Lettre ouverte
Albanaises, Albanais !
Allemandes fédérales et de▶ l’Est, Allemands fédéraux et ◀de▶ l’Est !
Autrichiennes, Autrichiens !
Baltiques et Baltes ◀d’▶Estonie, ◀de▶ Lettonie, ◀de▶ Lituanie !
Belges, Belges !
Bougresses, Bougres1 !
Chypriotes, Chypriots !
Danoises, Danois !
Espagnoles, Espagnols !
Finnoises, Finlandais !
Françaises, Français !
Grandes-Bretonnes, Grands-Bretons !
Hellènes et Grecs !
Hollandaises et Néerlandais !
Hongroises et Magyars !
Irlandaises, Irlandais !
Italiennes, Italiens !
Luxembourgeoises et leurs bourgeois !
Maltaises, Maltais !
Norvégiennes, Norvégiens !
Ottomanes et Turcs !
Polonaises, Polonais !
Portugaises, Portugais !
Roumaines, Roumains !
Suédoises, Suédois !
Suissesses et Suisses des vingt-deux cantons !
Tchécoslovaques (bis) !
Yougoslaves, Yougoslaves !
Vous tous, en résumé2, à qui je m’adresse non sans quelques scrupules ◀de▶ détails3, vous aurez à me pardonner ◀de▶ vous simplifier bien plus encore la prochaine fois que j’aurai à vous apostropher ou seulement à solliciter votre attention. Car nous ne pourrons jamais rien faire ensemble s’il faut chaque fois que nous commencions par nous énumérer dans les deux genres et selon l’ordre alphabétique, ce qui exige plus ◀de▶ quatre-vingts mots ◀de▶ salutation avant que de rien dire, et ne donne encore qu’une faible idée des gênes, obstacles, pertes ◀de▶ temps et ◀d’▶énergie qu’entraîne l’existence ◀de▶ nos États-nations, dès qu’il s’agit ◀de▶ collaborer pour quoi que ce soit. Laissez-moi donc vous dire tout simplement :
Européennes, Européens !
Car nous avons beaucoup à faire ensemble, et sans délai.
(Le général de Gaulle n’eût jamais pu devenir le premier président ◀de▶ l’Europe, du seul fait qu’il n’eût pas accepté ◀de▶ commencer ses discours par autre chose qu’« Albanaises, Albanais ! » et la suite. Il était et demeure persuadé que la seule réalité qui compte est nationale.)
Mais on me dit que vous n’existez pas !
On me dit qu’il n’existe, en Europe, que des Français, des Anglais, des Allemands, des Suisses, des Albanais, etc., et que les « Européens » ne sont qu’une vue ◀de▶ l’esprit. À ce titre, il n’y a pas ◀de▶ Suisses, mais seulement des ressortissants ◀de▶ vingt-deux États souverains nommés cantons ; il n’y a pas ◀de▶ Français, mais des Bretons, des Basques, des Occitans, des Alsaciens, des Niçois, des Poitevins, des Catalans, des Francs-Comtois, des Bourbonnais, des Béarnais, des Savoyards, des Lorrains, des Corses, et j’en passe. La France, la Suisse et les autres nations ne sont pas pour autant ◀de▶ simples vues ◀de▶ l’esprit, mais des réalités bien marquées sur les cartes et bardées ◀de▶ cordons douaniers. Cependant, elles sont plus transitoires que la Bretagne, la Castille, l’Écosse ou Berne, qui existaient bien avant l’État-nation où elles se trouvent englobées aujourd’hui, et qui lui survivront assurément. Le problème se ramène à ceci :
– ou bien vous êtes Français d’abord et à jamais, ou Tchèques, ou Suisses, et vous croyez devoir à cause de cela refuser l’union ◀de▶ l’Europe : mais un jour vous découvrirez — ou vos enfants — que vous n’êtes plus réellement Français, Tchèques, ou Suisses, que vous ne l’êtes plus qu’à titre honorifique, par courtoisie ou par simple routine administrative survivant aux conditions ◀de▶ fait, comme il arrive, car vous serez Américains ou Soviétiques par allégeance obligatoire, économique, sociale ou idéologique ;
– ou bien vous choisissez l’union ◀de▶ l’Europe, et vous fondez le seul pouvoir capable ◀de▶ sauvegarder votre être national et régional, vos manières ◀d’▶être différents, votre droit à rester vous-mêmes.
