La▶ région n’est pas un mini-État-nation (hiver 1969-1970)df
1. ◀Les▶ objections courantes
Depuis 1963, date du premier essai quelque peu développé dans lequel (revenant d’ailleurs aux positions ◀de▶ l’Ordre nouveau trente ans plus tôt)88 je préconisais une organisation fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe basée sur ◀les▶ régions et non sur ◀les▶ États-nations, j’ai été amené à relever et à classer ◀les▶ objections ◀les▶ plus fréquentes à ◀l’▶entreprise qui fait ◀l’▶objet du présent colloque.
Je note d’abord que ◀le▶ terme ◀de▶ difficulté est souvent plus exact que celui ◀d’▶objection. Dans la plupart des cas, ◀la▶ résistance ne provient pas ◀d’▶un refus motivé des positions régionalistes, mais ◀d’▶un ensemble ◀de▶ réflexes conditionnés par un siècle au moins ◀d’▶éducation stato-nationaliste gratuite et obligatoire : uniformisation et mise au pas des corps par ◀la▶ discipline militaire, des esprits par ◀les▶ manuels scolaires, des curiosités par ◀la▶ presse à grand tirage et ses agences officieuses, des émotions par ◀l’▶éloquence patriotique, enfin du sentiment religieux par ◀le▶ culte du Soldat inconnu et ◀la▶ sacralisation des frontières.
Distinguons quatre groupes parmi ◀les▶ objections et « difficultés » que ◀l’▶on oppose au concept ◀de▶ région et aux projets fondés sur lui.
Objections mythologiques ou prospectives
« Vous allez contre ◀le▶ Mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, selon lequel ◀la▶ nation est ◀le▶ Progrès. »
« ◀La▶ région est une nostalgie réactionnaire. ◀Le▶ progrès et ◀l’▶efficacité, au xxe siècle, exigent des ensembles plus centralisés ou intégrés. »
« ◀L’▶État-nation demeurera longtemps encore ◀le▶ principal foyer ◀de▶ fidélité, particulièrement pour ◀les▶ peuples récemment émancipés et économiquement arriérés. » (Z. Brzezinski)89
Principes ◀d’▶une réponse : — ◀Les▶ hypothèses prospectives, formées par extrapolation du passé ou du présent, sont toutes à ◀la▶ merci ◀d’▶une équation nouvelle, ◀d’▶une action aujourd’hui encore impondérable, ◀d’▶une volonté qui peut surgir demain, posant un but nouveau et créant ses moyens. Si ◀l’▶on ne déclare pas ce qu’on veut, il n’est pas très intéressant ◀de▶ chercher à deviner ce qui sera : « ◀l’▶objectivité scientifique » dissimulant une démission civique rend ◀le▶ pire de plus en plus sûr.
Objections tactiques
« Comme s’il n’était déjà pas assez difficile ◀de▶ faire ◀l’▶Europe avec ◀les▶ Six, et ◀d’▶ajouter ◀les▶ Sept aux Six ! Vous risquez ◀de▶ tout saboter en compliquant ◀le▶ problème avec votre utopie ! »
« On ne peut passer des nations souveraines aux régions fédérées sans transition. Cela prendra des décennies. Ce qui est urgent, c’est ◀le▶ prix du lait et ◀le▶ taux ◀d’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ productivité industrielle. »
Principes ◀d’▶une réponse : — a) N’est-il pas justement trop difficile ◀de▶ faire ◀l’▶Europe politique sur ◀la▶ base des États-nations ? Sinon, pour quelle raison ne ◀l’▶a-t-on pas encore faite ?
b) ◀Le▶ seul projet ◀de▶ fédération qui ait réussi en Europe, ◀la▶ Suisse, a été conçu, formé et accouché en neuf mois exactement, du 17 février au 16 novembre 1848, et il est entré en vigueur à cette date sans ◀la▶ moindre mesure ◀de▶ transition. (Suppression instantanée des péages entre vingt-cinq États et installation ◀d’▶un cordon douanier commun, par exemple.) Il n’y a qu’une transition du projet au succès : c’est ◀l’▶acte créateur, ou révolution, procédant ◀d’▶une vision claire et ◀d’▶une volonté sincère ◀de▶ réalisation.
