II. L’▶union fédérale
26. Traduire ◀l’▶unité en union
Si ◀l’▶on me demande maintenant comment on peut traduire en termes de structures politiques cette union non unitaire et si hautement diversifiée que fonde notre culture commune, je répondrai que ◀la▶ solution se trouve dans ◀les▶ termes mêmes du problème ainsi posé : car ◀l’▶unité différenciée se transpose tout naturellement en union des diversités, et cette forme ◀d’▶union porte un nom bien connu dans ◀l’▶histoire des régimes politiques, c’est ◀de▶ toute évidence fédéralisme.
Je ne vois pas ◀d’▶autre formule qui réponde à ◀la▶ double exigence du respect des données multiples constituant spécifiquement ◀l’▶Europe, et ◀de▶ ◀l’▶instauration ◀d’▶une force suffisante pour garantir leur concurrence féconde dans ◀la▶ paix. Je ne vois pas ◀d’▶autre réponse imaginable au défi que ◀l’▶Histoire nous pose dans ◀les▶ termes ◀les▶ plus pressants et sans échappatoires possibles désormais : ◀l’▶unir, au-delà ◀de▶ nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités, créer un pouvoir fédéral pour ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ nos autonomies. Car ces autonomies seront perdues une à une si elles refusent ◀l’▶union qui ferait leur seule force ; mais en retour, cette union ne saurait être acquise au prix des libertés qu’elle doit servir.
Rien de plus limpide que ◀la▶ déduction qui fait toute ma thèse : étant donné que notre base ◀d’▶unité est une culture pluraliste, on ne peut fonder sur elle qu’une union fédérale.
Ce qui paraît beaucoup plus difficile à expliquer, c’est que rien n’ait encore été fait dans ce sens, depuis près de vingt-cinq ans qu’on nous déclare avec Churchill, dans ◀le▶ fameux discours ◀de▶ Zurich, qu’il n’y a pas une minute à perdre.
Quel est ◀l’▶obstacle apparemment insurmontable à cette union que tout indique, que tout exige, que tout le monde admet qu’il faut faire — et que pourtant personne ne fait ?
Il y en a deux, en vérité. L’un tient au sens des mots, l’autre au sens ◀de▶ ◀l’▶histoire, j’entends bien : au sens qu’on leur donne, abusivement, et non pas à un sens intrinsèque détenu dans sa prison par quelque orthodoxie.
27. Fédéralisme et sens ◀de▶ ◀l’▶histoire
En 1863 paraissait le dernier grand ouvrage ◀de▶ Proudhon, Du principe fédératif, où ◀l’▶on pouvait lire cette phrase devenue célèbre : « ◀Le▶ xxe siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations, ou ◀l’▶humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans. » Dans quelle voie sommes-nous engagés après un siècle ? Celle des fédérations et ◀de▶ ◀l’▶harmonie des peuples, ou celle ◀d’▶une renaissance des particularismes nationaux ? Je répondrai : dans ◀les▶ deux à la fois, et cela n’est pas contradictoire.
Un phénomène très général ◀de▶ convergence inspire ◀les▶ mouvements ◀d’▶union continentale qui créent ◀le▶ Conseil de l’Europe et ◀le▶ Marché commun, puis leurs contreparties plus ou moins réussies dans ◀l’▶empire communiste, dans ◀le▶ monde arabe, en Afrique et en Amérique latine, cependant qu’une volonté ◀d’▶union mondiale anime les Nations unies et ◀l’▶Unesco, ◀le▶ Conseil œcuménique des Églises et Vatican II.
Simultanément, mais en sens inverse, un phénomène tout aussi général ◀d’▶affirmation des diversités, des autonomies et des volontés ◀d’▶indépendance, inspire ◀les▶ mouvements ◀de▶ résurgences communalistes, régionalistes et nationalistes, qu’on voit partout en plein essor, qu’il s’agisse ◀de▶ nations en instance ◀de▶ divorce avec ◀l’▶OTAN ou avec ◀le▶ pacte ◀de▶ Varsovie, ou ◀de▶ nations au sens ancien du mot, régions ou ethnies en révolte plus ou moins ouverte contre ◀le▶ contrat étatique (inégal à leurs yeux) que jadis ou naguère leur imposa ◀l’▶élément formateur ou hégémonique ◀de▶ chacun ◀de▶ nos États unitaires. Renaissance donc des micro-nationalismes locaux, qui revendiquent leur autonomie au nom de leur langue, ◀de▶ leurs coutumes ou des nécessités économiques nouvelles, et qui enfièvrent tour à tour ◀la▶ Bretagne, ◀les▶ Flandres ou ◀le▶ Pays basque.
Convergence et diversification, exigence simultanée de plus grandes unités supranationales et de plus petites communautés infra-nationales, solidarités et autonomies : ces deux mouvements contraires se prononcent en même temps, résultent en partie des mêmes causes, en entraînent des effets complémentaires, j’entends ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶État-nation à la fois par en haut et par en bas, d’une part vers des fédérations continentales et d’autre part vers un fédéralisme régional.