En d’autres termes : si vous n’existez pas en tant qu’Européens, vous n’existerez plus, ou pas longtemps, en tant que Français, Tchèques ou Suisses. Vous serez colonisés l’un après l’autre, et insensiblement dénaturés par le dollar ou par vos partis communistes, comme vous l’avez été, il n’y a pas longtemps, par le national-socialisme.
Vous n’existerez plus, faute ◀d’▶avoir reconnu qu’il ne tient qu’à vous ◀d’▶exister — puisque, après tout, vous êtes déjà là, vous êtes tous là depuis des siècles, et qu’il s’agit seulement ◀de▶ le reconnaître ! Ceux donc qui disent que vous n’existez pas auront raison tant qu’ils entretiendront vos divisions. Car vous n’existerez que tous ensemble.
Mais alors tous ensemble, vous serez plus et mieux que les égaux des deux grands qui aujourd’hui vous écrasent, discutent le sort du monde par-dessus votre tête et sont prêts à vous jouer aux dés. Je vous le démontre.
Considérez attentivement le croquis ci-après.
Notez que le rectangle du milieu, qui a même base, est plus haut que les deux autres additionnés.
Question : Que représente ce rectangle central ?
Réponse : L’Europe « écrasée » entre les deux Grands.
Aux derniers recensements, les États-Unis comptaient un peu plus ◀de▶ 200 millions ◀d’▶habitants, l’URSS un peu plus ◀de▶ 230 millions, et les trente pays européens additionnés 480 millions (dont 360 à l’Ouest, 120 à l’Est).
Ces quantités démographiques ne disent évidemment qu’une partie ◀de▶ l’histoire : les qualités ◀de▶ l’ouvrier, du philosophe et ◀de▶ l’artiste européen — sens ◀de▶ la tradition et goût ◀de▶ l’innovation en interdépendance étroite — font un atout ◀de▶ la forte densité ◀de▶ population qui ailleurs, en Inde et en Chine, par exemple, constitue un lourd handicap.
Avouez qu’il est au moins curieux que l’Europe se sente écrasée entre deux colosses plus petits qu’elle, qui n’atteindraient même pas sa taille en montant l’un sur l’autre, et qui au surplus sont loin ◀d’▶additionner leurs forces contre nous : ils sont rivaux, et l’un est notre allié, si l’autre est le despote que subissent encore à peu près un quart d’entre nous.
Mais votre pessimisme et votre angoisse s’expliquent et paradoxalement se « justifient » par le fait même qui les cause et que vous entretenez jalousement : la division ◀de▶ l’Europe en une trentaine ◀d’▶États-nations qui tous prétendent à la souveraineté absolue. Vous ne vous sentez pas le citoyen ◀d’▶une nation ◀de▶ 500 millions en devenir, surpassant
![](ill/ddr1970loe_ill1.jpg)
les deux Grands additionnés, mais seulement ◀d’▶un petit État qui ne fait pas le poids, qui n’est plus à l’échelle du monde nouveau. C’est que l’union ◀de▶ l’Europe n’est pas faite, et il faut donc absolument la faire pour que notre capacité globale se réalise, non seulement dans les statistiques mais dans les consciences, non seulement face au monde qui peut aller sans nous, à la rigueur, mais face à notre vocation, et moins pour édifier une puissance collective que pour vivre nos libertés. Ce n’est pas, ou ce n’est plus une question ◀de▶ ◀vie▶ ou ◀de▶ mort : on peut très bien vivre à l’américaine, un peu moins bien sous la coupe du PC, mais faut-il se faire tuer pour ça ? Better red than dead ! (Plutôt rouges que morts !) disait Bertrand Russell en 1961.
