Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence (24 septembre 1970)z aa
◀Le▶ xxe siècle a vu ◀la▶ civilisation — qui ne saurait être que ◀la▶ nôtre, quand on en parle au singulier — étendre à toute ◀la▶ terre ses bienfaits, ses méfaits, ses produits, rarement ses valeurs, et toujours ses vulgarités.
Mais en même temps, ◀le▶ xxe siècle a vu se multiplier ◀les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne : et ils sont tous, ou presque tous, Européens. Loin de s’émerveiller du fait que ◀le▶ génie européen rayonne sur ◀le▶ monde entier, ils préfèrent nous parler ◀de▶ notre éclipse.
Au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale déclenchée par ◀l’▶Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et il ajoutait :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et ◀la▶ ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie, ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀l’▶Histoire est assez grand pour tout ◀le▶ monde. Nous sentons qu’une civilisation a ◀la▶ même fragilité qu’une vie. ◀Les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux.
◀L’▶écho ◀de▶ cette page fut immense et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce en somme que toutes ◀les▶ civilisations étant mortelles, ◀la▶ nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon sens, l’une des erreurs ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ ◀l’▶époque. Mais comment expliquer son succès ?
Observons tout d’abord qu’elle résume et condense une assez longue tradition ◀de▶ pessimisme européen. Dès 1971, Volney, méditant sur ◀la▶ mort des civilisations, citait à peu près ◀les▶ mêmes noms pour illustrer ◀le▶ même argument que Valéry :
Que sont devenues tant de brillantes créations ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ ◀l’▶◀homme▶ ? Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis ?… Hélas, j’ai visité ◀les▶ lieux qui furent ◀le▶ théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur ◀les▶ rivages ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Zuydersee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Une trentaine ◀d’▶armées plus tard, Hegel introduisait ◀l’▶idée que chaque peuple est « un individu dans ◀la▶ marche ◀de▶ ◀l’▶histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi ◀de▶ croissance, ◀d’▶épanouissement et ◀de▶ déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que ◀la▶ civilisation européenne marquait ◀l’▶aboutissement suprême ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Mais si ◀l’▶on appliquait sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune ◀d’▶elles devait fatalement décliner et mourir après une période ◀d’▶apogée — ◀la▶ nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et ◀l’▶on rejoint ◀la▶ phrase ◀de▶ Valéry. Enfin, dans un effort tout à fait admirable pour embrasser ◀l’▶ensemble des cultures connues, Toynbee croit pouvoir établir empiriquement, par ◀l’▶examen comparatif des vingt et une civilisations qui auraient existé jusqu’ici, ◀les▶ lois complexes, mais constantes, ◀de▶ leur genèse, ◀de▶ leur croissance et ◀de▶ leur dissolution inévitable.
Ces historiens et philosophes, armés ◀d’▶une vaste érudition, ont ◀d’▶autant moins ◀de▶ peine à nous convaincre que, d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, et que, d’autre part, ◀les▶ plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé ◀d’▶annoncer ◀les▶ catastrophes qui ont fondu ◀de▶ nos jours sur ◀l’▶Europe : ◀de▶ Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt et ◀de▶ Donoso Cortès à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans ◀les▶ motifs ◀de▶ craindre ◀le▶ pire pour notre civilisation. Or voici que leurs prédictions semblent confirmées par ◀les▶ faits.
Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, ◀les▶ dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne, puis en Espagne. ◀Les▶ nationalismes et ◀les▶ racismes, dénoncés ◀d’▶avance par Nietzsche, prolifèrent sur ◀les▶ ruines ◀de▶ ◀l’▶Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà ◀la▶ perte ◀de▶ sa longue royauté mondiale. Déjà ◀le▶ communisme lui dispute, non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux ◀d’▶une partie ◀de▶ sa propre jeunesse, son rôle ◀de▶ porteur du « flambeau ◀de▶ ◀la▶ civilisation ». ◀La▶ Seconde Guerre mondiale, née ◀de▶ cette crise interne, va précipiter ◀l’▶écroulement ◀de▶ ◀l’▶hégémonie politique ◀de▶ ◀l’▶Europe, et même ◀le▶ rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, ◀les▶ nouveaux empires et ◀les▶ peuples émancipés proclament déjà leur volonté ◀de▶ retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…
Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait ◀le▶ ◀droit▶ ◀de▶ parler ◀d’▶une éclipse ou ◀d’▶une mort prévisible ◀de▶ notre civilisation ?
