faire des miracles, et ◀l’▶infaillibilité. Toutes ces vertus religieuses sont chantées à l’envi par ◀les▶ slogans du parti au pouvoir et ◀les▶ poètes populaires : « Mussolini a toujours raison ! », Staline « fait lever ◀le▶ soleil » (disent des poèmes ◀de▶ ◀l’▶Azerbaïdjan et du Caucase) ; quant à Hitler, il est non seulement infaillible, mais invincible et intouchable : tous ◀les▶ complots contre sa vie ont misérablement échoué.
Chacun se sent seul, à ◀l’▶Ouest, et ils sont tous ensemble. C’est cela qui fait ◀l’▶attrait et ◀la▶ fascination des dictatures et qui désarme curieusement ◀les▶ hommes d’État ◀de▶ nos démocraties. Ils dépendent ◀d’▶un vote à ◀la▶ Chambre, ◀d’▶une saute ◀d’▶humeur ◀d’▶un secrétaire ◀de▶ parti, tandis qu’Hitler fait acclamer par tout son peuple ◀le▶ slogan « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », équivalent moderne ◀de▶ ◀la▶ devise ◀de▶ ◀la▶ Ligue des catholiques au XVIe siècle « Une Foi, une Loi, un Roi ». Mais ◀la▶ devise n’était qu’un vœu et ◀le▶ slogan est une réalité.
Cette espèce ◀de▶ paralysie des hommes politiques libéraux à Paris et à Londres se manifestera également lorsque, en Espagne, en 1936, ◀le▶ général Franco lancera ses troupes et son parti fasciste, ◀la▶ Phalange, à ◀l’▶assaut ◀de▶ ◀la▶ jeune République. (Elle n’avait succédé à ◀la▶ monarchie qu’en 1931.) Tandis que sous ◀les▶ yeux des « Grandes Démocraties », ◀les▶ dictatures s’affrontent en Espagne par Frente Popular et phalangistes interposés, ◀le▶ gouvernement français, que préside ◀le▶ socialiste Léon Blum, reculant à la fois devant une aide armée aux républicains espagnols et devant une déclaration ◀de▶ neutralité, invente ◀la▶ « politique ◀de▶ non-intervention ». Cette expression sauve peut-être ◀la▶ paix, mais sauve sûrement ◀la▶ guerre civile, du même coup. Hitler et Mussolini ◀d’▶un côté, Staline ◀de▶ l’autre, sont dès lors convaincus que ◀les▶ démocraties, par amour ◀de▶ ◀la▶ paix à tout prix, leur laisseront ◀les▶ mains libres quoi qu’ils fassent — et ce sera l’une des causes ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939.
À l’autre extrême, ◀les▶ États-Unis.
Entre ◀les▶ deux, ◀la▶ France et ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest, petites ou grandes.
◀Les▶ USA opèrent ◀de▶ 1931 à 1937 un redressement encore plus spectaculaire que celui ◀de▶ ◀l’▶Italie et surtout du Troisième Reich, mais par des moyens différents, voire contraires, en esprit plus encore qu’en technique politique.
En 1931, ◀les▶ États-Unis comptent dix millions ◀de▶ chômeurs, à peu près un sur cinq travailleurs industriels. ◀L’▶année suivante — 13 millions ◀de▶ chômeurs ! — , Roosevelt est élu, au moment même où Hitler prend un pouvoir dictatorial, suivi par Salazar au Portugal et ◀le▶ caporal Batista à Cuba.
Roosevelt est un grand bourgeois capitaliste. Il esquisse et fait appliquer avec ◀l’▶aide ◀de▶ quelques amis intellectuels qu’il baptise son brains trust (banque ◀de▶ cerveaux) un programme beaucoup plus progressiste que ceux des dictateurs européens et russe.
Contrairement aux totalitaires, Roosevelt assume ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ liberté. Loin de faire fusiller ses adversaires, il ◀les▶ combat à ◀la▶ radio (Fireside chats) par ◀l’▶humour, et dans ◀l’▶État par ◀l’▶efficacité. Et il obtient des résultats spectaculaires : remontée économique rapide, réduction drastique du chômage, embargo sur ◀les▶ ventes ◀d’▶armes, création (grâce à un régime ◀de▶ détaxation) ◀de▶ grandes fondations, dont ◀la▶ fondation Ford, ◀de▶ loin ◀la▶ plus riche ◀de▶ toutes, en 1936. Cette même année, ◀les▶ USA remontent au niveau économique ◀de▶ 1928. Leur ascension économique ne cessera pas jusqu’à nos jours, et sauvera ◀l’▶Europe au passage (en attendant ◀de▶ ◀la▶ satelliser, si nos États persistent dans leur refus ◀d’▶unir leurs « souverainetés absolues »).