Il n’y va que du sens ◀de▶ nos ◀vies▶…
Il y a longtemps qu’on vous dit cela et que vous n’avez pas ◀d’▶oreilles pour l’entendre.
Cela commence en 1308, quand Pierre Dubois, légiste ◀de▶ Philippe le Bel, adresse à tous les princes ◀d’▶Europe une lettre ouverte les appelant à s’unir contre les Turcs. En réalité, c’est contre l’anarchie des États souverains, alors naissants, qu’il voulait prémunir le peuple européen. Les mêmes motifs, l’un déclaré, l’autre réel, sont repris au siècle suivant par Georges Podiebrad, roi de Bohême, et par son adversaire le pape Pie II, au lendemain ◀de▶ la chute ◀de▶ Byzance. Dans les deux cas, on propose une armée commune, un parlement européen, un tribunal ◀d’▶arbitrage supranational, le tout assorti ◀de▶ sanctions économiques et ◀d’▶une capitale ambulante, changeant ◀de▶ siège tous les cinq ans.
Au xviie et au xviiie siècle, six plans majeurs ◀d’▶union européenne voient le jour : le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, moine parisien, en 1623 ; le « Grand Dessein » du duc de Sully, ministre huguenot ◀d’▶Henri IV, en 1638 ; le Réveil universel ◀d’▶Amos Comenius, évêque ◀de▶ l’Église morave, en 1645 ; l’Essai sur la paix présente et future ◀de▶ l’Europe de William Penn, quaker anglais et fondateur ◀d’▶un grand État américain, en 1692 ; à quoi s’ajouteront deux Projets ◀de▶ paix perpétuelle, celui ◀de▶ l’abbé de Saint-Pierre en 1712 et celui ◀d’▶Emmanuel Kant en 1795.
Chacun ◀de▶ ces auteurs se réfère à l’un au moins des plans qui ont précédé le sien, mais comme s’il était seul à l’avoir remarqué, sauf s’il s’agit du Grand Dessein, toujours cité, mais que personne n’a pu lire, et pour cause4. Tous appellent à l’union contre la guerre, comme si la guerre n’était pas le jeu favori des princes, en attendant qu’elle soit celui des peuples, grâce aux conquêtes ◀de▶ la Révolution.
Alors, on change ◀de▶ motifs ◀d’▶union. Henri de Saint-Simon publie en 1815 un plan qu’il intitule : ◀De▶ la réorganisation ◀de▶ la société européenne, ou ◀de▶ la nécessité ◀de▶ rassembler les peuples ◀de▶ l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale. Rompant avec la tradition des grands isolés qui s’adressaient aux seuls princes, il propose aux peuples ◀d’▶élire un Parlement européen « placé au-dessus ◀de▶ tous les gouvernements nationaux ». Il propose aux Français et aux Anglais ◀de▶ fusionner leurs politiques. Et il place le problème sur le plan « des intérêts communs et des engagements solides ». C’est déjà le Marché commun de Jean Monnet ! « À toute réunion ◀de▶ peuples comme à toute réunion ◀d’▶hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force. » ◀De▶ ces doctrines cependant ne devait pas résulter l’union ◀de▶ l’Europe, mais les phalanstères ◀de▶ Fourier et les grandes entreprises capitalistes du canal ◀de▶ Suez et du canal ◀de▶ Panama.
Ni la lutte contre l’ennemi commun ou contre les tyrans, ni le désir ◀de▶ paix, ni même la recherche ◀de▶ la prospérité n’ont jamais convaincu nos responsables. À l’union — seul moyen qui conduise à ces fins — ils ont préféré dans l’ensemble la guerre nationale ou civile, ainsi que les tyrannies en chaîne et les cascades ◀de▶ crises que toute guerre suscite. Car autrement, où serait la politique, telle qu’ils l’entendent ? Faute ◀d’▶oser avouer qu’ils ont besoin ◀de▶ la guerre, ils la présentent comme une réalité inéluctable, et, pour le vérifier, déclenchent la guerre mondiale.