Résistances conditionnées par ◀l’▶éducation stato-nationaliste
« ◀Les▶ nations sont immortelles » (François Mauriac), tandis que « ◀les▶ régions sont encore à naître ».
« ◀Les▶ gens n’en veulent pas, ◀de▶ vos régions autonomes. Ils préfèrent mendier des subventions à Paris. Voyez ◀les▶ Bretons, qui votent gaulliste. »
« ◀Les▶ conflits entre ◀les▶ régions seront forcément plus nombreux et plus mesquins que ◀les▶ conflits entre nos nations. »
« Voulez-vous donc balkaniser ◀l’▶Europe ? »
(Ces réflexes passionnels, étourderies et boutades ne sont guère passibles ◀d’▶une réfutation.)
Résistances conditionnées par nos habitudes visuelles et ◀les▶ atlas scolaires (une couleur par pays)
« Comment allez-vous découper vos régions ? »
« Quelles seront leurs frontières exactes ? »
« Faut-il qu’elles aient des superficies ou des populations à peu près égales ? ◀La▶ région ◀de▶ Paris, avec ses 9 ou 10 millions ◀d’▶habitants, est plus petite que ◀le▶ Limousin, qui n’a que 0,7 million ◀d’▶habitants. Ça ne se tient pas. »
« ◀La▶ Bretagne n’est pas une entité économique viable. Et qui parle breton à Rennes ? »
« ◀Les▶ ethnies et ◀les▶ économies ne coïncident presque jamais. »
Chose étrange, c’est ce dernier groupe ◀d’▶objections ou difficultés qui est ◀la▶ cause principale ◀de▶ ◀l’▶ajournement des solutions régionalistes, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶incertitude ou insécurité intellectuelle qui caractérise la plupart des projets ◀d’▶Europe fédérale, dès qu’on aborde ◀le▶ problème ◀de▶ leur structure politique. C’est donc ce dernier groupe ◀d’▶arguments que ◀l’▶on va tenter ◀d’▶analyser.
2. Que ◀la▶ région ne doit pas être conçue comme un État-nation en réduction
Presque toutes ◀les▶ difficultés, obscurités, incertitudes, blocages mentaux, qu’éprouve un homme ◀de▶ cette seconde moitié du xxe siècle à concevoir une Europe des régions, proviennent du « modèle » que ◀l’▶École (aux trois degrés) a imposé depuis un siècle au moins. ◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui, formé par ◀les▶ manuels90, croit, sans ◀la▶ moindre discussion, une série ◀de▶ propositions axiomatiques ◀de▶ ce genre :
— ◀L’▶État doit être unique et indivisible.
— ◀De▶ son siège unique, dans ◀la▶ capitale, ◀l’▶État régit souverainement toute ◀l’▶existence publique ◀de▶ ◀la▶ nation, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶ensemble des hommes vivant à ◀l’▶intérieur ◀d’▶un territoire délimité par ◀les▶ hasards des guerres et ◀les▶ mesures des arpenteurs sur ◀le▶ terrain.
— Tout ce qui relève du domaine public (économie, politique, transports, enseignement, fiscalité, défense, tourisme, etc.) doit dépendre ◀d’▶un seul et même organisme, ◀l’▶État, dans ◀les▶ limites ◀d’▶un seul et même territoire sur lequel cet État se déclare souverain.
— Cette superposition forcée ◀de▶ réalités radicalement hétérogènes constitue ◀l’▶unité nationale, terme absolu ◀de▶ toute histoire ◀d’▶un peuple digne ◀de▶ ce nom. Ayant « fait son unité » (comme on fait sa puberté), un peuple devient une « nation immortelle » et ◀l’▶État qui agit en son nom dispose ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ ses membres, plus ou moins « citoyens » ou « sujets », selon ◀les▶ régimes, mais toujours contribuables. ◀L’▶Église n’a plus ◀le▶ droit ◀de▶ brûler ses hérétiques, mais ◀l’▶État a ◀le▶ devoir ◀de▶ sévir contre ceux qui contestent l’un ◀de▶ ses dogmes (objecteurs ◀de▶ conscience, par exemple, ou régionalistes autonomistes ou « déviationnistes »).