◀La▶ France, durant ◀les▶ années 1930, subit ◀les▶ répercussions ◀de▶ tous ◀les▶ phénomènes qu’on vient de décrire, mais sous une forme très atténuée. Toutes ◀les▶ tendances nouvelles s’y manifestent, mais se divisent très vite en fractions exclusives, sans aboutir jamais au triomphe ◀d’▶un parti (comme en URSS), ◀d’▶un homme (comme en Allemagne et en Italie), ou ◀d’▶un programme (comme aux USA).
Alors qu’en 1932, suite au krach ◀de▶ Wall Street, ◀la▶ Grande-Bretagne a 3 millions ◀de▶ chômeurs et ◀l’▶Allemagne 6 millions, on n’en compte que 780 000 en France. Alors qu’en 1933, Hitler prend ◀le▶ pouvoir tandis que Roosevelt inaugure ◀le▶ New Deal, on ne signale en France que ◀la▶ formation ◀de▶ plusieurs ligues ◀de▶ droite, qui ne prendront jamais ◀le▶ pouvoir, et ◀de▶ trois ministères successifs, qui n’auront ◀le▶ temps ◀d’▶entreprendre aucune réforme économique.
Incapable ◀d’▶intervenir et a fortiori ◀de▶ faire valoir ses idéaux, alors que ◀l’▶Allemagne hitlérienne viole ses engagements, que ◀l’▶Italie revendique Nice et ◀la▶ Corse, que ◀l’▶Espagne franquiste bafoue ◀les▶ droits de l’homme, ◀la▶ France réagit aux grands problèmes du temps ◀d’▶une manière constamment négative et dans un style byzantin, à droite comme à gauche.
◀La▶ droite dominera jusqu’en 1934, ◀la▶ gauche dès 1935, mais ni l’une ni l’autre n’imposera son programme.
◀La▶ droite échoue parce qu’elle s’est liée aux ligues. Or ces ligues n’ont pas compris que ◀le▶ fascisme et ◀le▶ national-socialisme ne sont pas des mouvements ◀de▶ droite, des partis ◀de▶ ◀l’▶ordre, mais des religions sociales et socialisantes, des ersatz ◀de▶ communauté. ◀Le▶ 6 février 1934, « ◀Croix▶ ◀de▶ feu », ligueurs fascisants et « hommes ◀d’▶ordre » mêlés descendent ◀les▶ Champs-Élysées, se heurtent à ◀la▶ police place ◀de▶ ◀la▶ Concorde, et se laissent disperser sans avoir osé renverser ◀le▶ Parlement, qui est à 200 mètres. Ce jour-là, ◀le▶ fascisme est mort en France.
Un an plus tard, après une vague ◀de▶ grèves et ◀de▶ scandales financiers, se forme ◀le▶ Front populaire (radicaux, socialistes et communistes unis), qui accède au pouvoir en 1936, Léon Blum étant président du Conseil. Mais ◀la▶ gauche ne réalisera pas mieux que ◀la▶ droite ses idéaux. Elle n’ébranlera ni ◀le▶ capitalisme, ni ◀le▶ nationalisme, ni ◀l’▶armée. Toutefois, il faut porter à son crédit trois réalisations socialement importantes : ◀la▶ tactique des occupations ◀d’▶usine, ou « grève sur ◀le▶ tas », qui fleurira quelque trente ans plus tard dans ◀les▶ universités américaines ; ◀la▶ semaine ◀de▶ 48 heures ; et ◀les▶ vacances payées pour tous ◀les▶ ouvriers.
◀Le▶ régime très instable du Front populaire, livré à toutes ◀les▶ pressions politiques et financières, n’en sera pas moins le premier en Europe à instaurer des lois du travail réellement sociales, voire socialistes, alors que ◀les▶ communistes russes en sont à caporaliser ◀la▶ classe ouvrière au service du prestige national, ◀de▶ ◀l’▶armée dite populaire et ◀de▶ ◀la▶ production ◀d’▶acier pour ◀les▶ canons.
1935 peut être considérée comme « ◀l’▶année tournante » parce qu’on y assiste à une série ◀d’▶événements porteurs ◀d’▶avenir :
— formation des fronts populaires contre ◀les▶ fascismes
— ◀la▶ Sarre adhère librement au Reich
— ◀l’▶Italie envahit ◀l’▶Éthiopie
— ◀les▶ sanctions ◀de▶ ◀la▶ SDN restent vaines
— Hitler occupe ◀la▶ Rhénanie avec tous ses blindés
— ◀la▶ France ne lui oppose qu’une page ◀de▶ rhétorique : « Nous opposerons ◀la▶ force du droit au droit de ◀la▶ force ! »
— ◀le▶ général Franco et ◀la▶ Phalange conquièrent ◀l’▶Espagne grâce à ◀l’▶intervention militaire du Duce et du Führer
— ◀la▶ France et ◀la▶ Grande-Bretagne, par souci ◀de▶ ◀la▶ paix, adoptent une politique ◀de▶ « non intervention »
— Roosevelt proclame ◀l’▶embargo sur ◀la▶ vente des armes, mais n’intervient nulle part.
