Culture et technique en Europe et dans le▶ monde
◀De▶ deux conférences, l’une au Séminaire ◀de▶ Copenhague sur ◀La▶ culture et ◀l’▶économie, organisée par ◀la▶ Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture en 1962, l’autre à ◀l’▶École polytechnique universitaire ◀de▶ Lausanne en 1963, lors du congrès des anciens élèves ◀de▶ ◀l’▶EPUL, on a gardé ici ◀les▶ éléments communs et quelques vues complémentaires.
Dialogue occidental ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ technique
◀L’▶économie occidentale ◀d’▶aujourd’hui est dominée par ◀l’▶industrie ; or ◀le▶ moteur ◀de▶ notre développement industriel, c’est ◀la▶ technique, fille ◀de▶ ◀la▶ science, et ◀d’▶une science étroitement liée à toute ◀l’▶évolution culturelle ◀de▶ ◀l’▶Occident. C’est donc dans ◀la▶ technique, par son intermédiaire et à son sujet, que ◀la▶ culture et ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶Occident communiquent ◀le▶ plus directement, au niveau de ◀la▶ création comme à celui des effets extérieurs, et s’interdéterminent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ mieux vérifiable.
Je pars ◀de▶ trois faits connus ◀de▶ tous :
1. Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, une civilisation devient vraiment mondiale, et c’est ◀la▶ civilisation technique. Née ◀de▶ ◀l’▶Europe, développée par ◀l’▶Amérique, adoptée par ◀l’▶URSS et ◀de▶ là, transplantée en Chine, elle est devenue, au cours de ces dernières années, non seulement ◀l’▶idéal, mais ◀la▶ revendication parfois bruyante et turbulente ◀de▶ tous ◀les▶ pays du tiers-monde, même ◀les▶ plus farouchement hostiles à ◀l’▶Occident.
2. Presque partout, on manque ◀de▶ techniciens, ◀d’▶ingénieurs et ◀de▶ contremaîtres, ◀de▶ managers, ◀de▶ spécialistes, et même ◀d’▶ouvriers qualifiés. ◀L’▶URSS est peut-être ◀la▶ seule exception. Il en résulte qu’on propose un peu partout ◀d’▶orienter ◀les▶ études, dès ◀l’▶enfance, vers ◀la▶ formation scientifique, technique, de plus en plus spécialisée, aux dépens de ◀la▶ culture générale et ◀de▶ ce que ◀les▶ Français et ◀les▶ Anglo-Saxons nomment encore ◀les▶ humanités.
3. Depuis plusieurs dizaines ◀d’▶années, ◀les▶ plus grands penseurs ◀de▶ ◀l’▶Europe et des États-Unis, suivis par ◀les▶ chroniqueurs des journaux et par ◀l’▶élite ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie, chantent sur tous ◀les▶ tons ◀la▶ plainte ◀de▶ ◀l’▶humanisme opprimé par ◀la▶ technique, et prédisent ◀le▶ triomphe prochain des robots, ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ses machines.
Toutes ces contradictions définissent notre drame, et ce n’est pas seulement ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶Occident, c’est celui ◀de▶ toutes ◀les▶ cultures, dans ◀le▶ tiers-monde, qui se voient menacées ◀d’▶extinction par ◀le▶ succès brutal ◀d’▶une civilisation dont ◀les▶ auteurs eux-mêmes se déclarent effrayés.
Au moment même où il voit sa technique et ses valeurs techniques adoptées par ◀le▶ monde entier, ◀l’▶Occident se met donc à douter ◀de▶ son bon droit, et à diviser ses forces en deux camps : d’une part, ceux qui sont prêts à sacrifier ◀la▶ culture générale aux exigences nouvelles ◀de▶ ◀la▶ technique et qui se nomment ◀les▶ progressistes ; d’autre part, ceux qui défendent nos traditions humanistes, s’opposent ◀de▶ toutes leurs forces instinctives à ◀la▶ technique, et qu’on nomme ◀les▶ réactionnaires, même s’ils sont simplement conservateurs. Leur erreur commune consiste à ne pas voir à quel point ◀la▶ technique résulte ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale et s’en nourrit, et à quel point cette culture occidentale peut à son tour bénéficier ◀de▶ ◀la▶ technique.
Genèse religieuse ◀de▶ ◀la▶ technique
Comment s’explique ◀le▶ fait patent que ◀la▶ technique moderne, depuis ◀le▶ xviie siècle, ait été ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Europe seule, et par ◀la▶ suite, ◀de▶ ses filiales américaine et russe — alors que ni ◀l’▶Afrique des tribus et des sorciers, ni ◀l’▶Inde des castes et des sages, ni ◀la▶ Chine des paysans et des mandarins, n’avaient pu ou voulu produire ◀de▶ machines, ◀de▶ turbines ou même ◀de▶ canons jusqu’à ces toutes dernières décennies, et n’y auraient pas songé ◀d’▶elles-mêmes, sans ◀l’▶exemple et ◀le▶ défi occidental ?
Que signifie ◀l’▶effort technique ◀de▶ ◀l’▶Occident, et quelles sont ses racines profondes dans ◀la▶ psyché européenne ?
J’ai tenté ◀de▶ répondre à ces questions dans un livre intitulé ◀L’▶Aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme , et je me suis vu amené à établir une chaîne continue, sinon ◀de▶ causes et ◀d’▶effets, du moins ◀d’▶attitudes spirituelles permettant et favorisant certaines recherches plutôt que d’autres, — recherches qui à leur tour devaient conduire à certaines découvertes plutôt qu’à d’autres — et cette chaîne va des grands conciles du ive et du ve siècle, comme ceux ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine, jusqu’à notre bombe atomique. Voilà qui peut surprendre, mais qui est en somme très simple : ◀la▶ religion prépondérante ◀de▶ ◀l’▶Europe se fonde sur ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation. Or qu’est-ce que ◀l’▶Incarnation, sinon Dieu lui-même, ◀l’▶Esprit pur, qui choisit ◀de▶ se rendre connaissable dans un corps ◀d’▶homme. Il en résulte que ◀le▶ corps physique, et ◀la▶ matière du même coup, se trouvent fortement valorisés comme objets des recherches ◀de▶ ◀l’▶esprit. Corps et matière sont bien réels aux yeux de ◀l’▶Occidental christianisé, et ne sont pas une simple illusion, une partie du voile ◀de▶ Maya que tout ◀l’▶effort spirituel devrait tendre à dissiper, comme ◀le▶ veulent ◀les▶ religions brahmanique et bouddhiste. ◀Le▶ corps et ◀la▶ matière et toute ◀la▶ création, désormais paraissent dignes ◀d’▶être contemplés, comme ◀le▶ dira Kepler, bien plus, ◀d’▶être transformés par ◀l’▶homme spirituel et sauvés, ainsi que ◀l’▶avait déjà dit saint Paul, dont je rappelle ici une déclaration réellement fondamentale : « ◀La▶ création tout entière, dans une attente ardente, attend ◀la▶ révélation des fils ◀de▶ Dieu, avec ◀l’▶espérance qu’elle aussi sera affranchie ◀de▶ ◀la▶ servitude ◀de▶ ◀la▶ corruption… pour avoir part à ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶Esprit. » Il y a là un programme grandiose ◀d’▶action sur ◀le▶ cosmos, qui s’offre à ◀l’▶homme en tant que spirituel, précisément. Programme pratiquement infini, ou qui ne finira qu’avec ◀la▶ « fin des temps », mais ◀la▶ croyance en un Dieu créateur et régulateur du cosmos ◀le▶ rend cependant concevable pour ◀la▶ foi.
