L’▶Europe contestée par elle-même
◀L’▶esprit peut-il nous tirer ◀de▶ ◀l’▶état où il nous a mis ?
Paul Valéry
◀La▶ maladie ◀de▶ ◀l’▶esprit européen10
Comparée à celle ◀de▶ 1900, ◀l’▶Europe ◀de▶ 1950, au premier coup d’œil, paraît malade : un tiers ◀de▶ son territoire à ◀l’▶est, amputé ; un grand nombre ◀de▶ ses cités, en ruines ; ses frontières intérieures sclérosées, entravant dangereusement ◀la▶ circulation vitale des hommes, des capitaux et des marchandises ; enfin ses idéaux modernes ◀de▶ progrès matériel et ◀de▶ justice sociale émigrés, laissant derrière eux, l’un ◀la▶ résignation et l’autre ◀le▶ cynisme.
Un second regard, embrassant ◀le▶ vieux continent dans une perspective mondiale, révèle un changement plus frappant encore. En 1900, ◀l’▶Europe régnait sur ◀la▶ planète, comme elle ◀l’▶avait fait depuis ◀la▶ Renaissance. En 1945, libérée dans ses ruines, elle s’est vue subitement détrônée, et comme mise à pied par ◀l’▶Histoire, au profit ◀de▶ deux colosses neufs qui menacent ◀d’▶engager une guerre sur son sol, et — se dit-elle — à ses dépens. Poussière ◀de▶ petits États dont ◀les▶ plus populeux ne sauraient prétendre un seul instant être à ◀l’▶échelle des réalités modernes ; encombrée ◀de▶ barrières intérieures et ◀de▶ tarifs « protectionnistes » qui ne peuvent plus rien protéger mais fort bien étouffer ce qu’ils enferment, épuisant ses énergies et sa vieille astuce politique en rivalités anachroniques (France — Allemagne, Grande-Bretagne — Continent) ◀l’▶Europe n’offre plus à ◀l’▶expansion naturelle des deux empires américain et russe qu’un ◀de▶ ces vides dont ◀l’▶Histoire n’a pas moins horreur que ◀la▶ Nature.
◀Les▶ raisons immédiates ◀de▶ cette décadence sont claires. Deux guerres totales déclenchées en Europe et ravageant ses plus grands peuples, suffisent à expliquer ◀l’▶ampleur et ◀la▶ rapidité du processus. Mais ce qu’il reste à expliquer, ce sont ces guerres elles-mêmes, qui ne furent pas des accidents absurdes, mais au contraire des accidents révélateurs ◀d’▶une maladie plus ancienne et profonde.
Aux origines ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, on s’accorde aujourd’hui à reconnaître que ◀la▶ question des nationalités a joué un rôle décisif. Elle se trouvait posée par ◀le▶ nationalisme né ◀de▶ ◀la▶ Révolution française et exalté par ◀le▶ xixe siècle. Cette passion collective, par sa conjonction fatale avec ◀l’▶étatisme, ◀la▶ propagande et ◀la▶ technique industrielle, a produit ◀la▶ « guerre totale ». ◀De▶ ◀la▶ guerre totale est sorti le premier régime totalitaire, celui ◀de▶ Lénine, dont devaient s’inspirer peu après Mussolini puis Hitler. Or ◀le▶ régime totalitaire, c’est ◀l’▶état ◀de▶ guerre en permanence dans ◀les▶ esprits et dans ◀les▶ relations internationales, même en temps ◀de▶ paix militaire. Ainsi se ferme ◀le▶ cercle vicieux au xxe siècle.
Pourtant, ◀le▶ nationalisme étatisé, ◀la▶ guerre totale, ◀le▶ totalitarisme, ne sont encore que ◀les▶ symptômes ◀d’▶une évolution morbide, non ◀la▶ cause même du mal. Cette cause, il faut enfin ◀la▶ désigner comme ◀la▶ perte ◀d’▶une commune mesure entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, comme ◀la▶ dissociation profonde entre ◀les▶ principes et ◀la▶ pratique, entre ◀les▶ volontés et ◀les▶ résultats, dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ civilisation moderne ◀de▶ ◀l’▶Europe. (Je prends ici ◀le▶ mot dissociation au sens que suggère son étymologie : défaire une société.)
Trois grands faits bien connus, aisément vérifiables, illustrent ce diagnostic.
Chacun voit que nos inventions ◀les▶ plus hardies tournent irrésistiblement à notre destruction, parce qu’elles ne sont pas dominées dans leur conception même, puis dans leur application, par une sagesse régulatrice. Chacun voit que ◀l’▶industrie et ◀la▶ technique ont détruit au hasard, sans qu’il y ait eu volonté ◀de▶ personne ni plan prémédité, ◀les▶ cadres sociaux et ◀les▶ groupes naturels, créant ainsi ◀les▶ « masses », c’est-à-dire des rassemblements humains sans nécessité organique et sans structure : ◀l’▶entropie sociale a vertigineusement augmenté depuis un siècle. Et enfin, chacun voit que notre culture est en contradiction avec notre réalité même, et qu’elle devient une révolte permanente.
