Lettre ouverte, suite et fin
Européennes, Européens !
Pendant que je composais le▶ dossier ◀de▶ votre unité, ◀les▶ meilleurs instituts ◀d’▶étude ◀de▶ ◀l’▶opinion des six pays ◀de▶ ◀la▶ Communauté économique sondaient vos esprits et vos cœurs. Ils vous demandaient si vous vouliez ◀l’▶Europe unie. ◀Les▶ deux tiers d’entre vous répondaient oui, mais chez ◀les▶ jeunes, ◀de▶ 18 à 35 ans, ◀l’▶approbation atteignait ◀les▶ trois quarts. (« Il meurt chaque année plus ◀d’▶anti-Européens qu’il n’en naît », disait un jour Louis Armand, avec son optimisme coutumier.)
J’en déduis que ◀les▶ ministres des six pays ont tort s’ils se croient en avance sur ◀l’▶opinion moyenne et persistent à nous dire, patelins : « Moi, je voudrais bien, vous me connaissez, mais serais-je suivi ? » Après ◀les▶ sondages que je cite, cette phrase ne traduit plus seulement un certain défaut ◀de▶ caractère, mais une faute de calcul, peut-être plus gênante pour qui dépend ◀de▶ ◀l’▶élection populaire.
◀Les▶ ministres diront encore : « Moi, je voudrais bien, idéalement, mais je suis là, selon ◀la▶ Constitution, pour sauvegarder ◀l’▶indépendance nationale ! » Or, ils sont là en vérité pour autre chose, pour quelque chose ◀de▶ beaucoup plus sérieux que ◀le▶ maintien ◀d’▶une fiction juridique, et qui est ◀d’▶exécuter ◀la▶ volonté du peuple. Cette volonté, on vient de ◀le▶ voir, n’est nullement ◀de▶ refuser ◀l’▶union au nom de « ◀l’▶indépendance » qui obsède ◀les▶ ministres, mais n’obsède qu’eux, et qui n’est plus qu’une nostalgie.
Diront-ils enfin que ◀les▶ peuples ignorent ce que signifieraient ◀les▶ abandons ◀de▶ souveraineté qu’implique ◀l’▶union européenne ? Je réponds que ◀les▶ peuples ne retrouveront ◀l’▶usage ◀de▶ leur souveraineté véritable qu’au jour où leur État-nation cessera ◀de▶ prétendre à ◀l’▶exercer pour eux, quand « ◀le▶ souverain » sera de nouveau ◀le▶ peuple, comme ◀le▶ voulait Rousseau, et comme on ◀le▶ dit encore à très bon droit dans sa patrie.
Vous avez donc pour la plupart et librement choisi ◀l’▶union, non seulement en principe, pour ◀la▶ beauté ◀de▶ ◀la▶ chose, mais aussi dans certaines hypothèses fort précises et bien propres à choquer ◀le▶ Debré qui sommeille en chaque citoyen : on vous demandait si vous accepteriez un président ◀de▶ ◀l’▶union européenne qui ne fût pas ◀de▶ votre nation, et 59 % d’entre vous ont dit oui.
Tout cela fait en faveur de ◀l’▶union une majorité « franche et massive », selon ◀les▶ exigences gaulliennes. Si ◀les▶ résultats politiques ◀de▶ cette démonstration sans équivoque restent nuls après plusieurs mois, et s’annoncent minables pour des années encore au niveau des gouvernements, j’en conclus que ◀la▶ démocratie, qui est ◀la▶ loi ◀de▶ ◀la▶ majorité, n’est qu’un leurre dans ◀l’▶Europe de l’Ouest, si elle n’est qu’une antiphrase à ◀l’▶Est.
◀La▶ démocratie ne fonctionne pas dans ◀les▶ structures stato-nationalistes : ◀de▶ cette constatation, j’infère sans scrupules qu’on ne peut pas réussir ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe à partir des États-nations, car ce serait ◀l’▶union des ennemis ◀de▶ ◀l’▶Europe, voire des ennemis ◀de▶ toute union en général.