Plusieurs ◀de▶ ces données paraissent contradictoires, mais ◀la▶ résultante générale des forces (et des faiblesses) en jeu à cette époque, du stato-nationalisme à ◀l’▶Ouest et du national-socialisme (ou national-communisme) à ◀l’▶Est, pointe vers ◀la▶ catastrophe majeure que sera ◀la▶ guerre. Elle opposera nécessairement ◀les▶ groupes ◀de▶ nations qui se sont définis entre ◀les▶ années 1931 et 1935 : celui des nantis, mais qui n’ont plus ◀de▶ principe communautaire, et celui des totalitaires, à peine sortis ◀de▶ ◀la▶ misère, mais qui prétendent avoir trouvé ◀le▶ secret ◀d’▶une nouvelle fraternité. (Ce n’est pas vrai : il ne s’agit que ◀d’▶une discipline militaire.)
Cette description ◀de▶ ◀l’▶époque par ses courants profonds peut paraître uniformément pessimiste et négative. Elle ◀l’▶est en fait, puisque tous ◀les▶ faits bruts et tous ◀les▶ dogmes politiques du temps représentent autant ◀de▶ facteurs ◀de▶ guerre.
Ce qui a sauvé ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀l’▶Europe, en ces années, ce sont quelques intellectuels, savants, théologiens, écrivains et philosophes, qui ont dit ◀l’▶essentiel ◀de▶ leur temps et annoncé ce qui venait.
Vienne, capitale détrônée ◀d’▶une vaste fédération que ◀les▶ « traités ◀de▶ banlieue » avaient sottement dissoute, donne à ◀l’▶Occident, à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀l’▶Anschluss, dans un dernier éclat ◀de▶ gloire, une pléiade ◀de▶ très grands écrivains : Rilke, Hofmannsthal, Hermann Broch, Robert Musil ; une école ◀de▶ logiciens qui va révolutionner ◀la▶ philosophie et ◀les▶ mathématiques, ◀le▶ Wiener Kreis, avec Hilbert, Carnap et Wittgenstein) une école ◀de▶ compositeurs dodécaphoniques et sériels qui va révolutionner ◀la▶ musique, avec Schönberg, Alban Berg et Anton von Webern ; enfin ◀les▶ fondateurs ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse, Sigmund Freud et Alfred Adler.
◀L’▶Allemagne, avant de sombrer dans ◀l’▶obscurantisme nazi, invente un nouveau mode ◀de▶ philosopher : ◀la▶ phénoménologie avec Edmond Husserl, puis ◀l’▶existentialisme avec Heidegger, lequel prolonge à la fois ◀les▶ présocratiques, et Kierkegaard, ce philosophe danois que ◀l’▶Europe redécouvre près ◀d’▶un siècle après sa mort, et dont ◀le▶ message prend soudain toute sa force ◀d’▶objection fondamentale à ◀la▶ « mise au pas » des consciences par ◀les▶ régimes totalitaires.
En France, ◀le▶ surréalisme succédant à Dada proclame ◀les▶ droits souverains ◀de▶ ◀l’▶imagination et annonce un renouveau ◀de▶ ◀la▶ poésie, ◀de▶ ◀la▶ peinture et des prestiges ◀de▶ ◀l’▶anarchie « porteuse ◀de▶ flambeaux » qu’il est paradoxal ◀de▶ voir naître au pays du rationalisme, des lois laïques et ◀de▶ ◀la▶ sagesse bourgeoise.
◀Le▶ surréalisme demeure ◀la▶ manifestation ◀la▶ plus caractéristique ◀de▶ ces années, dans ◀la▶ mesure où il exprime avec éclat ◀la▶ révolte contre ◀la▶ « mise au pas » générale ◀de▶ ◀l’▶homme moderne par ◀le▶ rationalisme utilitaire, ◀les▶ nécessités techniques, ◀la▶ production ◀de▶ série, mais aussi ◀les▶ disciplines ◀de▶ parti, ◀la▶ police politique et ◀le▶ lavage des cerveaux après ◀le▶ bourrage ◀de▶ crâne. Ce très beau cri contre ◀la▶ tyrannie n’a hélas été poussé que dans ◀les▶ pays libéraux, où il m’entraînait ni ◀la▶ prison — ni ◀les▶ moindres effets politiques ou sociaux.