Depuis cinquante ans, ◀la▶ littérature européenne est essentiellement subversive, soit qu’elle attaque avec acharnement ◀la▶ morale bourgeoise (détachée ◀de▶ ses racines religieuses) ou qu’elle dénonce ◀les▶ conventions en général (sans lesquelles il n’y a pas ◀de▶ vie sociale possible) ; soit qu’elle s’efforce ◀de▶ restaurer des orthodoxies rigides, en protestation contre ◀l’▶anarchie croissante des critères spirituels et des jugements éthiques. ◀Les▶ noms ◀d’▶André Gide, ◀de▶ Marcel Proust, ◀d’▶André Breton, ◀de▶ Kafka, ◀de▶ Joyce, ainsi que ◀de▶ Freud, illustrent la première tendance ; ceux ◀de▶ Claudel, ◀d’▶Eliot, ◀de▶ Maritain, ainsi que ◀de▶ Karl Barth, la seconde. ◀Le▶ surréalisme et ◀le▶ futurisme décident ◀de▶ détruire toutes ◀les▶ règles, mais en même temps, un Braque, un Valéry, voient dans ◀la▶ règle rigoureuse ◀l’▶essence ◀de▶ ◀l’▶art. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres paraissent obscurs au grand public, pour des raisons contradictoires.
Il est remarquable que notre xxe siècle n’ait retenu du xixe que ◀les▶ génies antisociaux, ◀les▶ héros du refus individuel, ◀les▶ révoltés contre ◀le▶ monde moderne, ceux qui remettent tout en question ; et que ceux-là seuls nous paraissent vraiment grands : Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Dostoïevski.
Quant à ◀la▶ philosophie, ◀de▶ Bergson aux divers existentialismes chrétiens ou athées, il suffira ◀de▶ remarquer qu’elle cherche désespérément à rejoindre ◀l’▶être et ◀l’▶existant concret : ce souci fondamental avoue et prouve à lui seul que notre pensée a perdu ses prises sur ◀la▶ réalité.
Mais cette révolte ◀de▶ ◀la▶ culture contre ◀le▶ monde où nous vivons reste sans efficacité directe. Elle n’agit que sur des élites restreintes, contribuant à ◀les▶ isoler encore plus du courant général, à ◀les▶ dissocier encore plus ◀de▶ ◀l’▶action politique et ◀de▶ ◀la▶ vie sociale ou économique, lesquelles suivent leurs lois propres, ◀de▶ moins en moins acceptables pour ◀l’▶esprit. Entre un homme d’affaires, un politicien, un prolétaire, d’une part, et un Rilke ou un Heidegger, d’autre part, il n’y a plus ◀de▶ langage commun, ◀de▶ vision ou ◀d’▶estimation commune des buts ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ société. Il n’y a plus en commun que des mots vagues, comme liberté, besoin, justice, auxquels chacun donne un sens différent. Nulle autorité reconnue ◀de▶ tous n’est plus en mesure ◀de▶ « dire ◀le▶ vrai », ◀d’▶énoncer ◀la▶ commune mesure. Presque tout ce qui se fait, en Europe, contredit en quelque manière ce qui est encore pensé comme juste et bon par nos orthodoxies diverses, par ◀la▶ morale bourgeoise, ou par ◀la▶ sagesse des peuples.
C’est à cette anarchie profonde installée au cœur même ◀de▶ notre civilisation, qu’il faut remonter si ◀l’▶on veut expliquer ◀les▶ phénomènes morbides que je signalais. Nationalisme, guerre et totalitarisme sont autant ◀de▶ réactions mécaniques et collectives au vide social créé par ◀la▶ dissolution ◀de▶ toute commune mesure vivante, ◀de▶ tout principe ◀d’▶intégration11.
◀L’▶insécurité ◀de▶ ◀l’▶homme européen
Pour illustrer ce diagnostic, voyons comment ◀l’▶Européen moyen peut réagir, et réagit en fait, à cette situation qu’il subit ◀d’▶ordinaire sans ◀la▶ comprendre.