Nul ne fera ◀l’▶Europe des États, vrai nom, selon de Gaulle, ◀de▶ ◀l’▶Europe des patries préconisée par des obnubilés ◀de▶ ◀l’▶Hexagone. Car ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe implique un certain sens ◀de▶ ◀la▶ coopération honnête. Or on lit tous ◀les▶ jours dans ◀les▶ journaux des six pays ◀de▶ ◀la▶ Communauté, avant même que ◀la▶ Grande-Bretagne n’ait sollicité son entrée, que « ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀l’▶Europe sera, n’en doutons pas, son grand dessein ». Conquête économique s’entend — ◀la▶ seule qui compte, probablement, aux yeux des journalistes que je cite — mais je vois bien que ◀les▶ auteurs ◀de▶ telles phrases n’ont rien compris, même au Marché commun. Car s’ils estiment que ◀la▶ « conquête » du marché européen par ◀la▶ Grande-Bretagne serait un scandale, il faut ◀l’▶empêcher ◀d’▶entrer ; et si ce n’est pas un scandale, si c’est ◀le▶ but même ◀de▶ ◀la▶ Communauté que ◀d’▶offrir à chacun ◀de▶ ses membres un grand marché continental, pourquoi parler ◀de▶ « conquête » dans ◀le▶ seul cas des Anglais, quand on appelle cela « remarquable expansion » s’il s’agit ◀de▶ ◀la▶ France comme nation ?
Victor Hugo, parlant des « sauvages » ◀de▶ ◀l’▶empire colonial français qui venaient contempler à Paris l’Exposition universelle ◀de▶ 1867, écrivait dans ◀l’▶ivresse ◀d’▶une superbe innocence :
Ces yeux saturés ◀de▶ nuit viennent regarder ◀la▶ vérité… Ils savent qu’il existe une nation ouverte, qui appelle chez elle quiconque est frère ou veut ◀l’▶être. ◀De▶ leur côté, invasion ; du côté de ◀la▶ France, expansion !
Il suffit, on ◀le▶ voit, ◀d’▶être du bon côté, pour que ◀l’▶impérialisme devienne philanthropie et que ◀la▶ « scandaleuse conquête des marchés » se mue en remarquable « expansion ». Mais pourquoi ouvrir ◀les▶ frontières, si c’est aux mêmes États-nations qui ◀les▶ ont établies l’un contre l’autre ? Si ces gangsters n’ont pas changé, pourquoi ◀les▶ élargir ? Et si ◀les▶ conquêtes anglaises ne sont pas en même temps les nôtres, pourquoi faire un marché commun ?
Ainsi ◀l’▶erreur ◀la▶ plus courante qui exaspère ◀les▶ débats sur ◀l’▶Europe est ◀le▶ sophisme anachronique : on dénonce ◀les▶ dangers qu’une certaine politique, résultant ◀d’▶une absence ◀de▶ frontières, entraînerait pour une nation donnée, sans voir que cette absence supprimerait, en fait, non seulement ◀les▶ motivations, mais ◀le▶ sujet même ◀de▶ ◀la▶ politique en question.
◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ composition, construction ou union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe, ne saurait être « politique », au sens belliqueux ◀de▶ ce terme, qui évoque des luttes entre « puissances », ◀la▶ volonté ◀de▶ s’emparer du pouvoir et ◀de▶ dominer des rivaux — personnes, pays, partis ou producteurs.
◀Le▶ but ◀d’▶une société européenne fédérale n’est pas ◀le▶ triomphe des Bleus ou des Verts ◀de▶ Byzance, c’est-à-dire, parmi nous, ◀d’▶une gauche ou ◀d’▶une droite ◀de▶ moins en moins capables ◀de▶ se différencier en termes d’économie ou ◀de▶ structures ◀de▶ ◀l’▶État, et qui n’ont même pas réfléchi à ◀l’▶impossibilité radicale ◀de▶ ◀le▶ faire en termes d’écologie, ◀de▶ recherche scientifique, et surtout ◀de▶ fins dernières ◀de▶ ◀la▶ cité : ◀le▶ nationalisme, après tout, n’est pas moins communiste que fasciste, socialiste que grand-bourgeois, impérialiste que défensif. ◀L’▶État-nation et ◀la▶ religion ◀de▶ ◀la▶ production sont ◀les▶ superstitions fondamentales que partagent dans ◀la▶ même ferveur capitalistes et communistes.
Tout au contraire, ◀le▶ but que nous assignons à ◀l’▶union, nous autres vrais fédéralistes européens, est politique au sens écologique du terme, qui évoque ◀l’▶équilibre vivant des échanges, ◀l’▶aménagement fécond des différences.
◀L’▶Europe n’est pas pour nous, fédéralistes, un champ de bataille où il s’agit ◀de▶ vaincre ou ◀de▶ mourir, ni un empire à édifier comme une énorme forteresse. C’est un environnement à composer, ◀de▶ telle manière que ◀les▶ esprits et que ◀les▶ corps puissent y jouer aussi librement qu’ils ◀l’▶imaginent. Ce ne sera pas un jardin à ◀la▶ française, parfaite image du pouvoir étatique qui ne sait ordonner que par alignement dans des avenues faciles à « balayer », mais un grand parc aux perspectives aléatoires, aux densités infiniment variables, où des surprises attendent derrière certains bosquets, où ◀les▶ forêts à perte ◀de▶ chemins et ◀les▶ landes à perte de vue invitent à s’égarer pour mieux se retrouver. Tout ◀d’▶un coup, nous voici au cœur ◀d’▶une ville surgie à ◀la▶ hauteur des frondaisons, et dans ses rues s’entend ◀le▶ bruit des pas, sur ses places ◀la▶ rumeur des voix ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes et ◀les▶ jeux des enfants.
Qui serait contre cette Europe unie, follement complexe, heureuse, aventureuse ?
Tout ce qui est jeune est pour, dans nos vingt-six pays, et je me borne à citer en France : Mai 68, qui a vu surgir un Manifeste pour ◀l’▶Europe des régions fédérées, signé par ◀de▶ grands noms ◀de▶ ◀la▶ biologie, des mathématiques et des arts, mais aussi par ◀les▶ chefs des syndicats ◀les▶ plus précisément contestataires. ◀Les▶ gauches non communistes. Beaucoup de gauchistes. ◀Les▶ Indépendants, ◀les▶ Centristes, quelques ministres, et d’abord le Premier.
Contre ? Duclos, Sartre, Debré, ◀le▶ fond des provinces poujadistes, ◀les▶ vieilles châtelaines anglophobes et toutes ◀les▶ inerties réactionnaires qui ne sont qu’anxiétés refoulées : celles qui ont applaudi ◀les▶ chars russes en Hongrie et justifié le second coup ◀de▶ Prague, ◀les▶ antisémites camouflés en vertueux antisionistes, ◀les▶ nationalistes honnêtes (conditionnés par ◀l’▶école et maman) et tous ◀les▶ autres, ◀les▶ fascistes, ◀les▶ derniers communistes ◀de▶ Sorbonne, bref ◀la▶ vieille garde ◀de▶ tous ◀les▶ partis.
Quant aux jeunes… Pour si peu qu’ils y pensent, ils se demandent et nous demandent tout simplement : « Pourquoi ◀l’▶Europe n’est pas encore unie ? »
Je crois leur avoir répondu : c’est à cause de ◀l’▶État-nation, que défend Duclos comme Debré, et sur lequel Sartre est muet. Si ◀l’▶on entend tenir compte des conditions économiques, sociales et militaires, qu’implique ◀la▶ survivance ◀de▶ nos États-nations, il est clair que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe ne peut pas se faire et ne se fera jamais, nonobstant ◀les▶ discours ministériels et des « croisades » qu’ils nous proposent. Deux grands États-nations centralisés ne pourraient pas se fédérer, même s’ils ◀le▶ désiraient très ardemment, pas plus que deux amoureux du même sexe ne sont capables ◀d’▶engendrer. Ce n’est pas affaire ◀d’▶opinion, ◀de▶ sentiment ni ◀de▶ morale politique, c’est organique. Il est grand temps ◀de▶ déniaiser toute une jeunesse qui parle avec passion ◀de▶ faire ◀la▶ révolution et ◀de▶ « faire ◀l’▶amour, non ◀la▶ guerre », mais, trop visiblement, ne sait pas comment s’y prendre. (En dépit de tant de cours du soir ◀de▶ tactique léniniste, ◀d’▶éducation sexuelle et ◀de▶ néo-mao-freudisme marcusien.)