Il faut voir là sinon ◀l’▶origine immédiate ◀de▶ ◀la▶ science, du moins ◀l’▶annonce ◀de▶ ◀l’▶attitude fondamentale, ◀de▶ ◀l’▶option ◀de▶ base qui va rendre ◀la▶ science possible et qui va donner bonne conscience à ◀la▶ recherche appliquée non plus à ◀l’▶esprit seul, absolu et impersonnel, comme en Inde, ou aux esprits surnaturels, comme dans ◀la▶ magie africaine, mais aux corps et à ◀la▶ matière et à toute ◀la▶ Nature naturée — Nature à laquelle il ne s’agit plus ◀de▶ se conformer, mais qu’il faut au contraire transformer, illuminer et finalement sauver. Ce que ◀la▶ Nature « attend » ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est une action qui maîtrise et libère, non pas une révérence dévotieuse et craintive.
D’autre part, ◀la▶ religion judéo-chrétienne ◀d’▶un Dieu incarné, qui appelle ◀l’▶homme à ◀la▶ liberté dans sa condition concrète et non dans ◀l’▶évasion mystique, se combine, peu à peu, non sans peine, avec ◀le▶ rationalisme critique ◀de▶ ◀la▶ Grèce et son exigence ◀de▶ vérité, voire ◀de▶ véracité contrôlée et mesurée. Cette synthèse, qui est ◀l’▶œuvre du Moyen Âge, dès ◀le▶ xiiie siècle, produit ses effets à partir de ◀la▶ Renaissance, dans ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ science moderne, et j’entends bien ◀d’▶une science des corps et ◀de▶ ◀la▶ matière qui ne se veut pas seulement spéculative, mais transformatrice du réel. Ajoutez-y ◀le▶ goût du travail, vertu ou vice des populations nordiques, d’ailleurs approuvé par ◀les▶ ordres monastiques : laborare est orare ; et enfin, ◀la▶ nécessité ◀de▶ survivre dans un coin du monde peu favorisé par ◀les▶ dons gratuits ◀de▶ ◀la▶ Nature — j’entends notre péninsule occidentale ◀de▶ ◀l’▶Asie — et vous aurez ◀les▶ conditions enfin réunies ◀de▶ ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ technique en Europe : effort plus ascétique que magique, et plus rigoureux qu’hédoniste, ◀de▶ maîtrise et ◀de▶ transformation ◀de▶ ◀la▶ matière et ◀de▶ ◀la▶ Nature, effort ◀de▶ création ◀d’▶un milieu artificiel, au service des fins propres ◀de▶ ◀l’▶homme.
Genèse onirique des inventions
◀L’▶histoire des grandes inventions, ◀de▶ celle du feu à celle ◀de▶ ◀la▶ fusée spatiale, n’est pas ◀l’▶histoire ◀de▶ « besoins » qui auraient existé avant ces inventions ; et elle ne dépend pas non plus des fameuses « lois ◀de▶ ◀l’▶économie » dont parlaient Marx et ◀les▶ théoriciens bourgeois ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme, mais au contraire des rêves ◀les▶ plus constants ◀de▶ ◀l’▶homme, rêves qui déterminent dans nos vies ce qu’on nomme ◀les▶ hasards, ◀les▶ trouvailles par hasard, rêves qui sont aussi ◀les▶ grands thèmes directeurs des créations ◀de▶ notre culture.
Pourquoi ◀l’▶homme fabrique-t-il des outils ? Quels sont donc ◀les▶ motifs profonds ◀de▶ ◀la▶ technique ? Tout ◀le▶ xixe siècle répond en chœur : que ◀l’▶homme invente pour des motifs utilitaires. Et presque tous ◀les▶ historiens ◀de▶ ◀la▶ technique répètent jusqu’à nos jours que ◀les▶ grandes inventions ont « répondu à des besoins » économiques, alimentaires et matériels. Quelques-uns cependant nous disent : si ◀l’▶homme invente, c’est par défi aux dieux, c’est pour ravir ◀le▶ feu du ciel, comme Prométhée, et pour soumettre ◀la▶ Nature à notre volonté ◀de▶ puissance et ◀de▶ richesse. Et pourtant, la plupart des exemples classiques ◀d’▶inventions et ◀de▶ découvertes dans ◀l’▶ère moderne, si ◀l’▶on y regarde ◀de▶ près, réfutent précisément ces théories.
À ◀l’▶origine des inventions européennes du xvie au xixe siècle, qui ont décidé du sort ◀de▶ ◀la▶ technique moderne, et par suite de notre économie, nous ne trouvons pas ◀le▶ désir ◀de▶ gain, ni ◀le▶ besoin ◀de▶ confort, ni ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance, ni ◀l’▶impulsion ◀de▶ satisfaire des besoins que personne n’éprouvait avant elles (personne n’avait besoin ◀d’▶autos quand il n’y en avait pas encore), mais au contraire des rêves magiques ou religieux, affectifs, poétiques, généralement humains.
Dis-moi ce que tu rêves, je te dirai ce que tu vas trouver.