Ce sera contre le nationalisme qui vient de faire ses preuves que Coudenhove-Kalergi, dès 1922, suscitera le Mouvement paneuropéen. Cette première action militante pour l’Europe n’aboutira qu’au beau texte du mémorandum écrit par Alexis Léger et présenté par Aristide Briand à la Société des Nations en septembre 1930 : la SDN oubliera même ◀de▶ l’étouffer, dans sa stupeur devant le premier triomphe électoral ◀d’▶Hitler, annoncé quelques jours plus tard.
Mais, dès le début des années 1930, des mouvements ◀de▶ jeunes se cherchent et se trouvent par-dessus les frontières, en France, en Suisse, en Grande-Bretagne et en Belgique, mais aussi en Allemagne déjà presque hitlérienne et même en Italie fasciste5. Cette Internationale qui n’a pas besoin du nom se proclame à la fois anticapitaliste, antifasciste et anticommuniste. Elle oppose la personne à l’individu atomisé, la communauté au collectivisme forcé, et le fédéralisme intégral au stato-nationalisme régnant. Celui-ci célèbre enfin son triomphe dans les pays totalitaires, hargneusement critiqués par les « démocraties » qui n’ont pas été jusqu’au bout de leur nationalisme et ◀de▶ leur étatisme, et qui en font des complexes, comme Freud l’avait prévu.
La guerre éclate et aussitôt tout s’accélère. Une action politique, économique et culturelle s’organise en Europe et pour l’Europe, bien décidée à transformer en réalités fédéralistes immédiates la guerre des États-nations, perdue par tous, et la passion ◀de▶ la résistance européenne.
Le temps des plans sans suite est révolu. Désormais, tout s’enchaîne et s’entraîne : chaque pas nouveau devient indispensable pour assurer le précédent. Voici la succession des événements.
Au printemps 1944, se réunissent clandestinement dans une villa de Genève, et à quatre reprises, les 31 mars, 29 avril, 20 mai et 7 juillet, des militants ◀de▶ la Résistance ◀de▶ neuf pays européens. Ils élaborent une déclaration commune, constatant la solidarité qui unit les peuples en lutte contre l’oppression nazie. Ils désignent les buts moraux, sociaux, économiques et politiques ◀d’▶une union ◀de▶ leurs pays et ils déclarent :
Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent ◀de▶ dépasser le dogme ◀de▶ la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.
La paix européenne est la clé ◀de▶ voûte ◀de▶ la paix du monde. En effet, dans l’espace ◀d’▶une seule génération, l’Europe a été l’épicentre ◀de▶ deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent ◀de▶ trente États souverains. Il importe ◀de▶ remédier à cette anarchie par la création ◀d’▶une Union fédérale entre les peuples européens.
On aura reconnu, dans ce langage, les principaux motifs des Plans européens que j’ai cités. Rien de nouveau, sinon ceci, qui est décisif : nous n’avons plus affaire à des voix isolées, parlant dans le désert et pour l’avenir, mais à des groupes ◀de▶ militants en plein combat ; et non plus à des vœux, mais à des volontés.
Ces idées et ces volontés vont agir, dès la guerre finie. Il en naît, dans tous nos pays, un foisonnement ◀de▶ petits groupes, associations, mouvements et ligues fédéralistes. Leurs chefs, rassemblés à Montreux à l’automne 1947, décident ◀de▶ convoquer pour le printemps suivant des états généraux ◀de▶ l’Europe. Churchill vient de faire à Zurich son célèbre discours appelant à l’union tous les peuples du continent (sauf les Anglais). On lui offrira la présidence.
Et c’est ainsi que ◀de▶ la conjonction ◀d’▶une dizaine ◀de▶ mouvements fédéralistes ou unionistes, ◀de▶ quelques grands hommes politiques et de plus ◀de▶ huit-cents députés, dirigeants syndicalistes, intellectuels et économistes — conjonction combien difficile et improbable, pourtant réalisée en quelques mois par un extraordinaire animateur, le Polonais Joseph
Retinger — résulte le Congrès ◀de▶ l’Europe, qui se réunit à La Haye au mois ◀de▶ mai 1948.