◀La▶ victime ◀de▶ ce double mouvement apparemment contradictoire, c’est en effet ◀l’▶État-nation, tel qu’il est né ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ◀l’▶Empire napoléonien, produit ◀de▶ ◀la▶ confiscation ◀d’▶une mystique — ◀la▶ Nation — par un appareil administratif et policier — ◀l’▶État. Un État plus ou moins nationalisé ou une nation étatisée, modèle : ◀la▶ France, bientôt imitée par presque toute ◀l’▶Europe — et au xxe siècle, par une centaine ◀de▶ nations nouvelles. Centralisé, atomisé et trituré par ◀les▶ dynamismes contraires du xxe siècle, ◀l’▶État-nation européen nous apparaît, tel que ◀les▶ accidents ◀de▶ ◀l’▶Histoire nous ◀l’▶ont laissé, trop petit pour assurer ce qu’on persiste à nommer sa souveraineté (car nul pays ◀de▶ notre Europe n’est plus en mesure ◀de▶ jouer un rôle mondial, ◀d’▶assurer seul sa défense, ◀de▶ se nourrir seul, au spirituel comme au physique), et en même temps trop grand pour animer ◀la▶ vie économique, culturelle et surtout civique ◀de▶ ses régions : celles-ci se sentent exploitées par ◀l’▶État, ses bureaux ou sa capitale, et ◀les▶ accusent ◀de▶ colonialisme.
Il est certain que ◀la▶ prétention à une politique indépendante, au plein sens du terme, ne saurait être soutenue à ◀la▶ rigueur que par ◀la▶ Chine, ◀l’▶URSS et surtout ◀les▶ USA, s’ils acceptaient toutefois ◀d’▶en payer ◀le▶ prix, lequel serait celui ◀d’▶une autarcie presque totale ou ◀d’▶une sorte ◀d’▶isolation paranoïaque. En fait, ◀les▶ États-Unis, quoique ◀de▶ loin ◀les▶ plus forts, dépendent autant ◀de▶ ◀l’▶opinion mondiale que celle-ci du dollar ou ◀de▶ ◀la▶ télévision. Une interdépendance universelle dans tous ◀les▶ ordres tend à réduire ◀l’▶indépendance ◀d’▶un État à une certaine liberté dans ◀le▶ choix ◀de▶ ses dépendances, à un certain jeu dans ◀l’▶aménagement ◀de▶ ses réseaux ◀de▶ relations plus ou moins contraignantes. Au surplus, je ne vois pas un seul État-nation ◀de▶ type unitaire que ce double mouvement ◀de▶ convergence mondiale et ◀de▶ diversification locale ne mette en crise permanente. Huit-cent-cinquante-cinq votes à ◀la▶ Chambre italienne sur ◀le▶ règlement du statut des régions autonomes, avant ◀les▶ élections locales et régionales ◀de▶ juin 1970. Risque ◀d’▶éclatement ◀de▶ ◀la▶ Belgique. En France, floraison ◀de▶ projets officiels ou révolutionnaires tendant à régionaliser ◀l’▶hexagone. Succès spectaculaires, au plan local, des autonomistes gallois et écossais. Agitation basque et catalane, sourde mais profonde. Plasticages à Saint-Brieuc, dans ◀le▶ Tyrol du Sud, à Louvain et dans ◀le▶ Jura bernois. Mais en même temps, multiplication des jumelages européens entre communes ◀de▶ ces mêmes régions, création ◀d’▶organismes ◀de▶ coopérations multinationales du type ◀de▶ ◀la▶ Regio Basiliensis, unions professionnelles et industrielles tendant à dévaloriser ◀les▶ frontières…
À tous ◀les▶ coups, c’est donc ◀l’▶État-nation qui perd. Il ne correspond plus aux conditions ◀de▶ liberté et ◀de▶ participation civique, apanage des petites communautés ou cités libres, comme Rousseau ◀l’▶avait si bien vu, ni aux conditions ◀de▶ développement ◀de▶ rentabilité et ◀de▶ sécurité, auxquelles ne peuvent répondre que ◀de▶ grands espaces économiques constitués à ◀la▶ mesure des possibilités et des besoins ◀de▶ ◀l’▶ère scientifico-technique.
Cet échec ◀de▶ ◀la▶ politique centralisatrice et unitaire, secrètement obsédée par un rêve ◀d’▶autarcie, et cette mise en question, voire en accusation, ◀de▶ ◀la▶ formule stato-nationale élaborée par ◀le▶ xixe siècle, nous renvoient l’un comme l’autre à des formules ◀de▶ type fédéraliste. À ◀la▶ question que je me posais sur ◀la▶ prophétie proudhonienne, voici donc une première réponse : oui, nous sommes bel et bien au seuil ◀d’▶une ère potentiellement fédéraliste.
Peut-on dire plus ? Sur ◀les▶ quelque cent-trente nations souveraines qui divisent notre humanité, je ne compte guère que deux douzaines ◀d’▶États fédératifs, mais ils regroupent 40 % ◀de▶ ◀la▶ population du globe, et il est frappant ◀de▶ constater qu’on trouve parmi eux ◀les▶ plus grands États des cinq continents — ainsi ◀les▶ États-Unis, ◀le▶ Mexique et ◀le▶ Brésil pour ◀les▶ trois Amériques, ◀le▶ Nigéria en Afrique, ◀l’▶Allemagne pour ◀l’▶Europe de l’Ouest et ◀la▶ Yougoslavie pour celle ◀de▶ ◀l’▶Est, et au-delà ◀l’▶URSS, ◀l’▶Inde et ◀l’▶Australie.