◀L’▶explication ◀de▶ ◀la▶ technique par des besoins utilitaires ou économiques repose en somme sur un anachronisme, et sur une confusion des effets et des causes. Au début, il y a ◀le▶ rêve, ◀le▶ jeu ; plus tard viennent ◀l’▶industrie et ◀les▶ gros dividendes : mais ceci n’explique pas cela. Au début, il y a ces jouets pour grandes personnes (ou ces spéculations abstraites sans nulle utilité imaginable) qui font sourire ◀l’▶économiste, ◀l’▶homme d’affaires et ◀l’▶homme politique. Exemple : Adolphe Thiers, historien et ministre français, déclare en 1833 que ◀la▶ locomotive est « une simple amusette scientifique, sans aucun avenir ». Plus tard, ◀l’▶industrie et ◀la▶ banque, avec ◀l’▶aide ◀de▶ savants économistes, échafaudent sur ◀de▶ telles amusettes ◀le▶ système compliqué ◀de▶ leurs « lois économiques », et prétendent que ces lois expriment ◀les▶ besoins matériels ◀de▶ ◀l’▶homme des masses. ◀La▶ vérité est simplement inverse : ◀l’▶homme moyen n’éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ prendre ◀le▶ train, ◀l’▶avion, ou son auto, que parce que quelques fous et rêveurs ◀de▶ génie inventèrent un beau jour ces mécaniques, qui devaient permettre ◀l’▶industrie moderne. Si ◀le▶ besoin matériel expliquait ◀les▶ créations ◀de▶ ◀la▶ technique, et si ◀les▶ produits ◀de▶ ◀l’▶industrie répondaient aux besoins matériels, pourquoi ferait-on ◀de▶ ◀la▶ publicité ?
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, ◀l’▶explication utilitaire ou économique, entièrement fausse pour ◀les▶ périodes qui nous précèdent, peut nous sembler en train de devenir vraie. La plupart des brevets ◀d’▶inventions suivis ◀d’▶exploitation sont enregistrés par ◀les▶ bureaux ◀d’▶études des grandes firmes industrielles ou des offices ◀de▶ recherches militaires. Mais ce sont, après tout, ◀de▶ petites inventions, répondant à ◀de▶ petites nécessités ◀d’▶abaissement ◀d’▶un prix ◀de▶ revient ou ◀d’▶augmentation ◀d’▶un confort défini en termes physiques. ◀Les▶ très grandes inventions ◀de▶ notre siècle vérifient, en revanche, ◀la▶ thèse du rêve créateur : ◀l’▶exemple des fusées vers ◀la▶ Lune et Vénus me suffira. ◀Les▶ plus grandes sommes — des milliards ◀de▶ dollars — que dépensent nos plus grands États, sont affectées à ◀la▶ recherche des moyens ◀d’▶explorer ◀le▶ cosmos. Personne ne peut savoir à quoi cela servira. Ce qui explique ces dilapidations délirantes, et même scandaleuses aux yeux des utilitaristes, en lesquelles rivalisent ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA, ce ne sont pas ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶économie et encore moins ◀les▶ besoins matériels — quand ◀les▶ deux tiers ◀de▶ ◀l’▶humanité souffrent ◀la▶ faim — mais c’est un rêve, universel et proprement irrésistible. Et si un jour nous découvrons sur Mars je ne sais quelles substances nouvelles qui procurent à nos industries ou à nos États ◀de▶ nouveaux moyens ◀d’▶enrichissement ou ◀de▶ puissance, nos descendants diront : c’est à cause de cela, c’est pour cela, que les premiers astronautes quittèrent ◀la▶ Terre. Mais ici nous sommes tous témoins qu’il n’en est rien. Comme ◀les▶ rois catholiques furent témoins que ce pauvre fou, leur protégé, Christophe Colomb, ne partit pas pour chercher des esclaves et des dollars en Amérique, mais bien pour découvrir ◀les▶ Indes ◀de▶ son rêve, ces Indes aux cités pavées ◀d’▶or, et cet or qui eût permis ◀l’▶ultime croisade pour délivrer Jérusalem…
◀L’▶homme primitif crée des outils pour jouer avec ◀les▶ démons cachés dans ◀le▶ feu ou dans ◀la▶ pierre, dans ◀l’▶eau courante ou ◀l’▶animal, comme dans ses songes et ses rêves éveillés. Il exorcise prudemment une Nature peuplée ◀de▶ dieux et leurs intentions malicieuses. ◀L’▶homme moderne est-il très différent ? Prenons quelques exemples ◀de▶ ses inventions techniques ◀les▶ plus spectaculaires : ◀la▶ machine à vapeur, ◀l’▶auto, ◀l’▶avion.
Voler, partir au hasard sur ◀les▶ routes, aller jouer…
C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né ◀l’▶avion, et non pas ◀de▶ ◀la▶ prévision des avantages commerciaux, touristiques et militaires que présenterait un jour ◀l’▶industrie ◀de▶ ces tapis volants à réaction, devenue l’une des branches principales ◀de▶ notre économie. ◀L’▶histoire du vol ◀d’▶Icare est ◀le▶ récit ◀d’▶un rêve que presque tous ◀les▶ hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard de Vinci qui décrit, dessine et calcule un homme volant et ◀de▶ grands oiseaux mécaniques, et c’est ce rêve qui animait encore les premiers constructeurs ◀d’▶avions à ailes mobiles ou à pédales, puis à moteur. ◀Le▶ motif onirique du vol, attesté par des centaines ◀d’▶auteurs depuis trois à quatre-mille ans, est ◀de▶ toute évidence antérieur à toute espèce ◀de▶ considération utilitaire, économique.
C’est du rêve ◀de▶ partir au hasard sur ◀les▶ routes, et ◀d’▶aller librement vite et loin, qu’est née ◀l’▶auto. On en trouve ◀le▶ récit détaillé dans ◀l’▶autobiographie ◀de▶ Henry Ford, Ma Vie. Ce rêveur incurable, bricoleur dépourvu ◀de▶ « connaissances scientifiques », cherchait à construire, nous dit-il, une « locomotive routière » qui ne fût pas astreinte à suivre ◀la▶ loi rigide des voies ferrées et des horaires, mais pût aller à ◀l’▶aventure le long des routes et des chemins dans ◀les▶ campagnes : fantasme typique ◀de▶ ◀l’▶adolescence, qui est ◀l’▶âge des fugues. ◀Le▶ jeune Ford ◀le▶ réalisa en 1893, quelques années après que ◀l’▶Allemand Otto eût inventé ◀le▶ moteur à explosion interne. On n’ignore pas que des douzaines ◀d’▶ingénieurs ou amateurs ◀de▶ mécanique, en France surtout, avaient construit d’autres voitures automobiles bien avant Ford. Son invention ou sa réinvention n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, ◀d’▶ordre psychologique, autant que par ses succès ultérieurs.
