Pronostics 1969 (une interview)14
Questions. — Pensez-vous qu’il existe une culture bourgeoise ? Le▶ terme ◀de▶ « culture bourgeoise » a été largement employé au cours des émeutes ◀de▶ mai 1968.
D. ◀de▶ R. — Il n’y a pas ◀de▶ culture bourgeoise. Il n’y a pas ◀de▶ culture ouvrière. Il y a une culture européenne. Je suis tout à fait d’accord avec Toynbee qui dit que ◀la▶ plus petite unité ◀d’▶étude intelligible qu’on puisse considérer est une civilisation ◀de▶ dimension continentale. Nous parlons ◀de▶ culture française, ◀de▶ culture allemande, cela n’existe pas. Il y a seulement des différences, des nuances ◀de▶ langue.
D’abord, toutes nos langues sont parentes, ensuite toutes ◀les▶ formes générales ◀de▶ ◀la▶ culture ou particulièrement ◀de▶ ◀la▶ littérature, par exemple, sont communes à tous ◀les▶ Européens.
◀La▶ division ◀de▶ ◀la▶ culture est apparue avec ◀l’▶école obligatoire et ◀la▶ presse. On a fabriqué ◀le▶ nationalisme au xixe siècle. En peinture, voyez comme ◀l’▶École ◀de▶ Paris est peu française : Picasso, Chagall, Van Dongen, Modigliani, Soutine, Max Ernst…
Et ◀la▶ culture, qu’est-ce que c’est ?
R. — ◀La▶ culture occidentale repose sur ◀l’▶héritage gréco-romain et ◀la▶ théologie chrétienne, transmise par des moines au Moyen Âge. On ne peut parler ◀de▶ culture bourgeoise qu’en pensant aux consommateurs actuels ◀de▶ cette culture. Depuis cent ans, ce sont essentiellement des bourgeois. Ce qui n’empêche pas ◀les▶ ouvriers ◀d’▶avoir des goûts plus bourgeois que ◀les▶ bourgeois cultivés. ◀L’▶avant-garde est toujours sortie ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. ◀Le▶ communisme a toujours condamné ◀l’▶avant-garde et ne cesse encore ◀de▶ ◀le▶ faire. C’est uniquement ◀l’▶avant-garde que vous trouvez dans ◀les▶ prisons russes. Vous n’y trouverez pas un seul représentant ◀de▶ ◀l’▶art pompier, parce qu’il est au pouvoir, là-bas, depuis cinquante ans.
◀Le▶ pompiérisme qui tranquillise ◀les▶ gouvernements n’est pas toujours bourgeois, mais il est toujours gouvernemental, dans tous ◀les▶ pays. ◀La▶ bourgeoisie est une classe qui a été et qui est encore au pouvoir dans la plupart des pays, mais ce n’est pas elle qui donne ce ton-là, puisque vous ◀le▶ retrouverez dans toutes ◀les▶ dictatures communistes.
Pensez-vous que nous sommes entrés dans une ère ◀de▶ révolutions ?
R. — Il y a une nécessité révolutionnaire qui vient de cette mauvaise adaptation ◀de▶ nos unités ◀de▶ base aux tâches nouvelles qu’il faudrait accomplir. Comme disent ◀les▶ Américains : It doesn’t work, ça ne fonctionne pas, ça ne joue plus.
Ne pensez-vous pas que ◀les▶ revendications ne sont pas assez bien formulées ?
R. — C’est exact. On dit n’importe quoi, parce qu’on n’a pas fait une bonne analyse ◀de▶ ◀la▶ situation. Quand Sartre dit aux étudiants : « Cassez ◀l’▶Université ! », il me fait penser à ces grands-pères qui veulent se rendre populaires auprès de leurs petits-enfants en leur conseillant ◀de▶ casser leurs jouets. Il faudrait plutôt leur dire ◀de▶ créer une nouvelle Université qui soit digne ◀de▶ ce nom.
Vers quoi va ◀l’▶homme ? une mutation tant physique que spirituelle ?