◀Les▶ cadres et ◀les▶ structures ◀de▶ sa vie sociale sont en bonne partie détruits. Autrefois, ◀le▶ fils ◀d’▶un drapier devenait drapier, ◀le▶ fils ◀d’▶un noble, officier, ◀le▶ fils ◀d’▶un paysan, paysan. Aujourd’hui, il peut devenir n’importe quoi, mais tout ◀le▶ pousse à faire autre chose que son père : c’est ce qu’on appelle se libérer. Il se libère, bien, mais pour quoi ? C’est ◀le▶ problème. Un sentiment ◀d’▶arbitraire ◀le▶ domine. ◀La▶ morale bourgeoise n’est plus impérative, ne peut plus lui fournir ◀de▶ directives bien claires. Battue en brèche par ◀les▶ pratiques courantes, à base de cynisme prudent ; par ◀la▶ psychanalyse dans ◀les▶ classes aisées ; par ◀le▶ marxisme dans ◀le▶ prolétariat ; enfin par ◀le▶ matérialisme général qui traduit tout en termes de monnaie, quand ◀la▶ monnaie n’a plus ◀de▶ valeur constante, — ◀la▶ morale a perdu sa force animatrice et son prestige. Celui qui ne ◀la▶ suit plus en garde encore une sorte ◀de▶ mauvaise conscience, mais celui qui ◀la▶ suit se sent frustré. Ni ◀la▶ coutume, ni ◀les▶ principes, ni ◀la▶ foi religieuse, pratiquement, ne guident plus ◀le▶ grand nombre. Jamais pourtant ◀la▶ nécessité ◀de▶ directives fermes et claires n’a semblé plus urgente, dans ◀les▶ vertigineuses complexités ◀de▶ ◀la▶ vie moderne et dans ◀l’▶instabilité qui ◀la▶ caractérise. Voici donc ◀l’▶homme des villes livré à ◀l’▶anxiété, à ◀l’▶insécurité matérielle et morale, mentale et spirituelle. Où trouver ◀le▶ petit groupe qui lui offrira sa protection et défendra ses intérêts ? ◀La▶ famille tend à se dissoudre, ou bien elle végète en province. Comment s’orienter dans ◀le▶ choix ◀d’▶une carrière ? Toutes sont devenues possibles, en théorie, ce qui augmente ◀la▶ difficulté. Et comment vivre sans un idéal ou une inspiration quelconque ? Or, tout paraît frappé ◀d’▶hypocrisie.
C’est à cette anxiété ◀de▶ ◀l’▶homme déraciné, isolé et désorienté qu’ont répondu ◀les▶ passions collectives et ◀les▶ systèmes totalitaires.
◀Le▶ nationalisme, tout d’abord, s’est substitué au patriotisme local. Première tentative ◀de▶ ◀l’▶État moderne (appuyé par ◀l’▶école et ◀l’▶armée) pour créer un ersatz idéologique ◀de▶ ◀l’▶attachement instinctif au sol, au milieu natal, à ◀l’▶indépendance concrète du groupe. Cependant, malgré ◀les▶ efforts ◀d’▶un Barrès ou ◀d’▶un Maurras en France, et ◀de▶ nombreux théoriciens allemands, ◀le▶ nationalisme bourgeois eût échoué à donner à ◀l’▶homme des masses une règle ◀de▶ vie, une discipline ◀d’▶action et ◀de▶ pensée, si ◀l’▶élément social n’était venu se conjuguer avec lui, après la Première Guerre. Ce que Mussolini et Hitler, tous deux fortement influencés par ◀l’▶exemple ◀de▶ Lénine, ont eu ◀le▶ génie ◀de▶ comprendre les premiers, c’est que ◀l’▶homme des masses vit dans ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀l’▶arbitraire, et qu’il en est réduit à désirer qu’on ◀le▶ libère ◀d’▶une liberté sans contenu. Il cherche un guide. Duce, Führer, Caudillo, Père des peuples, qui lui dicte sa conduite et qui ◀la▶ garantisse en même temps qu’il lui enseigne une doctrine ◀d’▶unité. Ce n’est point par méchanceté ou par perversité que tant ◀d’▶hommes en Europe sont devenus fascistes et deviennent aujourd’hui communistes. C’est parce qu’ils ont senti ◀de▶ tout leur être ◀le▶ besoin ◀d’▶un principe ◀d’▶unité, que seules ◀les▶ dictatures se proclamaient prêtes à fournir.
Tant que ◀les▶ démocraties occidentales n’auront pas mesuré ◀la▶ nature ◀de▶ leur carence fondamentale, et ◀l’▶intensité aveuglante ◀de▶ ◀la▶ tentation totalitaire qui en résulte, leur polémique contre ◀les▶ dictatures et leur rhétorique libertaire resteront vaines, ou n’agiront qu’à contre-fin.
Arthur Koestler me racontait un jour qu’à la suite de ◀la▶ publication en France, du Zéro et ◀l’▶Infini il avait reçu plusieurs lettres ◀d’▶étudiants lui disant en substance ceci : « Monsieur, je crois exacte votre description du stalinisme. En conséquence, je m’inscris au Parti communiste. Car c’est précisément une discipline ◀de▶ ce genre que je cherchais. »
Entre ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀l’▶arbitraire et ◀la▶ « sécurité » des dictatures, ◀la▶ liberté demeure encore une possibilité réelle et un mot exaltant. Saura-t-elle se donner des disciplines efficaces et un contenu positif ? C’est à ce prix seulement qu’elle pourrait redevenir, pour ◀l’▶homme européen, une raison ◀de▶ vivre, ◀d’▶espérer, et par suite, ◀de▶ résister. On n’accepte ◀de▶ mourir que pour des raisons ◀de▶ vivre.
Où sont ◀les▶ remèdes ?
