II. La▶ Cité européenne5
◀L’▶Europe, avant ◀d’▶être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra ◀le▶ cheminement des esprits.
Je pense, avec Robert Schuman, qu’il est possible ◀d’▶unir nos pays pour cette raison littéralement fondamentale qu’une unité ◀de▶ base existe, sur laquelle fonder cette union.
Il s’agit ◀de▶ ◀l’▶unité ◀d’▶une culture, ◀de▶ laquelle participent tous ◀les▶ Européens, qu’ils soient d’ailleurs « cultivés » ou non, conscients ou non ◀de▶ ce qu’ils doivent, en fait, à ◀la▶ culture. Unité non pas homogène et qui ne résulte pas ◀d’▶un processus forcé ◀d’▶uniformisation, ◀de▶ nivellement et ◀d’▶exclusion ◀de▶ ce qui diffère, mais qui au contraire englobe, et compose largement, dans une communauté de plus en plus complexe au cours des siècles, des valeurs bien souvent antinomiques, provenant ◀d’▶origines multiples, dont ◀les▶ contrastes et ◀les▶ combinaisons entretiennent des tensions renouvelées sans répit. Et ◀de▶ là vient ◀l’▶irrépressible dynamisme qui a porté ◀la▶ civilisation européenne sur tous ◀les▶ continents découverts tour à tour, conquis par nos aventuriers puis libérés au nom de nos principes, molestés, réveillés, mis en mouvement, fût‑ce contre nous, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire. Et ◀de▶ là viennent aussi nos divisions mortelles, nos efforts pour ◀les▶ surmonter par ◀le▶ recours à des instances universelles, et toutes ◀les▶ créations qui ne cessent ◀de▶ jaillir ◀de▶ cette discorde permanente. Dès ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance ◀la▶ dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour ◀la▶ formule même ◀d’▶une unité spécifiquement européenne : Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie.
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ notre histoire et ◀le▶ ressort ◀de▶ notre pensée : ◀l’▶antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, ◀l’▶Unité dans ◀la▶ Diversité, et ◀la▶ coexistence féconde des contraires.
◀La▶ Grèce invente ◀la▶ cité et ◀la▶ fonde sur ◀le▶ paradoxe des citoyens à la fois libres et responsables, mais elle invente aussi ◀l’▶analyse critique, elle ◀la▶ conduit à ses dernières conséquences, découvre ainsi ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶atome et celle ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀d’▶où ◀les▶ excès ◀de▶ ◀l’▶individualisme hellénistique qui ne manqueront pas ◀d’▶appeler ◀la▶ tyrannie. Rome, en réponse à ce défi ◀de▶ ◀l’▶anarchie, invente ◀l’▶État et ◀les▶ institutions centralisées : elle poussera ◀l’▶ordre et ◀la▶ stabilité dans ◀l’▶uniformité universelle jusqu’à ◀l’▶irrémédiable et dangereux Ennui, jusqu’à ce vide ◀de▶ ◀l’▶âme inoccupée qui appelle ◀les▶ tempêtes et ◀les▶ révolutions.
◀Le▶ christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, assez mal conciliables avec celles ◀de▶ ◀la▶ sagesse grecque, et totalement contraires à celles ◀de▶ Rome. À ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ mesure et ◀de▶ ◀la▶ raison utilitaire, il oppose ◀les▶ élans ◀de▶ ◀l’▶amour sans calcul, au droit de ◀la▶ force, ◀le▶ service du prochain, au culte du succès ◀le▶ sens du sacrifice, et à ◀la▶ chance aveugle ◀la▶ vocation secrète. Bien plus, il porte ◀la▶ contradiction au cœur ◀de▶ ◀l’▶Être, et ◀la▶ traduit dans ◀l’▶énoncé ◀de▶ ses dogmes fondamentaux : ◀la▶ Trinité transporte en Dieu lui-même ◀le▶ paradoxe ◀de▶ l’Un et du Divers, tandis que ◀l’▶Incarnation porte à ◀l’▶extrême ◀la▶ coexistence des contraires, ◀l’▶impensable définition ◀de▶ ◀la▶ Personne ◀de▶ Jésus‑Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, selon ◀les▶ formules conciliaires ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine.
