L’▶Amour et ◀l’▶Europe : ◀L’▶Express va plus loin… avec D. de Rougemont (12 avril 1971)ad ae
Votre essai ◀L’▶Amour ◀l’▶Occident a fait de vous, depuis 1938, un « philosophe de ◀l’▶amour », et vous êtes, d’autre part, depuis vingt ans, ◀le▶ directeur fondateur du Centre européen de la culture et l’un des pionniers des États-Unis d’Europe. Y a-t-il un point commun entre ces deux activités ?
En somme, vous me demandez si mon système est sérieux ? Dans ma Lettre ouverte aux Européens j’ai écrit que ◀l’▶Europe, c’est 480 millions d’Européens qui s’ignorent, et que ◀la▶ condition de notre survie, c’est de nous unir très vite dans une fédération. Or, pour moi, ◀le▶ couple est la première cellule de ce que j’appelle ◀le▶ fédéralisme, c’est-à-dire ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité. Comment espérer bâtir une communauté libre si nous commençons par rater ◀le▶ couple ? Car c’est un fait : dans ◀l’▶amour, dans nos manières d’aimer, je trouve ◀la▶ racine de mondes politiques différents. Ce n’est que peu à peu, d’ailleurs, que s’est révélé à moi ◀le▶ principe de cohérence entre ◀le▶ couple, ◀la▶ personne et ◀le▶ fédéralisme.
C’est votre équation de base ?
Oui. Disons qu’il s’agit d’une intuition fondamentale qu’il est très difficile d’exprimer, et c’est pourquoi j’écris tant de livres : ◀la▶ coexistence des contraires. Vous connaissez ◀la▶ formule d’Héraclite : « Ce qui s’oppose coopère, et de ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. » C’est ◀l’▶antithèse de tous ◀les▶ slogans totalitaires ! ◀Le▶ meilleur de ◀l’▶esprit européen est né, je crois, de cette formule du premier philosophe grec, au vie siècle avant J.-C. On trouve cette intuition dans toute ◀la▶ culture européenne, des conciles de Nicée et de Chalcédoine jusqu’à Hegel et Proudhon.
Selon vous, ◀le▶ meilleur exemple qui puisse être donné de ◀la▶ coexistence des contraires est donc ◀le▶ couple ?
Dans mon action en faveur d’une fédération européenne, j’ai défini ◀le▶ fédéralisme comme ◀la▶ coexistence en tension de réalités également valables, mais différentes ou même antinomiques. N’est-ce pas ◀le▶ cas du couple ? Un jour, on m’a demandé dans un débat à ◀la▶ radio : « Ne craignez-vous pas que ◀les▶ Européens ne soient trop différents ◀les▶ uns des autres pour jamais pouvoir s’unir ? » J’ai répondu : « Ne craignez-vous pas que ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes ne soient trop différents pour pouvoir jamais former des couples ? »
Voilà dévoilée ◀l’▶équation de base de ce que j’ai écrit aussi bien dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident sur ◀le▶ couple humain — création mutuelle de deux personnes dans ◀le▶ respect de l’autre — que sur ◀le▶ fédéralisme : ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité et pour ◀la▶ diversité, en faveur de ◀la▶ diversité, et non pas ◀la▶ subordination de l’un à l’autre ou ◀la▶ fusion des deux, ◀l’▶uniformisation. Si une certaine idée que nous avons de ◀l’▶amour-passion nous conditionne au point de n’être plus capables d’aimer l’autre en tant qu’autre, nous ne serons plus capables non plus de devenir ◀les▶ éléments d’une cité, d’une communauté libre.
Pourquoi ◀le▶ problème de ◀l’▶amour, du mariage et de leur drame vous a-t-il passionné depuis trente ans ?
Cherchez bien et je suis sûr que vous trouverez. Regardez autour de vous : ◀le▶ mariage occidental est un désastre ; deux mariages sur trois aboutissent à un divorce aux États-Unis, par exemple. ◀La▶ moitié du malheur humain, en Occident, tient dans ◀le▶ terme d’adultère. Et cette catastrophe vient de ce qu’on a voulu fonder ◀le▶ mariage sur ◀le▶ sentiment amoureux.
Serait-ce une base désastreuse pour ◀le▶ mariage ?
Je ◀le▶ disais en 1938, je n’ai pas changé d’avis. Nous entrons dans ◀le▶ mariage généralement par erreur, parce que nous sommes amoureux. Et nous en tirons cette conséquence illogique qu’il faut se marier. Eh bien, non, on ne reste pas amoureux tout ◀le▶ temps ! Chacun sait que ◀le▶ mariage, c’est ◀la▶ durée. Fonder ◀le▶ mariage sur ◀la▶ passion, sur quelque chose dont chacun sait que cela ne durera pas, c’est vouloir ◀le▶ construire sur ◀le▶ principe même de tout divorce.
◀L’▶amour-passion n’est pas possible dans ◀le▶ mariage ?
