Deux en un, ou le▶ fédéralisme (mars 1970)b
◀L’▶unité et ◀la▶ multitude. Duo aut tres in unum. Erreur à exclure l’un des deux, comme font ◀les▶ papistes qui excluent ◀la▶ multitude, et ◀les▶ huguenots qui excluent ◀l’▶unité.
Il faut faire ◀l’▶Europe, mais dans ◀le▶ respect des différences nationales, régionales et locales. Cela veut dire qu’il n’y a pas ◀d’▶autre solution à la fois désirable et praticable que ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, c’est-à-dire ◀le▶ fédéralisme. Mais sitôt ◀le▶ mot prononcé, des hurlements éclatent sur tous ◀les▶ bancs, ◀de▶ ◀la▶ gauche à ◀la▶ droite et du Marais à ◀la▶ Montagne.
Car pour ◀les▶ uns, fédéraliste signifie unification aux dépens des caractéristiques nationales, et pour ◀les▶ autres, il signifie refus ◀de▶ tout pouvoir central, repli sur soi, voire séparatisme, aux dépens de ◀l’▶union dans ◀l’▶intérêt commun.
Un malentendu tragique et ridicule
Tel est ◀le▶ malentendu tragique et ridicule qui bloque depuis vingt ans tous ◀les▶ efforts ◀d’▶union, parce qu’il paralyse ◀la▶ pensée politique non seulement des nationalistes et des jacobins en colère, mais ◀de▶ beaucoup des partisans sincères ◀d’▶une « union plus étroite ◀de▶ nos pays », comme disaient ◀les▶ traités ◀de▶ naguère. (Plus étroite que quelle autre, antérieure, on se ◀le▶ demande.)
Si ◀l’▶on croit que j’exagère, voici quelques exemples.
◀Le▶ mot fédéralisme est tabou à Strasbourg, déclarait il y a quelques années un représentant du Conseil de l’Europe : je compris par ◀la▶ suite que ce haut fonctionnaire tenait ◀le▶ fédéralisme pour un système ◀d’▶unification intégrale, sans respect pour ◀la▶ diversité des pays membres.
Mais alors, comment expliquer qu’un grand homme d’État belge ait pu écrire en ce temps-là (il a changé ◀d’▶avis depuis) : Ce n’est pas dans ◀le▶ fédéralisme, ce n’est pas en se repliant sur elle-même que ◀la▶ Wallonie trouvera son salut ?
En Suisse même, ◀le▶ fédéralisme prend des sens à peu près opposés selon qu’il s’exprime en allemand ou en français. Et ◀l’▶on a pu entendre ◀le▶ recteur ◀d’▶une ◀de▶ nos universités cantonales condamner publiquement ◀le▶ principe même ◀d’▶une subvention fédérale à sa haute école, parce qu’ici, disait-il, nous sommes fédéralistes !
Je n’ai cité que des européistes on ne peut plus engagés. Que sera-ce ailleurs, dans ◀la▶ grande presse, dans ◀la▶ grande masse des citoyens dont il n’est pas exclu qu’avant longtemps on ◀l’▶appelle à se prononcer sur ◀la▶ question européenne. Je prendrai mon dernier exemple dans cette dépêche ◀de▶ Londres publiée par un quotidien genevois ◀le▶ 30 janvier :
M. Schumann a proposé un marché à ◀la▶ Grande-Bretagne, en qui il trouvera certainement preneur : soutien à ◀la▶ candidature britannique en échange ◀d’▶une opposition commune au fédéralisme, ce qu’il a traduit en ces termes : « ◀La▶ Grande-Bretagne et ◀la▶ France sont toutes deux également convaincues que leur premier devoir à l’égard de ◀l’▶Europe, ◀le▶ moyen ◀le▶ plus sûr ◀de▶ contribuer à son unité, c’est-à-dire avant tout à ◀la▶ définition ◀de▶ ses objectifs communs, est ◀de▶ préserver leur personnalité individuelle en tant que nation. »
Je m’assure que ce qu’a dit Maurice Schumann n’était nullement censé « traduire » un refus ◀de▶ ◀la▶ formule fédérale — bien au contraire ! Il est clair que ◀l’▶erreur est ◀le▶ fait du journaliste, mais ce qui frappe, c’est qu’elle ait pu passer inaperçue dans un quotidien qui s’appelle précisément ◀La▶ Suisse.
Un système bon pour ◀les▶ sauvages
Dans ◀l’▶espoir ◀de▶ sortir ◀de▶ tant de confusions, ◀le▶ francophone recourt à son Littré, dépositaire depuis un siècle du « vrai » sens des mots français, et il trouve ceci : Fédéralisme. s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. Définition assurément moins éclairante que ◀les▶ deux citations qui ◀l’▶illustrent :
1) ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages. Chateaubriand, Amérique, Gouvernement.
2) Pendant ◀la▶ révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale et ◀de▶ transformer ◀la▶ France en une fédération ◀de▶ petits États. Aux jacobins on agita gravement ◀la▶ question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre ◀les▶ girondins. Thiers, Histoire ◀de▶ ◀la▶ Révolution.
◀La▶ cause est entendue : ◀le▶ fédéralisme est un système bon pour ◀les▶ sauvages, et en France il mérite ◀l’▶échafaud, qui est ◀le▶ sort des traîtres à ◀la▶ République. Ainsi, ◀le▶ Français cultivé se voit naturellement porté à condamner ◀le▶ fédéralisme interne comme visant à ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶État souverain, mais chose curieuse, cela ne ◀l’▶empêche nullement ◀de▶ condamner ◀le▶ fédéralisme externe comme visant cette fois-ci à ◀l’▶intégration totale dans un super-État européen.