Or, ces valeurs grecques, romaines et chrétiennes, qui se contredisent avec passion, ne se détruisent pas pour autant : entre leurs triomphes alternés, elles durent dans ◀l’▶ombre ◀de▶ ◀l’▶histoire, dans ◀la▶ tradition, dans ◀les▶ livres, et dans ◀l’▶inconscient collectif. Elles agissent toutes, sans exception, dans ◀la▶ vie des hommes ◀d’▶aujourd’hui. Un seul exemple : ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ Trinité, hors de ◀la▶ tradition ecclésiastique, a fourni ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ dialectique hégélienne, repris par Marx, puis par Lénine avec ◀les▶ conséquences que ◀l’▶on sait jusque dans ◀l’▶existence quotidienne ◀de▶ 700 millions ◀de▶ Chinois qui se croyaient confucianistes, bouddhistes, ou sans croyance aucune…
Mais ce n’est pas tout. Avec ◀les▶ trois sources classiques ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, viennent confluer dans ◀le▶ haut Moyen Âge ◀la▶ source germanique et ◀la▶ source celtique, la première apportant notamment ◀le▶ droit communautaire et personnel, et ◀les▶ valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, la seconde apportant ◀le▶ sens du rêve et ◀le▶ grand thème ◀de▶ ◀la▶ Quête aventureuse ◀d’▶un Lancelot et ◀d’▶un Perceval ou ◀d’▶un Tristan, symbole mystique. Faut‑il enfin rappeler ◀l’▶apport arabe, qui ne se limite pas au « retour ◀d’▶Aristote », ni au zéro, ni à ◀la▶ suite des chiffres « arabes », mais qui est l’une des sources principales ◀de▶ ◀la▶ poésie amoureuse, donc ◀de▶ ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ parle et qu’on croit ◀le▶ sentir en Occident ; ◀l’▶apport slave dès ◀le▶ milieu du xixe , ◀l’▶anarchie, ◀la▶ démesure religieuse, ◀le▶ réalisme total, puis ◀la▶ peinture abstraite ; ◀l’▶art africain et ◀le▶ jazz négro‑américain au xxe siècle ?
Tout cela dure, agit et vit en nous ◀de▶ mille manières. Tout cela se combine en figures et en structures variées à ◀l’▶infini, mais dont ◀la▶ plus fréquente, ◀de▶ très loin, est ◀le▶ couple ◀d’▶antinomies inséparables : autorité et liberté, personne et communauté, tradition et innovation, droite et gauche, nord et midi, évangélisme et ritualisme, réformisme et révolution, mythe et science, hérésie créatrice et saine doctrine, besoin ◀de▶ sécurité et goût du risque, conformité qui maintient ◀les▶ valeurs et originalité qui ◀les▶ conteste et ◀les▶ rénove. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins économiques. Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations, et nous en fournit ◀les▶ moyens. Enfin tout cela dénote ◀l’▶Europe comme patrie ◀de▶ ◀la▶ diversité.
◀L’▶Européen moyen déclare parfois et pense toujours : « Quelle est ma raison ◀d’▶être, si je suis comme tout le monde ? » À ses yeux — et cela peut servir à ◀le▶ définir — « se distinguer » ou « être distingué » est synonyme ◀d’▶honneur mérité ou reçu, non pas ◀d’▶impardonnable faute de goût, ◀de▶ tentative déviationniste, ou ◀de▶ blasphème, comme ce serait ◀le▶ cas dans ◀les▶ sociétés primitives, dans ◀les▶ États totalitaires, ou dans ◀l’▶Inde religieuse.
◀Le▶ goût ◀de▶ différer, si peu que ce soit, est si cher aux Européens qu’il ◀les▶ porte à exagérer ◀d’▶une manière tout à fait extravagante ◀l’▶importance ◀de▶ ce qui ◀les▶ distingue. C’est ainsi qu’ils en viennent à penser sincèrement qu’ils ne pourront jamais s’unir, même s’il ◀le▶ faut, du fait qu’ils n’ont en somme rien ◀de▶ commun !
Un jour, tandis que je présidais une table ronde du Conseil de l’Europe, irrité par ce genre ◀d’▶objections à ◀l’▶union, j’écrivis sur une page ◀de▶ bloc‑notes « à faire circuler » autour du tapis vert ◀l’▶essai ◀de▶ définition suivant :
◀L’▶Européen ne serait‑il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme universel, soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation ◀de▶ cette Europe dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ?
On ne changera pas cela, ce ne serait plus ◀l’▶Europe. ◀Le▶ goût furieux ◀de▶ différer, par lequel nous nous ressemblons tous, c’est notre mal et notre bien, il faut en prendre son parti, et c’est là-dessus qu’il faut bâtir notre union, si ◀l’▶on veut qu’elle mérite ◀le▶ nom ◀d’▶Europe.
Si ◀l’▶on me demande maintenant comment on peut traduire en termes de structures politiques cette unité ◀de▶ culture non unitaire et si hautement diversifiée, je répondrai que ◀la▶ solution se trouve dans ◀les▶ termes mêmes du problème ainsi formulé : car ◀l’▶unité différenciée se traduit tout naturellement par ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, et cette forme ◀d’▶union porte un nom bien connu dans ◀l’▶histoire des régimes politiques, c’est ◀de▶ toute évidence : fédéralisme.
Je ne vois pas ◀d’▶autre forme ◀d’▶union qui réponde à ◀la▶ double exigence du respect des diversités et ◀de▶ ◀l’▶instauration ◀d’▶une force suffisante pour garantir leur concurrence féconde, dans ◀la▶ paix. Je ne vois pas ◀d’▶autre réponse imaginable au défi que ◀l’▶Histoire nous pose dans ◀les▶ termes ◀les▶ plus précis et sans échappatoire possible désormais : s’unir, au‑delà ◀de▶ nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités — créer un pouvoir fédéral pour ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ nos autonomies. Car ces autonomies seront perdues une à une, si nous refusons ◀l’▶union qui ferait leur force ; mais en retour, cette union ne saurait être acquise au prix des libertés qu’elle est censée servir.
Rien de plus limpide que ◀la▶ déduction qui fait toute ma thèse : étant donné que ◀la▶ base ◀de▶ notre unité est une culture pluraliste, on ne peut fonder sur elle qu’une union fédérale.
Ce qui paraît beaucoup plus difficile à expliquer, c’est que rien n’ait encore été fait dans ce sens, depuis près de vingt‑cinq ans qu’on nous déclare, avec Churchill dans son fameux discours ◀de▶ Zurich — qu’il n’y a pas une minute à perdre !
Quel est ◀l’▶obstacle apparemment insurmontable à cette union que tout indique, que tout exige, que tout le monde admet qu’il faut faire — et que pourtant personne ne fait ?
Eh bien, chacun ◀le▶ sait, rien n’est moins mystérieux : ◀l’▶obstacle à toute union possible ◀de▶ ◀l’▶Europe (donc à toute union fédérale) n’est autre que ◀l’▶État‑nation, tel que Napoléon en a posé ◀le▶ modèle, intégralement centralisé en vue de ◀la▶ guerre. C’est ce modèle que tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, grands et petits, ont imité l’un après l’autre tout au long du xixe siècle, suivis ◀de▶ nos jours par ◀le▶ reste du monde, notamment par ◀le▶ tiers-monde, mal décolonisé à cet égard…
Qu’est‑ce en somme qu’instituer un État-nation ? C’est soumettre toute une nation, ou un groupe ◀de▶ nations conquises par l’une d’entre elles, aux pouvoirs absolus ◀de▶ ◀l’▶État. C’est vouloir faire coïncider sur un même territoire, défini par ◀le▶ sort des guerres et du coup baptisé « sol sacré ◀de▶ ◀la▶ patrie », des réalités absolument hétérogènes, qui n’ont aucune raison ◀d’▶avoir ◀les▶ mêmes frontières, comme ◀la▶ langue et ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil et ◀l’▶exploitation du sous-sol, ou pire encore, ◀les▶ idéologies ou ◀les▶ religions, sommées ◀de▶ s’arrêter sur une ligne ◀de▶ barbelés électrifiés. C’est livrer sans recours toute ◀l’▶existence humaine aux seules décisions ◀de▶ bureaux installés dans une seule capitale, et interdire toute allégeance des citoyens à des entités plus petites comme ◀les▶ régions ou plus vastes comme une fédération continentale.