Il serait naïf ◀de▶ supposer que ◀les▶ hommes politiques européens tiennent en réserve des remèdes à cette situation. À vrai dire, elle déborde leurs compétences. La plupart n’ont pas même ◀le▶ soupçon qu’elle existe. Si l’un d’entre eux prenait un jour ◀le▶ temps ◀de▶ s’en apercevoir, il se garderait ◀d’▶en parler, craignant avant tout ◀de▶ passer pour un « intellectuel », aux yeux de ses collègues, c’est-à-dire pour un homme dépourvu ◀de▶ « réalisme ». On aurait tort ◀de▶ ◀le▶ lui reprocher. ◀La▶ technique politique est une chose, ◀la▶ direction morale et spirituelle des hommes une autre chose. ◀Les▶ dictateurs totalitaires ont prétendu confondre ces deux rôles en leur personne. Et ◀l’▶opinion démocratique, impressionnée, semble attendre maintenant ◀de▶ ses propres hommes d’État qu’ils fassent pour elle au moins un peu de ce qu’un Hitler fit pour ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ce qu’un Staline fait pour ses Russes : qu’ils définissent un nouveau way of life, capable ◀d’▶être opposé victorieusement à celui des totalitaires. Cette exigence exorbitante n’est pas ◀de▶ celles qui empêchent ◀de▶ dormir nos hommes d’État. Certes, ils savent orner leurs discours ◀de▶ phrases sur ◀les▶ glorieuses libertés ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀la▶ défense des valeurs spirituelles. Mais leur métier n’est pas ◀de▶ repenser ◀l’▶époque, et encore moins ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme en elle. ◀La▶ philosophie ◀de▶ leur politique, quand elle n’est pas en fait ◀le▶ matérialisme ◀de▶ « bon sens » ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie (« Donnez-leur ◀la▶ sécurité, du travail et un logement, ils se tiendront tranquilles ») se réduit à quelques slogans. Non, ce n’est pas aux hommes d’État, si grands soient-ils, qu’il faut aller demander ◀de▶ recréer ◀la▶ commune mesure évanouie. Et ce n’est pas non plus aux partis politiques démo-chrétiens ou socialistes : ce serait exiger ◀d’▶eux qu’ils essaient à leur tour ◀de▶ devenir totalitaires. Aucun n’est en mesure ◀d’▶y prétendre, et d’autre part chacun représente un élément irréductible ◀de▶ ce complexe ◀d’▶antinomies qu’on nomme ◀l’▶Europe. Quant aux doctrines économiques classiques ou révolutionnaires, il n’en est pas une seule qui ait réussi à soumettre ◀l’▶économie au bien commun, sans qu’on puisse dire si cet échec tient aux doctrines, au fait que ◀le▶ bien commun n’était plus défini, ou au fait que ◀la▶ politique a négligé ◀de▶ soumettre l’une à l’autre.
Restent ◀les▶ intellectuels. Il peut sembler, en théorie, que leur vocation précise, dans une telle situation, soit ◀de▶ rendre à ◀l’▶Europe des mesures, une sagesse théorique et pratique, une juste conception ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀d’▶où découleraient des conséquences nécessaires que ◀les▶ experts sauraient tirer. Mais justement, l’un des symptômes ◀les▶ plus frappants ◀de▶ ◀la▶ crise que traverse ◀l’▶Europe — et avec elle tout ◀l’▶Occident — c’est ◀l’▶impuissance des intellectuels devant ◀les▶ réalités qu’ils ont créées (comme ◀le▶ nationalisme, ◀la▶ lutte des classes, ◀la▶ bombe atomique), ou qu’ils ont laissé se créer.
Je diviserai ◀les▶ intellectuels européens en trois classes. Les premiers se désintéressent ◀de▶ toute action sur ◀la▶ réalité contemporaine, en tant qu’écrivains, artistes, ou savants. Les seconds, au contraire, « s’engagent », et décident ◀d’▶agir sur ◀l’▶époque, mais pratiquement se contentent ◀le▶ plus souvent ◀de▶ servir ◀la▶ tactique ◀d’▶un parti, dont ◀la▶ doctrine, faite sans leur aide d’ailleurs, ne compte plus guère. ◀Les▶ troisièmes critiquent notre temps et proposent des remèdes — comme Berdiaev, Maritain, Eliot, Jaspers, Jung, Keyserling, et parfois Valéry — mais ◀les▶ politiciens, ◀les▶ économistes, ◀les▶ militants des partis, et ◀l’▶homme des masses ne ◀les▶ lisent pas et ne ◀les▶ comprendraient guère s’ils ◀les▶ lisaient.
Comment passer ◀de▶ ces analyses profondes à ◀la▶ réalité des combinaisons parlementaires, à ◀la▶ conduite ◀d’▶une fabrique ◀d’▶armes, ou aux revendications ◀d’▶un syndicat ? D’ailleurs, ces excellents esprits ne sont pas souvent d’accord entre eux. Ils représentent des écoles ou des religions antagonistes. Ainsi ◀l’▶action réelle va ◀d’▶un côté, privée ◀de▶ guides spirituels ; et ◀la▶ pensée parle dans ◀le▶ vide, ou dans des cercles très restreints, d’ailleurs hostiles ◀les▶ uns aux autres.