Européennes, Européens ◀de▶ moins ◀de▶ trente ans !
C’est à vous finalement ◀de▶ comprendre que ◀la▶ seule possibilité ◀de▶ faire ◀la▶ révolution, c’est ◀de▶ faire ◀l’▶Europe des régions, ◀de▶ refaire une communauté.
Vous êtes d’accord, n’est-ce pas, pour estimer que ◀la▶ révolution ne consiste pas à tout casser, comme ◀le▶ croient ◀les▶ garçons ◀de▶ 15 ans et ◀la▶ police ; ni même, comme ◀le▶ croient ◀les▶ journaux, à prendre ◀le▶ pouvoir ◀d’▶une manière astucieuse ou violente, par ◀l’▶intermédiaire ◀d’▶une junte, ◀d’▶une clique ou ◀d’▶un parti nouveau ; mais qu’elle consiste à changer ◀de▶ structures et ◀de▶ hiérarchies des valeurs, à changer ◀de▶ fins dernières, à changer ◀de▶ centre : Copernic, et surtout Galilée, ont posé ◀le▶ modèle ◀d’▶une vraie révolution en faisant du Soleil ◀le▶ centre du cosmos aux dépens de notre Terre, capitale Rome. Puis il n’y eut plus même ◀de▶ centre du cosmos, et alors ◀l’▶homme se découvrit centre ◀de▶ tout par sa conscience ◀de▶ soi dans ◀l’▶infini.
◀La▶ révolution que j’appelle, qui fera seule ◀l’▶Europe, et qui ne peut être faite que par ◀l’▶Europe en train de se faire, consiste, en remarquable analogie avec ◀la▶ Renaissance et ses étapes, à déplacer ◀le▶ centre du système politique, non seulement ◀de▶ ◀la▶ nation vers ◀l’▶Europe, mais encore vers ◀l’▶humanité dans son ensemble et en même temps vers ◀la▶ personne.
Et par humanité dans son ensemble, j’entends ◀la▶ race humaine dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, non seulement dans ◀l’▶actuelle extension ◀de▶ ses diversités sur ◀les▶ cinq continents, mais dans ◀les▶ dimensions ◀de▶ sa mémoire innée et ◀de▶ sa mémoire externe, ◀de▶ son information chromosomique et ◀de▶ ses bibliothèques et banques ◀d’▶information. (« Du passé, faisons table rase » est une assez touchante absurdité : il n’y a pas ◀de▶ révolution sur fond ◀de▶ néant.)
Seul un certain changement des structures étatiques peut permettre aux revendications fondamentales ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ◀d’▶aboutir et ◀de▶ s’incarner.
Point ◀de▶ participation civique imaginable dans un État-nation centralisé (marxiste, capitaliste ou qualunquiste, peu importe) ◀de▶ dix, trente ou cinquante millions ◀d’▶habitants, qui élisent un président tous ◀les▶ cinq ou six ans, et quelques députés ◀de▶ temps à autre.
◀Le▶ dilemme du xxe siècle finissant s’exprime ainsi : en cas ◀de▶ conflit entre ces deux réalités, faut-il donner ◀la▶ primauté, ◀la▶ préséance, ◀la▶ priorité au niveau de vie matériel, défini par ◀la▶ croissance du PNB, ou au mode de vie existentiel, « sensible au cœur » ?
Où trouver aujourd’hui une bonne critique du niveau de vie ? Dans Marcuse ? Dans François Perroux ? Ce niveau reste défini, dans notre société industrielle, par quelques chiffres (PNB, revenu « par tête », pouvoir ◀d’▶achat, etc.) et par des statistiques ◀d’▶objets : nombre ◀de▶ postes ◀de▶ TV, ◀de▶ baignoires, ◀d’▶autos, ◀de▶ prothèses.