◀La▶ réduction proprement insensée ◀de▶ toutes ◀les▶ réalités humaines (spirituelles et physiques, culturelles et économiques) à une seule et unique surface géographique déclarée « sol sacré ◀de▶ ◀la▶ patrie » (et dont ◀le▶ « territoire » ◀d’▶un chien fournit ◀le▶ modèle) correspond à quelque chose ◀de▶ fondamental chez ◀l’▶homme néolithique (nomade fixé au sol à partir du Xe millénaire avant notre ère). Au cours des siècles ◀de▶ ◀l’▶histoire moderne, ce sont ◀les▶ guerres qui ont servi ◀de▶ prétexte à ces concentrations forcées, c’est leur préparation, leur conduite et leurs suites qui ont notamment accrédité ◀l’▶idée que ◀l’▶économie est au service des desseins politiques ◀d’▶un État et non pas ◀de▶ ◀la▶ prospérité ◀de▶ ses citoyens. Aujourd’hui, cette même réduction correspond à la seconde nature ◀de▶ ◀l’▶homme alphabétisé, caractérisé par ◀l’▶hypertrophie ◀de▶ ◀la▶ fonction visuelle et par ◀l’▶identification ◀de▶ « voir » et ◀de▶ « comprendre » qui s’en suit.
◀L’▶homme ◀de▶ ◀la▶ civilisation visuelle, ◀de▶ ◀l’▶imprimé, ◀de▶ ◀la▶ lecture des signes alignés, des plans, des cartes et des graphiques, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ « Galaxie Gutenberg » si génialement décrite par McLuhan ne peut vraiment comprendre que ce qu’il voit. Dans ce monde-là, ◀l’▶expression « Faut-il vous faire un dessin ? » évoque ◀le▶ modèle même ◀de▶ toute explication propre à convaincre ◀les▶ plus ignares, jusqu’à ce qu’ils disent : « Ah ! oui, je vois ! »
Aux yeux de cet homme gutenbergien, que nous sommes tous peu ou prou, et dans son système ◀de▶ représentation, ◀la▶ région ne saurait apparaître que sous ◀la▶ forme ◀d’▶un mini-État centralisé, et ◀d’▶une mini-nation régie par des bureaux concentrés dans une métropole régionale au lieu de ◀l’▶être dans une capitale.
Or, ◀les▶ possibilités pratiques ◀de▶ participation du citoyen à ◀la▶ vie ◀d’▶une région ◀de▶ ce type ne seraient pas ◀d’▶un ordre essentiellement différent ◀de▶ ce qu’elles sont aujourd’hui. ◀La▶ vie communale — seule école efficace du civisme — ne serait pas nécessairement restaurée par ◀la▶ simple division ◀d’▶un pays en neuf ou dix régions, par exemple, plutôt qu’en quatre-vingt-onze départements.
◀La▶ région en tant qu’État-nation réduit — c’est-à-dire gouvernée par un pouvoir unique et s’exerçant dans tous ◀les▶ domaines clés : ◀le▶ politique, ◀l’▶économique, ◀le▶ social et ◀le▶ culturel — aurait sans doute plus ◀de▶ chances ◀de▶ favoriser ◀l’▶inquisition administrative que ◀d’▶accroître ◀les▶ libertés civiques. Elle ne serait à aucun titre un modèle neuf ◀de▶ relations humaines et ◀de▶ structure du pouvoir. Elle ne représenterait aucune révolution, au sens où j’ai toujours entendu ce terme, qui ne signifie pas « tout casser », mais au contraire : poser un nouvel ordre.
Voilà pourquoi cette région laisse froids ◀les▶ fédéralistes intégraux, au nombre desquels je me suis toujours rangé.