Non. Je dis autre chose : je dis qu’il est ◀l’▶ennemi du mariage. Ce n’est pas par hasard que ◀le▶ jugement de ◀la▶ comtesse Marie de Champagne, au xiie siècle, exclut ◀l’▶amour entre ◀les▶ gens mariés : c’est une condamnation radicale, qui était unanimement admise par ◀les▶ troubadours. Finalement, j’ai découvert que ◀le▶ mythe de Tristan et Iseut est ◀l’▶ennemi intime du mariage et du couple.
C’est un mythe un peu dépassé…
Il est absolument fondamental dans ◀la▶ vie de tous ◀les▶ Européens, même s’ils n’ont jamais lu une ligne de ◀l’▶histoire de Tristan. ◀La▶ passion amoureuse qui nous paraît si naturelle est en réalité exceptionnelle dans ◀le▶ monde, car c’est une invention de ◀l’▶Europe. ◀L’▶Asie ◀l’▶ignore en toute sérénité, ◀l’▶Amérique ◀la▶ déprime et ◀la▶ Russie a tenté de ◀la▶ supprimer en tant que force antisociale qui ne peut que gêner ◀le▶ rendement. C’est un fait : ◀l’▶Asie bouddhiste, brahmanique n’a jamais connu notre amour et elle ◀le▶ considère avec un étonnement mêlé d’ironie et de crainte.
Marshall McLuhan exprime ◀les▶ mêmes thèses sur ◀l’▶invention de ◀l’▶amour romanesque au Moyen Âge. ◀L’▶avez-vous influencé ?
J’ai rencontré McLuhan à Toronto, en 1969. Je sais par ses étudiants qu’il parle souvent de mes thèses dans ses cours. Quand ◀l’▶historien Charles Seignobos écrivit déjà, en 1920, que ◀l’▶amour était une invention du xiie siècle, cela passa pour une boutade. Allons donc, disait-on, ◀l’▶amour est aussi vieux que ◀le▶ genre humain, et que faisaient donc ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes avant ◀le▶ xiie siècle !
Ainsi parle ◀le▶ gros bon sens, mais il est réfuté par ◀les▶ faits. Car c’est un fait que ◀le▶ mot amour, qui désigne pour nous ◀le▶ sentiment de ◀la▶ passion, n’a pris de sens dans ◀le▶ Languedoc du xiie siècle qu’avec ◀la▶ poésie des troubadours, Héloïse et Abélard, puis Tristan et Iseut, prototype éternel de ◀l’▶amour-passion : et c’est de là que viennent toutes nos littératures européennes et tous ◀les▶ lieux communs de ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ chante, tel qu’on ◀l’▶écrit, tel qu’on ◀le▶ vit jusqu’à nos jours. Je pense surtout aux effets dégradés du mythe à travers ◀les▶ siècles, s’embourgeoisant, devenant ◀le▶ thème imbécile et obligatoire de Hollywood et ◀le▶ modèle collectif de cette romance que chacun s’imagine devoir vivre. ◀Le▶ mariage est en train de voler en éclats, non pas à cause de ◀la▶ passion dans sa beauté insoutenable, mais de ses dégradations. Peut-on imaginer Iseut devenant Mme Tristan !
Mais Tristan et Iseut n’ont-ils pas été merveilleusement heureux ?
Ils ont été merveilleusement malheureux ! Comprenez-moi bien : je n’ai aucune recette pour ◀l’▶amour. Je constate que ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage sont des adversaires fondamentaux, bien que je sois pris, moi aussi, dans ◀le▶ drame qui ◀les▶ oppose.
Aujourd’hui, je distingue ◀l’▶amour dans ◀le▶ mariage — amour actif — de ◀l’▶amour-passion — donc passif — qui tend à uniformiser ◀les▶ deux êtres, à réduire l’autre à ◀la▶ loi d’un seul. Qui a dit que ◀l’▶amour rendait libre ? Celui-là charge ◀les▶ gens de chaînes. Dans ◀le▶ mariage, on peut aimer l’autre en tant qu’autre, tandis que, dans ◀la▶ passion, on tend vers ◀l’▶impossible fusion, qui, finalement, ne peut conduire qu’à ◀la▶ mort. ◀L’▶amour-passion tel que nous ◀le▶ concevons a inspiré tous ◀les▶ arts en Europe, mais il ne vaut rien pour cette œuvre d’art qu’est ◀le▶ couple.
C’est une thèse que la plupart des gens peuvent difficilement admettre.
Je peux vous dire pourquoi, car tout est parti du mythe de Tristan. ◀La▶ Rochefoucauld a fort bien compris que ◀l’▶amour est essentiellement lié à ◀l’▶expression. Il écrit : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Il n’y a pas d’amour inexprimé. Il y a des désirs, des instincts, faire ◀l’▶amour, faire des enfants, il y a ◀le▶ plaisir, ◀l’▶orgasme… Tout cela peut très bien se passer de ◀l’▶expression. ◀L’▶amour-passion, c’est autre chose. Tant qu’il n’est pas « déclaré », c’est comme s’il n’existait pas. Grâce à ◀la▶ littérature, ◀la▶ passion obsède nos rêves. Et c’est une invention spécifique de ◀la▶ culture européenne.
Et que se passe-t-il dans ◀les▶ autres civilisations ?
Je n’ai rien trouvé de tel en Orient, en Inde, en Chine, où n’existe aucune littérature d’amour-passion. Si ◀l’▶on excepte, peut-être, ◀le▶ Genji japonais, ◀l’▶amour-passion, en effet, suppose une croyance innée dans ◀la▶ valeur unique, irremplaçable de ◀l’▶être aimé. Or ◀les▶ religions de ◀l’▶Asie excluent une telle croyance, puisqu’elles tendent, au contraire, au dépassement et à ◀la▶ dissolution du moi. En revanche, ◀la▶ littérature érotique y est très développée, sacrée même. Tout le monde connaît ◀le▶ Kamasutra, ce cours d’initiation sexuelle totalement dépourvu de sentiments. C’est ◀le▶ contraire de notre littérature, qui exalte ◀la▶ passion au-delà de toute raison, au-delà de ◀l’▶instinct et même du plaisir ; littérature fondée sur ◀la▶ pudeur, ◀la▶ distance et ◀le▶ goût de ◀l’▶obstacle, sur tout ce qui fait mieux sentir et ressentir ◀l’▶amour, ◀l’▶« amour de loin » que chante ◀le▶ troubadour Jaufré Rudel, ◀l’▶éloge de ◀la▶ chasteté, ◀les▶ règles de ◀la▶ chevalerie, où tout indique ◀la▶ volonté d’imposer une retenue aux instincts. Car ◀la▶ passion ne s’approfondit et ne dégage ses puissances qu’à ◀la▶ mesure des résistances qu’elle rencontre.
On ne retrouve en Orient que ◀la▶ technique érotique des épreuves, signalée par Mircea Eliade. Par exemple, ◀l’▶homme doit dormir quarante jours au pied du lit de ◀la▶ femme qu’il aime, quarante jours, dans son lit, sur ◀le▶ côté gauche, quarante jours sur ◀le▶ côté droit, quarante jours sur elle, sans ◀la▶ toucher. Ce n’est qu’après cette épreuve que peut s’opérer ◀l’▶union sexuelle, qui ne doit d’ailleurs pas aboutir à ◀la▶ procréation.
Mais ce n’est qu’une technique ?
Ainsi que ◀l’▶a confirmé ◀le▶ maître du zen, Suzuki, à propos de mes livres, pour ◀le▶ Japonais traditionnel ◀les▶ relations entre ◀les▶ sexes sont plutôt du domaine de ◀la▶ nature ou de ◀la▶ moralité sociale. Toute espèce de romantisme ou d’idéalisation quasi mystique s’en trouve exclue. ◀L’▶amour tel que nous ◀l’▶entendons depuis ◀le▶ xiie siècle n’a même pas de nom dans leur langue. Ce qui se rapproche ◀le▶ plus de notre verbe aimer en chinois désigne ◀la▶ relation entre ◀la▶ mère et ◀le▶ fils.
◀L’▶amour, ◀l’▶érotisme et ◀la▶ sexualité ont créé en Europe une problématique à peu près unique au monde : ils ne peuvent pas devenir des problèmes là où tout est réglé, programmé. ◀La▶ crise du mariage est typique de ◀l’▶Occident. Elle n’existe pas ailleurs. Mais c’est ◀le▶ prix de notre liberté.
Mais vous, que souhaitez-vous ?
Quand je pense à ◀l’▶amour « programmé », calculé, je suis évidemment pour ◀l’▶amour-passion, bien qu’il ne soit pas viable. Trop rares sont ◀les▶ « beaux moments d’équilibre doré » dont parle Nietzsche.
Deux menaces se dressent contre ◀le▶ couple. L’une qui veut ◀le▶ dépasser par en haut — Tristan — l’autre par en bas — Don Juan. Nous versons continuellement dans l’un ou dans l’autre. Tristan est ◀l’▶homme d’un seul amour fatal. Don Juan, héros d’un siècle cynique, ◀le▶ xviiie , incapable de passion, est ◀l’▶antithèse de Tristan, son double négatif, ◀l’▶homme des rencontres sans lendemain, infidèle par définition. Ce qui manque dans ◀les▶ deux cas, c’est ◀la▶ communion des deux personnes, qui se révèlent l’une à l’autre, dans leur différence, se créent ensemble, en devenant l’une par l’autre ce qu’elles sont.
Ce que je veux défendre, c’est donc, en fin de compte, un certain état de tension entre ◀le▶ mariage et ◀la▶ passion, entre ◀l’▶orthodoxie et ◀l’▶hérésie, ◀l’▶ordre social et ◀les▶ vocations personnelles. Car ◀les▶ uns ne vivent pas sans ◀les▶ autres.
Comment ont été accueillies vos thèses de ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident ?
Très mal, au début, par ◀les▶ « spécialistes » de ◀la▶ Sorbonne, indignés de me voir transgresser ◀les▶ frontières de leurs disciplines.
Aujourd’hui, mon livre est au programme de licence… Il a influencé beaucoup d’auteurs anglo-saxons, poètes, comme W. H. Auden, ou romanciers, comme Carson McCullers, Lawrence Durrell (auquel Henry Miller avait donné pour un anniversaire son propre exemplaire de mon livre, abondamment annoté), voire des sociologues, comme Lewis Mumford ou Marshall McLuhan.
◀Les▶ nouvelles générations américaines, surtout ◀les▶ hippies, sont également de très bons lecteurs de ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Eux aussi cherchent un lien entre ◀l’▶érotisme, ◀l’▶amour-passion et une éthique. En 1969, j’ai fait sur ce sujet une conférence à ◀l’▶université d’Indiana, et, ◀l’▶été dernier, un professeur de cette université m’a dit : « Cela a été la dernière fois que ◀les▶ contestataires et ◀les▶ gens de ◀l’▶establishment ont applaudi quelqu’un en commun. »
Aujourd’hui, selon vous, quel est ◀l’▶avenir de ◀l’▶amour ?
D’une part, il me semble que ◀les▶ jeunes gens d’aujourd’hui tiennent un peu mieux compte que nous des aspects pratiques du mariage, de ce qui permet une amitié durable entre deux êtres différents, ◀les▶ convenances de caractères, d’idées, d’éducation. Tout cela sans retomber dans ◀les▶ mariages arrangés de ◀la▶ bourgeoisie du xixe siècle. Et ◀le▶ mariage à ◀l’▶essai, même s’il ne garantit pas de ◀l’▶erreur, augmente ◀les▶ chances de ◀l’▶éviter.
Mais, d’autre part, ◀l’▶amour tout entier risque de disparaître dans ◀le▶ monde hygiénique et froidement rationnel qu’est en train de créer ◀la▶ technique, et qui pourra bien se réaliser sous ◀la▶ forme d’un monde d’ennui, parfaitement plat et programmé. Ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est plus un excès d’anarchie et de tyrannie brutale, c’est au contraire ◀l’▶excès d’un certain ordre rationnel et statistique qui évacue toute passion et risque bien d’évacuer aussi ◀le▶ sens même de nos vies et des rapports humains, mariage compris. Car s’il y a aujourd’hui une crise du mariage, il y en a une aussi de ◀l’▶amour-passion. Parce que ◀l’▶amour-passion, lui non plus, ne peut pas exister en dehors d’un certain monde spirituel. Si vous avilissez ce monde-là, ◀l’▶amour-passion n’a plus de sens. Vous tombez dans ◀la▶ pariade animale.
Konrad Lorenz parle même d’un affadissement possible des relations amoureuses. Ne reste-t-il pas ◀l’▶érotisme ?
Même pas. C’est une évidence. ◀L’▶érotisme est ◀l’▶usage culturel, non procréateur, de ◀l’▶instinct sexuel. Faites sauter tous ◀les▶ interdits, ◀les▶ règles, ◀les▶ conventions, ◀la▶ culture, et vous détruisez ◀la▶ possibilité même de toutes ◀les▶ formes d’amour. En ce sens, ◀la▶ révolution sexuelle ne veut rien dire. Quel est ◀l’▶ordre neuf que ◀l’▶on peut déduire de ◀la▶ copulation ? Sur un point, tout le monde est d’accord, des Sumériens jusqu’à Engels et à Toynbee : ◀la▶ condition de toute civilisation est une certaine discipline des instincts de procréation.
On parle de briser ◀les▶ interdits du christianisme : lesquels ? ◀Le▶ christianisme est une religion qui se distingue de toutes ◀les▶ autres par ◀l’▶absence quasi totale de tabous et de règlements sexuels. ◀Le▶ peu qu’on y trouve vient de ◀l’▶Ancien Testament : proscription de ◀l’▶inceste, etc., ou des influences païennes, hérétiques, gnostiques, qui nous ont fait croire que ◀le▶ « péché originel » n’est autre que ◀la▶ sexualité. Quant aux pseudo-tabous qui règnent sur nous, ce sont ceux de ◀la▶ bourgeoisie de ◀l’▶ère victorienne, ou du clergé avec ses livres de casuistique sexuelle. Quel rapport avec ◀le▶ christianisme ? C’est ◀la▶ sécrétion normale de ◀la▶ Société, car nulle société ne peut vivre sans feux verts et sans feux rouges.
Savez-vous quel est ◀l’▶auteur ◀le▶ plus néfaste de ◀la▶ littérature occidentale ? ◀Le▶ Dr Tissot. Il a commis un livre à ◀la▶ fin du xviiie siècle dont ◀la▶ thèse était que tout ◀le▶ malheur des hommes venait de ◀la▶ masturbation, qui rend ◀les▶ jeunes gens fous, etc. Ce docteur, qui était, hélas ! suisse, a connu un succès mondial. Il a sans doute créé ◀le▶ maximum de névroses qu’un homme ait jamais pu déclencher sur ◀la▶ planète. Pendant une douzaine de générations, il a empoisonné ◀les▶ jeunes gens, heurtés par ◀le▶ spectre de ◀l’▶« impureté ». C’est aujourd’hui seulement que ◀les▶ psychanalystes ◀les▶ rassurent : « Très bien, mes enfants, pas d’excès, mais enfin, il faut bien apprendre ◀les▶ choses… », etc. Si lutter contre ◀le▶ Dr Tissot s’appelle révolution sexuelle, alors ce n’est qu’un progrès normal vers ◀le▶ bon sens.
En somme, vous trouvez qu’on s’agite beaucoup, mais qu’il n’y a guère de révolution ?
Il est clair que ◀les▶ tabous de ◀la▶ morale bourgeoise ne tiennent plus. Est-ce que cela signifie que ◀la▶ sexualité est plus vigoureuse, ou ◀l’▶amour plus réussi, ◀la▶ morale du couple plus solide ?
Voyez ◀les▶ romanciers : ils cherchent partout ◀l’▶obstacle qui permet ◀la▶ passion, cette forme d’amour qui refuse ◀l’▶immédiat. Dans un livre, ◀Les▶ Mythes de ◀l’▶amour , j’ai analysé trois succès mondiaux : Lolita, de Vladimir Nabokov, ◀Le▶ Docteur Jivago, de Boris Pasternak, et ◀L’▶Homme sans qualités, de Robert Musil. J’ai retrouvé ◀l’▶archétype de Tristan à travers ces trois livres ; ◀les▶ trois en sont des reviviscences probablement inconscientes. Dans ◀le▶ mythe de Tristan, ◀l’▶obstacle est ◀l’▶époux d’Iseut, ◀le▶ roi Marc. Dans Lolita, c’est ◀l’▶âge (12 ans) de ◀la▶ jeune nymphette. Dans ◀le▶ livre de Musil, c’est ◀l’▶inceste entre ◀le▶ frère et ◀la▶ sœur. Et dans ◀Le▶ Docteur Jivago, c’est ◀la▶ Russie, telle que Pasternak ◀l’▶aimait et telle qu’on lui interdisait de ◀l’▶aimer, symbolisée par une femme, bien réelle dans sa vie, comme cela a été confirmé plus tard.
Si ◀l’▶obstacle est nécessaire à ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶amour-action peut-il s’en passer ?
Si ◀la▶ passion a besoin d’obstacles pour vivre, elle en trouvera toujours, même dans ◀l’▶amour-action, parce que jamais cet effort d’imaginer, de créer l’autre dans ce qu’il a de meilleur et de plus personnel n’aboutira complètement. Il y aura toujours quelque chose d’irréductible. Il y aura toujours une dernière défense, un dernier secret de l’autre qui suffit bien à ressusciter une passion au sein même de ◀l’▶amour-action.
En fin de compte, pour vous, quel serait ◀le▶ couple idéal ?
Je voudrais que Tristan découvre Iseut, qu’Iseut découvre Tristan, et qu’ils sachent leurs noms. Je voudrais qu’ils cessent de dire comme dans ◀l’▶opéra de Wagner : « Non, plus d’Isolde, plus de Tristan. » ◀Le▶ masochiste intégral ne vaut rien pour aimer. Tristan n’aime pas réellement Isolde. Il ne ◀la▶ voit pas. Il projette. Ce qu’il aime, c’est ◀l’▶amour, être en état d’amour. Toutes ◀les▶ femmes qu’on aime d’amour-passion, toutes ◀les▶ Iseut sont des femmes rêvées, ◀les▶ produits d’une projection. Vous n’aimez pas telle femme réelle, vous aimez votre projection sur une femme, qui ◀la▶ reçoit plus ou moins bien. Vous voyez à quel point ◀la▶ passion est ◀l’▶ennemie intime du mariage ; elle empêche de voir l’autre avec qui ◀l’▶on vit. Elle veut ◀la▶ fusion, ◀l’▶absorption, ◀l’▶esclavage, non ◀l’▶union de deux libertés. En politique, on appelle cela du totalitarisme.
Depuis quand combattez-vous ◀le▶ totalitarisme ?
Dès 1932, j’ai contribué avec mes amis Emmanuel Mounier, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc, ◀le▶ mathématicien Claude Chevalley, et vingt autres, à ◀la▶ formation du mouvement personnaliste, qui s’opposait aux totalitarismes, mais aussi à nos démocraties capitalistes, à ◀la▶ société de profit que nous appelions ◀le▶ « désordre établi ». Nous ne voulions pas qu’on critique ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶URSS au nom de ◀l’▶esprit petit-bourgeois, individualiste, capitaliste, égoïste, non communautaire, qui dominait ◀la▶ politique française de ◀l’▶époque.
On a dit que ◀la▶ contestation, surtout dans ◀les▶ pays de ◀l’▶Est, où elle est encore clandestine, mais d’autant plus sincère, a fait revivre ◀les▶ problèmes que nous avions posés dans ◀les▶ années 1930. C’est vrai, une partie de ◀la▶ jeunesse se pose aujourd’hui ◀la▶ même question : sur quoi bâtir une société ? Niveau de vie ou mode de vie ? Je me suis senti justifié. ◀La▶ jeunesse a redécouvert notre question trente ans après, sans être bloquée, elle, par ◀la▶ guerre des empires totalitaires qui fermait notre horizon, et qui n’était pas notre guerre. À cette époque, toute une génération s’est exprimée dans ◀le▶ personnalisme : à ◀l’▶individualisme et au collectivisme, nous opposions ◀la▶ personne et ◀la▶ communauté. C’est pour exprimer ◀la▶ liaison nécessaire entre personne et communauté que je lançai alors un mot qui allait faire fortune un peu plus tard : engagement. Mon opposition au nazisme me valut d’ailleurs, en 1940, d’être envoyé en Amérique… où j’allais découvrir ◀l’▶Europe.
Comment cela ?
On prend conscience des choses quand on ◀les▶ perd. Je n’étais pas ◀le▶ seul dans ce cas à New York. Quand j’ai rencontré Einstein, à Princeton, il m’a dit : « Vous n’avez pas idée de ◀la▶ transformation intellectuelle de ◀l’▶Amérique sous ◀l’▶impact des Européens immigrés. En 1922, quand je suis allé aux États-Unis pour une tournée de conférences sur ◀le▶ sionisme, ◀la▶ médiocrité des universités m’a surpris. ◀Le▶ changement inouï qui s’est produit depuis lors est dû en bonne partie à ◀l’▶afflux des Européens, notamment ceux que Hitler a chassés. »
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Einstein ?
Je venais d’écrire ◀les▶ Lettres sur ◀la▶ bombe atomique , à la suite de Hiroshima. Un soir, ◀le▶ téléphone sonne. J’entends : « Ici, Einstein. » C’est un peu comme si vous entendiez : « Ici, Newton. » C’est une farce ou c’est un esprit… Einstein venait de lire mon livre « pour la deuxième fois » et me demandait si j’étais libre ce soir… En Amérique, on ◀l’▶accusait de communisme, parce qu’il pensait qu’il fallait tendre ◀la▶ main aux Russes et ◀les▶ faire entrer à ◀l’▶ONU. Et puis il portait ◀les▶ cheveux longs ! Nous avons parlé de ◀l’▶union de ◀l’▶Europe. Il m’a dit : « Vous êtes bien optimiste. Cela prendra un temps fou. En tout cas, cela ne se fera pas avec un nationaliste comme Churchill : il est dangereux. » Une Europe d’États-nations visant à ◀la▶ puissance, disait-il, n’aurait fait qu’un troisième larron armé jusqu’aux dents.
Eh bien, c’est en Amérique qu’a germé en quelques-uns d’entre nous ◀l’▶idée de combattre ce nationalisme fauteur de guerres ; et pas seulement Hitler, mais ce qui ◀l’▶avait permis, donc ◀l’▶idée de « faire ◀l’▶Europe ». Là-bas, nous nous retrouvions toujours entre Européens, c’était irrésistible. Il y avait là Marcel Duchamp, André Breton, et ◀les▶ peintres surréalistes Max Ernst, Yves Tanguy, Matta, Masson, Focillon. Et Jacques Maritain, Boris Souvarine, Georges Gurvitch, et, pendant quelques mois, Simone Weil. Aucun de nous n’était certain de jamais revoir ◀l’▶Europe. J’écrivais deux textes par jour pour « ◀La▶ Voix de ◀l’▶Amérique parle aux Français ». André Breton, Lévi-Strauss étaient ◀les▶ « parleurs » de mes textes.
Mais pourquoi êtes-vous allé en Amérique pendant ◀la▶ guerre ?
À cause d’un article envoyé à ◀la▶ Gazette de Lausanne , une heure après avoir appris ◀l’▶entrée de Hitler à Paris, ◀le▶ 15 juin 1940. J’écrivais : « C’est ici ◀l’▶impuissance tragique de ce victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche en fer tordu, en pierraille lépreuse. » Un coup de téléphone du chef des services de renseignements de ◀l’▶armée suisse m’apprit qu’une démarche avait été faite ◀le▶ matin même de ◀la▶ parution de ◀l’▶article par ◀l’▶ambassadeur d’Allemagne. « Vous mettez en danger ◀la▶ sécurité de ◀la▶ Suisse, me dit ce colonel, mais j’ai aimé votre article. » Plus tard, ◀le▶ Conseil fédéral jugea plus prudent de m’expédier en mission aux États-Unis, où ◀les▶ circonstances m’ont contraint à demeurer six ans.
Depuis vingt ans, vous consacrez une grande partie de votre vie à ◀la▶ cause d’une fédération européenne. Mais ◀l’▶Europe est loin d’être faite. Ne craignez-vous pas d’avoir perdu votre temps ?