Voilà qui réfute ◀le▶ cliché du fédéralisme « désuet ». Mais ◀l’▶étiquette fédéraliste couvre des marchandises ◀de▶ qualités au moins diverses, selon qu’il s’agit par exemple ◀de▶ ◀l’▶empire soviétique, du Nigéria ou ◀de▶ ◀la▶ Confédération suisse. Car ◀la▶ double exigence antinomique ◀de▶ ◀la▶ convergence et ◀de▶ ◀la▶ diversification n’est pas toujours mieux satisfaite dans ces États officiellement fédératifs que dans ◀les▶ nations unitaires : en URSS, ce sont ◀les▶ autonomies régionales et ◀les▶ diversités religieuses et politiques qui sont opprimées par ◀l’▶État central, dont un parti unique s’est emparé ; au Nigéria, c’est au contraire une des régions fédérées qui s’érige en État unitaire ; en Suisse, c’est ◀le▶ régime fédératif lui-même qui se voit invoqué (non sans paradoxe d’ailleurs) pour refuser ◀l’▶adhésion du pays à des mouvements ◀de▶ convergence européenne et mondiale, même s’ils disent s’inspirer du propre exemple ◀de▶ ◀la▶ fédération des cantons suisses !
Il est certain que, dans ces trois cas, c’est moins ◀le▶ fédéralisme qu’on est en droit ◀d’▶incriminer que sa trahison pure et simple, ou son usage mal compris, ou son blocage délibéré aux limites ◀d’▶un État fédéral. Il ne s’agit pas ◀d’▶un défaut du fédéralisme, mais ◀d’▶un défaut ◀de▶ fédéralisme. Et ◀l’▶on est en droit ◀de▶ penser que ◀l’▶application correcte ◀de▶ ◀la▶ méthode fédéraliste rétablirait bientôt ce double mouvement ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole, vers des autonomies plus totales et vers des unions plus vastes, qui est ◀le▶ battement même du cœur ◀d’▶un régime sain, j’entends immunisé contre ◀le▶ virus totalitaire.
Mais si ◀le▶ fédéralisme apparaît bien comme ◀le▶ remède spécifique au stato-nationalisme, en cette fin du xxe siècle, il faudrait, avant de ◀le▶ prescrire, être très sûr ◀de▶ sa formule. Or, je ne vois pas ◀de▶ terme du langage politique qui prête à pires malentendus !
28. Malentendus tragiques et ridicules sur ◀le▶ sens du « fédéralisme »
« Faire ◀l’▶Europe », oui bien sûr, mais on ne peut pas ◀la▶ faire dans ◀le▶ style ◀d’▶un Napoléon, tout diviser au petit bonheur géométrique pour mieux régner, et nommer des préfets partout — pure utopie. On ne peut pas non plus faire ◀l’▶Europe dans ◀le▶ style du congrès ◀de▶ Vienne, concert ◀d’▶hégémonies frustrées qui n’osent pas dire leur nom et se rattrapent par ◀la▶ proclamation à tout bout ◀de▶ champ ◀d’▶une impossible indépendance. On ne peut pas unifier ◀l’▶Europe, et c’est tant mieux, mais on ne peut pas ◀l’▶unir non plus par ◀la▶ concertation des États « souverains ». Il faut faire ◀l’▶Europe sérieusement, mais dans ◀le▶ respect des différences nationales, régionales et locales. Et cela veut dire qu’il n’y a pas ◀d’▶autre solution à la fois désirable et praticable que ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, c’est-à-dire ◀le▶ fédéralisme. Mais sitôt ◀le▶ mot prononcé, des hurlements éclatent sur tous ◀les▶ bancs, ◀de▶ ◀la▶ gauche à ◀la▶ droite et du Marais à ◀la▶ Montagne.
Car pour ◀les▶ uns, fédéralisme signifie unification au mépris des diversités, et pour ◀les▶ autres il signifie refus ◀de▶ tout pouvoir central, repli sur soi, voire séparatisme, au mépris ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀l’▶intérêt commun.
Tel est ◀le▶ malentendu tragique et ridicule qui bloque tous ◀les▶ efforts ◀d’▶union, parce qu’il paralyse ◀la▶ pensée politique, non seulement des nationalistes et des jacobins en colère, mais ◀de▶ beaucoup de partisans des plus sincères ◀d’▶une « union plus étroite » ◀de▶ nos pays, comme disaient ◀les▶ traités ◀de▶ naguère. (Plus étroite que quelle autre, on se ◀le▶ demande.)
Un Français cultivé qui demande à son Littré ◀le▶ sens du mot fédéralisme trouve ceci :
Fédéralisme : s. m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif.
Cette définition est assurément moins éclairante que ◀les▶ deux citations qui ◀l’▶illustrent :
« ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages » (Chateaubriand,, Amérique, Gouvernement). Pendant ◀la▶ Révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale et ◀de▶ transformer ◀la▶ France en une fédération ◀de▶ petits États. « Aux jacobins, on agita gravement ◀la▶ question du fédéralisme et on souleva mille fureurs contre ◀les▶ girondins » (A. Thiers, Hist. rév. franç.).
