L’Europe et le sens de▶ la ◀vie▶ (25-26 avril 1970)at au
Je ne vois pas ◀d’▶autre forme ◀d’▶union qui réponde à la double exigence du respect des diversités et ◀de▶ l’instauration ◀d’▶une force suffisante pour garantir leur concurrence féconde, dans la paix.
Je ne vois pas ◀d’▶autre réponse imaginable au défi que l’Histoire nous pose dans les termes les plus précis et sans échappatoire possible désormais : s’unir, au-delà ◀de▶ nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités — créer un pouvoir fédéral pour la sauvegarde ◀de▶ nos autonomies. Car ces autonomies seront perdues une à une, si nous refusons l’union qui ferait leur force ; mais en retour, cette union ne saurait être acquise au prix des libertés qu’elle est censée servir.
Rien de plus limpide que la déduction qui fait toute ma thèse : étant donné que la base ◀de▶ notre unité est une culture pluraliste, on ne peut fonder sur elle qu’une union fédérale.
Ce qui paraît beaucoup plus difficile à expliquer, c’est que rien n’ait encore été fait dans ce sens, depuis près de vingt-cinq ans qu’on nous déclare, avec Churchill — dans son fameux discours ◀de▶ Zurich — qu’il n’y a pas une minute à perdre !
Quel est l’obstacle apparemment insurmontable à cette union que tout indique, que tout exige, que tout le monde admet qu’il faut faire — et que pourtant personne ne fait ?
Eh bien, chacun le sait, rien n’est moins mystérieux : l’obstacle à toute union possible ◀de▶ l’Europe (donc à toute union fédérale) n’est autre que l’État-nation, tel que Napoléon en a posé le modèle, intégralement centralisé en vue de la guerre. C’est ce modèle que tous les peuples ◀de▶ l’Europe, grands et petits, ont imité l’un après l’autre tout au long du xixe siècle, suivis ◀de▶ nos jours par le reste du monde, notamment par le tiers-monde, mal décolonisé à cet égard…
Qu’est-ce en somme qu’instituer un État-nation ? C’est soumettre toute une nation aux pouvoirs absolus ◀de▶ l’État. C’est vouloir faire coïncider sur un même territoire, défini par le sort des guerres et aussitôt baptisé « sol sacré ◀de▶ la patrie », des réalités absolument hétérogènes, qui n’ont aucune raison ◀d’▶avoir les mêmes frontières, comme la langue et l’économie, l’état civil et l’exploitation du sous-sol, ou pire encore, les idéologies et les religions, sommées ◀de▶ s’arrêter sur une ligne ◀de▶ barbelés électrifiés. C’est livrer sans recours toute l’existence humaine aux seules décisions ◀de▶ bureaux installés dans une seule capitale, et interdire toute allégeance des citoyens à des entités plus petites (comme les régions) ou plus vastes (comme une fédération continentale).
À l’intérieur de ses frontières, qu’il déclare naturelles contre toute évidence, l’État-nation n’admet aucune autonomie, aucune diversité réelle. À l’extérieur, il refuse toute union, alléguant une indépendance et une souveraineté absolues aussi peu défendables en droit qu’elles deviennent illusoires en fait au xxe siècle.
Rien, donc, de plus hostile à toute espèce ◀d’▶union tant soit peu sérieuse ou sincère, que cet État-nation qui, d’autre part, se révèle incapable ◀de▶ répondre aux exigences concrètes ◀de▶ notre temps, puisqu’il est à la fois trop petit pour agir à l’échelle mondiale ; trop grand pour permettre une participation civique réelle ; et sans correspondance autre qu’accidentelle avec aucun espace économique défini par la nature des choses ou par un projet rationnel.
Or voici l’ironie tragique ◀de▶ notre histoire : c’est sur la base ◀de▶ cet obstacle radical à toute union que l’on s’efforce depuis vingt-cinq ans ◀d’▶unir l’Europe ! Voilà qui explique suffisamment, je crois, pourquoi l’on n’a pas avancé ◀d’▶un centimètre en direction ◀de▶ notre union politique.
Entre l’union ◀de▶ l’Europe et les États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et le culte prolongé ◀d’▶un mythe, il faut choisir.