Tout est parti ◀de▶ là, on ne le dira jamais assez. Car le congrès ◀de▶ La Haye fut la synthèse vivante des grands motifs ◀d’▶union représentés en fait par ses trois commissions, la politique, l’économique et la culturelle :
— la paix par la fédération, jugulant l’anarchie des États souverains ;
— la prospérité par une économie à la fois libérée et organisée ;
— et la communauté spirituelle par le rassemblement des forces vives ◀de▶ la culture, au-delà des frontières et des nationalismes.
Tout est parti ◀de▶ La Haye, je le répète : car, ◀de▶ chacun des trois motifs retenus et rassemblés par le Congrès, donc ◀de▶ chacune des commissions qui le composent, vont sortir, en quelques années, trois grandes lignées ◀d’▶institutions aujourd’hui solidement établies, donc trois promesses ◀de▶ succès — tandis que du motif ◀de▶ la défense, non retenu à La Haye, ne sortira qu’un retentissant échec.
(S’il était vrai que la peur ◀de▶ Staline ait été le vrai moteur ◀de▶ notre union, la première institution européenne acceptée eût été logiquement la CED : or, c’est en fait la seule qui ait été refusée.)
Voici ce qui a été réalisé :
La commission politique ◀de▶ La Haye avait demandé l’institution ◀d’▶un Conseil de l’Europe, doté ◀d’▶une Cour des droits de l’homme et ◀d’▶une Assemblée européenne. Neuf mois plus tard, le Conseil de l’Europe et la Cour sont créés. Puis l’Assemblée (seulement consultative, hélas) est inaugurée à Strasbourg.
La commission économique avait demandé la création ◀d’▶institutions communes, permettant la fusion des intérêts essentiels ◀de▶ nos nations : production industrielle, législation sociale, tarifs douaniers, liberté des échanges. Deux ans plus tard, Robert Schuman et Jean Monnet proposent et font accepter la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ou CECA, à laquelle viendront s’ajouter, dès 1957, l’Euratom et le Marché commun, aujourd’hui en pleine expansion.
La commission culturelle, enfin, avait demandé l’institution ◀d’▶un Centre européen de la culture. Et celui-ci se crée à Genève dès 1949, tandis qu’on voit depuis une vingtaine ◀d’▶années se multiplier autour de lui, bien souvent grâce à lui, parfois sans lui, et même quelquefois contre lui — mais ainsi le veut le pluralisme européen, vrai fondement ◀de▶ notre unité — plus ◀d’▶une centaine ◀d’▶instituts, associations, maisons ◀de▶ l’Europe et fondations, qui se proposent tous et toutes ◀de▶ réveiller et ◀d’▶entretenir le sentiment ◀de▶ notre commune appartenance à l’aventure spirituelle ◀de▶ l’Europe.
Cependant, l’entreprise fédéraliste n’a cessé ◀de▶ se dégrader à partir des journées ◀de▶ La Haye, chargées ◀de▶ destins ambigus.
Surtout, qu’on ne profite pas ◀de▶ l’occasion pour placer le cliché du « sort commun des idéaux au contact ◀de▶ la réalité » ! Car ce n’est pas notre idéal fédéraliste, mais un modèle ◀d’▶union très différent, l’« intégration », qui s’est vu proposé peu après à l’attention méfiante des gouvernants — toute action populaire abandonnée.
Et nous voici passés en vingt-cinq ans ◀de▶ l’Europe de la Résistance à l’Europe des marchandages, et des aspirations généreuses ◀d’▶une centaine ◀de▶ milliers ◀de▶ militants à l’obstruction experte des États.
Nous voulions une fédération continentale, politique, culturelle, sociale, économique, c’est-à-dire une Europe « rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens ». Nous avons une union douanière qui n’a pas supprimé les douaniers ni même ces barrières peintes en rouge et blanc qu’ils ne lèvent jamais qu’à regret ; nous avons quelques règlements dits sectoriels, et l’esquisse — si le mot n’est pas trop fort — ◀d’▶une politique commune dans l’industrie, l’agriculture et les transports, mais tout cela ne concerne encore que six pays sur les trente que j’énumérais.