Pour ◀le▶ Français cultivé que j’ai dit, et qui a coutume ◀de▶ se reporter à son Littré quand il voudrait savoir ce qu’un mot signifie, ◀la▶ cause est jugée. Il s’agit ◀d’▶un système qui est bon pour ◀les▶ sauvages, et qui semble n’avoir été préconisé que par des traîtres à ◀la▶ République… Pratiquement, ◀le▶ Français cultivé se voit naturellement porté à condamner ◀le▶ fédéralisme interne comme visant à ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶État souverain, mais chose curieuse, cela ne ◀l’▶empêche nullement ◀de▶ condamner ◀le▶ fédéralisme externe comme visant cette fois-ci à ◀l’▶intégration totale dans un super-État européen.
Cette deuxième « idée » du fédéralisme, inverse ◀de▶ la première mais non moins fausse, est ◀la▶ plus répandue en Amérique. Si ◀les▶ Vaudois se disent fédéralistes contre Berne, ◀les▶ Québécois se veulent antifédéralistes contre Ottawa. Et de même aux États-Unis, ◀l’▶adjectif fédéral évoque d’abord ◀l’▶autorité centrale ◀de▶ Washington. Fédéral : qui favorise un gouvernement fédéral fort, c’est-à-dire central, lit-on dans ◀le▶ Oxford Dictionary, en référence expresse à ◀l’▶histoire américaine.
Mon Littré date ◀de▶ 1865 : « fédéralisme » y est encore qualifié ◀de▶ « néologisme ». C’était deux ans après ◀le▶ livre ◀de▶ Proudhon. Depuis lors, ◀les▶ centaines ◀d’▶études et ◀de▶ gros volumes parus sur ◀le▶ sujet auraient dû suffire, semble-t-il, à clarifier un terme que ◀le▶ problème européen et nos situations nationales nous amènent à utiliser quotidiennement. Mais pas du tout : ◀le▶ malheur congénital du fédéralisme reste ◀d’▶être un concept dialectique, ambigu, et qui autorise — ou incite en tout cas — aux plus invraisemblables pataquès conceptuels.
Il y a quelques années, je suggérai au comité directeur ◀d’▶un congrès européen qu’une journée fût réservée à des travaux sur ◀le▶ fédéralisme. ◀Le▶ représentant du Conseil de l’Europe tint à déclarer aussitôt que ◀le▶ terme ◀de▶ fédéralisme étant tabou à Strasbourg, il se verrait obligé ◀de▶ quitter ◀le▶ comité si ◀l’▶on adoptait ma proposition. Je compris par ◀la▶ suite que ce haut fonctionnaire tenait ◀le▶ fédéralisme pour un système ◀d’▶unification intégrale, sans respect pour ◀les▶ diversités et ◀les▶ autonomies des pays membres, c’est-à-dire très exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il est. À ◀l’▶inverse, ◀le▶ fédéralisme est assimilé par beaucoup à une attitude ◀de▶ suspicion envers tout pouvoir central et à ◀la▶ défense ombrageuse des autonomies locales ou régionales. C’est ainsi qu’un illustre homme d’État belge, et grand européen, écrivait récemment : « Ce n’est pas dans ◀le▶ fédéralisme, ce n’est pas en se repliant sur elle-même que ◀la▶ Wallonie trouvera son salut. » Plus étonnant encore, en Suisse même, il y a quelques années, on put entendre ◀le▶ recteur ◀d’▶une ◀de▶ nos universités cantonales condamner ◀le▶ principe ◀d’▶une subvention fédérale, « parce qu’ici, disait-il, nous sommes fédéralistes ! ».
Pareils malentendus, s’ils sont ◀le▶ fait ◀d’▶Européens professionnels ou ◀de▶ gardiens jaloux des traditions helvètes, que sera-ce ailleurs ? ◀Le▶ fédéralisme n’étant ni ceci, ni cela, mais ◀la▶ coexistence en tension ◀de▶ ceci et ◀de▶ cela, il semble que ◀le▶ danger ◀d’▶interprétations partielles, donc ruineuses dans son cas, lui soit pour ainsi dire congénital.
Or, s’il est vrai que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est ◀l’▶entreprise capitale ◀de▶ ce siècle, et s’il est vraisemblable que cette union sera fédérale ou ne sera pas, on sent tous ◀les▶ dangers qu’entraînent en fait ◀les▶ malentendus que j’ai dits, et par suite ◀l’▶importance pratique ◀de▶ tout effort ◀de▶ clarification des concepts ◀de▶ fédération et ◀de▶ fédéralisme.
Pour ma part, je voudrais maintenant proposer quelques définitions, puis ◀les▶ relier à des situations contemporaines choisies dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus variés et ◀les▶ moins politiques, au sens étroit du mot.
29. Deux en un, sans confusion ni séparation
Tout d’abord, trois définitions.
Je propose ◀d’▶appeler problème fédéraliste une situation dans laquelle s’affrontent deux réalités humaines antinomiques, mais également valables et vitales, ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ solution ne puisse être cherchée ni dans ◀la▶ réduction ◀de▶ l’un des termes, ni dans ◀la▶ subordination ◀de▶ l’un à l’autre, mais seulement dans une création qui englobe, satisfasse et transcende ◀les▶ exigences ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre.