À l’intérieur de ses frontières, qu’il déclare naturelles contre toute évidence, ◀l’▶État-nation n’admet aucune autonomie, aucune diversité réelle. À ◀l’▶extérieur, il refuse toute union, alléguant une indépendance et une souveraineté absolues aussi peu défendables en droit qu’elles deviennent illusoires en fait au xxe siècle.
Rien donc de plus hostile à toute espèce ◀d’▶union tant soit peu sérieuse ou sincère, que cet État-nation qui, par ailleurs, se révèle incapable ◀de▶ répondre aux exigences concrètes ◀de▶ notre temps, puisqu’il est à la fois trop petit pour agir à ◀l’▶échelle mondiale ; trop grand pour permettre une participation civique réelle ; et sans correspondance autre qu’accidentelle avec aucun espace économique défini par ◀la▶ nature des choses ou par un projet rationnel.
Or voici ◀l’▶ironie tragique ◀de▶ notre Histoire : c’est sur ◀la▶ base ◀de▶ cet obstacle radical à toute union que ◀l’▶on s’efforce depuis vingt-cinq ans ◀d’▶unir ◀l’▶Europe ! Voilà qui explique suffisamment, je crois, pourquoi ◀l’▶on n’a pas avancé ◀d’▶un mètre en direction ◀de▶ notre union politique. Entre ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀les▶ États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et ◀le▶ culte prolongé ◀d’▶un mythe, il faut choisir.
Pour la première fois dans son histoire, ◀l’▶homme se voit aujourd’hui en situation ◀de▶ choisir librement son avenir. Jusqu’à nous, point ◀de▶ choix économiques ni même peut-être politiques longuement délibérés, concertés à long terme : il fallait se battre pour survivre. Aujourd’hui que ◀le▶ nécessaire est assuré, on se bat pour ◀le▶ contrôle ◀de▶ zones ◀d’▶influence plus idéologiques que commerciales (voir ◀le▶ Vietnam) et ◀l’▶on travaille pour ◀le▶ profit, qui est en somme du superflu.
Mais dès lors que ce choix ◀de▶ notre avenir est libre, nous voici contraints ◀de▶ ◀le▶ faire, à nos risques et périls ! Nous voici contraints ◀de▶ nous demander ce que nous attendons ◀de▶ notre vie et ◀de▶ ◀la▶ Société, ce que nous voulons réellement, principalement, et contraints ◀de▶ tirer des plans en conséquence. Voulons-nous par exemple à tout prix élever notre niveau de vie, quantitatif — ou plutôt voulons-nous sauvegarder un certain mode de vie, qualitatif ? Voulons-nous contribuer à tout prix à ◀l’▶accroissement indéfini du PNB (Produit National Brut) — ou plutôt recréer un habitat décent, une communauté vivante ? Et quel prix sommes-nous prêts à payer pour cela ? ◀Le▶ prix ◀de▶ certaines libertés, ou ◀le▶ prix ◀d’▶un confort toujours accru ?
Ces dilemmes se posent aujourd’hui à tous ◀les▶ peuples avancés sous le rapport de ◀l’▶industrie et ◀de▶ ◀la▶ technique. Et ils ◀les▶ forcent à reposer des questions difficiles, voire angoissantes sur ◀le▶ sens même ◀de▶ ◀la▶ vie…
◀D’▶une façon plus précise, en Europe, il nous faut décider si notre union aura pour but ◀la▶ Puissance collective ou ◀la▶ Liberté des personnes. Il nous faut ◀le▶ décider, en toute conscience, et vite, car ◀le▶ choix ◀de▶ ◀la▶ fin implique évidemment celui des moyens adéquats ; mais à ◀l’▶inverse, si vous vous trompez ◀de▶ moyens, ils risquent bien ◀de▶ vous conduire où vous ne vouliez pas aller…
Voici donc ◀le▶ dilemme présent :
Si nous attribuons pour finalité à ◀la▶ Cité européenne ◀de▶ demain ◀la▶ Puissance, c’est‑à‑dire ◀la▶ puissance industrielle et militaire massive ◀d’▶une sorte ◀de▶ Troisième Grand préoccupé principalement ◀de▶ tenir tête aux deux autres, alors il faut créer un super État-nation continental, uniformisé, centralisé et agressif, comme ◀la▶ France de Napoléon, et faire ◀de▶ nos États autant ◀de▶ départements. Il faut tout unifier par des lois inflexibles, sans égard aux diversités ethniques et régionales, et soumettre ◀la▶ production industrielle au seul impératif ◀de▶ ◀l’▶élévation perpétuelle du PNB — cette tour ◀de▶ Babel du xxe siècle !
Une politique européenne ◀de▶ ce type, simple transposition ◀de▶ ◀la▶ formule ◀d’▶État-nation à ◀l’▶échelle continentale, serait capable sans nul doute ◀de▶ créer une Europe très forte, mais qui serait très peu européenne. Sans compter qu’un Super État-nation ne pourrait être imposé à tous nos peuples qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une guerre générale selon ◀la▶ loi ◀de▶ formation ◀de▶ ◀l’▶État-nation dès ses débuts. Il s’agit donc ◀d’▶une utopie catastrophique, mais dont ◀la▶ réalisation ne saurait être exclue pour autant.
Au contraire, si nous donnons pour finalité à ◀la▶ Cité européenne ◀la▶ liberté, c’est-à-dire ◀les▶ plus grandes possibilités ◀d’▶épanouissement des personnes, ◀de▶ participation des citoyens et ◀d’▶autonomie des communautés (◀la▶ production industrielle n’étant qu’un des moyens ◀de▶ ces libertés), alors il faut reconnaître que ◀l’▶État-nation n’est pas seulement un modèle périmé, mais qu’il est en fait aujourd’hui radicalement incompatible avec ◀les▶ fins ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il faut adopter sans délai ◀les▶ méthodes ◀les▶ plus propres à réduire ◀l’▶obstruction des stato-nationalismes, et se consacrer sérieusement à ◀la▶ tâche ◀de▶ construire des modèles neufs pour une cité rendue à ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶homme. Il faut mettre en commun à ◀l’▶échelle fédérale continentale, tout ce qui est nécessaire pour garantir ◀les▶ autonomies ◀de▶ tous ordres, régionales, communales et personnelles, mais rien de plus. Il faut admettre ◀la▶ pluralité des allégeances, civiques, politiques, culturelles, idéologiques et religieuses, contre ◀la▶ prétention ◀de▶ ◀l’▶État-nation à leur monopole absolu. Il faut distribuer ◀les▶ pouvoirs étatiques aux différents niveaux ◀de▶ décision — ◀le▶ communal, ◀le▶ régional, ◀le▶ fédéral — indiqués par ◀la▶ nature des tâches, leurs dimensions et celles ◀de▶ ◀la▶ communauté ◀la▶ plus apte à ◀les▶ administrer. En un mot, il faut appliquer ◀la▶ méthode du fédéralisme.
Puissance ou liberté : ces deux finalités commandent deux politiques ◀d’▶union, dont je crains bien qu’on ne puisse pas impunément continuer à mêler ◀les▶ moyens.
On ne manquera pas ◀de▶ m’objecter en ce point que ◀la▶ politique a toujours eu pour fin réelle ◀la▶ puissance et je vois bien que toutes ◀les▶ civilisations que nous connaissons ont choisi ◀la▶ puissance comme seul but réaliste ◀de▶ ◀la▶ société politique ; ◀le▶ reste — ◀la▶ justice, ◀la▶ paix, ◀la▶ liberté — étant manières ◀de▶ parler plus ou moins nobles, ou pure et simple captatio démagogique. Mais je vois aussi que seuls des Européens, rares mais exemplaires, ont osé proclamer, ◀d’▶Aristote à Rousseau et ◀de▶ William Penn à Proudhon, que ◀les▶ libertés personnelles et ◀les▶ communautés autonomes valent mieux que ◀la▶ puissance collective. ◀L’▶Europe unie sera seule capable ◀de▶ réaliser leur vision.