Il n’en reste pas moins probable qu’elle va constituer le premier stade, non pas certes ◀de▶ l’ordre nouveau fédéraliste, mais ◀de▶ ◀la▶ dissociation inévitable, à plus ou moins brève échéance, des grands États-nations européens. (C’est un peu ce que ◀l’▶on voit se dessiner — encore un terme visuel ! — avec ◀les▶ essais ◀de▶ « régionalisation » ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Italie.)91
Certains motifs psychologiques s’ajoutent d’ailleurs au refus instinctif du saut qualitatif et révolutionnaire pour favoriser cette évolution, ou plutôt cette dévolution du centralisme ◀de▶ ◀la▶ capitale au centralisme des métropoles ◀de▶ développement. ◀Le▶ pouvoir ◀de▶ sécuriser une population a ◀de▶ tous temps constitué ◀la▶ force principale ◀d’▶un chef, roi, dictateur ou État républicain. Or ce pouvoir paraît mieux assuré, ◀de▶ nos jours, par ◀les▶ petits États que par ◀les▶ ex-puissances — et cela pour une série ◀de▶ raisons (pas seulement militaires) qu’il serait trop long ◀de▶ développer ici : qu’il suffise ◀d’▶évoquer ◀la▶ sécurité suisse et ses motifs.
Mais ◀le▶ fédéralisme va plus loin, et conçoit d’autres types et modèles.
Essayons ◀de▶ ◀les▶ approcher en tenant compte des résistances décrites et des réflexes stato-nationalistes dont, je ◀le▶ répète, nul ◀de▶ nous n’est indemne.
3. ◀De▶ ◀la▶ pluralité des allégeances
Comment échapper aux réflexes unitaires conditionnés par cent ans ◀d’▶école aux trois degrés, par tous ◀les▶ atlas, par toute ◀la▶ presse, par tous ◀les▶ garde-à-vous et saluts au drapeau et par deux guerres mondiales des plus réussies, trente-huit-millions ◀de▶ tués en deux séances (l’une ◀de▶ quatre ans, la seconde ◀de▶ cinq), sans compter ◀la▶ paresse naturelle ◀de▶ notre esprit, qui cherche en tout et avant tout ◀la▶ réduction à ◀la▶ rassurante unité, ou au moins à ◀l’▶uniformité ?
C’est un problème ◀d’▶éducation ou ◀de▶ recyclage qui va nous prendre au moins douze ans si nous commençons tout de suite.
Il nous faut apprendre à penser par problèmes et non par nations.
Devant un problème donné (urbanisme, participation civique, université, par exemple), il nous faut apprendre :
1° à déterminer ◀les▶ éléments ◀de▶ base ou modules utilisables en ce domaine (unité ◀d’▶habitation, commune, région, groupe ◀de▶ recherches) et ◀les▶ moyens requis pour ◀les▶ constituer ;
2° à chercher ◀le▶ niveau ◀de▶ décision correspondant aux dimensions ◀de▶ ◀la▶ tâche considérée (niveau municipal, régional, national, continental ou mondial) ;
3° à admettre une pluralité ◀d’▶appartenances ou ◀d’▶allégeances, conforme à ◀la▶ pluralité des activités humaines, aux dimensions variées des tâches entreprises et des cadres sociaux qui leur offrent appui.
Qu’on me permette un exemple personnel, pour aller vite et rester dans ◀le▶ concret. Je suis Neuchâtelois ◀de▶ naissance et ◀de▶ tradition : à ce canton va donc mon allégeance patriotique. Neuchâtel fait partie ◀de▶ ◀la▶ fédération suisse : mon passeport et mon allégeance nationale sont donc suisses. Je suis aussi un écrivain français : ◀la▶ francophonie européenne, c’est-à-dire environ ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ France actuelle92, ◀la▶ Wallonie, ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste et ◀la▶ Suisse romande, constitue donc mon allégeance culturelle. Mais je suis aussi protestant, ce qui représente une allégeance mondiale (ce serait pareil si j’étais communiste, ou catholique, évidemment). Et je fais partie ◀d’▶un très grand nombre ◀de▶ réseaux ◀de▶ relations parentales, professionnelles, intellectuelles, spirituelles ou affectives, qui n’ont pas ◀de▶ frontières communes, et souvent pas ◀de▶ frontières du tout.
