L’▶Europe des régions31
◀Les▶ États-nations en crise
Je suis parvenu à ◀la▶ conviction que ◀les▶ hommes d’État ◀les▶ mieux intentionnés, ◀les▶ ministres, ◀les▶ parlementaires et ◀la▶ grande majorité des politologues et des économistes à leur suite ont pris ◀le▶ problème à ◀l’▶envers : soucieux ◀de▶ s’appuyer sur ◀le▶ réel, ils ont voulu partir des États-nations tels que ◀les▶ a formés ◀le▶ xixe siècle et achevés ◀le▶ totalitarisme (plus ou moins déclaré selon ◀les▶ pays) au xxe siècle ; ils ont voulu partir ◀de▶ ces nations comme des « seules réalités politiques existantes » (ainsi que ◀le▶ répète volontiers ◀le▶ général de Gaulle), ils ont essayé ◀de▶ ◀les▶ unir, et ils constatent, évidemment, « qu’elles ne sont pas encore prêtes à s’unir ». Or, il est clair — il devrait être clair — qu’en tant qu’États souverains ◀les▶ nations ne seront jamais prêtes à s’unir !
Europa : Il fut un temps où ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe semblait à portée ◀de▶ ◀la▶ main. ◀Les▶ fédéralistes ont dû cependant déchanter, et leurs illusions perdues n’ont ◀d’▶égales, aujourd’hui, que leurs espoirs sans cesse déçus.
D. ◀de▶ R. — Pratiquement, aucune mesure effective devant conduire à ◀l’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe n’a été prise ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre à nos jours. ◀Le▶ projet ◀de▶ constitution préparé par ◀l’▶assemblée ad hoc du Conseil de l’Europe sous ◀la▶ direction du professeur Dehousse sommeille dans des tiroirs depuis ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ Communauté européenne de défense. ◀L’▶union économique mise sur pied par ◀le▶ Marché commun ne concerne que six pays sur ◀les▶ vingt-cinq qui constituent ◀l’▶Europe à mon sens. ◀Les▶ propositions des fédéralistes ? En réalité, ◀les▶ États ne ◀les▶ ont jamais prises ◀le▶ moins du monde au sérieux.
— À quoi attribuez-vous cette situation ?
R. — Au fait que ◀les▶ États-nations n’ont aucunement ◀l’▶intention ◀de▶ renoncer à leur souveraineté, bien qu’elle devienne de plus en plus illusoire. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Suez, au cours de laquelle ◀les▶ deux « Grands » ont sèchement rappelé à ◀l’▶ordre Français et Anglais, en donne ◀l’▶illustration ◀la▶ plus évidente. De même que ◀l’▶incapacité où se sont trouvés ◀les▶ gouvernements européens ◀d’▶intervenir pour créer des conditions ◀de▶ paix au Vietnam. Cette souveraineté se caractérise en outre par son aspect à peu près exclusivement négatif : droit ◀de▶ s’opposer à un projet, ◀de▶ refuser une union politique véritable et — seule initiative à valeur positive — droit ◀d’▶abaisser ◀les▶ barrières douanières. En dehors de ces interdictions et ◀de▶ ces abandons, ◀le▶ pouvoir des États s’avère désormais extrêmement limité.
Si ◀l’▶État-nation reste une réalité aussi solide dans ◀les▶ esprits, c’est qu’il a créé ◀le▶ mythe ◀de▶ son caractère sacro-saint, symbolisé par ◀les▶ images du sol ◀de▶ ◀la▶ patrie et des frontières inamovibles qu’on a présentées à nos yeux, inlassablement, dès notre enfance. On a donc essayé, tout naturellement, ◀d’▶instituer ◀l’▶Europe à partir des États, de même qu’on a fait ◀la▶ Suisse, en 1848, à partir de 25 États-cantons souverains. Il s’agit là ◀d’▶un fédéralisme interétatique dépassé et qui ne peut plus jouer à ◀l’▶échelle européenne. Il a pu convenir à ◀la▶ petite échelle helvétique, mais jusqu’à un certain point seulement… On comprend aujourd’hui combien il est insuffisant.
— ◀L’▶État national, qui n’est d’ailleurs que ◀la▶ concrétisation ◀d’▶un concept relativement récent et porté trop rapidement au niveau de ◀l’▶absolu — la plupart des nations occidentales, France, Espagne et Angleterre mises à part, datent du xixe et du début du xxe siècle, et beaucoup d’entre elles sont des créations artificielles — ne semble plus à ◀la▶ mesure des tâches actuelles. Par quoi caractériseriez-vous cette « difficulté ◀d’▶être » ◀de▶ ◀l’▶État ?
R. — Tout d’abord, nous devons constater que ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État, qui bloque ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe, est elle-même en crise. ◀Les▶ exemples ne manquent pas. ◀La▶ Belgique, fabriquée ◀de▶ toutes pièces au siècle dernier, sans que ◀l’▶on tienne compte des ethnies et des réalités économiques, se trouve à deux doigts ◀de▶ ◀l’▶éclatement. En Angleterre, ◀la▶ régionalisation est en marche, par un retour ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀L’▶Italie applique lentement ◀le▶ processus prévu ◀d’▶autonomie des régions (Sicile, Sardaigne, Val ◀d’▶Aoste jusqu’ici), mais, pour ◀l’▶Émilie, on craint ◀la▶ prise ◀de▶ pouvoir par ◀les▶ communistes, et ◀les▶ problèmes du Tyrol du Sud et du Mezzogiorno sont loin ◀d’▶être résolus. ◀L’▶Espagne a ses Basques et ses Catalans. ◀La▶ France enfin, type même du pays centralisé, connaît ◀le▶ plus fort mouvement ◀de▶ sens contraire en Europe. ◀La▶ régionalisation s’inscrit dans ◀les▶ programmes ◀de▶ deux ◀de▶ ses partis politiques au moins.
Partout se pose ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ dimension, qui est ◀le▶ problème clé du fédéralisme. ◀L’▶État-nation se montre à la fois trop grand et trop petit. Il est trop grand pour parvenir à animer ◀l’▶ensemble ◀de▶ son territoire : ◀la▶ centralisation condamne ◀la▶ province au sous-développement. ◀La▶ participation effective des citoyens à ◀la▶ vie publique nécessite des unités plus restreintes que ◀la▶ nation, — ◀la▶ commune, ◀la▶ région. Enfin, par rapport aux tâches ◀de▶ dimension mondiale, ◀l’▶État est trop petit. Aucun des pays européens ne peut assumer sa défense à lui seul, ni intervenir à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ planète dans des problèmes qui intéressent tous ◀les▶ hommes. Une unité continentale est à cet égard indispensable.
◀La▶ région
Si donc on veut unir ◀l’▶Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur ◀les▶ obstacles à ◀l’▶union ; il faut opérer sur un autre plan que celui, précisément, où ◀le▶ problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain ◀la▶ vraie réalité ◀de▶ notre société, et je vais désigner par là une unité ◀d’▶un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que ◀la▶ cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu ◀de▶ participation civique que ◀la▶ nation telle que nous ◀l’▶a léguée ◀le▶ siècle dernier : ◀la▶ région.
— Comment définissez-vous cette région ?
R. — Elle peut être ethnique quelquefois, purement économique d’autres fois — très souvent un mélange des deux. Une grande souplesse ◀la▶ régit. Prenons un exemple précis : ◀le▶ gouvernement anglais, dans son effort ◀de▶ décentralisation, s’est laissé trop rapidement convaincre par ◀le▶ principe du droit des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes lorsqu’il a accordé une certaine autonomie à ◀l’▶ethnie galloise. C’était une erreur : ◀le▶ pays de Galles est coupé par une chaîne ◀de▶ montagnes. Pour aller du Nord au Sud, on passe soit par ◀la▶ mer, soit par ◀l’▶Angleterre. ◀Le▶ Nord a pour métropole Liverpool, ◀le▶ Sud Bristol, toutes deux villes anglaises. ◀La▶ création ◀de▶ deux régions autour de ces deux métropoles représenterait ◀la▶ meilleure solution.
◀La▶ région se forme en effet autour ◀d’▶une ville ou ◀d’▶un groupe ◀de▶ villes ◀d’▶environ un million ◀d’▶habitants. ◀Les▶ gens s’y rendent pour leurs achats, leurs études, leur formation professionnelle, leurs loisirs. ◀Les▶ investissements se concentrent ainsi dans un seul lieu, ce qui est source ◀d’▶économies. ◀La▶ région ne se définit pas, comme ◀l’▶État-nation, par ses limites, qui ◀l’▶isolent mais par sa force ◀de▶ rayonnement et par ◀la▶ densité des échanges enregistrés ◀de▶ manière précise par ◀les▶ statistiques (nombre ◀d’▶échanges téléphoniques, par exemple) sur un territoire aux limites vagues. ◀La▶ région se présente comme un phare, dont ◀l’▶activité n’est pas déterminée par ◀la▶ périphérie, mais par un certain nombre ◀de▶ kilowatts.
— Quels sont, selon vous, ◀les▶ facteurs permettant ◀de▶ penser que ◀la▶ régionalisation est un phénomène appelé à se développer et à influencer de plus en plus ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
R. — Ces facteurs sont au nombre ◀de▶ deux. Le premier, déjà mentionné, provient ◀de▶ ◀l’▶incapacité ◀de▶ ◀l’▶État centralisateur à animer ses régions : en fait, il ◀les▶ exploite sans leur laisser ◀le▶ bénéfice ◀de▶ cette exploitation. Cette situation ne fera qu’empirer. Le second tient à ◀l’▶abaissement des barrières douanières entre ◀les▶ Six. ◀Les▶ régions ne sont plus coupées en deux ou emprisonnées artificiellement par ◀les▶ frontières. Elles revivent. Dévalorisation des frontières équivaut automatiquement à revalorisation des régions.
Citons ◀le▶ cas ◀de▶ Lille : aux yeux du gouvernement français, cette ville était une gare terminus et ◀la▶ région avoisinante, Lille-Roubaix-Tourcoing, un cul-de-sac. Résultat : dépopulation ◀de▶ 2 % par année, alors qu’en Belgique, à 10 km, ◀la▶ population augmentait ◀de▶ 5,8 % et aux Pays-Bas, à 100 km, ◀de▶ 10 %. Avec ◀la▶ disparition des frontières, Lille deviendra ◀le▶ centre ◀d’▶un cercle s’étendant en France, en Belgique et en Angleterre, avec un rayon approximatif ◀de▶ 100 à 150 km, alors que Paris se trouve à 216 km. D’autres expériences sont en cours dans nombre ◀de▶ pays ◀d’▶Europe. ◀L’▶accent est porté sur ◀les▶ régions appelées encore périphériques, ◀de▶ leur vrai nom multinationales. Exemples : ◀le▶ triangle Maastricht — Liège — Aix-la-Chapelle, et ◀la▶ Regio Basiliensis.
◀De▶ ◀l’▶Europe des régions à ◀l’▶Europe fédérale
Presque tout ce qui coopère, se fédère ou s’unit, en Europe, qu’il s’agisse ◀de▶ savants, ◀de▶ festivals ◀de▶ musique, ◀d’▶Églises, ◀de▶ firmes, ◀de▶ syndicats, ◀de▶ sports, coopère, se fédère ou s’unit en dehors des initiatives ◀de▶ ◀l’▶État, par-dessus, par-dessous et à travers ◀les▶ frontières nationales, chaque jour un peu moins efficaces.
— ◀L’▶exemple des régions multinationales met en évidence ◀la▶ nécessité ◀de▶ parvenir dans ◀les▶ plus brefs délais au moins à une union douanière généralisée comblant ◀le▶ fossé créé entre ◀la▶ CEE et ◀l’▶AELE. Sinon, ◀le▶ développement ◀d’▶une région appartenant aux deux systèmes serait entravé. Il souligne en même temps ◀le▶ rôle que continueront ◀de▶ jouer ◀les▶ États dans ◀l’▶harmonisation indispensable ◀de▶ quantité ◀de▶ secteurs ◀de▶ ◀la▶ vie publique. Car on ne pourrait concevoir que ◀la▶ région soit à ◀l’▶Europe ce qu’a été en fait ◀le▶ fédéralisme à ◀la▶ Suisse : un maintien des cantonalismes avec ce qu’il signifie ◀de▶ manques effarants ◀de▶ coordination. Dans ce domaine, il n’y a plus place pour ◀le▶ folklore.
R. — Il subsistera pendant longtemps encore trois niveaux ◀d’▶action européenne : régions, nations, Europe. Ce sera une longue étape ◀de▶ transition au cours de laquelle ◀les▶ États assumeront toujours leur utile tâche ◀de▶ simplification et ◀d’▶harmonisation des lois et règlements pour un grand nombre ◀de▶ régions. Au terme ◀de▶ ◀la▶ fédéralisation et ◀de▶ ◀la▶ régionalisation ◀de▶ ◀l’▶Europe, il sera bien sûr établi des institutions fédérales garantissant certains droits dans certains domaines qui intéressent ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ ◀la▶ défense européennes. C’est ◀le▶ processus normal ◀de▶ toute fédération.
Auparavant, si une Europe fondée sur ◀les▶ réalités vivantes des régions se forme, il sera beaucoup plus facile ◀de▶ procéder à des ajustements en souplesse, par approche empirique des problèmes. On ne se heurtera plus à ce « sacré national » auquel on achoppe constamment dans ◀les▶ discussions interétatiques. (Quand on invoque ◀la▶ souveraineté ◀de▶ ◀la▶ France, ou ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse, cela met fin à toute espèce ◀d’▶examen objectif des sujets à traiter. « Rome a parlé. »)
◀Le▶ résultat visé sur le plan politique — où nous ne sommes encore qu’à zéro, contre 25 %, peut-être, sur le plan économique — ne sera en effet accessible que si, parallèlement à ◀la▶ coopération entre ◀les▶ Nations s’instaure une coopération entre ◀les▶ régions. Celles-ci développeront progressivement ◀de▶ façon naturelle et selon ◀les▶ besoins des populations (non plus seulement à coup de lois nationales contraignantes) ◀les▶ courants ◀d’▶échanges, ◀les▶ travaux en commun à travers ◀l’▶Europe, en négligeant ◀les▶ frontières et sans devoir recourir à ◀l’▶autorisation ◀de▶ ◀la▶ capitale. ◀Les▶ jumelages entre villes constituent un point ◀de▶ départ symbolique. ◀Les▶ régions pourront signer des contrats économiques, se charger en commun ◀de▶ quantité ◀de▶ tâches diverses : formation professionnelle, tourisme, coopération culturelle, environnement, etc. À défaut ◀d’▶entente entre ◀les▶ nations, ◀les▶ universités pourraient très bien passer des accords régionaux ◀d’▶équivalence des diplômes.
Sera également remis à ◀l’▶honneur, dans ce processus, un principe datant ◀de▶ ◀l’▶Empire romain germanique : ◀la▶ pluralité des allégeances. ◀Les▶ citoyens ◀d’▶une même région pourront dépendre ◀de▶ plusieurs ensembles différents, ◀l’▶essentiel n’étant pas ◀d’▶avoir une unité territoriale et figée, mais ◀de▶ participer à des dynamismes. Ainsi, dans des régions multinationales apparaîtront des forces ◀de▶ rayonnement divergentes : ◀la▶ Romandie pourrait relever politiquement ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais au niveau social, ou culturel, ou économique, ◀d’▶un système défini par plusieurs pôles : Genève, Lyon, Grenoble, Aoste…
— Comment décririez-vous ◀le▶ transfert progressif des compétences ◀de▶ ◀l’▶État-nation à ◀la▶ région, et ◀de▶ celle-ci à ◀l’▶Europe ? Si ◀les▶ régions doivent s’institutionnaliser pour légaliser en quelque sorte leur existence et être capables ◀d’▶action, elles ne pourront tout de même pas maintenir une double appartenance du citoyen à ◀l’▶État-nation et à elles-mêmes au cas où elles seraient multinationales.
R. — ◀Les▶ régions vont progressivement former entre elles un tissu ◀de▶ relations ◀de▶ tout genre. Chaque pas en avant, dans ce domaine, montrera jusqu’où ◀l’▶on peut aller sans se heurter au veto des États. Peu à peu, ◀la▶ force réelle ◀de▶ production, donc ◀de▶ décision, passera aux régions sans qu’on ait à abattre brutalement ◀les▶ États-nations. Un mouvement ◀de▶ bascule se produira lentement. À ◀la▶ fin, il suffira ◀d’▶une secousse peu importante pour que ◀les▶ États desserrent leur prise sur ◀les▶ régions et ◀les▶ laissent se doter ◀d’▶institutions qui viendraient couronner leur travail constructif.
◀Le▶ moment révolutionnaire interviendra quand il faudra se décider entre deux volontés affrontées. Lorsque ◀les▶ citoyens des régions auront à choisir entre leurs réalités et ◀la▶ fiction stato-nationale.
Cette démarche complexe, maintenant ◀l’▶existence ◀d’▶institutions parfois incompatibles, est nécessaire si ◀l’▶on ne veut pas s’enfermer dans ◀le▶ cercle vicieux suivant : ◀les▶ régions ne pourront jamais se constituer tant que n’existera pas une autorité fédérale pour ◀les▶ imposer aux États ; mais ◀l’▶autorité fédérale ne se formera pas tant que ◀les▶ États-nations seront ce qu’ils sont et que ◀les▶ régions ne ◀les▶ diviseront pas pour préparer ◀la▶ géographie ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Europe. ◀L’▶État-nation disparaîtra donc, ◀de▶ lui-même, au terme du processus ◀de▶ régionalisation. Il tombera en désuétude. ◀L’▶État n’a rien ◀d’▶éternel. Il n’est pas « conforme à ◀la▶ nature des choses », comme ◀le▶ veulent encore trop ◀de▶ chefs… ◀d’▶État.
◀La▶ Suisse
Nous n’en sommes encore qu’à ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ formation des régions, qui seront ◀les▶ éléments ◀de▶ ◀l’▶Europe à venir, mais déjà nous touchons au crépuscule des États-nations.
— Venons-en maintenant à ◀la▶ Suisse. D’après ce qui a été dit auparavant, elle-même n’échappera pas au mouvement ◀de▶ restructuration du continent. Beaucoup objecteront que notre pays, de par sa constitution déjà fédérale, qu’on donne en modèle à ◀l’▶Europe, n’a pas à se transformer, ou qu’alors il courra un risque ◀d’▶éclatement.
R. — C’est en effet ◀la▶ critique que ◀l’▶on adresse immanquablement à celui qui parle des régions en Suisse. Elle n’est pourtant pas fondée. ◀La▶ position ◀de▶ notre pays face à une Europe renouvelée dans ◀le▶ sens indiqué jusqu’ici serait même rendue plus aisée dans certains cas. ◀La▶ coopération des cantons avec des régions différentes n’irait pas à l’encontre ◀de▶ ◀la▶ constitution qui autorise et même encourage ◀la▶ collaboration horizontale, fût-ce avec ◀l’▶étranger voisin.
Quant à ◀l’▶éclatement : je ne pense tout de même pas que nos raisons ◀d’▶être dépendent des douaniers… Si ◀l’▶on admet ◀la▶ pluralité des allégeances, pourquoi ne pas envisager ce que nous avons déjà effleuré précédemment : Genève se rattache économiquement et culturellement à une zone comprenant Lausanne et ◀la▶ Romandie ◀d’▶un côté, Grenoble et même Aoste — par ◀le▶ tunnel du Mont-Blanc — d’un autre côté. Cette région serait définie au point de vue des échanges ◀de▶ tous ordres, et ◀les▶ Genevois resteraient Suisses politiquement. ◀La▶ Confédération conserverait toute sa réalité, celle des liens volontaires entre ◀les▶ cantons, même s’il n’existait plus ◀de▶ frontière entre Genève et Annecy, entre Bâle et Mulhouse. ◀La▶ disparition des frontières constituerait au contraire une excellente épreuve ◀de▶ ◀la▶ raison ◀d’▶être des Suisses. Elle montrerait s’ils peuvent rester eux-mêmes sans nationalisme, tout en participant pleinement aux courants ◀d’▶échanges avec leurs voisins et avec toute ◀l’▶Europe. ◀La▶ cohésion ◀de▶ ◀la▶ Suisse est maintenue à ◀l’▶heure actuelle ◀de▶ ◀l’▶extérieur, par ◀les▶ pays qui ◀l’▶entourent et qui sont des corps durs. ◀Le▶ problème se posera différemment lorsque une vie régionale à la fois fluide et polarisée animera ◀les▶ échanges…
— Dans ◀l’▶immédiat, que faire en Suisse ? On est en train de redécouvrir ◀la▶ légitimité ◀de▶ ◀la▶ collaboration intercantonale qu’on encourage au nom du « fédéralisme coopératif », expression pléonastique qui prouve à quel point ◀le▶ cantonalisme s’était substitué au véritable fédéralisme, coopératif par essence. Certains préconisent ◀l’▶unité romande pour faire contrepoids à ◀la▶ prépondérance alémanique…
R. — ◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ réalité des régions n’est pas absent ◀de▶ Suisse. Mais nous nous sommes endormis et nous avons fait endosser aux cantons ◀le▶ même uniforme qu’aux États. ◀Le▶ micronationalisme s’y est installé : fermeture sur soi, méfiance ◀de▶ ce qui est différent — sous prétexte de fédéralisme justement. ◀La▶ Romandie ne forme pas une région uniforme en tant que telle ; mais elle peut devenir une région pour remplir certaines tâches ◀de▶ première importance, telles que ◀l’▶enseignement secondaire et surtout universitaire. Il ne s’agit aucunement ◀de▶ recréer des États factices. ◀Le▶ régionalisme suppose une renaissance du civisme dans ◀le▶ cadre ◀de▶ préoccupations accessibles aux citoyens. Il doit donc surgir ◀de▶ ◀la▶ région elle-même, qui prend conscience ◀de▶ ses devoirs. Il faut désormais partir des réalités et non du mythe national.
◀Le▶ facteur temps
— ◀Les▶ Européens sont pressés ◀de▶ faire ◀l’▶Europe. Leur impatience est légitime. Une certaine unité s’est déjà créée avec ◀l’▶aide des États. Alors : quelle Europe se fera ◀le▶ plus vite, celle des États ou celle des régions ?
R. — Nous avons déjà constaté qu’au point de vue politique ◀l’▶unité fondée sur ◀les▶ États-nations est en panne depuis vingt ans ! N’importe quel autre système ◀d’▶édification a des chances ◀d’▶être plus rapide. D’ailleurs, ◀le▶ processus ◀de▶ régionalisation est beaucoup plus avancé qu’on ne ◀le▶ pense généralement. Je crois qu’en définitive on ne construira même pas une Europe supranationale — difficilement réalisable — mais une Europe non nationale, mieux encore : métanationale, celle des régions précisément.