J’appellerai donc solution fédéraliste toute solution qui prend pour règle ◀de▶ respecter ◀les▶ deux termes antinomiques en conflit, tout en ◀les▶ composant ◀de▶ telle manière que ◀la▶ résultante ◀de▶ leur tension soit positive. (On dirait, dans ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ théoriea des jeux ◀de▶ von Neumann et Morgenstern, qu’il s’agit ◀de▶ déterminer ◀l’▶optimum en lequel se concilient deux maxima contradictoires — comme ◀l’▶offre et ◀la▶ demande dans un prix.)
◀L’▶ensemble des problèmes et des solutions ainsi définies constitue ce que je nommerai ◀la▶ politique fédéraliste, au sens ◀le▶ plus large du terme.
Avant de chercher à quel type ◀d’▶homme correspond une telle politique, et quel type ◀d’▶homme elle entend préparer ou éduquer, constatons qu’elle traduit une forme ◀de▶ pensée, une structure ◀de▶ relations bipolaires, dont ◀le▶ « modèle » nous est connu : c’est celui qu’ont élaboré ◀les▶ fondateurs ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale dans ◀le▶ dialogue opposant ◀les▶ ioniens aux éléates au sujet de ◀l’▶antinomie fondamentale ◀de▶ l’Un et du Divers, ou encore ◀de▶ ◀la▶ permanence et du changement. Parallèlement se constituaient les premières définitions ◀de▶ ◀l’▶homme comme individu distinct, et ◀de▶ ◀la▶ cité ou auto-nomie (littéralement auto-réglage) comme cellule ◀de▶ base des ligues et fédérations.
Voilà qui est proprement occidental : devant ce même problème ◀de▶ l’Un et du Divers, ◀les▶ métaphysiques orientales prennent ◀le▶ parti ◀de▶ supprimer ◀le▶ conflit en réduisant l’un ◀de▶ ses termes — ◀le▶ Divers — au prix ◀d’▶une longue ascèse exténuante. ◀Le▶ but pour ◀le▶ brahmane, pour ◀le▶ bouddhiste, est ◀d’▶effacer ◀l’▶individu, ◀la▶ différence, ◀de▶ tout fondre dans l’Un sans distinction. Mais ◀l’▶Occident, dès ◀l’▶aube grecque, cherche à maintenir ◀les▶ deux termes, non pas en équilibre neutre, mais bien en tension créatrice, et c’est ◀le▶ succès ◀de▶ cet effort toujours renouvelé et toujours menacé qui dénote ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ pensée européenne, sa justesse, sa mesure conquise sur ◀le▶ chaos ◀de▶ ◀la▶ masse indistincte autant que sur ◀l’▶anarchie des individus isolés, qu’il s’agisse ◀de▶ réalités métaphysiques ou physiques, esthétiques ou politiques. Je répète ◀la▶ phrase ◀d’▶Héraclite : « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. »
◀L’▶art et ◀la▶ science ◀de▶ cette mise en tension, ◀de▶ cette composition ◀de▶ réalités contraires mais également valables, ◀la▶ concordia discors des stoïciens, ◀la▶ coincidentia oppositorum ◀de▶ Nicolas de Cuse, voilà ce qui définit ◀l’▶apport original et spécifique ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale ; or cette définition vaut également et intégralement pour ◀le▶ fédéralisme, du moins tel que je ◀l’▶entends, après avoir valu pour ◀la▶ Grèce des grands siècles avec sa dialectique ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ ◀la▶ cité conciliée dans ◀la▶ notion ◀de▶ citoyen.
Mais ◀le▶ moment crucial ◀de▶ toute ◀l’▶évolution spécifiquement occidentale vers ◀l’▶approfondissement et ◀l’▶expansion du modèle des contraires en tension créatrice, nous ◀le▶ trouvons dans ◀le▶ christianisme des grands conciles. À Nicée, puis à Chalcédoine, plusieurs centaines ◀d’▶évêques et ◀de▶ docteurs se mettent d’accord pour définir en grec ◀la▶ nature à la fois triple et une du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, et ◀la▶ personne à la fois une et double ◀de▶ Jésus-Christ. Et ils écrivent : « Nous enseignons un seul et même Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme… fils unique en deux natures, sans confusion (ni) séparation. ◀L’▶union n’a pas supprimé ◀la▶ différence des natures, mais plutôt elle a sauvegardé ◀les▶ propriétés ◀de▶ chaque nature, qui se rencontrent dans une seule personne… »
Abstraction faite ◀de▶ ◀la▶ foi que ◀l’▶on accorde ou non à ◀la▶ substance ◀de▶ ces énoncés, je retiens que leurs formes et structures posent un certain type ◀de▶ relations, posent donc une société et une politique.