Je suis probablement ◀l’▶écrivain qui a présidé ◀le▶ plus grand nombre de comités ! Mais il faut savoir perdre neuf dixièmes de son temps pour que le dernier dixième serve peut-être à quelque chose. C’est une des lois de ◀l’▶action. Je crois que nous pourrons faire ◀l’▶Europe d’ici à vingt ans sur ◀la▶ base des régions, au-delà des nationalismes. Je constate d’ailleurs que ◀les▶ doutes sur ◀l’▶Europe et ◀la▶ vitalité de sa culture n’existent que dans ◀l’▶esprit des intellectuels européens, et pas ailleurs.
Car ◀l’▶Europe, aujourd’hui, y compris ◀les▶ pays de ◀l’▶Est, c’est 480 millions d’hommes. Alors, vous comprenez, « ◀l’▶Europe écrasée entre ◀les▶ deux Grands », c’est une plaisanterie, car en additionnant 237 millions de Soviétiques et 203 millions d’Américains, on n’arrive pas même au total européen. Si ces chiffres ne nous rassurent pas, c’est que nous nous sentons seulement Français, ou Suisses, ou Danois, ou Belges, donc trop petits. Il nous manque ◀la▶ conscience de former un ensemble. C’est surtout que 120 millions d’entre nous sont satellisés par ◀l’▶URSS, tandis que 320 millions sont assez bien colonisés, disons pour simplifier, par ◀le▶ dollar. Aucun de nos pays, tous trop petits, ne pourra bientôt plus nous raconter sa petite histoire d’indépendance.
Mais alors sur quelle base voulez-vous faire ◀l’▶Europe ?
Parmi tous ceux qui bâtissaient ◀l’▶Europe, économistes du Marché commun, hommes politiques, universitaires, je crois vraiment que ◀l’▶action du Centre européen de la culture a imposé peu à peu un certain angle de vision, qualifiant et orientant ◀l’▶union possible de ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base de ◀l’▶unité culturelle, qui s’est formée tout en fondant ◀l’▶Europe, depuis deux ou trois millénaires, et qui caractérise ◀la▶ société européenne. D’autres cherchent à bâtir ◀l’▶Europe de ◀l’▶économie ; moi, j’ai cherché celle des valeurs et celle des hommes.
On vous reproche de faire de ◀l’▶européocentrisme ?
Je ne donne une place ni grande ni petite à ◀l’▶Europe : je dis ce qu’elle est parmi ◀les▶ vingt-deux ou vingt-trois civilisations qu’énumère Toynbee. « Tout est venu à ◀l’▶Europe, et tout en est venu, ou presque », disait Valéry. C’est vrai : toutes ◀les▶ sciences modernes, ◀les▶ techniques, la plupart des formes artistiques et littéraires. Cela ne veut pas dire que ◀l’▶Europe soit moralement supérieure aux autres civilisations ; elle a déclenché des guerres mondiales, inventé ◀le▶ nationalisme, institué des tyrannies sans exemple, raté ses révolutions. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu Hitler, Staline, Guernica… ◀L’▶Europe est une unité complexe, pétrie de contradictions, qui sont dues à ◀la▶ pluralité de ses origines — grecque, romaine, judéo-chrétienne, germanique, celte, à quoi se sont ajoutées des influences arabes, slaves, et j’en passe. Tout cela ◀l’▶a distinguée des autres grandes civilisations, fondées sur un principe d’uniformisation, de subordination totale de tous à un ordre monolithique.
Vous aimez ce que notre civilisation a de pluraliste ?
C’est ◀le▶ gage de notre liberté. Cela implique ◀la▶ contestation, ◀la▶ discussion, et, finalement, ◀la▶ révolution, qui est, elle aussi, une invention européenne. Ailleurs, il n’y a jamais eu, avant ◀le▶ contact avec notre culture et nos doctrines, que des révolutions de palais, des prises de pouvoir par des chefs militaires, qui ne remettaient jamais en cause ◀le▶ système des valeurs régnantes.
En 1961, aux États-Unis, ◀les▶ étudiants progressistes de ◀l’▶Université de Berkeley m’ont demandé de leur parler des valeurs occidentales : « Je sais, leur ai-je dit, vous n’y croyez plus. Mais qu’est-ce qui existe à ◀la▶ place, selon vous ? Prenez ◀le▶ monde par vos antipodes : ◀l’▶Asie du Sud-Est n’a qu’une idée, c’est d’imiter ◀la▶ Chine maoïste, qui, elle, voudrait être aussi communiste que ◀la▶ Russie soviétique, dont ◀le▶ slogan est depuis 1925 : ‟Nous ferons mieux que ◀l’▶Amérique.” Or ◀l’▶Amérique est une invention de ◀l’▶Europe. Où trouvez-vous des valeurs neuves dans ce périple ? ◀Le▶ marxisme ? Allons donc ! Il est ◀le▶ produit spécifique des contradictions de ◀l’▶Europe au xixe siècle. »
Pourquoi, selon vous, n’est-ce pas encore fait, ◀la▶ fédération européenne ?