R. — Je n’en sais rien. Je sais vers quoi je voudrais qu’on aille. ◀Le▶ progrès est ◀l’▶augmentation des risques humains, c’est-à-dire des possibilités ◀de▶ choix laissées à chaque individu. ◀Le▶ progrès n’est pas dans ◀le▶ fait (absolument invérifiable et très peu probable) ◀d’▶un monde rendu meilleur, mais dans ◀l’▶augmentation des possibilités ◀de▶ choix.
Pensez-vous que nous assistons à ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale ?
R. — C’est impossible. Paul Valéry a écrit : « Nous autres, civilisations, nous savons aujourd’hui que nous sommes mortelles ». C’est doublement inexact : en premier lieu, ◀la▶ civilisation occidentale prolonge ◀les▶ civilisations du Moyen-Orient, ◀de▶ ◀la▶ Grèce et ◀de▶ Rome qui continuent à vivre en elles. En second lieu, ◀la▶ civilisation occidentale est ◀la▶ seule qui ait conquis ◀le▶ monde entier. Si on déclare qu’elle va mourir, cela revient à dire qu’il n’y aura plus ◀de▶ civilisation du tout.
— Et vous ne croyez pas qu’il y aurait des indices pour une autre culture, une autre civilisation qui pourrait s’épanouir ?
R. — Je n’en vois aucune.
R. — Encore faudrait-il que ce soit une civilisation vraiment différente, et qui ait ◀de▶ meilleures solutions que les nôtres. Or, nous constatons un gigantesque effort pour imposer aux Chinois une partie ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale : ◀le▶ marxisme.
— Quelle différence faites-vous entre marxisme et maoïsme ?
R. — ◀Le▶ maoïsme prétend être ◀le▶ vrai marxisme. Mais, c’est un mélange ◀de▶ marxisme, ◀d’▶anti-marxisme15, et ◀de▶ certaines traditions chinoises ◀d’▶un moralisme utilitaire des plus simplets : voyez ◀le▶ Petit Livre rouge. Lorsque ◀les▶ étudiants chinois protestent, ils ◀le▶ font à coup de mitrailleuses. Il y a probablement alors des centaines ◀de▶ morts, quoiqu’on n’en parle guère. Je ne vois dans ◀le▶ maoïsme aucun germe ◀de▶ civilisation nouvelle.
— Croyez-vous plus au succès des révolutions que des évolutions ?
R. — Je ne crois pas du tout au succès des révolutions. Elles ont toutes abouti à des tyrannies.
Une révolution aboutit à une tyrannie, parce qu’elle manque ◀de▶ fondements doctrinaux, philosophiques, religieux acceptés et assumés par ◀les▶ meilleurs. Une révolution sanglante est une révolution mal préparée. ◀La▶ seule qui pourrait réussir serait celle qui apporterait un ordre nouveau, prêt à prendre ◀la▶ relève du désordre ancien, ce que j’appelle ◀le▶ « désordre établi ». Ces conditions idéales n’ont encore jamais été réalisées. ◀La▶ Révolution française a abouti à ◀la▶ tyrannie napoléonienne. ◀Les▶ révolutions ◀de▶ 1848 ont été écrasées ou bien ont abouti, par ◀les▶ nationalismes, à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914.
Un homme politique français a déclaré : « ◀Le▶ pouvoir personnel finit toujours mal. » Bon. Mais qu’en est-il du pouvoir impersonnel ? ◀Le▶ cas des quatre Républiques françaises qui étaient des pouvoirs impersonnels nous instruit. La première a abouti à Napoléon. La seconde à Louis-Napoléon. La troisième à Pétain. La quatrième à de Gaulle. Faudrait-il saluer ◀le▶ régime personnel, parce qu’il conduit toujours à un régime impersonnel ?
Comment expliquez-vous ◀l’▶apogée et ◀la▶ chute des civilisations ?
R. — Je ne crois pas que ◀les▶ civilisations soient comme ◀les▶ plantes, qui poussent, donnent des fruits, se fanent et meurent. Hegel, Spengler et Toynbee ont développé cette idée, séduisante mais fausse. Aujourd’hui, ◀la▶ civilisation née en Europe recouvre ◀la▶ terre entière ; elle n’est pas à ◀la▶ merci ◀de▶ forces extérieures qui pourraient ◀la▶ détruire. Elle s’alimente par elle-même. Elle est devenue une force ◀de▶ production et ◀d’▶autocritique extraordinaire. Je ne suis pas pessimiste à son sujet, mais je ◀le▶ suis en ce qui concerne ◀les▶ effets ◀de▶ ce que ◀l’▶homme, indépendamment ◀de▶ ◀la▶ nature, a développé dans cette civilisation.