De même que ◀le▶ modèle trinitaire des conciles sera utilisé par Kepler dans ses spéculations sur ◀le▶ cercle et leurs application à ◀l’▶astronomie, ou par Hegel dans sa dialectique ternaire et ses applications au devenir historico-politique, de même ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ coexistence des deux natures « sans confusion ni séparation » et ◀de▶ ◀l’▶union qui, « loin de supprimer ◀la▶ différence des natures, sauvegarde leurs propriétés21 », sera repris par tous ◀les▶ penseurs occidentaux respectueux du réel et des conditions ◀de▶ ◀la▶ vie, qui sont : antinomies, oppositions, lutte des contraires « ◀d’▶où procède ◀la▶ plus belle harmonie ». Je pense d’abord, bien sûr, aux esprits dialectiques, à Pascal, Kierkegaard ou Nietzsche, et aux doctrinaires politiques comme Rousseau, Tocqueville et Proudhon, mais aussi aux écoles récentes ◀de▶ physiciens et ◀de▶ logiciens, pour lesquels ◀la▶ complémentarité ◀de▶ phénomènes définis comme exclusifs l’un ◀de▶ l’autre a cessé ◀d’▶être un scandale, est même devenu principe fondamental ◀d’▶interprétation du réel. (Je pense aux théories ◀de▶ L. ◀de▶ Broglie sur ◀la▶ lumière, faite ◀de▶ vrais corpuscules, mais aussi ◀de▶ vraies ondes…)
30. Solitaire et solidaire
Notre modèle ◀de▶ pensée fédéraliste ainsi posé à ◀la▶ clé ◀de▶ ◀l’▶histoire européenne, il reste à repérer ◀les▶ principaux domaines ◀de▶ ◀la▶ réalité moderne, où ◀l’▶on retrouve ◀les▶ structures typiques ◀d’▶un problème fédéraliste.
À ◀la▶ base ◀de▶ notre analyse, plaçons une conception ◀de▶ ◀l’▶homme analogue au modèle bipolaire posé par ◀le▶ concile ◀de▶ Chalcédoine. ◀La▶ personne humaine, notion déduite des dogmes relatifs aux trois Personnes divines, et surtout à la deuxième, va nous servir ◀de▶ module. ◀La▶ personne humaine, c’est ◀l’▶homme considéré dans sa double réalité ◀d’▶individu distinct et ◀de▶ citoyen engagé dans ◀la▶ société. Pourvu ◀de▶ libertés mais ◀de▶ responsabilités, à la fois solitaire et solidaire (selon ◀le▶ mot ◀de▶ Victor Hugo repris par Camus), distingué du troupeau par une vocation dont ◀l’▶exercice ◀le▶ relie à ◀la▶ communauté, cet homme se constitue dans ◀la▶ dialectique des contraires, et ce caractère va se transmettre à tous ◀les▶ groupes qu’il formera avec d’autres hommes, ses semblables. Ces groupes devront être à leur tour à la fois autonomes et solidaires : pour eux aussi, l’un n’ira pas sans l’autre, bien mieux : l’un — ◀la▶ solidarité — sera ◀la▶ garantie ◀de▶ l’autre — ◀l’▶autonomie.
Quelques exemples :
1. ◀Le▶ problème des universités résulte ◀d’▶un couple ◀d’▶exigences contradictoires, qui paraissent exclusives l’une ◀de▶ l’autre, quoique indispensables l’une à l’autre : ◀la▶ spécialisation et ◀la▶ culture générale.
2. ◀Les▶ problèmes actuels ◀de▶ ◀l’▶habitat et ◀de▶ ◀l’▶urbanisme résultent ◀de▶ ◀la▶ croissante difficulté ◀de▶ satisfaire ◀les▶ exigences également valables, mais également frustrées, dans ◀les▶ grands ensembles, ◀de▶ solitude et ◀de▶ sociabilité, ◀de▶ recueillement et ◀de▶ communication avec ◀les▶ autres.
3. Dans ◀la▶ vie civique et politique, tout ◀le▶ problème revient à concilier ◀les▶ besoins contraires mais vitaux ◀d’▶autonomie locale et ◀de▶ grands espaces communs, ◀de▶ participation efficace à ◀la▶ vie ◀d’▶un groupe concret et ◀d’▶horizons ouverts, ◀d’▶adhésion à des communautés plus vastes et ◀de▶ cadres qui rassurent, ◀d’▶enracinement et ◀de▶ mobilité… ◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme qui veut à la fois sa vie privée et une vie sociale est homologue ◀de▶ ◀la▶ situation ◀de▶ ◀la▶ région qui veut à la fois son autonomie et sa participation à un plus grand ensemble, en association.
4. Enfin, ◀le▶ problème général ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme n’est-il pas ◀le▶ même en sa forme que ceux que nous venons ◀d’▶évoquer, puisqu’il consiste à concilier des confessions distinctes dans ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Église, c’est-à-dire, en dernière analyse, des vocations particulières au sein de ◀l’▶Être même ◀de▶ ◀l’▶Universel, source et fin ◀de▶ toute communauté.
31. Principes ◀de▶ ◀l’▶analyse fédéraliste
Dans tous ces domaines ◀d’▶existence, quels seront ◀les▶ principes ◀de▶ méthode dictés par ◀le▶ souci fédéraliste ◀de▶ respect des diversités, des conditions contradictoires ◀de▶ ◀la▶ vie, comme ◀la▶ liberté des personnes et ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ communauté ?
◀L’▶analyse fédéraliste ◀d’▶une situation part du concret, en ce sens que d’abord elle considère ◀la▶ nature ◀d’▶une tâche ou ◀d’▶une fonction particulière dont on aura reconnu ◀la▶ nécessité ou ◀l’▶agrément.
Deuxième étape : elle évalue ◀les▶ dimensions optimales ◀de▶ ◀l’▶aire ◀d’▶exécution requise, et elle ◀le▶ fait en fonction des trois facteurs suivants : possibilités ◀de▶ participation (civique, intellectuelle, économique), efficacité, économie des moyens.