Enfin, ◀la▶ machine à vapeur. Celle qui existait au début du xviiie siècle était des plus rudimentaires : il fallait qu’un surveillant introduise ◀de▶ temps à autre un jet ◀d’▶eau froide dans ◀le▶ réservoir contenant ◀la▶ vapeur, afin de produire sa condensation. Un jour, un jeune enfant chargé ◀de▶ cette besogne, Humphrey Potter, eut ◀l’▶idée ◀de▶ relier à un balancier ◀les▶ robinets commandant ◀l’▶arrivée ◀de▶ ◀la▶ vapeur et ◀de▶ ◀l’▶eau froide, rendant ainsi ◀le▶ processus automatique ; et il fit cela, nous disent ◀les▶ récits ◀de▶ ◀l’▶époque, afin de pouvoir aller jouer. James Watt, plus tard, ne fit que perfectionner ◀la▶ trouvaille du petit garçon, précurseur ◀de▶ ◀l’▶automation créatrice ◀de▶ loisir.
Nul motif attesté n’est donc utilitaire, économique ou financier. Ce sont des besoins ◀d’▶un tout autre ordre, psychologiques et moraux, qui ont guidé ◀l’▶intuition des inventeurs et ◀les▶ ont disposés à trouver. Ainsi ◀le▶ promeneur dans ◀la▶ campagne sent tout ◀d’▶un coup qu’il n’a qu’à se baisser pour cueillir à ses pieds un trèfle à quatre feuilles.
Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que ◀l’▶invention ◀de▶ Ford est née ◀d’▶un rêve ◀d’▶évasion hors des voies imposées ◀de▶ ◀la▶ civilisation, ces « chemins de fer » au nom évocateur ◀de▶ dure contrainte, tandis que ◀le▶ préfixe « auto » évoque ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶individu, cette invention n’était certainement pas ◀la▶ mieux adaptée à ses fins, ni ◀la▶ mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on ◀le▶ voit bien dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer ◀les▶ autoroutes. Si je veux être libre ◀de▶ rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange, et puis méditer à loisir. Au volant ◀d’▶une auto, rien ◀de▶ pareil : tout ce que je puis lire, ce sont des chiffres, des ordres ◀de▶ police routière. Si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich. Si je rêvasse, un klaxon me réveille brutalement. Et si je m’endors, c’est pour toujours.
Premières conclusions
C’est ◀la▶ nature ◀de▶ nos rêves constants qui détermine nos découvertes, donc nos techniques. Mais nos rêves à leur tour, ◀d’▶où viennent-ils ? Ils expriment nos croyances autant que nos instincts, ◀les▶ interdits sociaux et religieux autant que ◀les▶ désirs secrets ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀les▶ possibilités illimitées ◀de▶ ◀l’▶imagination : ce sont eux qui créent ◀la▶ culture, ◀les▶ arts, ◀les▶ sciences et ◀la▶ littérature. C’est évident. Mais il ne faut pas oublier qu’ils se nourrissent en retour ◀de▶ ◀la▶ culture : nos lectures, ◀les▶ tableaux que nous avons vus, ◀les▶ images du divin que nous livrent ◀les▶ siècles ◀de▶ notre civilisation, modifient sans nul doute notre pouvoir ◀de▶ rêve, son imagerie et ses orientations — qui sont celles ◀de▶ nos découvertes.
Je voudrais résumer, ramasser en deux phrases ce premier point ◀de▶ mon exposé :
— notre technique occidentale est née du rêve occidental, ◀de▶ ce même rêve qui a créé notre culture ;
— ◀la▶ technique n’est donc pas un destin objectif et que nous aurions à subir, mais bien au contraire, elle exprime des vœux profonds dont nous sommes responsables.
Il en résulte que ◀la▶ culture et ◀la▶ technique ne sauraient être opposées dans leurs sources, au niveau de leur création, puisqu’elles procèdent ◀de▶ nos mêmes rêves fondamentaux.
Questions populaires — et sérieuses
Restent ◀les▶ grandes questions ◀de▶ savoir si ◀la▶ technique enchaîne ◀l’▶individu ou si elle ◀le▶ libère ; si nous sommes ◀les▶ esclaves ◀de▶ nos machines ou si elles nous servent ; et surtout si ◀l’▶humanité saura maîtriser ◀la▶ bombe atomique, ou si un jour prochain peut-être, à ◀la▶ suite ◀d’▶une erreur commise au Pentagone, ou au Kremlin, ou même à ◀l’▶Élysée, ◀la▶ bombe nous anéantira.
Ces questions sont très populaires, non seulement dans ◀la▶ presse et chez ◀les▶ publicistes à grand tirage, mais chez ◀les▶ philosophes ◀les▶ plus sérieux. Bernanos a écrit un livre plein ◀de▶ verve patriotique et prophétique intitulé ◀La▶ France contre ◀les▶ robots. Et une littérature volumineuse produit depuis une cinquantaine ◀d’▶années des variations sur ◀le▶ thème pessimiste ◀de▶ « ◀la▶ technique contre ◀l’▶humain ».
Mais tout cela repose en fin de compte sur une illusion enfantine : celle qui pousse à battre ◀la▶ table contre laquelle on s’est heurté.
◀La▶ technique n’est pas une puissance indépendante ◀de▶ ◀l’▶homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui.
◀La▶ technique n’est pas matérialiste, seul ◀l’▶homme peut ◀l’▶être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis ou quand il se laisse dominer par ses propres mécanismes psychologiques.
◀La▶ technique n’est pas davantage utilitariste, et ◀l’▶on a vu que, dans sa genèse, elle n’est pas même utilitaire !
◀L’▶homme esclave des machines ?
Dans la première moitié du xxe siècle, nous avons assisté à ce que ◀l’▶on nomme souvent ◀l’▶envahissement ◀de▶ notre vie par ◀la▶ machine. Tous nos grands penseurs, suivis à quelques années ◀de▶ distance par ◀les▶ journalistes et par ◀l’▶opinion moyenne ◀de▶ nos élites, se sont mis à se lamenter sur ◀le▶ matérialisme occidental, sur ◀le▶ déclin des valeurs spirituelles, et sur ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀les▶ machines, bientôt par ◀les▶ robots et ◀les▶ cerveaux électroniques. Que penser ◀de▶ cette plainte mise à ◀la▶ mode par Bergson, il y a cinquante ans, et ◀de▶ ce pessimisme général que ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ bombe A puis ◀de▶ ◀la▶ bombe H risquent ◀de▶ transformer en panique planétaire ?
Si on laisse ◀la▶ bombe tranquille, elle ne fera rien du tout, c’est un objet.
Il n’est pas ◀d’▶invention, si utilitaire soit-elle, qui ne puisse être mise au service des passions meurtrières ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀le▶ couteau ◀de▶ cuisine a sûrement fait plus ◀de▶ victimes dans notre histoire que ◀les▶ deux engins atomiques largués sur ◀le▶ Japon.