Pour la première fois dans son histoire, l’homme se voit aujourd’hui en situation ◀de▶ choisir librement son avenir. Jusqu’à nous, point ◀de▶ choix économiques ni même peut-être politiques longuement délibérés, concertés à long terme : il fallait se battre pour survivre. Aujourd’hui que le nécessaire est assuré, on se bat pour le contrôle ◀de▶ zones ◀d’▶influence plus idéologiques que commerciales (voir le Vietnam) et l’on travaille pour le profit, qui est en somme du superflu.
Mais dès lors que ce choix ◀de▶ notre avenir est libre, nous voici contraints ◀de▶ le faire, à nos risques et périls ! Nous voici contraints ◀de▶ nous demander ce que nous attendons ◀de▶ notre ◀vie▶ et ◀de▶ la société, ce que nous voulons réellement, principalement, et contraints ◀de▶ tirer des plans en conséquence. Voulons-nous par exemple à tout prix notre niveau de vie, quantitatif — ou plutôt voulons-nous sauvegarder un certain mode de vie, qualitatif ? Voulons-nous contribuer à tout prix à l’accroissement indéfini du PNB (produit national brut) — ou plutôt recréer un habitat décent, une communauté vivante ? Et quel prix sommes-nous prêts à payer pour cela ? Le prix ◀de▶ certaines libertés, ou le prix ◀d’▶un confort toujours accru ?
Ces dilemmes se posent aujourd’hui à tous les peuples avancés sous le rapport de l’industrie et ◀de▶ la technique. Et ils les forcent à reposer des questions difficiles, voire angoissantes sur le sens même ◀de▶ la ◀vie▶…
◀D’▶une façon plus précise, en Europe, il nous faut décider si notre union aura pour but la puissance collective ou la liberté des personnes. Il nous faut le décider, en toute conscience, et vite, car le choix ◀de▶ la fin implique évidemment celui des moyens adéquats ; mais à l’inverse, si vous vous trompez ◀de▶ moyens, ils risquent bien ◀de▶ vous conduire où vous ne vouliez pas aller…
Voici donc le dilemme présent :
Si nous attribuons pour finalité à la Cité européenne ◀de▶ demain la puissance, c’est-à-dire la puissance industrielle et militaire massive ◀d’▶une sorte ◀de▶ troisième Grand préoccupé principalement ◀de▶ tenir tête aux deux autres, alors il faut créer un super-État-nation continental, uniformisé, centralisé et agressif, comme la France de Napoléon, et faire ◀de▶ nos États autant ◀de▶ départements. Il faut tout unifier par des lois inflexibles, sans égard aux diversités ethniques et régionales, et soumettre la production industrielle au seul impératif ◀de▶ l’élévation perpétuelle du PNB — cette tour ◀de▶ Babel du xxe siècle !
Une politique européenne ◀de▶ ce type, simple transposition ◀de▶ la formule ◀d’▶État-nation à l’échelle continentale, serait capable sans nul doute ◀de▶ créer une Europe très forte, mais qui serait très peu européenne. Sans compter qu’un super-État-nation ne pourrait être imposé à tous nos peuples qu’à la faveur ◀d’▶une guerre générale — selon la loi ◀de▶ l’État-nation dès ses débuts. Il s’agit donc ◀d’▶une utopie catastrophique, mais dont la réalisation ne saurait être exclue pour autant.
Au contraire, si nous donnons pour finalité à la Cité européenne la liberté, c’est-à-dire les plus grandes possibilités ◀d’▶épanouissement des personnes, ◀de▶ participation des citoyens et ◀d’▶autonomie des communautés (la production industrielle n’étant qu’un des moyens ◀de▶ ces libertés), alors il faut reconnaître que l’État-nation n’est pas seulement un modèle périmé, mais qu’il est en fait aujourd’hui radicalement incompatible avec les fins ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ la liberté. Il faut adopter sans délai les méthodes les plus propres à réduire l’obstruction des stato-nationalismes, et se consacrer sérieusement à la tâche ◀de▶ construire des modèles neufs pour une cité rendue à l’usage ◀de▶ l’homme. Il faut mettre en commun à l’échelle fédérale continentale, tout ce qui est nécessaire pour garantir les autonomies ◀de▶ tous ordres, régionales, communales et personnelles, mais rien de plus. Il faut admettre la pluralité des allégeances, civiques, politiques, culturelles, idéologiques et religieuses, contre la prétention ◀de▶ l’État-nation à leur monopole absolu. Il faut distribuer les pouvoirs étatiques aux différents niveaux ◀de▶ décision — le communal, le régional, le fédéral — indiqués par la nature des tâches, leurs dimensions et celles ◀de▶ la communauté la plus apte à les administrer. En un mot, il faut appliquer la méthode du fédéralisme.