Si ◀l’▶on exigeait que tout cela soit unifié et uniformisé dans ◀les▶ limites géographiques ◀d’▶un territoire délimité au mètre près par ◀les▶ hasards ◀de▶ ◀l’▶histoire, je crierais à ◀la▶ dictature totalitaire, à ◀l’▶assassin, au gangster et au fou ! Voyez Hitler. Mais personne ne m’a démontré qu’entre ◀les▶ ambitions ◀de▶ Napoléon et celles ◀d’▶un dictateur du xxe siècle il y ait d’autres différences que celles dues aux moyens techniques ◀de▶ mise au pas ◀d’▶une nation. Et ◀de▶ Napoléon à tout État-nation contemporain, ◀la▶ continuité est indéniable…
Ce n’est pas que je récuse ◀l’▶État ni ◀l’▶ordre contractuel ◀d’▶une société, avec ses cadres et ses mécanismes. Je demande seulement qu’il corresponde aux réalités humaines et qu’il ◀les▶ serve, au lieu de prétendre à ◀les▶ régir en souverain.
Je demande ◀la▶ division du phénomène État en autant ◀de▶ foyers, et sa répartition à autant ◀de▶ niveaux, qu’il y a ◀de▶ fonctions diverses dans ◀l’▶humanité et ◀d’▶ordres ◀de▶ grandeur dans nos projets.
Je demande ◀la▶ dissociation et ◀la▶ répartition fédéraliste des pouvoirs aujourd’hui concentrés en un seul lieu, accaparés par ◀l’▶État national, et qui ◀le▶ seraient, demain, par ◀l’▶État régional.
4. Vers une formule fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État
Dans une page essentielle ◀de▶ son Principe fédératif, où Proudhon estime qu’il « résume toute sa science constitutionnelle », je trouve cette proposition :
Organiser en chaque État fédéré ◀le▶ gouvernement d’après ◀la▶ loi ◀de▶ séparation des organes ; — je veux dire : séparer dans ◀le▶ pouvoir tout ce qui peut être séparé, définir tout ce qui peut être défini, distribuer entre organes ou fonctionnaires différents tout ce qui aura été séparé et défini ; ne rien laisser dans ◀l’▶indivision 93.
Proudhon entend réduire ◀les▶ attributions ◀de▶ ◀l’▶État (ou autorité centrale) « à un simple rôle ◀d’▶initiative générale, ◀de▶ garantie mutuelle et ◀de▶ surveillance ». Et il estime puéril ◀de▶ restreindre ◀la▶ séparation des pouvoirs aux membres ◀d’▶un cabinet :
Ce n’est pas seulement entre sept ou huit élus […] que doit être partagé ◀le▶ gouvernement ◀d’▶un pays, c’est entre ◀les▶ provinces et ◀les▶ communes : faute de quoi ◀la▶ vie politique abandonne ◀les▶ extrémités pour ◀le▶ centre, et ◀le▶ marasme gagne ◀la▶ nation devenue hydrocéphale.
Ne rien laisser dans ◀l’▶indivision : grande maxime, qui conteste un monde, celui ◀de▶ ◀la▶ République une et indivisible des jacobins, ◀de▶ ◀l’▶Empire napoléonien qui ◀la▶ continue, et des totalitaires du xxe siècle qui ◀l’▶achèvent.
Il ne s’agit donc, pour Proudhon, ni ◀de▶ décentraliser, ni ◀de▶ déconcentrer (est-ce différent ?), ni ◀de▶ déléguer ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶autorité centrale. Mais très exactement ◀de▶ séparer, ◀de▶ diviser, ◀de▶ partager.
Seulement, Proudhon s’en tient à un partage ou répartition du pouvoir entre ◀les▶ échelons géographiques : commune, province (région), fédérations restreintes, enfin fédération ◀de▶ fédérations (Europe).
Il faut aller plus loin.
1° ◀Les▶ pouvoirs politiques peuvent très bien adopter ◀la▶ structure proudhonienne, sans que soit pour autant décidée ◀la▶ structure des réseaux ◀d’▶échange et groupes ◀de▶ production économiques, ni des institutions sociales et culturelles.
2° ◀Les▶ unités ◀de▶ base politiques et leurs structures ne sont pas, en principe, superposables aux unités ◀de▶ base économiques (ou culturelles) et aux structures correspondantes : ◀les▶ unes et ◀les▶ autres se chevauchent, se recoupent différemment, sont parfois englobées l’une par l’autre. Il se peut que ◀les▶ régions politiques soient définies demain comme ◀les▶ intersections ◀de▶ « classes » ◀de▶ faits économiques, ethniques, sociaux et culturels ◀d’▶aires différentes, définissant des régions spécifiques.