Prenons un autre exemple, moins tragique : ◀l’▶esclavage du téléphone est un des clichés ◀de▶ ◀l’▶époque. Mais ◀le▶ téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même. C’est toujours quelqu’un qui appelle par ◀le▶ moyen ◀de▶ ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par ◀le▶ bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc pas esclaves du téléphone, mais ◀de▶ votre seule curiosité.
Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀la▶ bombe effrayante, ou du téléphone agaçant, ce sont nos passions, nos manies, c’est ◀l’▶homme lui-même qui reste responsable, et non pas ◀la▶ machine, parfaitement innocente, ou ◀la▶ technique qui ◀l’▶a produite.
Dire que ◀la▶ machine domine ◀l’▶homme n’est donc qu’une manière ◀de▶ parler, non seulement excessive mais erronée.
Ce qui par contre n’a jamais été une illusion, ni une manière ◀de▶ parler, mais une douloureuse tragédie pour une partie ◀de▶ nos populations occidentales, ce fut ◀le▶ sort des travailleurs industriels, ◀de▶ cet immense prolétariat créé par ◀l’▶expansion subite du machinisme dès le premier tiers du xixe siècle : ◀l’▶homme attaché au service des machines jusqu’à seize heures par jour, dès sa jeunesse, puis ◀l’▶homme taylorisé, travaillant à ◀la▶ chaîne. Et certes ce n’étaient pas non plus ◀les▶ machines ou ◀les▶ chaînes ◀de▶ production qui forçaient ◀l’▶ouvrier à ◀les▶ servir, mais d’autres hommes conduits par leur passion ◀de▶ produire sans tenir compte du facteur humain et ◀de▶ ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dans leurs plans ◀de▶ rendement à tout prix. C’est alors que Karl Marx peut décrire ◀le▶ prolétaire industriel comme ◀le▶ « complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort ». C’est alors véritablement, qu’on peut parler ◀de▶ ◀l’▶homme esclave ◀de▶ ◀la▶ machine.
Mais déjà ◀l’▶on voit s’approcher ◀la▶ fin ◀de▶ cette ère primitive, inhumaine et cruelle, ◀de▶ ◀la▶ technique occidentale. Chose étrange et bien remarquable, ce ne sont pas ◀les▶ justes indignations ◀d’▶un Marx, ni ◀l’▶action politique des partis socialistes, et encore moins ◀la▶ révolution des communistes qui ont créé ◀les▶ moyens concrets ◀de▶ libérer ◀le▶ prolétariat, mais c’est ◀la▶ technique elle-même. Ce n’est pas en freinant ses progrès, mais au contraire en ◀les▶ accélérant, que nous sommes parvenus au seuil ◀d’▶une ère nouvelle, cette ère qui doit et peut, progressivement, nous permettre non plus seulement ◀d’▶améliorer ◀la▶ condition prolétarienne, mais, à ◀la▶ limite, ◀de▶ ◀la▶ supprimer. Je veux parler des promesses ◀de▶ ◀l’▶automation.
◀L’▶utopie ◀de▶ « ◀l’▶usine sans ouvriers » commence à se réaliser en Occident. Et ◀l’▶on s’aperçoit que ◀l’▶automatisme des machines, qui semblait tellement inhumain tant que ◀l’▶ouvrier devait y adapter son rythme, devient au contraire libérateur dès qu’il est poussé jusqu’au bout, et qu’il n’a plus besoin ◀d’▶être servi, mais seulement surveillé par ◀l’▶homme. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶automation n’est qu’un symbole : il illustre à peu près idéalement ◀les▶ effets bénéfiques que peut et doit produire cette technique que ◀l’▶on accusait ◀de▶ nous asservir. Mais il y a plus. ◀Le▶ principal produit ◀de▶ ◀la▶ technique moderne et ◀de▶ ◀l’▶automatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie, en fin de compte, c’est ◀le▶ loisir !
◀La▶ réduction du temps ◀de▶ travail moyen à ◀l’▶usine ou au bureau, obtenue depuis trois quarts ◀de▶ siècle, est ◀d’▶environ deux-mille heures par an aux États-Unis, et sera fatalement augmentée à mesure que se développera ◀l’▶automation. Imaginons donc notre humanité occidentale partiellement libérée du travail mécanique, pourvue ◀de▶ loisirs tout nouveaux, et privée du même coup du droit ◀de▶ se plaindre qu’elle n’a pas ◀le▶ temps ◀de▶ se cultiver ! Bien sûr, nous ne confondrons pas ◀le▶ simple loisir et ◀la▶ culture. ◀La▶ culture ne consiste pas seulement à se cultiver, à lire des livres, à écouter des disques, ni même à se préparer pour un jeu à ◀la▶ télévision. Elle consiste à écrire des livres, à composer ◀de▶ ◀la▶ musique, des équations ou des cités, à méditer, à inventer — à créer ou à se créer : voilà ◀le▶ vrai travail humain. Mais il est clair que si ◀le▶ temps libre est augmenté, ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ culture augmentera elle aussi, et que par suite ◀les▶ conditions du producteur ◀de▶ ◀la▶ culture seront sensiblement améliorées. Donc, tout ce que ◀la▶ technique permet ◀de▶ gagner sur ◀le▶ temps ◀de▶ travail mécanique et routinier sera gagné pour ◀la▶ culture, ou pourra ◀l’▶être. Nous allons vers un temps où ◀les▶ loisirs deviendront quantitativement, financièrement, commercialement, plus importants que ◀le▶ travail routinier. Il en résultera que ◀la▶ culture deviendra ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je résume cette seconde partie ◀de▶ mon propos : ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe a produit ◀la▶ technique ; on a pu craindre alors que cette technique n’asservisse ◀l’▶homme et tue ◀la▶ vraie culture ; mais nous voyons que ◀les▶ progrès techniques ◀les▶ plus récents nous ramènent au contraire vers ◀la▶ culture, et lui donnent un sérieux nouveau, une importance économique croissante.
◀La▶ Technique et ◀la▶ Paix
C’est à ◀la▶ technique que nous devons ◀le▶ blocage ◀de▶ ◀la▶ guerre en Europe et au sein du plus grand Occident. Elle a créé des réseaux si serrés ◀d’▶interdépendance économique et industrielle, qu’un conflit armé entre deux ◀de▶ nos nations est devenu impraticable. ◀Le▶ charbon et ◀l’▶acier, ◀l’▶énergie électrique, ◀les▶ oléoducs, ◀les▶ matières fissiles une fois mis en commun, avec quoi se battrait-on, au bout de quelques semaines ? Avec des bâtons, des couteaux ? ◀Les▶ bombes atomiques ne seraient guère utilisables ◀de▶ nation à nation, en Europe : nous sommes trop près ◀les▶ uns des autres, et celui qui en lancerait une risquerait ◀d’▶en recevoir dans ◀l’▶heure suivante ◀les▶ retombées mortelles. Ces armes ◀d’▶une puissance folle nous laissent à ◀la▶ merci ◀d’▶une saute ◀de▶ vent.