Mais je demande en vain où il serait défini par :
– ◀la▶ pureté ◀de▶ ◀l’▶air, ◀de▶ ◀l’▶eau et du silence ;
– ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀l’▶habitat ;
– des indices culturels (nature des loisirs, lectures, inventions techniques, créations artistiques et intellectuelles) ;
– des indices psychologiques (faible abaissement du taux des suicides, des divorces, des dépressions, des névroses, des psychoses et ◀de▶ ◀la▶ criminalité).
Je ne vois ◀d’▶autre alternative à ◀la▶ violence que ◀les▶ aménagements ◀d’▶une vie civique réelle dans un milieu humanisé, ni sauvage nature écrasant ◀l’▶homme, ni mascaret ◀de▶ béton écrasant nos jardins et nos cultures.
Seule, ◀la▶ révolution régionaliste, fédéraliste, européenne, subordonnant ◀la▶ production à des fins transcendantes et personnelles, mérite et rend possible un engagement, au sens précis que je définissais dès 1932. S’engager, expliquais-je, ce n’est pas murmurer avec ◀les▶ loups, comme je ◀le▶ reprochais à André Gide, du temps qu’il se laissait produire dans ◀les▶ meetings par ◀la▶ « clique stalinienne » ◀d’▶Aragon. Ce n’est pas non plus se mettre au service ◀d’▶une « révolution » qui n’a d’autres moyens que ◀les▶ polices ◀d’▶État des PC au pouvoir. S’engager ne peut être qu’assumer ◀les▶ moyens justes des fins dernières que ◀l’▶on assigne à ◀la▶ vie personnelle ◀de▶ ◀l’▶homme et à son rôle dans ◀la▶ cité.
Dès 1934, j’écrivais :
Une politique à hauteur ◀d’▶homme, c’est une politique dont ◀le▶ principe ◀de▶ cohérence s’appelle responsabilité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine. C’est une politique dont chaque temps et chaque but se trouvent subordonnés à ◀la▶ défense et à ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀la▶ personne, module universel des institutions. Cette politique s’oppose au gigantisme américain, soviétique et capitaliste ; elle s’oppose à ◀l’▶émiettement social ◀de▶ ◀la▶ démocratie individualiste ; elle s’oppose à ◀l’▶exploitation ◀de▶ ◀l’▶homme par ses créations, par ◀l’▶État et par ◀les▶ bavards radiodiffusés. Elle refuse ◀la▶ dictature, parce que ◀le▶ centre vivant ◀d’▶un pays n’est pas dans un organisme ◀de▶ contrainte, mais doit être en chacun des citoyens conscients, fussent-ils, et c’est ◀le▶ cas, une minorité. Il y a peu ◀d’▶hommes réellement humains : mais c’est à eux que ◀le▶ pouvoir doit revenir, c’est par eux qu’il peut être humanisé. ◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société, c’est ◀la▶ personne. On n’y atteindra jamais que par une politique établie dès ◀le▶ départ à ce niveau et dans cette vue. » ( Politique ◀de▶ ◀la▶ personne .)
Dans ◀l’▶espace sociopolitique homogène, dépourvu ◀de▶ structures, ◀de▶ nos États-nations, ◀l’▶agressivité très normale ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ne trouve plus à quoi s’accrocher qui réponde et qui atteste quelque autorité. « ◀L’▶affaiblissement des traditions et des rites, qui caractérise ◀la▶ société industrielle en rapide mutation, ne fait que diminuer ◀les▶ occasions légitimes qu’a ◀l’▶homme ◀de▶ décharger des pulsions naturelles48. » Cette agressivité s’accroît, comme dans toute société animale, avec ◀la▶ densité ◀de▶ ◀la▶ population, dans ◀les▶ villes tout comme dans ◀les▶ zoos. Partout où règnent ◀la▶ contrainte géométrique et ◀l’▶arbitraire des bureaucrates et des policiers, en ◀l’▶absence ◀de▶ structures ◀d’▶accueil pour ◀les▶ activités civiques, structures communales, régionales et fédérales rendant possibles ◀la▶ participation et ◀le▶ contrôle, on ne peut prévoir pour ◀le▶ proche avenir que ◀les▶ vertiges ◀de▶ ◀l’▶irrationnel, des psychoses endémiques, des accès ◀de▶ violence égarée, ◀la▶ débilité morale et ◀la▶ démoralisation civique, ◀la▶ baisse ◀de▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ main ouvrière, ◀la▶ délinquance parée du prestige imbécile ◀de▶ « ◀l’▶action directe », ◀le▶ banditisme individuel et sa traduction collective en « régimes ◀d’▶ordre ».
Chaos social quadrillé par ◀la▶ police, ou régions fédérées à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe — ce n’est pas ma faute si ◀le▶ dilemme est aussi dur. Si vous ne faites pas ◀l’▶Europe, donc si vous persistez à vouloir ◀l’▶utopie ◀d’▶États-nations régnant « souverainement » sur leurs « sujets », vous irez vers des phénomènes ◀de▶ décomposition sociale que vos maîtres ne sauront plus combattre qu’en passant ◀la▶ camisole ◀de▶ force aux dissidences.
On ne fera pas ◀l’▶Europe sans casser des œufs, nous ◀le▶ voyons depuis vingt-cinq ans. Et c’est pourquoi ◀le▶ projet fédéraliste doit accepter ◀d’▶être dit « révolutionnaire », nonobstant ◀la▶ mode actuelle qui vulgarise et valorise abusivement ce terme. Mais ◀le▶ fédéralisme tel que je ◀le▶ conçois est bien moins révolutionnaire parce qu’il demande ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶État-nation que parce qu’il pose une hiérarchie nouvelle des finalités politiques. Donner comme but à ◀la▶ Cité européenne ◀la▶ liberté, non ◀la▶ puissance, un mode de vie qualitatif, non pas un « niveau de vie » déterminé en termes de profit et ◀de▶ PNB, c’est passer du matérialisme capitaliste et communiste à ◀la▶ mise en question du sens même ◀de▶ nos vies et des vrais buts ◀de▶ nos activités communautaires et personnelles.
Si sérieux que soient ◀les▶ problèmes ◀de▶ prix du lait, du blé ou même du vin, il est clair que ◀l’▶Europe des marchandages entre économies étatiques ne peut pas entraîner ◀d’▶adhésions enthousiastes. ◀Les▶ jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui ne seront pas convaincus par des avantages matériels : ils sont presque comblés à cet égard. Ce qui leur manque ◀le▶ plus durement, c’est un but transcendant, c’est un sens ◀de▶ ◀la▶ vie, maintenant que ◀la▶ guerre n’est plus leur exutoire, ◀l’▶alibi des raisons ◀de▶ vivre inexistantes.
◀La▶ réponse à ◀la▶ contestation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, dans ◀le▶ monde entier, ne relève pas ◀de▶ ◀l’▶économie, et encore moins ◀de▶ ◀la▶ politique au sens étroit et partisan du terme. Elle exige ◀la▶ recréation ◀de▶ communautés véritables. Et ◀la▶ Cité européenne, fondée sur ◀les▶ communes et ◀les▶ régions librement fédérées du continent, peut seule en offrir ◀le▶ modèle.
Si ◀l’▶on me dit maintenant que c’est une utopie que ◀de▶ vouloir dépasser ◀l’▶État-nation, je réponds que c’est au contraire ◀la▶ grande tâche politique ◀de▶ notre temps. Précisons : des vingt ans qui viennent. Car à ce prix seulement nous ferons ◀l’▶Europe, et nous ◀la▶ ferons pour toute ◀l’▶humanité, nous lui devons cela !
Une Europe qui ne sera pas nécessairement ◀la▶ plus puissante ou ◀la▶ plus riche, mais bien ce coin ◀de▶ ◀la▶ planète indispensable au monde ◀de▶ demain, où ◀les▶ hommes ◀de▶ toutes races pourront trouver non pas ◀le▶ plus ◀de▶ bonheur, peut-être, mais ◀le▶ plus ◀de▶ saveur, ◀le▶ plus ◀de▶ sens à ◀la▶ vie.