Aucune doctrine particulière n’a ◀la▶ moindre chance ◀de▶ convertir une solide majorité des Européens, et ◀de▶ recréer cette commune mesure, faute de laquelle une civilisation ne peut durer. Ni ◀le▶ travaillisme anglais, ni ◀l’▶existentialisme, ni ◀le▶ néo-thomisme — pour prendre des exemples au hasard — ne peuvent offrir des remèdes acceptables pour plus ◀d’▶un pays, ◀d’▶une école, ◀d’▶une confession. Or, nous avons une vingtaine ◀de▶ pays, et je ne sais combien ◀d’▶écoles, ◀de▶ religions et ◀d’▶anti-religions.
Pour avoir quelques chances ◀de▶ succès, un remède à cette anarchie devrait répondre à trois conditions principales.
— Il devrait intéresser ◀d’▶une manière vitale à la fois ◀les▶ politiciens, ◀les▶ économistes, ◀les▶ intellectuels, et ◀les▶ masses, et leur offrir ◀le▶ moyen ◀de▶ collaborer effectivement à une construction.
— Il ne devrait pas être ◀l’▶apanage ◀d’▶un parti, ◀d’▶une nation, ◀d’▶une tendance intellectuelle, cherchant ◀l’▶hégémonie, mais au contraire une sauvegarde des diversités authentiques.
— Il devrait se baser sur ◀les▶ traditions qui ont fait ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais permettre en même temps une rénovation ◀de▶ ◀la▶ prospérité et ◀de▶ ◀la▶ créativité du Vieux Monde.
Seul, ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne semble répondre à ces trois conditions.
Depuis quelques années, nous ◀l’▶avons vu grouper dans un même mouvement général des hommes ◀de▶ tous ◀les▶ partis (sauf ◀les▶ staliniens), ◀de▶ tous ◀les▶ pays, ◀de▶ toutes ◀les▶ confessions et ◀de▶ toutes ◀les▶ professions. Il ne tend pas à supprimer leurs différences doctrinales ou nationales, mais à ◀les▶ sauver toutes ensemble (à sauver leur autonomie) par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶union fédérale. Enfin, il cherche à rétablir ◀l’▶ancienne communauté européenne, détruite par ◀les▶ nationalismes étatisés, mais en même temps il offre une possibilité ◀de▶ dépasser ◀les▶ vieilles luttes partisanes, et ◀de▶ renouveler, en libérant ◀les▶ échanges matériels et spirituels, ◀la▶ vitalité créatrice ◀de▶ notre civilisation.
Dans ce mouvement sans précédent, j’entrevois notre meilleure chance ◀de▶ réunir enfin ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, ◀de▶ conjuguer ◀les▶ intérêts au service ◀d’▶un même but que ◀l’▶esprit peut faire sien, et ◀de▶ surmonter ainsi ◀le▶ divorce profond qui est à ◀l’▶origine des plus grands maux du siècle.
Cependant, ◀l’▶expérience ◀de▶ ces dernières années a montré que ◀les▶ mesures politiques, économiques ou militaires, ◀les▶ plus urgentes et ◀les▶ plus sages proposées pour unir ◀l’▶Europe, bien qu’acceptées par ◀la▶ majorité, s’enrayent mystérieusement au seuil des réalisations (armée européenne, autorité politique supranationale, abaissement des douanes intérieures à ◀l’▶Europe, équivalence des degrés universitaires dans ◀les▶ différents pays, etc.). ◀La▶ raison ◀de▶ cette paralysie en dépit du danger immédiat et commun, c’est que ◀l’▶esprit européen n’est pas encore assez vivace ou exigeant, c’est que ◀la▶ conscience commune des Européens n’est pas encore réveillée, malgré tous ◀les▶ éclats ◀de▶ voix ◀d’▶un Vychinski condamnant ◀l’▶Occident en bloc et proclamant ainsi son unité ; et malgré ◀le▶ plan Marshall, dont ◀le▶ but déclaré est ◀d’▶aider ◀l’▶Europe comme un tout.
Aucun des sacrifices nécessaires ne sera consenti, rien ne pourra donc se faire pratiquement, tant que ◀les▶ Européens n’auront pas compris par ◀le▶ cœur et par ◀l’▶esprit, qu’ils forment en réalité une même nation, qu’ils vivent ◀d’▶une même culture, laquelle dépend en tout ◀d’▶un même système ◀de▶ valeurs menacées ; qu’ils périront ou se sauveront ensemble.
Qu’en est-il donc ◀de▶ ◀l’▶unité réelle ◀de▶ ce continent, si riche ◀de▶ ses diversités, si malade ◀de▶ ses divisions ?