Mais si ◀l’▶on peut admettre que ◀la▶ technique a réussi à pacifier ◀l’▶Europe, et si ◀l’▶on constate d’autre part que ◀la▶ menace atomique tient en mutuel respect ◀les▶ deux empires occidentaux ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest, quels ont été ◀les▶ effets ◀de▶ ◀l’▶expansion technique dans ◀le▶ reste du monde ? Ici, ◀le▶ tableau change à vue.
C’est ◀la▶ technique née en Europe qui a mis en relations ◀les▶ divers continents et qui a révélé à leurs peuples ◀l’▶existence d’autres civilisations, à certains égards plus développées, en tout cas plus prospères. C’est ◀la▶ technique qui a fait voir ◀l’▶Occident aux peuples ◀de▶ ◀l’▶Afrique, du monde arabe, ◀de▶ ◀l’▶Inde et ◀de▶ ◀l’▶Extrême-Orient. Au temps de ◀la▶ colonisation, ◀les▶ peuples du tiers-monde ne connaissaient ◀de▶ nous que ◀d’▶assez rares exemplaires ◀de▶ colons et ◀de▶ soldats, qui n’avaient rien ◀de▶ bien attirant. Aujourd’hui, ◀le▶ cinéma leur fait voir ◀de▶ leurs yeux nos villes, nos mœurs, ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies et notre luxe matériel, quelque peu idéalisé. Désormais ◀la▶ comparaison entre leur sort précaire et notre sort prospère s’impose à eux et suscite leur envie. Ils prennent conscience ◀d’▶une misère relative, qui autrefois leur paraissait inévitable, dans ◀l’▶ignorance où ils étaient ◀de▶ ◀la▶ simple possibilité ◀d’▶une vie meilleure ou différente. Ils voient cela, ils exigent nos machines, mais ne voient pas ce qui ◀les▶ a rendues possibles. Ils croient qu’ils peuvent acheter ces beaux objets et en user, mais sans payer leurs frais ◀d’▶investissement humain, ◀le▶ travail ◀de▶ nos masses ouvrières, ◀de▶ nos savants et ◀de▶ nos ingénieurs, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶exactitude rigoureuse, ◀de▶ ◀la▶ véracité, et ◀d’▶une sorte ◀d’▶ascèse disciplinée, dont ils n’ont guère ◀la▶ notion ni ◀le▶ goût.
Mais ◀la▶ technique occidentale fait bien plus que leur révéler cette misère relative : dans une mesure sans cesse croissante, elle ◀la▶ crée. Il a suffi ◀de▶ leur communiquer ◀les▶ rudiments ◀de▶ notre hygiène pour provoquer chez eux un accroissement démographique vertigineux, et qui dépasse ◀de▶ loin ◀l’▶accroissement ◀de▶ leurs ressources dans ◀le▶ même temps : or ces dernières étaient déjà beaucoup trop faibles… Voilà ◀le▶ drame, et ◀la▶ menace, plus grave que celle ◀de▶ ◀la▶ bombe H.
◀Le▶ contact avec ◀l’▶Occident non seulement persuade ◀le▶ tiers-monde ◀de▶ sa misère, mais ◀l’▶aggrave et augmente ◀le▶ déséquilibre entre eux et nous. Tout le monde sent bien qu’un tel déséquilibre peut devenir un jour facteur ◀de▶ guerres planétaires ; non pas demain, car ils sont encore faibles et démunis, mais après-demain, si une grande nation ayant ◀la▶ bombe ◀les▶ regroupe et se met à leur tête. Que peut faire ◀l’▶Occident, pour éviter ce désastre qui serait bien pire que tout ce que nous faisait redouter ◀la▶ guerre froide au temps de Staline ? Il semble hors de question que ◀l’▶Occident puisse nourrir ◀les▶ milliards ◀d’▶affamés qui se multiplient sans frein dans ◀le▶ tiers-monde. ◀Les▶ philanthropes qui nous adjurent ◀de▶ nous priver ◀de▶ notre superflu pour apaiser ◀la▶ faim du monde sont hélas en pleine utopie. Ils entretiennent notre mauvaise conscience sans fournir ◀les▶ moyens ◀de▶ nous en délivrer par une action concrète, réalisable. Tous nos surplus alimentaires et ◀les▶ investissements ◀les▶ plus massifs ◀de▶ nos capitaux réunis arriveraient peut-être à couvrir au maximum un sixième ◀de▶ ◀la▶ demande actuelle du tiers-monde, et cette demande aura au moins doublé d’ici vingt ans. À supposer même que notre science découvre ◀les▶ moyens ◀de▶ créer des aliments synthétiques, tirés ◀de▶ ◀l’▶air et des mers, et qu’elle réussisse à nourrir des dizaines ◀de▶ milliards ◀d’▶humains, ceux-ci seront obligés ◀de▶ manger debout — selon ◀les▶ prévisions ◀de▶ nos démographes. On ne peut pas agrandir ◀la▶ Terre.
Il faut donc que notre technique qui a créé sans ◀le▶ vouloir ce problème gigantesque, branché sur des passions aussi fondamentales que ◀la▶ faim, ◀le▶ racisme et ◀l’▶envie, que ◀l’▶on baptise « complexe ◀d’▶infériorité », crée maintenant ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀le▶ résoudre. Cela suppose un effort immédiat ◀d’▶éducation qui permettra seul au tiers-monde ◀de▶ freiner ◀l’▶accroissement ◀de▶ sa population et en même temps ◀de▶ développer lui-même ◀les▶ ressources nécessaires, que d’ailleurs il possède matériellement. Si un peu de technique a créé ◀la▶ famine, beaucoup plus ◀de▶ technique assimilée par un effort éducatif et culturel peut seule permettre ◀de▶ ◀la▶ surmonter25.