« Faut-il vous faire un dessin ? » Ce ne serait pas facile. Essayez ◀de▶ figurer, par exemple, ma définition personnelle, donnée plus haut. Il est assez facile ◀de▶ visualiser ◀l’▶appartenance ◀d’▶un élément à deux ou trois ensembles (dans mon cas : « Neuchâtel », « Suisse » et « francophonie »), mais si ◀l’▶on passe à quatre ensembles, c’est difficile ; il faut recourir à des abscisses et ordonnées ; au-delà, c’est irréalisable graphiquement, et pourtant facile à comprendre, dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀l’▶existence.
Prenons ◀l’▶exemple ◀le▶ plus simple.
◀La▶ Regio basiliensis s’étend sur trois pays : Bâle et son hinterland en Suisse, ◀le▶ Haut-Rhin en France, et ◀le▶ Land badois en RFA. Rien au monde ne saurait empêcher ◀les▶ citoyens, habitant cette région économique, ◀de▶ continuer à se rattacher politiquement à l’une des trois nations dont ◀la▶ Regio est ◀le▶ carrefour ou ◀l’▶intersection94. ◀La▶ résistance qu’opposent certains esprits à concevoir cette liberté (pluralité ou variété) ◀d’▶appartenances démontre une déficience ou un retard ◀d’▶éducation démocratique. (« Ce qui n’est pas prescrit à tous, ◀d’▶une manière uniforme, sans choix possible, n’est pas sérieux », pensent tous ◀les▶ jacobins, et ◀les▶ sous-offs dont ◀le▶ saint patron fut « ◀le▶ Petit Caporal ».)
5. Un programme ◀d’▶études
◀Le▶ champ ◀d’▶études régionaliste, que ces quelques remarques définissent, est à peine exploré.
a) Il faudrait commencer par opérer ◀la▶ dissociation et ◀la▶ distribution nécessaires des pouvoirs ◀de▶ nature étatique, dissociation et distribution non seulement territoriales mais sectorielles.
b) Puis rechercher si ◀les▶ pouvoirs distincts, au terme ◀de▶ cette analyse, appellent ou non ◀la▶ coordination, sous quelles formes et dans quels domaines bien définis.
◀Le▶ Marché commun, par exemple, qui est un pouvoir économique, doit-il entretenir des visées politiques, ou laisser ce soin soit à une autre agence fédérale constituée sur ◀la▶ base ◀de▶ régions à définition politique (ou ethnique ou culturelle), soit à ◀la▶ réunion ◀de▶ toutes ◀les▶ agences spécialisées au sein d’un gouvernement fédéral ?95
Savoir quelles relations existent, ou sont souhaitables, entre ◀l’▶économie et ◀l’▶université, ou entre ◀les▶ formules ◀de▶ participation civique et ◀l’▶urbanisme : il serait facile ◀de▶ multiplier ce type ◀de▶ problèmes à résoudre au niveau communal, régional, national-fédéral et continental.
c) ◀Le▶ niveau des fédérations nationales ◀de▶ régions ouvre un autre champ ◀de▶ recherches. Il s’agirait ici ◀de▶ ◀la▶ réunion ◀de▶ régions libérées ◀de▶ leur État-nation, mais qui jugeraient souhaitable ◀de▶ renouer librement des liens ◀de▶ type national, politique, non exclusifs, bien entendu, ◀de▶ liens économiques, sociaux ou culturels noués ailleurs.
cl) Voilà qui nous donnera, sans aucun doute, plusieurs Europes régionales ◀de▶ définitions différentes, par suite difficilement superposables, presque impossibles à dessiner…
Mais après tout chacun ◀de▶ nous sait très bien à quelles sociétés il cotise, où il paie ses impôts, qui est ◀de▶ sa paroisse et quels sont ◀les▶ paysages ◀de▶ son cœur. Et aucun ◀de▶ nous n’exige que tout cela soit inscrit dans ◀les▶ limites peintes en couleurs plates, sans déborder, ◀de▶ ◀l’▶Hexagone français, ◀de▶ ◀l’▶Île anglaise, ◀de▶ ◀la▶ Botte italienne, ou ◀de▶ ◀la▶ Peau ◀de▶ taureau ibérique.