Unité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne
Depuis cent ans, nos divers peuples ont prétendu posséder des cultures authentiques et distinctes. On parle non seulement ◀de▶ culture française, mais ◀de▶ culture danoise, irlandaise ou croate. C’est un effet ◀de▶ ◀l’▶ignorance entretenue par ◀la▶ passion nationaliste, ◀les▶ manuels des écoles primaires et ◀la▶ littérature romantique. En fait, aux origines ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, il y a trois éléments communs, Athènes, Rome, et Jérusalem, qui ont été conjugués pendant les premiers siècles ◀de▶ notre ère. À quoi sont venus s’ajouter ◀l’▶esprit critique et ◀la▶ science dès ◀la▶ Renaissance, ◀la▶ raison dès ◀le▶ xviiie siècle, ◀l’▶industrie et ◀la▶ démocratie au xixe siècle, ◀la▶ technique au xxe siècle.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀la▶ civilisation européenne au-delà et en deçà des diversités linguistiques et raciales devient évidente dès que ◀l’▶on considère nos formes ◀d’▶expression dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : ◀le▶ sonnet, ◀le▶ roman, ◀le▶ tableau, ◀le▶ contrepoint et ◀l’▶harmonie dans tous ◀les▶ arts et dans tous nos pays ; ◀les▶ liturgies, toutes comparables ; ◀le▶ vote majoritaire, ◀le▶ système des partis, ◀les▶ codes écrits ; ◀les▶ poids et mesures ; ◀l’▶architecture rurale, urbaine, ecclésiastique ; ◀la▶ science expérimentale et ◀l’▶esprit critique ; ◀le▶ vêtement et ◀les▶ moyens ◀de▶ transport ; et même ◀la▶ mode changeant ◀d’▶une année à l’autre, mais adoptée en quelques semaines par tous nos peuples. Mais au-delà et en deçà des formes, il y a ◀les▶ concepts fondamentaux, qu’on peut dire spécifiques ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀la▶ révolte méthodique et critique contre toutes ◀les▶ lois du sacré tribal et collectif ; ◀les▶ notions ◀d’▶individu, ◀de▶ personne, et ◀de▶ vocation personnelle, en contradiction avec ◀les▶ rites et coutumes irrationnelles ; enfin et surtout, ◀l’▶idée que ◀la▶ diversité des traditions des langues, des partis, des nations et même des religions, est une condition fondamentale ◀de▶ ◀la▶ créativité et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀d’▶invention. Privée du sens ◀de▶ ◀l’▶opposition et du non-conformisme, notre civilisation se fût arrêtée à ◀l’▶âge romain. Elle eût éliminé ◀l’▶esprit grec et ◀le▶ christianisme prophétique — ou bien eût succombé aux invasions ◀de▶ ◀l’▶Est.
Ce complexe ◀de▶ contradictions fondamentales et ◀d’▶antagonismes spirituels, s’est révélé au cours des âges comme étant ◀le▶ plus créateur ◀de▶ toute ◀l’▶histoire des civilisations. Il explique seul que malgré sa petitesse physique, sa pauvreté relative en matières premières, sa population dense mais minoritaire dans ◀le▶ monde, ◀l’▶Europe soit devenue ◀le▶ foyer ◀le▶ plus virulent du progrès humain pendant sept siècles. ◀L’▶Europe actuelle, quels que soient ses vices et ◀les▶ éléments ◀de▶ décadence qu’elle se refuse à éliminer, reste par excellence ◀la▶ terre des hommes. J’entends qu’elle reste ◀le▶ lieu du monde où, vertueux ou vicieux, ◀les▶ hommes sont malgré tout ◀les▶ plus différenciés, ◀les▶ plus avides ◀d’▶expérimenter ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀de▶ toucher ◀le▶ fond des choses et ◀de▶ prendre conscience ◀d’▶eux-mêmes, soit pour s’accepter, soit pour se révolter. Un des caractères ◀les▶ plus frappants ◀de▶ ◀l’▶unité européenne, je ◀le▶ trouve précisément dans ◀le▶ goût et ◀la▶ passion ◀de▶ différer, communs à toutes nos élites, et plus qu’on ne ◀le▶ croit aux individus qui forment en réalité ◀les▶ masses.
Dans ◀le▶ champ des inventions ◀de▶ tous ◀les▶ ordres qui ont modifié ◀l’▶aspect du monde depuis cinquante ans, ◀la▶ part des Européens est largement prépondérante. Et je dis bien : des Européens, non ◀de▶ tel ◀de▶ leurs pays. Car chacune ◀de▶ leurs découvertes est née du grand dialogue entre ◀les▶ esprits du passé et du présent, par-dessus ◀les▶ frontières ; chacune est prise dans ◀le▶ contexte ◀d’▶une réflexion européenne (contexte qui tend d’ailleurs de plus en plus à s’étendre aux États-Unis). Qu’il suffise ◀de▶ mentionner : ◀le▶ marxisme et ◀la▶ psychanalyse ; ◀l’▶existentialisme et ◀le▶ personnalisme ; ◀la▶ théorie des quantas en physique, celle des groupes et celle des ensembles en mathématique ; ◀la▶ sociologie et ◀les▶ grandes synthèses historiques ; ◀la▶ relativité généralisée et ◀la▶ physique nucléaire ; ◀l’▶aviation, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma ; ◀la▶ vaccination, ◀la▶ pénicilline et ◀le▶ DDT ; ◀le▶ pétrole synthétique et ◀le▶ radar ; ◀la▶ rationalisation du travail industriel, ◀le▶ syndicalisme et ◀les▶ coopératives ; ◀la▶ construction métallique et ◀la▶ bureaucratie ; et enfin ◀l’▶art moderne tout entier, peinture, musique, poésie, essai, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier ◀de▶ nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés ◀de▶ Paris, ou dans nos livres.