Je suis donc amené à formuler ◀la▶ thèse suivante : ◀la▶ technique, en principe, n’est pas plus un facteur ◀de▶ paix qu’un facteur ◀de▶ guerre. Elle fournit aux armées des moyens ◀de▶ faire ◀la▶ guerre, mais ce n’est pas elle qui cause ◀les▶ guerres, ce sont au contraire nos passions, qui utilisent ◀la▶ technique comme instrument. C’est ◀l’▶explosion des nationalismes en 1914 qui a déclenché la Première Guerre mondiale, et non pas ◀la▶ mitrailleuse, ni ces avions biplans qui volaient tout juste assez vite pour ne pas tomber. (« Vole aussi bas que possible et surtout pas trop vite ! », écrivait une mère angoissée à son fils aviateur en 1915.) Mais ◀de▶ cette Première Guerre mondiale sont issus très rapidement ◀le▶ bulldozer et ◀l’▶avion ◀de▶ ligne. Et ce n’est pas ◀la▶ maîtrise ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, dont ◀les▶ principes et ◀les▶ brevets étaient déposés dès 1939 par ◀l’▶équipe Joliot-Curie, mais restaient ignorés par ◀les▶ gouvernements, qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, mais au contraire, c’est sa première application (grâce à ◀l’▶intervention ◀d’▶Einstein puis aux travaux ◀de▶ Fermi et à ◀l’▶action ◀d’▶Oppenheimer) qui a mis fin à cette guerre, pratiquement, ◀le▶ 5 août 1945, à Hiroshima.
◀Le▶ sophisme des « deux cultures »
Cependant un danger subsiste. ◀L’▶ère ◀de▶ ◀l’▶automation et ◀de▶ ◀l’▶électronique exige ◀la▶ formation scientifique très poussée non seulement ◀d’▶une petite élite, mais ◀d’▶une masse importante ◀de▶ techniciens. Deux exemples me suffiront : ◀la▶ France déclare qu’elle manque dès aujourd’hui ◀d’▶environ cinquante mille techniciens et ingénieurs. Quant à ◀l’▶URSS, on sait bien qu’elle subordonne toute son éducation scolaire et universitaire à ◀la▶ seule formation technique. Cette formation obligatoire des jeunes Soviétiques absorbe 67 % du temps ◀d’▶étude, et ne laisse à peu près aucune place à ◀la▶ culture générale, réduite aux cours ◀de▶ marxisme-léninisme. En Europe comme en Afrique, on réclame à grands cris ◀l’▶intensification ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ techniciens, aux dépens de ◀la▶ culture générale.
◀Le▶ danger qui apparaît alors, c’est celui ◀de▶ stériliser ◀les▶ sources vives ◀de▶ ◀l’▶invention technique, laquelle tient à ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre culture et à ses rêves directeurs. ◀La▶ branche sur laquelle est assise notre puissance technicienne se nomme ◀la▶ culture générale. ◀Les▶ plus grands inventeurs ◀de▶ tous ◀les▶ temps n’ont pas été des techniciens au sens étroit, mais des poètes, des philosophes et des rêveurs, quelquefois des théologiens, ou des peintres, ou des touche-à-tout. ◀La▶ brouette, ◀la▶ roulette et ◀les▶ lois du hasard, ◀la▶ machine à calculer, ancêtre des cerveaux électroniques, c’est Pascal qui ◀les▶ inventa ; et ◀la▶ turbine, c’est Léonard Euler, mathématicien et piétiste ; et ◀le▶ gramophone, c’est un poète français qui passait pour un peu loufoque, Charles Cros. Tels sont ◀les▶ Successeurs modernes ◀d’▶un Archimède et ◀d’▶un Léonard de Vinci, qu’on imagine très mal sortant ◀d’▶écoles techniques politiquement disciplinées, ou même ◀d’▶écoles où ils n’auraient reçu qu’une instruction purement technique. ◀L’▶ère nouvelle exigera, c’est entendu, des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ingénieurs. Mais si ◀l’▶on subordonne tout notre enseignement à leur seule formation spécialisée, il en résultera, primo, que nous aurons sans doute moins ◀de▶ grands inventeurs et, secundo, que c’est alors que nous courrons ◀le▶ risque ◀d’▶être spirituellement soumis à nos machines, étant dressés ◀d’▶avance à ◀les▶ servir, au lieu d’être éduqués pour vivre mieux en disposant ◀de▶ leurs services.
J’en viens donc au dépôt ◀de▶ mes dernières conclusions.
1. Gardons-nous ◀d’▶opposer théoriquement culture et technique, comme s’il s’agissait ◀de▶ deux entités indépendantes et au surplus rivales.
Leurs sources sont communes, elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes ◀de▶ ◀la▶ psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique du mot. Et nous pouvons aisément vérifier que leurs effets, au stade présent ◀de▶ leur évolution, loin de se contrecarrer et ◀de▶ se nuire sont au contraire en relation ◀de▶ promotion réciproque. Si ◀la▶ culture occidentale a nourri et produit ◀la▶ technique, celle-ci ◀le▶ lui rend bien ◀de▶ nos jours. ◀La▶ technique ne permet pas seulement une augmentation quantitative du temps libre, mais une meilleure utilisation qualitative des loisirs : toute ◀la▶ musique occidentale à ◀la▶ portée instantanée ◀de▶ tous ◀les▶ amateurs ◀de▶ musique, et leur nombre multiplié. Il en va de même pour ◀les▶ pièces ◀de▶ théâtre, ◀les▶ œuvres d’art reproduites en couleurs et en relief, et pour toute ◀la▶ littérature, et même pour ◀la▶ philosophie. Chacun sait ◀le▶ succès stupéfiant des livres ◀de▶ poche aux États-Unis d’abord, puis en Europe. Ce succès a été rendu possible par ◀les▶ perfectionnements techniques ◀de▶ ◀l’▶édition et par ◀la▶ généralisation ◀de▶ ◀la▶ curiosité intellectuelle, résultant ◀de▶ loisirs accrus. Bergson, qui réclamait si anxieusement un « supplément ◀d’▶âme » pour notre société technique, se voit doté, grâce aux paperbacks, ◀d’▶un supplément posthume ◀de▶ 200 000 lecteurs aux États-Unis !
2. Gardons-nous ◀d’▶opposer technique et culture générale dans nos programmes ◀d’▶éducation scolaire et universitaire.
Car cela reviendrait à opposer ◀l’▶arbre et ◀le▶ fruit. On nous répète que notre société a besoin ◀d’▶innombrables techniciens, et qu’il s’agit ◀de▶ ◀les▶ former ◀d’▶urgence aux dépens des humanités. ◀L’▶URSS a décidé ◀de▶ sacrifier ◀la▶ culture générale, et elle a produit ◀les▶ Spoutniks. Je crains pour elle que ces premiers succès ne ◀l’▶aveuglent et que sa politique éducative ne soit à courte vue. Elle repose sur ◀l’▶idée que ◀la▶ formation technique favorise ◀le▶ progrès technique. Mais ◀l’▶expérience européenne dément cette conception simpliste. Je demandais un jour à l’un des trois physiciens qui ont réalisé ◀la▶ fission ◀de▶ ◀l’▶atome comment il travaillait à cette époque. Il décrivit ses méthodes et conclut : « Vous voyez, notre activité réelle, c’est un mélange ◀de▶ poésie et ◀de▶ cuisine. ◀Les▶ procédés techniques et ◀l’▶élaboration mathématique viennent plus tard… » Et Robert Oppenheimer n’a cessé ◀d’▶insister sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶une culture générale, englobant ◀la▶ littérature et ◀la▶ métaphysique, si ◀l’▶on veut que ◀la▶ recherche scientifique n’aboutisse pas à des monstruosités.