Cette deuxième « idée » du fédéralisme, inverse ◀de▶ la première mais non moins fausse, est ◀la▶ plus répandue en Amérique. Si ◀les▶ Vaudois se disent fédéralistes contre Berne, ◀les▶ Québécois que j’ai visités ◀l’▶automne dernier se veulent antifédéralistes contre Ottawa. Et de même aux États-Unis, ◀l’▶adjectif fédéral évoque d’abord ◀l’▶autorité centrale ◀de▶ Washington. Fédéral : qui favorise un gouvernement fédéral fort, c’est-à-dire central, lit-on dans ◀le▶ Oxford Dictionnary, en référence expresse à ◀l’▶histoire américaine. Toutefois, et cela change tout, ces erreurs populaires ne sont point partagées par ◀les▶ hommes politiques responsables ◀de▶ ces pays. Comme on pourra s’en assurer en lisant ◀les▶ ouvrages ◀de▶ Pierre Elliott Trudeau, Premier ministre du Canada1, et ◀de▶ Nelson A. Rockefeller, gouverneur ◀de▶ ◀l’▶État de New York2.
◀Le▶ paradoxe fondamental
◀Les▶ essais ◀de▶ P. E. Trudeau illustrent tous ◀le▶ paradoxe fondamental du fédéralisme : s’unir non seulement dans ◀la▶ diversité mais pour que ◀les▶ diversités demeurent vivaces, et non seulement dans ◀le▶ respect des autonomies mais pour ◀les▶ sauvegarder, car, faute ◀d’▶union, elles seraient vite absorbées par une puissance voisine. ◀Le▶ fédéralisme repose essentiellement sur un compromis et un pacte. Sur un compromis : si ◀le▶ consensus dans tous ◀les▶ domaines n’est pas désirable ou ne peut être atteint, on ◀le▶ réduit à certains domaines. Sur un pacte ou quasi-traité : on ne peut unilatéralement en modifier ◀les▶ termes. Voilà qui devrait rassurer ceux qui voyaient dans ◀la▶ fédération européenne ◀l’▶imposition ◀d’▶un volapük universel. Mais à vrai dire, c’est ◀l’▶idée même ◀d’▶un pacte non dénonçable au gré du Prince et des seuls intérêts ◀de▶ son État qui demeure inacceptable aux vrais croyants ◀de▶ ◀la▶ religion nationaliste.
Quant à Nelson Rockefeller, il écrit : Pour moi, ◀l’▶idée fédéraliste suppose une conception ◀d’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ vie politique selon laquelle un peuple souverain délègue, en vue de sa sauvegarde, une part ◀de▶ sa souveraineté à une organisation politique ne possédant pas un centre unique ◀de▶ pouvoir, ◀d’▶impulsion et ◀de▶ création, mais plusieurs.
Il est frappant ◀de▶ retrouver sous ◀la▶ plume du gouverneur républicain ◀d’▶un État typiquement capitaliste des phrases que ◀l’▶on croirait tirées du Principe fédératif ◀de▶ Proudhon sur ◀la▶ souveraineté partagée, sur ◀la▶ distribution des pouvoirs non seulement entre ◀le▶ législatif, ◀l’▶exécutif et ◀le▶ judiciaire, mais « à différents niveaux » (ce qui introduit ◀le▶ thème des communes et des régions autonomes), enfin, sur ◀le▶ rôle ◀d’▶impulsion réservé au pouvoir fédéral en vue non ◀de▶ substituer aux gouvernements ◀d’▶État mais ◀de▶ ◀les▶ aider à résoudre leurs problèmes ◀de▶ ◀la▶ façon qui convient. Pour Nelson Rockefeller, comme pour Trudeau, comme pour Proudhon, ◀l’▶idée fédéraliste, fondamentalement pluraliste… favorise ◀le▶ non-conformisme, ◀le▶ libre épanouissement des cultures particulières et des pensées originales et enfin un équilibre ◀de▶ forces qui exclut toute démesure et favorise ◀le▶ libre jeu des initiatives sociales créatrices.
◀L’▶attitude intellectuelle que traduit ce vocabulaire souple et précis doit-elle rester à jamais étrangère aux esprits qui se veulent « cartésiens » ? Il nous faudrait alors désespérer ◀de▶ toute union vivante ◀de▶ ◀l’▶Europe. Car il n’y a pas ◀d’▶union et pas ◀de▶ vie possibles hors du paradoxe fondamental ◀de▶ l’Un et du divers, hors de ◀la▶ volonté ◀de▶ maintenir ensemble et ◀de▶ penser ensemble ces deux termes : dans tous ◀les▶ domaines et à tous ◀les▶ niveaux ◀de▶ ◀la▶ vie publique comme ◀de▶ ◀la▶ vie organique, ils sont conditions l’un ◀de▶ l’autre.
◀Le▶ refus ◀d’▶assumer ◀le▶ paradoxe et ◀l’▶incapacité ◀de▶ traduire ses exigences en termes de politique concrète sont causes des confusions ◀de▶ langage que j’ai citées et se révèlent nécessairement en elles.
« Simples questions ◀de▶ mots », si ◀l’▶on veut. Pourtant, il serait fou ◀d’▶espérer que ◀l’▶Europe se fasse un jour dans ◀l’▶histoire si elle ne se fait pas d’abord dans ◀les▶ esprits, et voilà qui implique un langage, et qu’on ne laisse pas impunies ses erreurs. Car si ◀l’▶on ne fait pas attention aux mots, c’est que ◀l’▶on n’a pas bien vu ◀la▶ chose, et comment pourrait-on ◀la▶ vouloir ? Apprenons donc à bien parler, voilà ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ bonne politique.