Avant de répondre, formulons deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.
Primo, ◀l’▶hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à ◀la▶ vitalité ◀d’▶une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Tchingis-Khan eut ◀l’▶hégémonie sans ◀la▶ civilisation, tandis que ◀l’▶Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.
Secundo, il n’est pas du tout certain que ◀les▶ précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que ◀la▶ courbe croissance-grandeur-décadence soit ◀la▶ même pour toutes ◀les▶ cultures dans tous ◀les▶ temps.
◀Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur ◀le▶ précédent ◀de▶ civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur ◀l’▶exemple ◀le▶ mieux connu des Européens, celui ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Rome, qui est censée avoir entraîné ◀la▶ disparition ◀de▶ ◀la▶ civilisation gréco-romaine dans ◀la▶ partie occidentale ◀de▶ ◀l’▶Empire. ◀L’▶exemple est-il valable pour ◀l’▶Europe ? ◀La▶ civilisation européenne est-elle une civilisation comme ◀les▶ autres ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ?
Il se pourrait, bien au contraire, que notre culture présente des caractères nouveaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir ◀d’▶un certain moment, ◀d’▶un certain seuil…
◀Les▶ civilisations antiques ◀de▶ ◀l’▶Égypte des Pharaons, ◀de▶ Sumer, ◀de▶ ◀l’▶Inde védantique ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, ◀le▶ Sacré. ◀Les▶ civilisations totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité ◀d’▶une doctrine uniforme, imposée à tous par ◀l’▶État. Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures homogènes, uniformes et sacrées, ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.
À cause de ses origines multiples, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, ◀la▶ civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu, se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses instructions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer ◀le▶ Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que ◀l’▶a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que ◀les▶ conflits qui déchirèrent ◀le▶ Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. ◀L’▶unité ◀de▶ notre culture et ◀de▶ ◀la▶ civilisation créée par cette culture n’a jamais été autre chose qu’une unité paradoxale consistant dans ◀la▶ seule volonté commune à tous ◀de▶ refuser ◀l’▶uniformité.
Où sont ◀les▶ candidats à ◀la▶ relève ?
Aux prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne, j’opposerai trois raisons majeures ◀d’▶espérer, c’est-à-dire ◀d’▶agir pour ◀l’▶Europe.
Première raison : ◀La▶ civilisation européenne est ◀la▶ seule qui soit effectivement devenue universelle.
Bien d’autres avaient cru cela ◀d’▶elles-mêmes, avant ◀la▶ nôtre. Elles se trompaient, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que ◀la▶ terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et ◀les▶ empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient ◀le▶ monde entier ; c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. ◀L’▶agence Cook suffirait aujourd’hui pour ◀les▶ mettre à ◀l’▶abri ◀de▶ ce genre ◀d’▶illusion. Nous, ◀les▶ Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement, mais nous savons aussi que toutes ◀les▶ villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés ◀de▶ construction, leurs rues, leurs places, et leurs mairies, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras ◀de▶ circulation. Nous savons bien que tous ◀les▶ pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement ◀d’▶imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.
Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute ◀l’▶Histoire ?
Nous avons vu que ◀la▶ civilisation européenne, née ◀de▶ ◀la▶ confluence des sources ◀les▶ plus diverses, se distinguait par là ◀de▶ toutes ◀les▶ autres, monolithiques et homogènes. Voilà pourquoi elle s’est trouvé ◀la▶ seule qui fût assez complexe et multiforme pour pouvoir, sinon satisfaire, du moins séduire tous ◀les▶ peuples du monde.
Nous avons vu aussi que ◀l’▶Europe envoie dans ◀le▶ monde plus ◀de▶ machines et ◀d’▶assistants techniques que ◀de▶ livres et ◀de▶ missionnaires. Elle s’est laïcisée, ou sécularisée, et détachée du christianisme qui contribua ◀de▶ tant de manières à ◀la▶ former. Par là même — et c’est bien son drame, en même temps que ◀la▶ condition ◀de▶ son « succès » ◀le▶ plus visible — elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.
Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose ◀de▶ très fondamental qui ◀l’▶y prédisposait dès ◀l’▶origine : j’entends ◀la▶ croyance chrétienne en ◀la▶ valeur égale ◀de▶ tout ◀homme▶ devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou sa race. ◀L’▶Égypte ancienne ne croyait rien ◀de▶ tel. ◀Le▶ mot ◀homme▶ y était synonyme ◀d’▶habitant ◀de▶ ◀la▶ vallée et du delta du Nil, il y avait un mot différent pour désigner ◀les▶ habitants des terres voisines, à mi-chemin entre ◀l’▶animal et ◀l’▶Égyptien. (Dans ◀le▶ même style, Bismarck définit ◀le▶ Bavarois comme « cet être intermédiaire entre ◀l’▶Autrichien et ◀l’▶◀homme▶ ».) Pour ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Chinois également, il existait deux espèces différentes ◀de▶ bipèdes verticaux ; ◀les▶ Grecs ou ◀les▶ Chinois, d’une part, et ◀les▶ barbares, c’est-à-dire tous ◀les▶ autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales et décliner dans ◀les▶ limites ◀de▶ leur empire. En revanche, ◀la▶ conception chrétienne exprimée par saint Paul (« Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni ◀hommes▶ libres, ni ◀hommes▶ ni femmes, car vous êtes tous fils ◀de▶ Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ. »), cette conception devait seule permettre à ceux qu’elle formerait intimement ◀de▶ considérer tous ◀les▶ ◀hommes▶ comme dignes et capables, un jour ou l’autre, ◀de▶ participer pleinement à ◀l’▶effort civilisateur.
Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, et que voilà franchi ◀le▶ « seuil mondial », comment imaginer que ◀la▶ civilisation diffusée par ◀l’▶Europe à tous ◀les▶ peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner ◀le▶ genre humain dans son désastre ?
Deuxième raison : ◀La▶ civilisation européenne a créé ◀les▶ conditions techniques ◀de▶ sa conservation et ◀de▶ sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie ◀d’▶extinction.
Valéry nous disait que « ◀les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies ◀de▶ Ménandre. Quant aux œuvres ◀de▶ Keats et ◀de▶ Baudelaire, et ◀de▶ Paul Valéry lui-même, reproduites dans ◀le▶ monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure ◀de▶ résister au temps beaucoup mieux que ◀les▶ fresques ◀de▶ Lascaux, ◀les▶ statues grecques et ◀les▶ temples des Pharaons menacés par ◀les▶ eaux ◀d’▶un barrage.
◀La▶ mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser ◀d’▶autre héritage actif que celui ◀de▶ leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais ◀les▶ civilisations anciennes ◀de▶ ◀l’▶Égypte et du Proche-Orient, prolongées par ◀la▶ grecque et ◀la▶ romaine, dont ◀l’▶essentiel vit dans ◀la▶ nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes ont été préservées par ◀le▶ musée et ◀le▶ laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute ◀la▶ terre. Il s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀de▶ ◀la▶ Crète et ◀de▶ ◀l’▶Égypte ancienne par ◀la▶ Grèce, ce sont ◀le▶ Décalogue et ◀les▶ Béatitudes, c’est enfin ◀le▶ code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent ◀l’▶Habeas Corpus et ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme, qui définissent aujourd’hui, pour tous ◀les▶ peuples du tiers-monde à peine moins que pour ceux ◀de▶ ◀l’▶OTAN, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et ◀les▶ fondements ◀de▶ tout progrès social ; et non pas ◀le▶ système des castes, ni ◀le▶ mandarinat, ni ◀le▶ Bushido. On peut ◀le▶ regretter, mais on doit ◀le▶ constater.
Roger Caillois a écrit non sans drôlerie à propos de ◀la▶ fameuse phrase ◀de▶ Valéry : « Si ◀les▶ civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas ◀le▶ dire, car il n’en saurait rien. » Et il propose ◀de▶ corriger comme suit ◀le▶ passage que j’ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu ◀la▶ certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. ◀Le▶ temps est passé où ◀les▶ civilisations étaient mortelles. »
J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées ◀de▶ ◀l’▶oubli au xxe siècle, si tant ◀d’▶écoles antiques ◀de▶ sagesse et ◀de▶ mystiques voient leurs livres sacrés publiés ◀de▶ nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par ◀le▶ fait des ethnographes, archéologues et philosophes ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui poursuivent ◀l’▶inventaire mondial initié à ◀la▶ Renaissance par nos découvreurs ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps ◀de▶ ◀l’▶humanité.