Je dirai plus. ◀Le▶ monde moderne en tant que tel peut être appelé une création européenne. Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés ◀d’▶art et ◀de▶ construction, ◀de▶ transport et ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶industrie et ◀de▶ médecine, et nos armes. ◀Les▶ Hindous, ◀les▶ Chinois, ◀les▶ Noirs, copient ◀d’▶Europe pour toutes ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques citations ◀de▶ leurs sages, quelques statues ◀de▶ leurs dieux, ou quelques rythmes ◀de▶ leurs danses. (Demain pourtant, c’est ◀l’▶Amérique ou ◀la▶ Russie qu’ils imiteront…)
Car si ◀l’▶on peut dire que ◀l’▶Amérique du Nord et ◀l’▶URSS sont aussi — l’une depuis ◀les▶ origines, l’autre dans ce qu’elle a ◀de▶ moderne précisément — des créations ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, il n’en reste pas moins que ◀l’▶avenir paraît bien être à elles et non plus à ◀l’▶Europe, parce qu’elles apportent une fraîcheur plus robuste dans ◀l’▶exploitation ◀de▶ nos découvertes. Nous concevons un prototype, elles produisent des séries.
◀D’▶où résultent pour ◀l’▶Europe deux conséquences également importantes : une tentation ◀d’▶orgueil qui nous ferait dire : « Nous sommes ◀les▶ seuls, ◀les▶ vrais civilisés », et une tentation ◀d’▶infériorité qui nous ferait penser : « Tout notre esprit nous a conduits à perdre notre hégémonie, nous avons exporté nos secrets créateurs, sans nulle prudence, et maintenant on ◀les▶ retourne contre nous, avec une énergie que nous avons perdue ».
Spirituellement conquérante ou décadente, ou ◀les▶ deux à la fois, ◀l’▶Europe n’en est pas moins demeurée ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀la▶ civilisation contemporaine, occidentale, — c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ seule civilisation qui ait su remplacer toutes ◀les▶ autres, arrêtées, en recul, ou éteintes.
Si ce foyer venait à être détruit par une guerre totale, ◀les▶ bibliothèques, ◀les▶ microfilms, ◀les▶ documents collectionnés aux USA, et ◀les▶ résultats enregistrés des recherches ne suffiraient pas à maintenir ◀la▶ créativité spécifique ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀le▶ sens inné ◀de▶ ses diversités, ses traditions transmises ◀de▶ personne à personne et ◀de▶ maître à disciple, bien plus que ◀de▶ professeurs à élèves. ◀Le▶ cœur aurait cessé ◀de▶ palpiter. Il ne resterait qu’un musée.
◀L’▶unité supranationale ◀de▶ ◀la▶ culture européenne est quelque chose qu’il s’agit aujourd’hui bien moins ◀de▶ définir que ◀de▶ sauver, et aussi ◀d’▶illustrer en créations. Dieu merci, elle n’est pas encore un objet ◀de▶ science, mais un drame.
Nous avons à ◀la▶ défendre contre ◀la▶ menace totalitaire, contre ◀l’▶esprit ◀de▶ simplification stérilisant que favorisent ◀les▶ mass médias, contre nos divisions enfin, qui paralysent ◀les▶ échanges vitaux. Nous avons à rappeler aux élites, à révéler aux masses, que ◀les▶ vraies sources ◀de▶ ◀la▶ puissance européenne sont spirituelles, morales, intellectuelles, et que ◀la▶ culture sur ce petit cap n’est pas un luxe, mais ◀la▶ condition même ◀de▶ notre vie. Et nous avons à créer ◀la▶ synthèse des connaissances acquises en divergence, comme au hasard, par ◀l’▶ère moderne : c’est ◀le▶ souci majeur ◀de▶ nos meilleurs esprits.
Dans ◀la▶ lutte pour ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe, cette défense prend ◀l’▶aspect positif ◀d’▶un rassemblement créateur. On peut donc dire que ◀l’▶unité ◀de▶ notre culture existe par et dans cette lutte. C’est une « Unité ◀d’▶avenir ».