Si ◀l’▶on veut déterminer ◀le▶ vrai moment ◀de▶ conscience des années 1930, ce n’est évidemment ni chez ◀les▶ totalitaires ni chez ◀les▶ artistes anarchisants qu’il faudra ◀le▶ chercher. Pour ma part, je ◀le▶ trouve dans un mouvement ◀de▶ pensée à la fois philosophique, politique et social, dont je n’ai cessé ◀de▶ m’inspirer dans toute mon œuvre (et dans ◀les▶ pages qu’on lit maintenant), ◀le▶ mouvement personnaliste. Né à Paris vers 1931, rapidement répandu chez ◀les▶ jeunes en Suisse, Belgique, Hollande et Grande-Bretagne, mais aussi (clandestinement) dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Axe, il est demeuré beaucoup moins voyant que ne ◀l’▶était alors ◀le▶ surréalisme (ou que ne ◀le▶ serait plus tard ◀l’▶existentialisme) ; il n’a pas entraîné ou violenté ◀les▶ masses à ◀l’▶instar des doctrines fascistes auxquelles il s’opposait en premier lieu. S’il me paraît cependant ◀le▶ plus représentatif ◀de▶ son temps, c’est moins à cause du prestige ◀de▶ ses revues, Esprit et L’Ordre nouveau , et ◀de▶ ◀la▶ centaine ◀de▶ volumes publiés par ses leaders ◀de▶ 1931 à 1939, que par ◀la▶ richesse des sources qui confluèrent en lui, ◀la▶ lucidité ◀de▶ ses diagnostics que ◀l’▶histoire allait confirmer, et ◀la▶ fécondité ◀de▶ son influence pendant ◀la▶ Résistance puis dans ◀le▶ mouvement européen.
Ses sources, c’étaient en politique Proudhon, ◀le▶ jeune Marx et Georges Sorel, en philosophie Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger et Péguy, mais aussi ◀le▶ cercle ◀de▶ Vienne nommé plus haut, et enfin, en théologie — pour ses membres chrétiens du moins — , ◀le▶ néo-thomisme ◀de▶ Jacques Maritain, ◀le▶ socialisme ◀de▶ ◀l’▶orthodoxe russe Nicolas Berdiaev et ◀la▶ dialectique existentielle du protestant Karl Barth, dont ◀les▶ œuvres s’épanouissent ces années-là. Adversaires ◀de▶ ◀l’▶État-nation, dénonçant dans ses versions « libérales » des formes hypocrites ou larvées ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire (qui est « ◀l’▶état ◀de▶ guerre en permanence »), antifascistes et anticommunistes pour ◀les▶ mêmes motifs, ◀les▶ personnalistes jugeaient que seul, un fédéralisme européen fondé sur ◀la▶ commune et ◀l’▶entreprise et supposant des abandons ◀de▶ souveraineté nationale au profit ◀d’▶institutions régionales et continentales, était capable ◀d’▶éviter ◀la▶ guerre et ◀de▶ changer ◀les▶ destins ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ces doctrines étaient faites littéralement pour inspirer ◀les▶ groupes non communistes ◀de▶ ◀la▶ Résistance à Hitler, et ◀l’▶on décèle effectivement, dans tous nos pays, leur courant souterrain durant ◀la▶ guerre. Or c’est ◀de▶ ◀la▶ Résistance qu’allait sortir ◀la▶ campagne pour ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe, objectif majeur ◀de▶ cette génération.
Entretemps, on ◀le▶ sait, ce fut ◀d’▶un autre prophète, mais sans message celui-là, ◀d’▶un prophète ◀de▶ ◀l’▶angoisse pure, qu’on vit se réaliser ◀le▶ long cauchemar décrit plusieurs années avant Hitler, avant Staline, dans ◀Le▶ Procès et ◀Le▶ Château. Devant ◀l’▶horreur implacablement organisée du monde des procès ◀de▶ Moscou et des camps ◀de▶ ◀la▶ mort, avec sa bureaucratie méticuleusement démoniaque et anonyme, son universelle inquisition policière des vies privées et non seulement des actes, mais des rêves, monde absurde, impossible et réel, et dont nul ne s’avoue responsable ou ne se croit même capable, devant ce monde qui soudain se révèle à ◀l’▶Européen comme le sien, quel est ◀l’▶homme tant soit peu cultivé qui s’est écrié : « C’est du Kafka ! » Telle fut ◀la▶ gloire posthume ◀de▶ ◀l’▶écrivain qui seul peut-être se savait justifié à écrire sans aucune forfanterie : « J’ai puissamment assumé ◀la▶ négativité ◀de▶ mon temps, qui m’est du reste très proche, que je n’ai pas ◀le▶ droit ◀de▶ combattre, mais que dans une certaine mesure j’ai ◀le▶ droit ◀de▶ représenter. »