L’idée ◀d’▶union en général, la désacralisation des frontières, la conscience ◀d’▶une communauté ◀de▶ destin continentale ont progressé dans les esprits (des jeunes surtout), cela me paraît indéniable, encore qu’il soit très malaisé ◀de▶ le mesurer et très aisé ◀de▶ le nier cyniquement, tant que l’on ne consulte pas le suffrage universel, seul sondage ◀d’▶opinion décisif — seul tir à balle après ces tirs à blanc que l’on publie impunément.
Quant à notre union politique… Sur ce plan, il faut bien constater que l’on n’a pas avancé ◀d’▶un mètre, qu’on a même plutôt reculé6. Pourquoi ce recul ?
Le défi serait-il moins pressant, les motifs ◀d’▶union moins nombreux, ou affaiblis ? Reconnaissons que certaines urgences ne sont plus celles ◀de▶ l’après-guerre. Les risques ◀de▶ conflits armés entre pays européens sont aujourd’hui faibles ou nuls, grâce aux mises en commun économiques, gouvernementales et privées, mais surtout grâce à notre faiblesse relativement aux deux empires qui nous surveillent et qui nous investissent : mot qui vaut pour des troupes et pour des capitaux. Les ruines des bombardements ne sont plus guère visibles qu’en l’église du Souvenir à Berlin. Enfin, les colonies sont liquidées, et avec elles c’est une source ◀de▶ conflits séculaires qui est tarie. Mais ces quelques problèmes vitaux, à peine résolus, ont créé ◀de▶ nouvelles urgences et ◀de▶ nouveaux motifs ◀d’▶union.
L’industrialisation a fabriqué les grands ensembles où la ◀vie▶ perd son sens ; elle a pollué l’air et l’eau, la terre et les semences des trois règnes.
L’aménagement ◀de▶ l’habitat, des villes et des climats, exige des études et des plans qui se moquent ◀de▶ nos frontières, comme l’ont fait ◀de▶ tout temps les vents et les oiseaux, comme le font aujourd’hui les ondes et les avions et l’humeur vagabonde des jeunesses en blue-jeans.
La décolonisation a produit le tiers-monde, qui a produit un labyrinthe ◀d’▶exigences et ◀d’▶impasses ◀de▶ tous ordres. Et s’il suffisait bien ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations, le Danemark, la Hollande ou le Portugal, pour établir un empire colonial, ce serait à peine assez ◀de▶ toute l’Europe unie pour contribuer à résoudre, aujourd’hui, les problèmes ◀de▶ la faim, des termes ◀de▶ l’échange, des guerres tribales, des allergies à la technique et des « impérialismes internationaux », l’américain, le russe et le chinois, aux prises dans les colonies ◀d’▶hier.
La stabilisation ◀de▶ l’Est européen n’a été garantie que par la satellisation politique et commerciale imposée et réimposée par l’Armée rouge : 1945, 1956, 1968. La stabilisation des démocraties ◀de▶ l’Ouest n’est garantie que par les armements et les investissements américains. Toute résistance locale ou nationale paraît vaine contre cette double tentation. Et cependant…
Stabilisés et garantis, cela signifie colonisés mais pas unis. Et même : colonisés parce que désunis ! Voici plus ◀de▶ vingt ans que je le répète. La bande du recueil ◀de▶ textes que je publiais au début ◀de▶ l’été 1948, sous le titre L’Europe en jeu , portait ces mots :
unie ou colonisée
(Colonisée par une armée ou une monnaie, cela s’entendait immédiatement.)