Puissance ou liberté : ces deux finalités commandent deux politiques ◀d’▶union, dont je crains bien qu’on ne puisse pas impunément continuer à mêler les moyens.
On ne manquera pas ◀de▶ m’objecter en ce point que la politique a toujours eu pour fin réelle la puissance ; et je crois bien que toutes les civilisations que nous connaissons ont choisi la puissance comme seul but réaliste ◀de▶ la société politique ; le reste — la justice, la paix, la liberté — étant manières ◀de▶ parler plus ou moins nobles, ou pure et simple captatio démagogique. Mais je vois aussi que seuls, des Européens, rares mais exemplaires, ont osé proclamer, ◀d’▶Aristote à Rousseau et ◀de▶ William Penn à Proudhon, que les libertés personnelles et les communautés autonomes valent mieux que la puissance collective. L’Europe unie sera seule capable ◀de▶ réaliser leur vision. On me dira peut-être aussi que je radicalise indûment l’antithèse État-nation / fédération, ramenée au dilemme puissance ou liberté comme finalités ◀de▶ l’union. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tiers parti tenable.
Je ne crois pas à cette « imposante confédération » qu’évoquait le général de Gaulle, et qui serait formée ◀d’▶États-nations conservant jalousement leurs prétentions à la souveraineté absolue. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes.
Je crois à la nécessité ◀de▶ défaire nos États-nations. Ou plutôt, ◀de▶ les dépasser, ◀de▶ démystifier leur sacré, ◀de▶ percer leurs frontières comme des écumoires, ◀de▶ narguer ces frontières sur terre, sous terre et dans les airs, et ◀de▶ ne pas perdre une occasion ◀de▶ faire voir à quel point elles sont absurdes. Elles sont encore efficaces, il est vrai, pour gêner ce qu’il faudrait aider : les échanges culturels, les mouvements ◀de▶ personnes, la concertation rationnelle des productions industrielles et agricoles. Mais elles ne servent absolument à rien pour arrêter ce qui devrait l’être : les tempêtes et les épidémies, la pollution ◀de▶ l’air et des fleuves, les attaques aériennes, les ondes ◀de▶ la propagande et les grandes contagions dites idéologiques. Elles empêchent simplement ◀de▶ bien traiter ces problèmes.
Ce statut des frontières, doublement déficient, est caractéristique ◀de▶ tout ce qui touche à l’État-nation : néfaste dans la mesure où il est encore réel, inexistant quand on voudrait compter sur lui.
Je ne sais, n’étant pas économiste, si nos États-nations délimités pour la plupart au xixe et au xxe siècle, se trouvent vraiment former, comme par miracle, des entités économiques intelligibles. Je ne sais si les problèmes profonds que pose leur balance commerciale (laquelle ne saurait être positive, me semble-t-il, dans tous les pays à la fois…) ne sont pas le type même ◀de▶ faux problèmes, résultant ◀de▶ la seule fiction ◀d’▶économies dites nationales, qui ne correspondent à rien ◀d’▶économique.
Mais ce que je sais ◀de▶ science certaine, c’est que les États-nations n’existent pas dans l’histoire ◀de▶ la culture, et que les « cheminements ◀de▶ l’esprit » dont parlait Robert Schuman traversent leurs frontières sans les apercevoir : dans ce plan, elles n’existent pas.
Il n’y a pas ◀de▶ « cultures nationales », en dépit des manuels scolaires, il n’y a que des divisions tout arbitraires opérées dans l’ensemble vivant ◀de▶ la culture européenne. Et les diversités que nous devons respecter ne sont pas celles ◀de▶ ces États-nations nés ◀d’▶hier : elles les traversent et les divisent tous également, et ne coïncident jamais avec aucune frontière.
Nos États-nations, obsédés par l’idée ◀de▶ « se faire respecter », oublient qu’ils n’y arriveraient qu’en se rendant utiles. Ils exigent, depuis Louis XIV, que l’on s’incline devant la « majesté de l’État ». Mais non ! L’État n’est pas un dieu, ce n’est qu’un appareil plus ou moins efficace, qui doit être mis au service des citoyens et ◀de▶ leurs cités ; et non l’inverse.