On me dira peut‑être aussi que je radicalise indûment ◀l’▶antithèse État-nation / fédération, ramenée au dilemme Puissance ou Liberté comme finalités ◀de▶ ◀l’▶union. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tiers parti tenable. Je ne crois pas à cette « imposante Confédération » qu’évoquait ◀le▶ général de Gaulle, et qui serait formée ◀d’▶États-nations conservant jalousement leurs prétentions à ◀la▶ souveraineté absolue. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes.
Je crois à ◀la▶ nécessité ◀de▶ défaire nos États‑nations. Ou plutôt, ◀de▶ ◀les▶ dépasser, ◀de▶ démystifier leur sacré, ◀de▶ percer leurs frontières comme des écumoires, ◀de▶ narguer ces frontières sur terre, sous terre et dans ◀les▶ airs, et ◀de▶ ne pas perdre une occasion ◀de▶ faire voir à quel point elles sont absurdes. Elles sont encore efficaces, il est vrai, pour gêner ce qu’il faudrait aider : ◀les▶ échanges culturels, ◀les▶ mouvements ◀de▶ personnes, ◀la▶ concertation rationnelle des productions industrielles et agricoles. Mais elles ne servent absolument à rien pour arrêter ce qui devrait ◀l’▶être : ◀les▶ tempêtes et ◀les▶ épidémies, ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air et des fleuves, ◀les▶ attaques aériennes, ◀les▶ ondes ◀de▶ ◀la▶ propagande et ◀les▶ grandes contagions dites idéologiques. Elles empêchent simplement ◀de▶ bien traiter ces problèmes.
Ce statut des frontières, doublement déficient, est caractéristique ◀de▶ tout ce qui touche à ◀l’▶État-nation : néfaste dans ◀la▶ mesure où il est encore réel, inexistant quand on voudrait compter sur lui.
Je ne sais, n’étant pas économiste, si nos États-nations délimités pour la plupart au xixe et au xxe siècles, se trouvent vraiment former, comme par miracle, des entités économiques intelligibles. Je ne sais si ◀les▶ problèmes profonds que pose leur balance commerciale (laquelle ne saurait être positive, me semble-t-il, dans tous ◀les▶ pays à la fois…) ne sont pas ◀le▶ type même ◀de▶ faux problèmes, résultant ◀de▶ ◀la▶ seule fiction ◀d’▶économies dites nationales, qui ne correspondent à rien ◀d’▶économique.
Mais ce que je sais ◀de▶ science certaine, c’est que ◀les▶ États-nations n’existent pas dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ culture, et que ◀le▶ « cheminement des esprits » dont parlait Robert Schuman traverse leurs frontières sans ◀les▶ apercevoir : dans ce plan, elles n’existent pas.
Il n’y a pas ◀de▶ « cultures nationales », en dépit des manuels scolaires, il n’y a que des divisions tout arbitraires opérées après coup dans ◀l’▶ensemble vivant ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Et ◀les▶ diversités que nous devons respecter ne sont pas celles ◀de▶ ces États-nations nés ◀d’▶hier : elles ◀les▶ traversent et ◀les▶ divisent tous également, et ne coïncident jamais avec aucune frontière.
Nos États-nations, obsédés par ◀l’▶idée ◀de▶ « se faire respecter », oublient qu’ils n’y arriveraient qu’en se rendant utiles. Ils exigent, depuis Louis XIV, que ◀l’▶on s’incline devant ◀la▶ « majesté de l’État ». Mais non ! ◀l’▶État n’est pas un Dieu, ce n’est qu’un appareil plus ou moins efficace, qui doit être mis au service des citoyens et ◀de▶ leurs cités ; et non ◀l’▶inverse.
Cessez donc, Messieurs ◀les▶ ministres, ◀d’▶essayer ◀d’▶apaiser ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶union en jurant ◀de▶ ne jamais toucher aux droits sacrés ◀de▶ vos États-nations ! Vous savez bien que vous ne pourrez pas unir ◀l’▶Europe en proclamant votre attachement aux causes mêmes ◀de▶ sa division ! Pourquoi ne pas ◀le▶ dire ouvertement ? Tous ◀les▶ sondages ◀d’▶opinion ◀le▶ montrent : on vous suivrait, si vous osiez marcher.
Il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation. En instaurant ◀les▶ régions en deçà, et ◀la▶ fédération au-delà.
Il faut distribuer et répartir ◀l’▶État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il peut servir une entité vivante, civique, économique ou culturelle, et être contrôlé par ◀l’▶usager, distribuer et répartir ◀l’▶État ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀l’▶entreprise à ◀la▶ région et aux groupements ◀de▶ régions jusqu’au niveau européen ; là, des Agences fédérales, du type ◀de▶ ◀la▶ Communauté ◀de▶ Bruxelles, seront chargées ◀de▶ ◀la▶ concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public, tâches politiques au sens originel du mot : ◀l’▶économie, ◀l’▶écologie et ◀l’▶habitat, ◀la▶ recherche scientifique, ◀les▶ transports, ◀les▶ relations globales avec d’autres fédérations continentales. Et vous noterez que je ne parle pas ◀de▶ relations ou ◀d’▶affaires étrangères : c’est un mot qu’il nous faut bannir du vocabulaire politique dans une Europe fédérée, au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère du monde uni.
Voilà donc ◀le▶ modèle fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ Cité européenne : ◀la▶ complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et ◀l’▶ampleur ◀de▶ ◀la▶ fédération exprimera ◀l’▶unité millénaire ◀de▶ sa culture.
Dira-t-on que ce programme est révolutionnaire ? Il ◀l’▶est, bien sûr : on ne fera pas ◀l’▶Europe sans casser des œufs, nous ◀le▶ voyons depuis vingt-cinq ans. Mais il ◀l’▶est moins parce qu’il demande qu’on dépasse ◀les▶ États-nations que parce qu’il pose une hiérarchie nouvelle des finalités politiques. Donner comme but à ◀la▶ Cité européenne ◀la▶ Liberté non ◀la▶ Puissance, un mode de vie qualitatif, non pas un « niveau de vie » déterminé en termes de profit et ◀de▶ PNB, c’est passer du matérialisme capitaliste et communiste à ◀la▶ mise en question du sens même ◀de▶ nos vies, et des vrais buts ◀de▶ nos activités communautaires et personnelles.
Si sérieux que soient ◀les▶ problèmes ◀de▶ prix du lait, du blé ou même du vin, il est clair que ◀l’▶Europe des marchandages entre économies étatiques ne peut pas entraîner ◀d’▶adhésions enthousiastes. ◀Les▶ jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui ne seront pas convaincus par des avantages matériels : ils sont presque comblés à cet égard. Ce qui leur manque ◀le▶ plus durement, c’est un but transcendant, c’est un sens ◀de▶ ◀la▶ vie, maintenant que ◀la▶ guerre n’est plus leur exutoire, ◀l’▶alibi des raisons ◀de▶ vivre inexistantes.
◀La▶ réponse à ◀la▶ contestation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, dans ◀le▶ monde entier, ne relève pas ◀de▶ ◀l’▶économie, et encore moins ◀de▶ ◀la▶ politique au sens étroit et partisan du terme. Elle exige ◀la▶ recréation ◀de▶ communautés véritables. Et ◀la▶ Cité européenne — Res publica europaea — fondée sur ◀les▶ communes et ◀les▶ régions librement fédérées du continent, peut en offrir ◀le▶ modèle.
Si ◀l’▶on me dit maintenant que c’est une utopie que ◀de▶ vouloir dépasser ◀l’▶État‑nation, je réponds que c’est au contraire ◀la▶ grande tâche politique ◀de▶ notre temps. Précisons : des vingt ans qui viennent. Car à ce prix seulement nous ferons ◀l’▶Europe, et nous ◀la▶ ferons pour toute ◀l’▶humanité, nous lui devons cela.
Une Europe qui ne sera pas nécessairement ◀la▶ plus puissante ou ◀la▶ plus riche, mais bien ce coin ◀de▶ ◀la▶ planète indispensable au monde ◀de▶ demain, et où ◀les▶ hommes pourront trouver non pas ◀le▶ plus ◀de▶ bonheur, peut‑être, mais ◀le▶ plus ◀de▶ saveur, ◀le▶ plus ◀de▶ sens à ◀la▶ vie.