Qu’il s’agisse ◀de▶ défense et ◀d’▶armements, ◀de▶ technique et ◀de▶ management, ◀de▶ recherches scientifiques, ◀d’▶équilibres sociaux ou écologiques, ◀de▶ transports ou ◀d’▶information — aucune ◀de▶ ces réalités ne peut être traitée sensément dans un cadre stato-national ; en revanche, chacune à elle seule suffirait à nous obliger au dépassement des cadres ◀de▶ l’État-nation. Or on voit bien que toutes sont en interaction. Faute ◀d’▶une concertation continentale, leurs effets se traduiraient par une épidémie ◀de▶ neutralisations réciproques ; concertées, au contraire, elles nous donneraient ◀de▶ bonnes chances ◀de▶ faire ◀de▶ l’Europe, à nouveau, le moteur ◀de▶ l’histoire du monde.
Entre le peu qui est en train de se faire et le défi qui nous est adressé par l’existence des deux grands, et ◀de▶ la Chine, et du tiers-monde, et des problèmes du xxie siècle, ce n’est pas seulement un hiatus, mais un abîme qui s’élargit. Plus on va et plus mal on va.
Toutes les raisons du monde, tant négatives que positives, nous commandent ◀d’▶unir l’Europe, mais le fait est que rien ou presque rien n’est fait, à l’échelle ◀de▶ l’Europe tout entière.
Vingt-cinq ans ◀de▶ discours insistant, dès le premier (celui ◀de▶ Churchill à Zurich), sur l’urgence vitale ◀de▶ l’affaire ; et un progrès ◀de▶ fait qui évoque pour l’humoriste « l’Enlèvement ◀d’▶Europe par un escargot »… Je pars ◀de▶ cette constatation, ◀de▶ ce scandale. Il faut tout reprendre à la base.
Européennes, Européens !
Je n’écris pas un plaidoyer. Je ne vous dis pas ce qu’il faut faire. Ceux qui n’auraient pas encore remarqué qu’il est vital pour les Européens ◀de▶ faire l’Europe, ce n’est pas à eux que j’écris : qu’ils ferment ma lettre à cette page. J’écris à ceux qui savent que l’Europe doit s’unir, mais qui se posent ces deux questions : peut-on faire l’Europe ? et comment ?
Je dis qu’on peut fonder l’union ◀de▶ l’Europe sur l’unité ◀de▶ culture qu’elle forme et qui la forme depuis deux ou trois millénaires. Je vois que cette unité est comparable à celle ◀d’▶un corps organisé : elle est faite ◀de▶ diversités et ◀de▶ tensions, elle n’est pas du tout homogène.
Je vois que la traduction ◀de▶ ces données ◀de▶ base en termes politiques ◀d’▶institutions ne saurait être que le fédéralisme, méthode ◀d’▶union dans la diversité, radicalement contraire à la méthode ◀d’▶unité par l’uniformité qui fut celle ◀de▶ Louis XIV, des jacobins, ◀de▶ Napoléon et ◀de▶ nos États totalitaires ◀de▶ toute couleur.
Je vois que la formule sacrée, quoique moderne, ◀de▶ la nation étatisée qui se prétend souveraine absolument (ses chefs ont le droit ◀de▶ faire massacrer des millions ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes dans des guerres toujours « justes » par définition, des deux côtés), je vois que cet État-nation, qui garde dans l’esprit ◀de▶ la totalité ◀de▶ nos hommes ◀de▶ gouvernement l’invincible réalité ◀d’▶un réflexe conditionné par l’École, la Presse et l’Armée, constitue le dogme central ◀d’▶une religion radicalement et à jamais incompatible avec toute solution fédéraliste, c’est-à-dire avec toute guérison du mal mortel qu’elle entretient.
C’est l’État-nation qui a créé les problèmes tragiques ◀de▶ l’Europe — et c’est lui qui interdit ◀de▶ les résoudre. Faire l’Europe suppose donc défaire l’État-nation au profit des régions d’une part, ◀de▶ leur fédération d’autre part, ces deux réalités complémentaires ayant pour fin non pas la puissance collective, mais la plus grande liberté des personnes.
Si vous ouvrez maintenant le dossier joint, une soixantaine ◀de▶ vues et ◀d’▶arguments en grappe, vous y trouverez, je l’espère, presque autant ◀d’▶occasions ◀d’▶illustrer cet argument simple et ◀de▶ répondre à nos deux questions.