Enfin, troisième étape : une fois déterminée cette dimension et ◀l’▶unité correspondante (communale, régionale, nationale, continentale ou mondiale, selon ◀les▶ cas), il ne reste qu’à désigner ◀le▶ niveau ◀de▶ compétence où seront prises ◀les▶ décisions relatives à cette tâche.
Il peut y avoir d’ailleurs plusieurs niveaux ◀de▶ décisions, hiérarchisés. Séparer ◀les▶ pouvoirs, ◀les▶ disperser, ◀les▶ répartir selon ◀le▶ bon sens, voilà ◀le▶ programme proudhonien ◀de▶ division fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État, inverse exact ◀de▶ ◀l’▶utopie totalitaire. Au reste, ◀les▶ aires ◀d’▶opération doivent différer selon ◀les▶ tâches, j’entends selon qu’elles intéressent tous ◀les▶ hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ régions, certains hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ régions, certains hommes ◀de▶ certaines régions, tous ◀les▶ hommes ◀de▶ quelques régions, ou ◀d’▶une seule.
Je conviendrai que ◀le▶ nombre des combinaisons auxquelles peut conduire cette méthode a ◀de▶ quoi donner ◀le▶ vertige aux fonctionnaires ◀de▶ tradition unitaire. Mais ◀les▶ ordinateurs vont prendre ◀la▶ relève. Si ◀la▶ révolution communiste, c’était ◀le▶ marxisme plus ◀l’▶électricité, ◀le▶ fédéralisme sera ◀l’▶autonomie des régions plus ◀les▶ ordinateurs, c’est-à-dire ◀le▶ respect du réel et ◀de▶ ses infinies complexités enfin rendu possible par ◀la▶ technique moderne.
Ce débat n’est pas ◀d’▶aujourd’hui. Aux projets ◀de▶ découpage géométrique ◀de▶ ◀la▶ France en carrés réguliers ◀de▶ dix-huit lieues ◀de▶ côté, comme ◀le▶ proposait Sieyès, sous prétexte de simplifier ◀les▶ contrôles administratifs, Mirabeau répondait déjà par cette grande phrase : « ◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société n’est pas que ◀l’▶administration soit facile, mais qu’elle soit juste et éclairée. »
Nous allons voir, enfin, que nos critères ◀d’▶évaluation des dimensions et ◀d’▶attribution des niveaux décisionnels — ◀la▶ participation, ◀l’▶efficacité et ◀l’▶économie des moyens — sont en interdépendance générale.
32. ◀Les▶ unités ◀de▶ base
Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶habitat : ◀le▶ gigantisme des villes, ◀l’▶entassement dans ◀les▶ grands ensembles conçus pour rapporter, non pour servir ou plaire, ont produit une situation ◀de▶ crise dont ◀l’▶acuité se mesure notamment par ◀le▶ chiffre élevé des suicides.
◀L’▶homme des ensembles à bon marché, trop serré avec d’autres chez soi, et qui voudrait être enfin seul, sort et se mêle à ◀la▶ foule anonyme. Mais c’est une mauvaise solitude, née ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ communication avec ceux que ◀l’▶on côtoie comme s’ils n’étaient pas là.
◀La▶ solution consisterait à recréer ◀les▶ conditions ◀de▶ communauté, et tout d’abord certaines dimensions et structures architecturales : des unités ◀d’▶habitation ◀de▶ cinq-mille à vingt-cinq-mille habitants, dotées non seulement ◀d’▶espaces verts, mais ◀de▶ rues réservées aux seuls piétons et ◀d’▶une place remplissant ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶agora ou du forum dans ◀la▶ cité antique. Place délimitée par tous ◀les▶ bâtiments symboliques ◀de▶ ◀la▶ vie communautaire : églises, mairie, marchés, cafés, lieu ◀de▶ rencontres, ◀d’▶intrigues, ◀de▶ flirts, ◀de▶ criée des journaux et ◀de▶ manifestations. ◀La▶ possibilité physique et morale ◀de▶ participation à ◀la▶ vie communale dépend ◀de▶ tels aménagements.
◀Les▶ dimensions, d’ailleurs, peuvent être numériques aussi bien qu’architecturales : prenez ◀les▶ conflits actuels dans ◀l’▶université, en tous pays et tous régimes politico-économiques : ils ont pour motif profond ◀l’▶antinomie entre ◀la▶ culture générale au sens actif du terme (instrument ◀de▶ mise en question et ◀de▶ réorientation permanente ◀de▶ ◀la▶ société) et ◀l’▶acquisition ◀d’▶un savoir professionnel souvent ◀d’▶autant plus rentable qu’il est plus étroitement spécialisé et adapté sans nul souci critique à sa fonction dans ◀l’▶actuelle société. Mais ◀la▶ révolte actuelle des étudiants, sorte ◀de▶ tourbillon dans ◀l’▶égarement, est aussi ◀le▶ contrecoup mécanique ◀de▶ ◀l’▶explosion des effectifs. Multipliez par dix ◀les▶ dimensions des marches ◀d’▶un escalier, il devient impraticable sans échelles. De même, ◀le▶ décuplement des effectifs estudiantins transforme en acrobatie toute participation réelle à ◀la▶ recherche et compromet toute ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀l’▶enseignement.