Ce que cela signifie pour ◀l’▶Amérique
Lecteur américain, vous ◀l’▶aurez senti : tout ce qui précède vous concerne aussi bien que nous Européens, pour ◀l’▶essentiel. Car si ◀l’▶on a pu dire que ◀l’▶Amérique est un « miroir grossissant ◀de▶ ◀l’▶Europe » (Léo Ferrero), il est vrai aussi que ◀l’▶Europe est ◀l’▶étymologie des maux américains. Nos maladies sont, ou seront un jour les vôtres, non point dans leurs manifestations, mais dans leur principe. Après tout, vos ancêtres ne sont pas nés ◀de▶ votre terre, mais ils y ont été comme projetés par ◀le▶ jeu des contradictions internes ◀de▶ ◀l’▶Europe, religieuses d’abord, puis nationales et sociales, enfin économiques et parfois politiques.
◀Le▶ mal fondamental ◀de▶ ◀l’▶Europe du xxe siècle, c’est ◀la▶ dissolution ◀de▶ ◀la▶ commune mesure. Qui pourrait dire que ◀l’▶Amérique n’en souffre pas ? Celui-là seul qui s’en tiendrait aux symptômes extérieurs, si différents ◀d’▶un côté à l’autre de ◀l’▶océan.
Vous êtes plus menacés que nous par ◀la▶ dictature psychique des mass médias, alors que nous sommes surtout menacés par nos divisions nationales, partisanes, individualistes. En Europe, ◀la▶ dissolution profonde du lien spirituel entre ◀la▶ société et ◀la▶ culture tend à provoquer des explosions ; aux USA, voilée par un moralisme et un civisme plus vivaces, elle tend plutôt à provoquer un abaissement moyen du niveau ◀de▶ conscience. Avec une sorte ◀de▶ sadomasochisme, nous en tirons ◀les▶ conséquences extrêmes, guerre, totalitarisme, doctrines ◀de▶ ◀l’▶absurde ; je vous sens au contraire tentés ◀de▶ noyer ◀le▶ problème ou ◀de▶ ◀le▶ refuser. « Simplifions, posons moins ◀de▶ questions, tout s’arrangera », semblez-vous dire. « Précisons impitoyablement, poussons nos questions jusqu’au bout et même plus loin », dit toute notre culture avec Kafka.
Mais plusieurs des symptômes européens du mal commun se retrouvent en Amérique : ◀l’▶isolement croissant ◀de▶ ◀l’▶élite créatrice, ◀la▶ contradiction des morales, ◀l’▶insécurité spirituelle et mentale… C’est dire que ◀le▶ challenge que représentent ◀les▶ solutions totalitaires — sauf dans ◀le▶ plan politique où votre unité est faite — s’adresse à vous autant qu’à nous. ◀La▶ tentation est moins forte pour vous. Mais craignez qu’un peu plus ◀de▶ conscience ou une panique ne ◀la▶ renforce.
Vous êtes intéressés à notre guérison. Car dans un sens, nous sommes vos cobayes ; et dans un autre, votre hérédité.
Ce que vous devez attendre ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est qu’elle découvre rapidement ◀les▶ antitoxines des virus qu’elle a sécrétés depuis cent ans, contre lesquels vous n’êtes pas immunisés. En retour, nous attendons ◀de▶ vous bien autre chose que des dollars — si indispensables qu’ils soient. Nous attendons que vous trouviez comment ◀l’▶homme peut demeurer humain, demeurer une personne responsable, malgré ◀la▶ télévision, ◀la▶ publicité, ◀les▶ propagandes et ◀la▶ tendance à fuir devant soi-même dans ◀la▶ masse.
Nous vous prions ◀de▶ ne pas désespérer ◀de▶ ◀l’▶Europe malade. Ce serait désespérer ◀de▶ votre propre civilisation, ◀de▶ son essence. ◀L’▶Europe dispose encore des plus grandes réserves créatrices ◀de▶ ◀l’▶humanité : ◀les▶ cinquante premières années du siècle ◀l’▶ont prouvé. Ne pensez pas qu’elle est perdue, sacrifiée anyway, et qu’il est temps ◀de▶ drainer ses dernières valeurs, musiciens, écrivains, professeurs et savants. ◀De▶ Stravinsky à Hindemith, ◀de▶ Thomas Mann à Aldous Huxley, ◀de▶ Maritain à Toynbee, et ◀d’▶Einstein à Fermi, beaucoup déjà nous ont quittés, sont devenus vôtres. Mais nous pouvons encore en être heureux pour vous : il nous en reste assez, et nous en ferons bien d’autres. Aidez-nous en retour à renaître des ruines morales et physiques ◀de▶ deux guerres, ◀de▶ ◀la▶ folie nationaliste, et ◀d’▶une longue maladie totalitaire provoquée par un déséquilibre dont vous êtes menacés, vous aussi.
Je souhaite ici qu’un dialogue atlantique s’institue et s’anime, non point pour échanger des préjugés stupides — vous êtes « barbares » et nous sommes « décadents » — mais pour échanger des espoirs. Que chacun dise à l’autre ce qu’il attend ◀de▶ lui, espère ◀de▶ lui. J’ai connu des malades qu’on a sauvés en leur disant seulement au creux ◀de▶ ◀l’▶oreille : « Tu sais que j’ai besoin ◀de▶ toi. »