Troisième raison : On ne voit pas ◀de▶ candidats sérieux à ◀la▶ relève ◀d’▶une civilisation devenue mondiale.
Nous connaissons ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ celles qui nous ont précédées : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire ou ◀le▶ dessèchement du Sahara, affectant ◀la▶ région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et ◀les▶ autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent ◀l’▶agression ◀d’▶une civilisation rivale, plus primitive et plus brutale, Doriens détrônant ◀la▶ Crète, Germains investissant ◀la▶ Gaule et ◀l’▶Ibérie romaines, ou ◀les▶ quelques centaines ◀d’▶Espagnols s’emparant ◀de▶ ◀l’▶empire des Aztèques. Il s’agissait dans tous ces cas ◀de▶ civilisations locales, entourées ◀de▶ « barbares » mal connus. ◀Les▶ candidats à ◀la▶ relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame ◀l’▶oblitération ou simplement ◀la▶ reprise des charges ◀de▶ notre civilisation, avec quelques chances ◀de▶ succès ?
◀Les▶ États-Unis ? dira-t-on. Mais ils sont nés ◀de▶ ◀la▶ substance même ◀de▶ ◀l’▶Europe, et je ◀les▶ vois s’européaniser par ◀la▶ culture plus profondément que ◀l’▶Europe ne s’américanise par ◀le▶ costume et ◀le▶ décor urbain. ◀L’▶URSS ? Mais qu’apporte-t-elle de nouveau ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine disait ◀de▶ sa Révolution : « C’est ◀le▶ marxisme plus ◀l’▶électricité. » Or, ◀le▶ marxisme n’est pas un apport soviétique, ce n’est pas Popov qui ◀l’▶a inventé, mais bien un Juif allemand, dont ◀le▶ père était devenu protestant, et qui rédigeait au British Muséum, pour ◀le▶ Herald Tribune de New York, des articles qui ◀le▶ faisaient vivre et qui forment une partie du Kapital. ◀Le▶ marxisme est né en Europe et ◀de▶ ◀l’▶Europe, au carrefour ◀d’▶un débat séculaire entre ◀la▶ théologie et ◀la▶ philosophie, au moment où se constituaient ◀la▶ sociologie et ◀la▶ technique, ◀l’▶industrie, ◀la▶ grande presse, ◀l’▶école obligatoire, ◀la▶ conscription universelle et ◀les▶ nationalismes qui en vivent. On ne saurait imaginer complexe ◀de▶ forces spirituelles, morales et matérielles plus spécifiquement européen. Quant à ◀l’▶électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise ◀l’▶industrialisation. En électrifiant ◀le▶ pays, ◀le▶ communisme a renouvelé ◀l’▶entreprise ◀de▶ Pierre le Grand : il a pour la seconde fois européanisé ◀la▶ Russie. Et c’est ◀l’▶URSS à son tour qui s’est chargée ◀d’▶aider ◀la▶ Chine à liquider ◀la▶ civilisation des mandarins, c’est ◀l’▶URSS qui a introduit dans ◀l’▶Empire emmuré ce nouveau cheval ◀de▶ Troie occidental : ◀la▶ technique, et tout ce qu’elle entraîne dans ◀les▶ mœurs et ◀les▶ modes ◀de▶ penser ◀d’▶une nation. ◀Le▶ fameux « bon en avant » ◀de▶ ◀la▶ Chine n’a guère été qu’un bond vers ◀l’▶industrie et vers ◀le▶ socialisme, inventés par ◀l’▶Europe et parties intégrantes ◀de▶ sa culture. Quant à ◀l’▶Afrique, observons simplement que son émancipation actuelle ne consiste nullement dans ◀l’▶avènement ◀d’▶une civilisation originale, ou ◀de▶ quelque néo-tribalisme, mais au contraire dans ◀l’▶adoption bien trop rapide des formes ◀de▶ vie politique, sociale et économique, élaborées par ◀l’▶Europe moderne. Résumons cela : je vois ◀l’▶Asie du Sud, sous-développée, courir après ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Chine, qui essaie ◀d’▶imiter ◀la▶ Russie, laquelle veut rejoindre ◀l’▶Amérique, qui est une invention ◀de▶ ◀l’▶Europe…