Arnaud Dandieu, la révolution et les régions (mars 1971)ac
Comme l’avait vu profondément Arnaud Dandieu, qui, sur ce point, a été vraiment un prophète, il faut garder les yeux fixés à la fois bien en deçà et bien au-delà de▶ la nation.
Face aux totalitaires ◀de▶ toutes couleurs et aux démocraties plutôt décolorées des années 1930, Arnaud Dandieu définissait la seule révolution que je tienne aujourd’hui encore pour nécessaire et réalisable comme un élan libérateur qui nous porte à la fois vers l’universel et vers la personne.
◀De▶ la conclusion ◀d’▶une conférence qu’il donnait en 1931 sur l’idée ◀de▶ nation, je recopie ces lignes4 :
Plaçons-nous sur le plan ◀de▶ la tradition révolutionnaire. Nous rencontrons, d’une part, un mouvement vers l’universel, où l’individualisme agressif tend à créer, au-dessus ◀de▶ toutes les frontières, une communauté révolutionnaire unique… D’autre part, un mouvement ◀de▶ libération ◀de▶ toutes les forces sentimentales, ◀de▶ toutes les réalités affectives, particulièrement ◀de▶ tous les groupes naturels, ◀de▶ toutes les tendances locales, opprimées par un État despotique. Entre ces deux mouvements, il y a une corrélation nécessaire, précisément parce qu’étant ◀de▶ sens opposés, ils se complètent l’un par l’autre. Nous les séparons pour la commodité ◀de▶ l’exposé : mais dans le cœur du peuple révolutionnaire, ils sont unis ◀d’▶un lien indissoluble.
Cette liaison ◀de▶ l’universel et du personnel, ◀de▶ la fédération et des autonomies — liaison constitutive ◀de▶ la révolution — Dandieu la démontrait par trois exemples.
Il soulignait « l’insistance des Cahiers ◀de▶ doléances (◀de▶ 1789) à réclamer le rétablissement des États provinciaux », et il rappelait que si la République une et indivisible s’est opposée au fédéralisme, c’est parce que la guerre révolutionnaire, recréant entre les peuples ces frontières que niait précisément l’esprit ◀de▶ la Révolution, a fait perdre à celle-ci « son ressort essentiel, son caractère universel », et l’a condamnée à l’échec.
Il citait comme un exemple plus frappant encore ◀de▶ « l’équilibre nécessaire entre le régionalisme et l’universalisme », la commune ◀de▶ Paris, en 1871 :
… le communisme ◀de▶ la Commune ne saurait être compris que si on ne le sépare pas du communalisme ◀de▶ la Commune, c’est-à-dire ◀de▶ la tradition régionaliste française dans ce qu’elle a de plus authentique. Là pouvait être le remède « au mal centralisateur et nationaliste qui allait bientôt se révéler comme étant le cancer ◀de▶ l’Europe et du monde ».
Enfin, citant les dispositions ◀de▶ la Constitution soviétique qui garantissent les droits des minorités nationales et réaffirment ◀de▶ la sorte, en théorie, « la corrélation entre la décentralisation régionaliste et l’unité révolutionnaire », Dandieu voyait dans la réaction stalinienne le type même ◀de▶ « l’intervention paralysante du nationalisme dans l’élan révolutionnaire ».
Et il concluait :
Fidèles à la véritable tradition française, nous nous appuyons à la fois sur le sentiment patriotique régional et sur l’individualisme spirituel5. La communauté révolutionnaire doit, en effet, placer le spirituel avant l’économique, même socialisé, faute de quoi elle accepte le mythe ◀de▶ la production et retourne au capitalisme privé ou étatiste. De même, la décentralisation révolutionnaire… doit dévaloriser les cadres nationaux, libérant le vrai sentiment patriotique… Tant que patrie et nation seront confondues, la guerre sera fatale et la révolution impossible.
Deux ans plus tard, en mai 1933, le premier numéro ◀de▶ L’Ordre nouveau était introduit par quelques pages anonymes où l’on retrouve la même pensée, en référence plus précise encore à la « mission ou démission ◀de▶ la France » :
À la dictature nationale ou internationale, la France doit opposer un nouveau prestige ◀de▶ la liberté, c’est-à-dire ◀de▶ la personnalité humaine. L’homme est une personne, ou il n’est rien du tout ; ni race, ni régime ne sauraient changer cette vérité. Il a fallu un effort gigantesque pour tromper la révolution au profit ◀de▶ l’étatisme. La révolution, comme l’être humain, est antiétatiste par essence. C’est la France, la première, qui a détourné la révolution ◀de▶ son but : c’est elle qui doit le lui rendre.
Moyennant une ou deux mises au point ◀de▶ la terminologie (opérées ◀d’▶un commun accord dans notre groupe dès 1933), ces textes ne peuvent manquer ◀de▶ frapper par leur actualité permanente. Ils anticipent toute la problématique présente ◀de▶ la région, très particulièrement en France.
Ils soulignent d’abord la co-action et l’unité ◀de▶ structure dynamique des deux mouvements que la mentalité stato-nationaliste conçoit comme contraires : l’élan vers l’universel (communautaire, fédératif) et la prise sur le particulier (régional, local, autonomiste) la personne n’existant, au sens fort, que dans la tension entre ces deux pôles.
Ces textes réfutent ensuite l’objection des jacobins incorrigibles qui accusent les régionalistes ◀de▶ vouloir détruire la France, l’idéal national nommé France. Car Dandieu a montré mieux que personne comment le mouvement vers l’autonomie régionale était dans le droit fil ◀de▶ la véritable vocation française et ◀de▶ son mouvement libérateur. C’est lui qui représentait alors la véritable mission ◀de▶ la France, contre cette démission du spirituel et ce refus ◀de▶ l’universel qu’est le stato-nationalisme centraliste, trahison ◀de▶ la révolution libératrice, donc du rôle spécifique ◀de▶ la France.
Dans l’histoire du concept ◀de▶ région, clé ◀de▶ la révolution fédéraliste européenne, Arnaud Dandieu aura tenu une place proprement décisive : il a posé les équations ◀de▶ base, formulé les concepts opératoires. Et pour ma part, je ne cesse ◀de▶ mieux mesurer ce que j’ai dû et dois encore aux trop brèves années ◀de▶ notre collaboration politique et philosophique6.