Je ne crois pas que ◀l’▶homme devient esclave des machines ; il est esclave ◀de▶ certaines ◀de▶ ses tendances qui prennent ◀les▶ machines comme paravent ou cible ◀de▶ projection. ◀L’▶homme n’est pas esclave ◀de▶ sa voiture, il est esclave ◀de▶ sa vanité sociale.
Quelle est ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶artiste dans un monde en transformation ?
R. — Dans une société qui s’agrandit follement, qui perd ses mesures, ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶art pourrait être ◀d’▶illustrer des mesures nouvelles des modèles efficaces pour ◀la▶ sensibilité. Comme ◀l’▶ont fait ◀la▶ statuaire grecque avec ses dieux à formes humaines, ◀l’▶architecture médiévale avec ◀les▶ voûtes romanes et ◀les▶ flèches gothiques, ◀les▶ troubadours avec leurs poèmes ◀d’▶un érotisme raffiné, ◀les▶ romanciers du cycle ◀de▶ ◀la▶ Table ronde, modèles ◀de▶ ◀l’▶aventure spirituelle et ◀de▶ ◀la▶ passion. Mais aujourd’hui, ◀les▶ artistes ne fondent plus rien : ils réagissent aux mouvements affectifs passionnels, aux névroses et aux psychoses ◀de▶ ◀l’▶époque, ils sont ◀les▶ ludions ◀de▶ ◀l’▶inconscient collectif, ils en traduisent et révèlent ◀les▶ courants, mais n’agissent plus sur eux.
C’est à ◀l’▶essayiste, au philosophe lyrique, au moraliste imaginatif, ◀de▶ tenter ◀d’▶agir sur ◀l’▶époque dans ◀la▶ mesure où elle est guidée par des idées, des concepts, des angles ◀de▶ vision qu’on lui propose et qui s’imposent plus ou moins aux esprits et aux sensibilités. Mais encore faut-il sentir ◀l’▶époque si ◀l’▶on veut essayer ◀de▶ ◀l’▶influencer : et c’est à cela que ◀l’▶art peut nous aider. Kafka nous a révélé dès 1930 ◀le▶ style et ◀l’▶habitus des régimes policiers que ◀la▶ psyché moderne fomentait dans sa démence ◀la▶ plus secrète.
Par quoi cette période anarchique que traverse notre siècle a-t-elle été préparée ?
R. — Je vous dirai sans trop réfléchir : par ◀le▶ nationalisme militarisé, ◀l’▶étatisme, ◀le▶ matérialisme capitaliste, ◀le▶ scientisme plat et ◀la▶ croyance aux toujours plus grands nombres. Mais je n’ai pas envie ◀d’▶étudier après coup ◀d’▶histoire ◀de▶ mon temps, ce n’est pas mon souci, ni ma vocation. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ◀le▶ passé ◀de▶ notre désordre, mais ◀les▶ moyens ◀d’▶en sortir. C’est-à-dire ◀de▶ créer un ordre plus humain : par quoi je veux dire plus divin. Et ne me demandez pas si je crois que cela réussira : car nous ne sommes pas là pour essayer ◀de▶ prévoir ◀l’▶avenir, mais pour ◀le▶ faire, disons ◀d’▶une manière réaliste, pour essayer ◀de▶ ◀le▶ changer dans ◀le▶ bon sens.
Une des formules que j’ai lancées dans ma jeunesse (outre celle ◀de▶ ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain), c’était ◀la▶ politique du pessimisme actif. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est en somme une morale du risque assumé, ◀de▶ ◀l’▶action orientée par ◀l’▶esprit, et ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle. Je m’y tiens et ◀l’▶époque fera ce qu’elle pourra… Après tout, ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société n’est pas ◀la▶ société elle-même, mais ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀l’▶homme, à la fois libre et responsable, traduction simple ◀de▶ cette phrase mystérieuse pour peu qu’on y réfléchisse : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »