II. La Cité européenne5
L’Europe, avant d’▶être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle.
L’unité ◀de▶ l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra le cheminement des esprits.
Robert Schuman, Pour l’Europe.
Je pense, avec Robert Schuman, qu’il est possible ◀d’▶unir nos pays pour cette raison littéralement fondamentale qu’une unité ◀de▶ base existe, sur laquelle fonder cette union.
Il s’agit ◀de▶ l’unité ◀d’▶une culture, ◀de▶ laquelle participent tous les Européens, qu’ils soient d’ailleurs « cultivés » ou non, conscients ou non ◀de▶ ce qu’ils doivent, en fait, à la culture. Unité non pas homogène et qui ne résulte pas ◀d’▶un processus forcé ◀d’▶uniformisation, ◀de▶ nivellement et ◀d’▶exclusion ◀de▶ ce qui diffère, mais qui au contraire englobe, et compose largement, dans une communauté de plus en plus complexe au cours des siècles, des valeurs bien souvent antinomiques, provenant ◀d’▶origines multiples, dont les contrastes et les combinaisons entretiennent des tensions renouvelées sans répit. Et ◀de▶ là vient l’irrépressible dynamisme qui a porté la civilisation européenne sur tous les continents découverts tour à tour, conquis par nos aventuriers puis libérés au nom de nos principes, molestés, réveillés, mis en mouvement, fût‑ce contre nous, pour le meilleur et pour le pire. Et ◀de▶ là viennent aussi nos divisions mortelles, nos efforts pour les surmonter par le recours à des instances universelles, et toutes les créations qui ne cessent ◀de▶ jaillir ◀de▶ cette discorde permanente. Dès l’aube ◀de▶ la philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance la dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour la formule même ◀d’▶une unité spécifiquement européenne : Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ la lutte des contraires procède la plus belle harmonie.
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être la loi constitutive ◀de▶ notre histoire et le ressort ◀de▶ notre pensée : l’antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, l’Unité dans la Diversité, et la coexistence féconde des contraires.
La Grèce invente la cité et la fonde sur le paradoxe des citoyens à la fois libres et responsables, mais elle invente aussi l’analyse critique, elle la conduit à ses dernières conséquences, découvre ainsi l’idée ◀de▶ l’atome et celle ◀de▶ l’individu, ◀d’▶où les excès ◀de▶ l’individualisme hellénistique qui ne manqueront pas ◀d’▶appeler la tyrannie. Rome, en réponse à ce défi ◀de▶ l’anarchie, invente l’État et les institutions centralisées : elle poussera l’ordre et la stabilité dans l’uniformité universelle jusqu’à l’irrémédiable et dangereux Ennui, jusqu’à ce vide ◀de▶ l’âme inoccupée qui appelle les tempêtes et les révolutions.
Le christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, assez mal conciliables avec celles ◀de▶ la sagesse grecque, et totalement contraires à celles ◀de▶ Rome. À la morale ◀de▶ la mesure et ◀de▶ la raison utilitaire, il oppose les élans ◀de▶ l’amour sans calcul, au droit de la force, le service du prochain, au culte du succès le sens du sacrifice, et à la chance aveugle la vocation secrète. Bien plus, il porte la contradiction au cœur ◀de▶ l’Être, et la traduit dans l’énoncé ◀de▶ ses dogmes fondamentaux : la Trinité transporte en Dieu lui-même le paradoxe ◀de▶ l’Un et du Divers, tandis que l’Incarnation porte à l’extrême la coexistence des contraires, l’impensable définition ◀de▶ la Personne ◀de▶ Jésus‑Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, selon les formules conciliaires ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine.
Or, ces valeurs grecques, romaines et chrétiennes, qui se contredisent avec passion, ne se détruisent pas pour autant : entre leurs triomphes alternés, elles durent dans l’ombre ◀de▶ l’histoire, dans la tradition, dans les livres, et dans l’inconscient collectif. Elles agissent toutes, sans exception, dans la vie des hommes ◀d’▶aujourd’hui. Un seul exemple : le dogme ◀de▶ la Trinité, hors de la tradition ecclésiastique, a fourni le modèle ◀de▶ la dialectique hégélienne, repris par Marx, puis par Lénine avec les conséquences que l’on sait jusque dans l’existence quotidienne ◀de▶ 700 millions ◀de▶ Chinois qui se croyaient confucianistes, bouddhistes, ou sans croyance aucune…
Mais ce n’est pas tout. Avec les trois sources classiques ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, viennent confluer dans le haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique, la première apportant notamment le droit communautaire et personnel, et les valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, la seconde apportant le sens du rêve et le grand thème ◀de▶ la Quête aventureuse ◀d’▶un Lancelot et ◀d’▶un Perceval ou ◀d’▶un Tristan, symbole mystique. Faut‑il enfin rappeler l’apport arabe, qui ne se limite pas au « retour ◀d’▶Aristote », ni au zéro, ni à la suite des chiffres « arabes », mais qui est l’une des sources principales ◀de▶ la poésie amoureuse, donc ◀de▶ l’amour tel qu’on le parle et qu’on croit le sentir en Occident ; l’apport slave dès le milieu du xixe , l’anarchie, la démesure religieuse, le réalisme total, puis la peinture abstraite ; l’art africain et le jazz négro‑américain au xxe siècle ?
Tout cela dure, agit et vit en nous ◀de▶ mille manières. Tout cela se combine en figures et en structures variées à l’infini, mais dont la plus fréquente, ◀de▶ très loin, est le couple ◀d’▶antinomies inséparables : autorité et liberté, personne et communauté, tradition et innovation, droite et gauche, nord et midi, évangélisme et ritualisme, réformisme et révolution, mythe et science, hérésie créatrice et saine doctrine, besoin ◀de▶ sécurité et goût du risque, conformité qui maintient les valeurs et originalité qui les conteste et les rénove. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins économiques. Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations, et nous en fournit les moyens. Enfin tout cela dénote l’Europe comme patrie ◀de▶ la diversité.
L’Européen moyen déclare parfois et pense toujours : « Quelle est ma raison ◀d’▶être, si je suis comme tout le monde ? » À ses yeux — et cela peut servir à le définir — « se distinguer » ou « être distingué » est synonyme ◀d’▶honneur mérité ou reçu, non pas ◀d’▶impardonnable faute de goût, ◀de▶ tentative déviationniste, ou ◀de▶ blasphème, comme ce serait le cas dans les sociétés primitives, dans les États totalitaires, ou dans l’Inde religieuse.
Le goût ◀de▶ différer, si peu que ce soit, est si cher aux Européens qu’il les porte à exagérer ◀d’▶une manière tout à fait extravagante l’importance ◀de▶ ce qui les distingue. C’est ainsi qu’ils en viennent à penser sincèrement qu’ils ne pourront jamais s’unir, même s’il le faut, du fait qu’ils n’ont en somme rien ◀de▶ commun !
Un jour, tandis que je présidais une table ronde du Conseil de l’Europe, irrité par ce genre ◀d’▶objections à l’union, j’écrivis sur une page ◀de▶ bloc‑notes « à faire circuler » autour du tapis vert l’essai ◀de▶ définition suivant :
L’Européen ne serait‑il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec l’homme universel, soit avec l’homme ◀d’▶une seule nation ◀de▶ cette Europe dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par le seul fait qu’il le conteste ?
On ne changera pas cela, ce ne serait plus l’Europe. Le goût furieux ◀de▶ différer, par lequel nous nous ressemblons tous, c’est notre mal et notre bien, il faut en prendre son parti, et c’est là-dessus qu’il faut bâtir notre union, si l’on veut qu’elle mérite le nom ◀d’▶Europe.
Si l’on me demande maintenant comment on peut traduire en termes de structures politiques cette unité ◀de▶ culture non unitaire et si hautement diversifiée, je répondrai que la solution se trouve dans les termes mêmes du problème ainsi formulé : car l’unité différenciée se traduit tout naturellement par l’union dans la diversité, et cette forme ◀d’▶union porte un nom bien connu dans l’histoire des régimes politiques, c’est ◀de▶ toute évidence : fédéralisme.
Je ne vois pas ◀d’▶autre forme ◀d’▶union qui réponde à la double exigence du respect des diversités et ◀de▶ l’instauration ◀d’▶une force suffisante pour garantir leur concurrence féconde, dans la paix. Je ne vois pas ◀d’▶autre réponse imaginable au défi que l’Histoire nous pose dans les termes les plus précis et sans échappatoire possible désormais : s’unir, au‑delà ◀de▶ nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités — créer un pouvoir fédéral pour la sauvegarde ◀de▶ nos autonomies. Car ces autonomies seront perdues une à une, si nous refusons l’union qui ferait leur force ; mais en retour, cette union ne saurait être acquise au prix des libertés qu’elle est censée servir.
Rien de plus limpide que la déduction qui fait toute ma thèse : étant donné que la base ◀de▶ notre unité est une culture pluraliste, on ne peut fonder sur elle qu’une union fédérale.
Ce qui paraît beaucoup plus difficile à expliquer, c’est que rien n’ait encore été fait dans ce sens, depuis près de vingt‑cinq ans qu’on nous déclare, avec Churchill dans son fameux discours ◀de▶ Zurich — qu’il n’y a pas une minute à perdre !
Quel est l’obstacle apparemment insurmontable à cette union que tout indique, que tout exige, que tout le monde admet qu’il faut faire — et que pourtant personne ne fait ?
Eh bien, chacun le sait, rien n’est moins mystérieux : l’obstacle à toute union possible ◀de▶ l’Europe (donc à toute union fédérale) n’est autre que l’État‑nation, tel que Napoléon en a posé le modèle, intégralement centralisé en vue de la guerre. C’est ce modèle que tous les peuples ◀de▶ l’Europe, grands et petits, ont imité l’un après l’autre tout au long du xixe siècle, suivis ◀de▶ nos jours par le reste du monde, notamment par le tiers-monde, mal décolonisé à cet égard…
Qu’est‑ce en somme qu’instituer un État-nation ? C’est soumettre toute une nation, ou un groupe ◀de▶ nations conquises par l’une d’entre elles, aux pouvoirs absolus ◀de▶ l’État. C’est vouloir faire coïncider sur un même territoire, défini par le sort des guerres et du coup baptisé « sol sacré ◀de▶ la patrie », des réalités absolument hétérogènes, qui n’ont aucune raison ◀d’▶avoir les mêmes frontières, comme la langue et l’économie, l’état civil et l’exploitation du sous-sol, ou pire encore, les idéologies ou les religions, sommées ◀de▶ s’arrêter sur une ligne ◀de▶ barbelés électrifiés. C’est livrer sans recours toute l’existence humaine aux seules décisions ◀de▶ bureaux installés dans une seule capitale, et interdire toute allégeance des citoyens à des entités plus petites comme les régions ou plus vastes comme une fédération continentale.
À l’intérieur de ses frontières, qu’il déclare naturelles contre toute évidence, l’État-nation n’admet aucune autonomie, aucune diversité réelle. À l’extérieur, il refuse toute union, alléguant une indépendance et une souveraineté absolues aussi peu défendables en droit qu’elles deviennent illusoires en fait au xxe siècle.
Rien donc de plus hostile à toute espèce ◀d’▶union tant soit peu sérieuse ou sincère, que cet État-nation qui, par ailleurs, se révèle incapable ◀de▶ répondre aux exigences concrètes ◀de▶ notre temps, puisqu’il est à la fois trop petit pour agir à l’échelle mondiale ; trop grand pour permettre une participation civique réelle ; et sans correspondance autre qu’accidentelle avec aucun espace économique défini par la nature des choses ou par un projet rationnel.
Or voici l’ironie tragique ◀de▶ notre Histoire : c’est sur la base ◀de▶ cet obstacle radical à toute union que l’on s’efforce depuis vingt-cinq ans ◀d’▶unir l’Europe ! Voilà qui explique suffisamment, je crois, pourquoi l’on n’a pas avancé ◀d’▶un mètre en direction ◀de▶ notre union politique. Entre l’union ◀de▶ l’Europe et les États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et le culte prolongé ◀d’▶un mythe, il faut choisir.
Pour la première fois dans son histoire, l’homme se voit aujourd’hui en situation ◀de▶ choisir librement son avenir. Jusqu’à nous, point ◀de▶ choix économiques ni même peut-être politiques longuement délibérés, concertés à long terme : il fallait se battre pour survivre. Aujourd’hui que le nécessaire est assuré, on se bat pour le contrôle ◀de▶ zones ◀d’▶influence plus idéologiques que commerciales (voir le Vietnam) et l’on travaille pour le profit, qui est en somme du superflu.
Mais dès lors que ce choix ◀de▶ notre avenir est libre, nous voici contraints ◀de▶ le faire, à nos risques et périls ! Nous voici contraints ◀de▶ nous demander ce que nous attendons ◀de▶ notre vie et ◀de▶ la Société, ce que nous voulons réellement, principalement, et contraints ◀de▶ tirer des plans en conséquence. Voulons-nous par exemple à tout prix élever notre niveau de vie, quantitatif — ou plutôt voulons-nous sauvegarder un certain mode de vie, qualitatif ? Voulons-nous contribuer à tout prix à l’accroissement indéfini du PNB (Produit National Brut) — ou plutôt recréer un habitat décent, une communauté vivante ? Et quel prix sommes-nous prêts à payer pour cela ? Le prix ◀de▶ certaines libertés, ou le prix ◀d’▶un confort toujours accru ?
Ces dilemmes se posent aujourd’hui à tous les peuples avancés sous le rapport de l’industrie et ◀de▶ la technique. Et ils les forcent à reposer des questions difficiles, voire angoissantes sur le sens même ◀de▶ la vie…
◀D’▶une façon plus précise, en Europe, il nous faut décider si notre union aura pour but la Puissance collective ou la Liberté des personnes. Il nous faut le décider, en toute conscience, et vite, car le choix ◀de▶ la fin implique évidemment celui des moyens adéquats ; mais à l’inverse, si vous vous trompez ◀de▶ moyens, ils risquent bien ◀de▶ vous conduire où vous ne vouliez pas aller…
Voici donc le dilemme présent :
Si nous attribuons pour finalité à la Cité européenne ◀de▶ demain la Puissance, c’est‑à‑dire la puissance industrielle et militaire massive ◀d’▶une sorte ◀de▶ Troisième Grand préoccupé principalement ◀de▶ tenir tête aux deux autres, alors il faut créer un super État-nation continental, uniformisé, centralisé et agressif, comme la France de Napoléon, et faire ◀de▶ nos États autant ◀de▶ départements. Il faut tout unifier par des lois inflexibles, sans égard aux diversités ethniques et régionales, et soumettre la production industrielle au seul impératif ◀de▶ l’élévation perpétuelle du PNB — cette tour ◀de▶ Babel du xxe siècle !
Une politique européenne ◀de▶ ce type, simple transposition ◀de▶ la formule ◀d’▶État-nation à l’échelle continentale, serait capable sans nul doute ◀de▶ créer une Europe très forte, mais qui serait très peu européenne. Sans compter qu’un Super État-nation ne pourrait être imposé à tous nos peuples qu’à la faveur ◀d’▶une guerre générale selon la loi ◀de▶ formation ◀de▶ l’État-nation dès ses débuts. Il s’agit donc ◀d’▶une utopie catastrophique, mais dont la réalisation ne saurait être exclue pour autant.
Au contraire, si nous donnons pour finalité à la Cité européenne la liberté, c’est-à-dire les plus grandes possibilités ◀d’▶épanouissement des personnes, ◀de▶ participation des citoyens et ◀d’▶autonomie des communautés (la production industrielle n’étant qu’un des moyens ◀de▶ ces libertés), alors il faut reconnaître que l’État-nation n’est pas seulement un modèle périmé, mais qu’il est en fait aujourd’hui radicalement incompatible avec les fins ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ la liberté. Il faut adopter sans délai les méthodes les plus propres à réduire l’obstruction des stato-nationalismes, et se consacrer sérieusement à la tâche ◀de▶ construire des modèles neufs pour une cité rendue à l’usage ◀de▶ l’homme. Il faut mettre en commun à l’échelle fédérale continentale, tout ce qui est nécessaire pour garantir les autonomies ◀de▶ tous ordres, régionales, communales et personnelles, mais rien de plus. Il faut admettre la pluralité des allégeances, civiques, politiques, culturelles, idéologiques et religieuses, contre la prétention ◀de▶ l’État-nation à leur monopole absolu. Il faut distribuer les pouvoirs étatiques aux différents niveaux ◀de▶ décision — le communal, le régional, le fédéral — indiqués par la nature des tâches, leurs dimensions et celles ◀de▶ la communauté la plus apte à les administrer. En un mot, il faut appliquer la méthode du fédéralisme.
Puissance ou liberté : ces deux finalités commandent deux politiques ◀d’▶union, dont je crains bien qu’on ne puisse pas impunément continuer à mêler les moyens.
On ne manquera pas ◀de▶ m’objecter en ce point que la politique a toujours eu pour fin réelle la puissance et je vois bien que toutes les civilisations que nous connaissons ont choisi la puissance comme seul but réaliste ◀de▶ la société politique ; le reste — la justice, la paix, la liberté — étant manières ◀de▶ parler plus ou moins nobles, ou pure et simple captatio démagogique. Mais je vois aussi que seuls des Européens, rares mais exemplaires, ont osé proclamer, ◀d’▶Aristote à Rousseau et ◀de▶ William Penn à Proudhon, que les libertés personnelles et les communautés autonomes valent mieux que la puissance collective. L’Europe unie sera seule capable ◀de▶ réaliser leur vision.
On me dira peut‑être aussi que je radicalise indûment l’antithèse État-nation / fédération, ramenée au dilemme Puissance ou Liberté comme finalités ◀de▶ l’union. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tiers parti tenable. Je ne crois pas à cette « imposante Confédération » qu’évoquait le général de Gaulle, et qui serait formée ◀d’▶États-nations conservant jalousement leurs prétentions à la souveraineté absolue. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes.
Je crois à la nécessité ◀de▶ défaire nos États‑nations. Ou plutôt, ◀de▶ les dépasser, ◀de▶ démystifier leur sacré, ◀de▶ percer leurs frontières comme des écumoires, ◀de▶ narguer ces frontières sur terre, sous terre et dans les airs, et ◀de▶ ne pas perdre une occasion ◀de▶ faire voir à quel point elles sont absurdes. Elles sont encore efficaces, il est vrai, pour gêner ce qu’il faudrait aider : les échanges culturels, les mouvements ◀de▶ personnes, la concertation rationnelle des productions industrielles et agricoles. Mais elles ne servent absolument à rien pour arrêter ce qui devrait l’être : les tempêtes et les épidémies, la pollution ◀de▶ l’air et des fleuves, les attaques aériennes, les ondes ◀de▶ la propagande et les grandes contagions dites idéologiques. Elles empêchent simplement ◀de▶ bien traiter ces problèmes.
Ce statut des frontières, doublement déficient, est caractéristique ◀de▶ tout ce qui touche à l’État-nation : néfaste dans la mesure où il est encore réel, inexistant quand on voudrait compter sur lui.
Je ne sais, n’étant pas économiste, si nos États-nations délimités pour la plupart au xixe et au xxe siècles, se trouvent vraiment former, comme par miracle, des entités économiques intelligibles. Je ne sais si les problèmes profonds que pose leur balance commerciale (laquelle ne saurait être positive, me semble-t-il, dans tous les pays à la fois…) ne sont pas le type même ◀de▶ faux problèmes, résultant ◀de▶ la seule fiction ◀d’▶économies dites nationales, qui ne correspondent à rien ◀d’▶économique.
Mais ce que je sais ◀de▶ science certaine, c’est que les États-nations n’existent pas dans l’histoire ◀de▶ la culture, et que le « cheminement des esprits » dont parlait Robert Schuman traverse leurs frontières sans les apercevoir : dans ce plan, elles n’existent pas.
Il n’y a pas ◀de▶ « cultures nationales », en dépit des manuels scolaires, il n’y a que des divisions tout arbitraires opérées après coup dans l’ensemble vivant ◀de▶ la culture européenne. Et les diversités que nous devons respecter ne sont pas celles ◀de▶ ces États-nations nés ◀d’▶hier : elles les traversent et les divisent tous également, et ne coïncident jamais avec aucune frontière.
Nos États-nations, obsédés par l’idée ◀de▶ « se faire respecter », oublient qu’ils n’y arriveraient qu’en se rendant utiles. Ils exigent, depuis Louis XIV, que l’on s’incline devant la « majesté de l’État ». Mais non ! l’État n’est pas un Dieu, ce n’est qu’un appareil plus ou moins efficace, qui doit être mis au service des citoyens et ◀de▶ leurs cités ; et non l’inverse.