Remède fédéraliste : commencer par réévaluer ◀les▶ dimensions ◀d’▶une université digne du nom, qui ne soit pas une simple juxtaposition ◀d’▶écoles professionnelles, et qui ménage des possibilités ◀de▶ recherches très spécialisées et ◀de▶ travail interdisciplinaire. ◀L’▶analyse conduit à souhaiter ◀l’▶adoption, comme module, ◀de▶ petits groupes ou unités ◀de▶ base ◀de▶ douze à quinze étudiants autour ◀d’▶un enseignant (c’étaient ◀les▶ dimensions ◀d’▶un studium ◀de▶ ◀la▶ Sorbonne au xiiie siècle), puis une fédération ◀de▶ ces petites unités en départements ad hoc, et je retrouve ici ◀les▶ solutions préconisées lors du fameux colloque ◀de▶ Caen, en 1966, mais aussi ◀les▶ conclusions ◀de▶ mon « discours solennel » ouvrant ◀la▶ Conférence européenne des recteurs, à Göttingen, en 1964.
◀L’▶université fut une commune libre au Moyen Âge. Toute vie civique, depuis ◀la▶ cité grecque, est communale d’abord, municipale. C’est au niveau de ◀la▶ vie civique ou politique que nous allons enfin retrouver ◀le▶ problème classique du fédéralisme : comment assurer ◀la▶ cohésion ◀d’▶un ensemble assez vaste pour pouvoir se charger ◀de▶ tâches communes (telles que ◀la▶ défense, ◀les▶ affaires étrangères et ◀la▶ politique économique ou certaines recherches scientifiques), sans léser ◀les▶ droits essentiels et ◀l’▶autonomie des unités ◀de▶ base ? Comment devenir assez grand pour être fort, tout en restant assez petit pour être libre ?
Ce n’est pas ◀le▶ vote ◀d’▶une constitution, ◀de▶ type plus ou moins fédéral, qui peut résoudre une fois pour toutes ce conflit permanent. Il y faut une méthode vivante, celle que j’ai dite : sans cesse évaluer à nouveau ◀les▶ dimensions des tâches à entreprendre, répartir en conséquence ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ décision, opérer ◀les▶ concentrations ◀de▶ forces proportionnées à ◀la▶ puissance que ◀l’▶on veut obtenir, et en même temps multiplier ◀les▶ petites unités ◀de▶ base, de manière à maintenir ou renforcer ◀les▶ possibilités ◀de▶ participation civiques, intellectuelles et affectives à ◀la▶ vie des communautés ◀de▶ toutes tailles et ◀de▶ toutes natures, auxquelles un homme choisit ◀de▶ donner allégeance.
33. ◀Le▶ fédéralisme commence
C’est dans ce double dynamisme créateur ◀d’▶unions plus vastes à proportions ◀de▶ tâches nouvelles, mais aussi ◀de▶ communautés plus petites correspondant aux exigences ◀de▶ ◀l’▶habitat, ◀de▶ ◀la▶ formation des esprits et ◀de▶ ◀l’▶exercice du civisme, c’est dans cette dialectique concrète que sont en train de se former sous nos yeux, en Europe, plus ◀d’▶une centaine ◀de▶ régions à métropole destinées à devenir ◀les▶ unités ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ future fédération continentale, en lieu et place des États-nations constitués au xixe siècle.
On s’aperçoit alors que ◀le▶ fédéralisme politique (intra ou interétatique), seul pris en considération par ◀les▶ auteurs classiques, n’était en réalité qu’un cas particulier ◀d’▶une conception beaucoup plus large des relations humaines dans ◀la▶ cité, des relations publiques en général. C’est ce qu’avait bien vu ◀le▶ regretté Pierre Duclos, lorsqu’il relevait que « ◀le▶ fédéralisme vit ◀d’▶une vie que ◀la▶ forme institutionnelle dénommée État ne suffit pas à qualifier, et moins encore à épuiser »… Et il ajoutait : « ◀Le▶ fédéralisme est autre chose qu’une simple recette juridique ou politique : il est un des grands types ◀d’▶aménagement du rapport politique et peut-être plus encore un des grands styles ◀de▶ vie et ◀de▶ civilisation, capable, au même titre que ◀le▶ libéralisme, ◀le▶ socialisme ou ◀la▶ démocratie, ◀d’▶alimenter ◀la▶ pensée des sociétés et ◀de▶ dicter aux hommes ces “images ◀de▶ comportement”, dont Bertrand de Jouvenel a si justement mis en vedette ◀l’▶importance historique22. »
Nous voici loin de ◀la▶ forme politique bonne pour ◀les▶ sauvages, dont parlait Littré. Mais loin aussi des définitions étroitement légales et constitutionnelles du xixe siècle. Nous voici sur ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶ère des grandes unions et des petites unités fonctionnelles, et ◀l’▶on vient de trouver, dans ◀les▶ techniques ◀de▶ pointe, ◀les▶ moyens ◀de▶ leur composition.
En tant que méthode générale ◀d’▶aménagement des relations humaines, ◀le▶ fédéralisme tel que je viens de ◀le▶ définir ne fait que commencer. Il n’est pas matière historique, mais prospective. Il a plus ◀d’▶avenir que ◀de▶ passé.