Cessez donc, Messieurs les ministres, ◀d’▶essayer ◀d’▶apaiser les ennemis ◀de▶ l’union en jurant ◀de▶ ne jamais toucher aux droits sacrés ◀de▶ vos États-nations ! Vous savez bien que vous ne pourrez pas unir l’Europe en proclamant votre attachement aux causes mêmes ◀de▶ sa division ! Pourquoi ne pas le dire ouvertement ? Tous les sondages ◀d’▶opinion montrent qu’on vous suivrait, si vous osiez marcher.
Je propose la convocation ◀d’▶une conférence du désarmement étatique des nations. À l’aspect négatif ◀de▶ ses travaux, elle ajouterait l’étude on ne peut plus positive ◀de▶ la renaissance des régions.
Il faut défaire et dépasser l’État-nation. En instaurant les régions en deçà, et la fédération au-delà.
Il faut distribuer et répartir l’État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il peut servir une entité vivante, civique, économique ou culturelle, et être contrôlé par l’usager, distribuer et répartir l’État ◀de▶ la commune et ◀de▶ l’entreprise à la région et aux groupements ◀de▶ régions jusqu’au niveau européen ; là, des agences fédérales, du type ◀de▶ la Communauté ◀de▶ Bruxelles, seront chargées ◀de▶ la concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public, tâches politiques au sens originel du mot : l’économie, l’écologie et l’habitat, les transports, les relations globales avec d’autres fédérations continentales. Et vous noterez que je ne parle pas ◀de▶ relations ou ◀d’▶affaires étrangères : c’est un mot qu’il nous faut bannir du vocabulaire politique dans une Europe fédérale, au seuil ◀de▶ l’ère du monde uni.
Voilà donc le modèle fédéraliste ◀de▶ la Cité européenne : la complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et l’ampleur ◀de▶ la fédération exprimera l’unité millénaire ◀de▶ sa culture.
Dira-t-on que ce programme est révolutionnaire ? Il l’est, bien sûr : on ne fera pas l’Europe sans casser des œufs, nous le voyons depuis vingt-cinq ans. Mais il l’est moins parce qu’il demande qu’on dépasse les États-nations que parce qu’il pose une hiérarchie nouvelle des finalités politiques. Donner comme but ◀de▶ la Cité européenne la liberté non la puissance, un mode de vie qualitatif, non pas un « niveau de vie » déterminé en termes de profit et ◀de▶ PNB, c’est passer du matérialisme capitaliste et communiste à la mise en question du sens même ◀de▶ nos ◀vies▶, et des vrais buts ◀de▶ nos activités communautaires et personnelles.
Si sérieux que soient les problèmes ◀de▶ prix du lait, du blé ou du vin, il est clair que l’Europe des marchandages entre économies étatiques ne peut pas entraîner ◀d’▶adhésions enthousiastes. Les jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui ne seront pas convaincus par des avantages matériels : ils sont presque comblés à cet égard. Ce qui leur manque le plus durement, c’est un but transcendant, c’est un sens ◀de▶ la ◀vie▶, maintenant que la guerre n’est plus leur exutoire, l’alibi des raisons ◀de▶ vivre inexistantes.
La réponse à la contestation ◀de▶ la jeunesse, dans le monde entier, ne relève pas ◀de▶ l’économie, et encore moins ◀de▶ la politique au sens étroit et partisan du terme. Elle exige la recréation ◀de▶ communautés véritables. Et la Cité européenne — Res publica europea — fondée sur les communes et les régions librement fédérées du continent peut en offrir le modèle.
Si l’on me dit maintenant que c’est une utopie que ◀de▶ vouloir dépasser l’État-nation, je réponds que c’est au contraire la grande tâche politique ◀de▶ notre temps. Précisons : des vingt ans qui viennent. Car à ce prix seulement nous ferons l’Europe, et nous la ferons pour toute l’humanité, nous lui devons cela !
Une Europe qui ne sera pas nécessairement la plus puissante ou la plus riche, mais bien ce coin ◀de▶ la planète indispensable au monde ◀de▶ demain, où les hommes ◀de▶ toutes races pourront trouver non pas le plus ◀de▶ bonheur, peut-être, mais le plus ◀de▶ saveur, le plus ◀de▶ sens à la ◀vie▶.