Cessez donc, Messieurs les ministres, ◀d’▶essayer ◀d’▶apaiser les ennemis ◀de▶ l’union en jurant ◀de▶ ne jamais toucher aux droits sacrés ◀de▶ vos États-nations ! Vous savez bien que vous ne pourrez pas unir l’Europe en proclamant votre attachement aux causes mêmes ◀de▶ sa division ! Pourquoi ne pas le dire ouvertement ? Tous les sondages ◀d’▶opinion le montrent : on vous suivrait, si vous osiez marcher.
Il faut défaire et dépasser l’État-nation. En instaurant les régions en deçà, et la fédération au-delà.
Il faut distribuer et répartir l’État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il peut servir une entité vivante, civique, économique ou culturelle, et être contrôlé par l’usager, distribuer et répartir l’État ◀de▶ la commune et ◀de▶ l’entreprise à la région et aux groupements ◀de▶ régions jusqu’au niveau européen ; là, des Agences fédérales, du type ◀de▶ la Communauté ◀de▶ Bruxelles, seront chargées ◀de▶ la concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public, tâches politiques au sens originel du mot : l’économie, l’écologie et l’habitat, la recherche scientifique, les transports, les relations globales avec d’autres fédérations continentales. Et vous noterez que je ne parle pas ◀de▶ relations ou ◀d’▶affaires étrangères : c’est un mot qu’il nous faut bannir du vocabulaire politique dans une Europe fédérée, au seuil ◀de▶ l’ère du monde uni.
Voilà donc le modèle fédéraliste ◀de▶ la Cité européenne : la complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et l’ampleur ◀de▶ la fédération exprimera l’unité millénaire ◀de▶ sa culture.
Dira-t-on que ce programme est révolutionnaire ? Il l’est, bien sûr : on ne fera pas l’Europe sans casser des œufs, nous le voyons depuis vingt-cinq ans. Mais il l’est moins parce qu’il demande qu’on dépasse les États-nations que parce qu’il pose une hiérarchie nouvelle des finalités politiques. Donner comme but à la Cité européenne la Liberté non la Puissance, un mode de vie qualitatif, non pas un « niveau de vie » déterminé en termes de profit et ◀de▶ PNB, c’est passer du matérialisme capitaliste et communiste à la mise en question du sens même ◀de▶ nos vies, et des vrais buts ◀de▶ nos activités communautaires et personnelles.
Si sérieux que soient les problèmes ◀de▶ prix du lait, du blé ou même du vin, il est clair que l’Europe des marchandages entre économies étatiques ne peut pas entraîner ◀d’▶adhésions enthousiastes. Les jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui ne seront pas convaincus par des avantages matériels : ils sont presque comblés à cet égard. Ce qui leur manque le plus durement, c’est un but transcendant, c’est un sens ◀de▶ la vie, maintenant que la guerre n’est plus leur exutoire, l’alibi des raisons ◀de▶ vivre inexistantes.
La réponse à la contestation ◀de▶ la jeunesse, dans le monde entier, ne relève pas ◀de▶ l’économie, et encore moins ◀de▶ la politique au sens étroit et partisan du terme. Elle exige la recréation ◀de▶ communautés véritables. Et la Cité européenne — Res publica europaea — fondée sur les communes et les régions librement fédérées du continent, peut en offrir le modèle.
Si l’on me dit maintenant que c’est une utopie que ◀de▶ vouloir dépasser l’État‑nation, je réponds que c’est au contraire la grande tâche politique ◀de▶ notre temps. Précisons : des vingt ans qui viennent. Car à ce prix seulement nous ferons l’Europe, et nous la ferons pour toute l’humanité, nous lui devons cela.
Une Europe qui ne sera pas nécessairement la plus puissante ou la plus riche, mais bien ce coin ◀de▶ la planète indispensable au monde ◀de▶ demain, et où les hommes pourront trouver non pas le plus ◀de▶ bonheur, peut‑être, mais le plus ◀de▶ saveur, le plus ◀de▶ sens à la vie.