Puisqu’il nous faut davantage ◀de▶ techniciens et ◀de▶ chercheurs scientifiques, il nous faut davantage ◀de▶ culture générale, et non pas moins. Et seulement un peu plus ◀de▶ formation technique pendant ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ scolarité : car ◀le▶ métier ne s’apprend qu’en dehors des études.
Cherchons d’abord à concevoir ◀les▶ vrais buts spirituels ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ technique sera donnée par-dessus.
3. Ne perdons jamais ◀de▶ vue ◀le▶ contexte culturel ◀de▶ ◀la▶ technique.
Car c’est ce contexte culturel qui agit dans ◀les▶ pays sous-développés, à ◀l’▶insu des bénéficiaires ◀de▶ nos techniques, mais alors ◀d’▶une manière anarchique, souvent néfaste. ◀Les▶ machines inventées par ◀l’▶Occident et transportées dans ◀les▶ pays sous-développés sont ◀les▶ équivalents modernes du cheval ◀de▶ Troie. Elles transportent un « champ culturel » (au sens physique du mot champ), et si nous ◀l’▶ignorons, cela signifie que nous négligerons ◀de▶ fournir ◀l’▶effort éducatif correspondant à notre effort ◀d’▶assistance matérielle et technique. Nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs, destructeurs ◀de▶ leurs traditions ancestrales et ◀de▶ leurs équilibres habitués, sans leur expliquer ◀les▶ dangers et ◀les▶ bienfaits virtuels, conditionnels, ◀de▶ notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode ◀d’▶emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, ◀d’▶adjoindre à ◀l’▶assistance technique dont tout le monde parle, et que tout le monde exige à juste titre, une assistance éducatrice et culturelle sans laquelle tous nos dons, mêmes désintéressés, ne créeront outre-mer que ◀le▶ chaos, et n’engendreront que ◀la▶ haine.
4. ◀L’▶économie occidentale, qui sait bien qu’elle dépend ◀de▶ ◀la▶ technique, doit comprendre aussi que ◀la▶ technique dépend ◀de▶ ◀la▶ culture créatrice.
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne dépend pas ◀de▶ nos dividendes immédiats ni du niveau ◀de▶ nos salaires, mais ◀de▶ notre faculté ◀d’▶imaginer un développement plus harmonieux ◀de▶ nos rêves et ◀de▶ notre action.
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne peut se lire dans ◀les▶ indices ◀de▶ production, mais dans ce que je voudrais appeler ◀l’▶indice ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain. Il appartient à ◀la▶ culture ◀de▶ concevoir cet équilibre éco-social, ◀d’▶en formuler ◀les▶ conditions morales ; à ◀la▶ technique ◀de▶ ◀le▶ servir, ◀d’▶en fournir ◀les▶ moyens matériels.
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident est donc entre ◀les▶ mains ◀de▶ ceux qui assumeront à la fois ◀les▶ conditions morales et matérielles ◀d’▶un équilibre humain assez riche et assez souple pour servir ◀de▶ modèle à tous ◀les▶ hommes. Il appartient donc conjointement à ◀la▶ culture et à ◀l’▶économie, qui trouvent là leur commune responsabilité.
◀Le▶ moyen ◀de▶ nos passions et ◀de▶ nos rêves
Tantôt révérée comme instance et compétence suprêmes, quand on invoque « ◀les▶ exigences techniques » pour trancher en dernier ressort des problèmes qui appelleraient en réalité des décisions politiques ou morales, tantôt mise en accusation parce qu’elle aurait produit ◀le▶ danger atomique ou voudrait nous réduire à ◀l’▶état ◀de▶ robots, ◀la▶ technique ne mérite en vérité ni cet excès ◀d’▶honneur ni cette indignité. Elle n’est que ◀le▶ moyen ◀de▶ nos passions et ◀de▶ nos rêves, ◀le▶ moyen ◀de▶ nos vraies fins, que nous voulions ignorer, ou bien que nous avons perdu ◀de▶ vue, et alors nous trichons, et nous nous persuadons qu’elle n’est, après tout, qu’un ensemble ◀de▶ procédés ingénieux et utilitaires destinés à faciliter ◀la▶ vie, mais voilà que tout ◀d’▶un coup, par une inexplicable malice des choses, dont nous ne serions pas du tout responsables, elle menace au contraire ◀d’▶anéantir toute espèce ◀de▶ vie sur ◀la▶ Terre.
◀La▶ technique n’est qu’un instrument soit ◀de▶ ◀la▶ guerre, soit ◀de▶ ◀la▶ paix, soit ◀de▶ ◀la▶ tyrannie des choses, soit ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ notre action.
Mais surtout, par ses progrès mêmes, par ◀les▶ moyens ◀de▶ puissance toujours plus formidables et facilement maniables qu’elle met entre nos mains — il suffit du plus petit geste, comme ◀de▶ presser sur un bouton, pour produire ◀les▶ plus grands effets ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire — ◀la▶ technique nous met au défi ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ nos options réelles.
Telle qu’elle est devenue ◀de▶ nos jours, obsédée ◀d’▶efficacité immédiate et rentable à court terme, pour ◀la▶ défense militaire, ◀l’▶économie « nationale », ◀l’▶hygiène ou ◀le▶ simple confort, il n’est peut-être pas ◀d’▶activité humaine qui paraisse moins métaphysique en soi. Mais en même temps, il n’en est pas qui nous contraigne davantage, et avec une urgence plus dramatique (dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Bombe par exemple, mais aussi des techniques chimiques et biologiques)26 à nous interroger sur ◀le▶ meilleur usage des pouvoirs inouïs qui sont devenus les nôtres.
Ainsi, qu’on ◀le▶ veuille ou non, c’est ◀la▶ technique elle-même qui nous oblige à reconsidérer ◀d’▶une manière tout à fait concrète ◀la▶ question des vraies fins ◀de▶ notre vie et ◀de▶ ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶homme. Ne serait-ce pas là, peut-être, son plus grand miracle ?