D’abord, parce qu’on est parti sur ◀le▶ mauvais pied, en essayant de fonder ◀l’▶union sur ◀le▶ principal ennemi de toute union : ◀l’▶État-nation. Voilà ◀l’▶obstacle sur lequel nous butons depuis vingt ans.
Vous avez écrit : « Il faut transformer ◀les▶ frontières en écumoires en attendant qu’elles disparaissent complètement. »
Oui, ◀l’▶ennemi, c’est ◀l’▶État-nation, hérité de Napoléon. ◀L’▶État-nation est ◀la▶ mainmise de ◀l’▶appareil étatique, administratif et policier sur cette chose dynamique et affective qu’est une nation. Instituer un État-nation, c’est livrer sans recours toute ◀l’▶existence humaine à ◀la▶ bureaucratie anonyme d’une seule capitale : c’est-à-dire à personne.
◀Les▶ démocraties capitalistes et ◀les▶ dictatures communistes et fascistes ont toutes en commun ◀la▶ religion de ◀l’▶État-nation centralisé. Il n’y a que des différences de degré. Après ◀la▶ guerre, toutes ◀les▶ anciennes colonies se sont jetées sur ce modèle et ◀l’▶ont imité. Cette structure est ◀la▶ clef des maux du monde actuel. C’est pourquoi, dès ◀le▶ début de notre action fédéraliste, nous sommes entrés en opposition avec Churchill, qui, lui, voulait des « États-Unis » d’Europe en vue de créer une puissance nouvelle sur ◀la▶ base des États-nations. Or ◀l’▶Europe ne pourra se fédérer que par ◀la▶ volonté délibérée des Européens, et non pas par une espèce de complot des gouvernements.
Vous ne croyez pas à ◀l’▶homme politique ?
C’est probablement une fonction à supprimer. Il faut des économistes, des écologistes, des éducateurs, des scientifiques, des administrateurs. À quoi sert ◀le▶ politicien s’il ne sait rien de tout cela ? N’importe quel ordinateur ferait mieux, et avec moins de bavardage.
Vous êtes suisse, fils d’un pasteur protestant.
Merci pour ◀la▶ précision. César Borgia, lui, était fils d’un pasteur catholique : ◀le▶ pape Alexandre VI.
◀La▶ Suisse est-elle pour vous un modèle politique idéal ?
Vous savez, ◀la▶ vie politique en Suisse est très loin de ◀la▶ vie politique en France : elle est parfaitement ennuyeuse. Et c’est très bien comme ça. C’est une administration qui se réfère, comme ◀le▶ disait tout récemment notre ministre des Affaires étrangères, à quelques grands principes : neutralité, fédéralisme, démocratie directe. ◀Le▶ souverain, en Suisse, c’est ◀le▶ peuple. Vous lisez dans nos journaux : « ◀Le▶ souverain s’est prononcé hier. » Ce n’est pas une manière de parler, c’est ◀la▶ réalité. On ne dit pas, en Suisse : « Un tel a été un grand serviteur de ◀l’▶État. » Pourquoi servir ◀l’▶État ? C’est lui qui est un service. ◀Le▶ souverain gouverne ; ◀le▶ Conseil fédéral, lui, exécute, mais ne gouverne pas ◀les▶ hommes. C’est absolument ◀le▶ contraire des habitudes héritées de Louis XIV ou de Napoléon : ◀le▶ règne majestueux sur des sujets.
En France, quand j’ai des démêlés, comme tout le monde, avec des fonctionnaires, douaniers, percepteurs, gendarmes, je finis toujours par leur dire : « Monsieur, je ne suis pas votre sujet, mais un libre citoyen. C’est ◀le▶ fonctionnaire qui est au service des citoyens, et non ◀l’▶inverse. Vous semblez parfois ◀le▶ croire à cause de cette idée de ◀la▶ ‟majesté de l’État” qui vous vient des rois de France. Eh bien, non : ◀l’▶État n’est qu’un appareil, au mieux utile ! »
◀Le▶ côté sacral qu’il s’est attribué est incroyable. Il a ◀le▶ droit de condamner à mort ses hérétiques et incroyants, droit que n’a plus aucune Église, Dieu merci ! Refus de servir et on vous emprisonne, intelligence avec ◀l’▶ennemi et on vous colle au mur ! Vous savez qu’il y a un article de ◀la▶ Constitution qui interdit de mettre en question ◀la▶ forme une et indivisible de ◀l’▶État français. Je connais un Breton qui a fait un livre sur ◀l’▶Europe régionaliste… Eh bien, il a dû se réfugier en Irlande !
Pour vous, au contraire, ◀le▶ fédéralisme est une méthode d’union dans ◀la▶ diversité ?
◀Le▶ fédéralisme est radicalement contraire à ◀la▶ méthode d’unité par ◀l’▶uniformité qui fut celle de Louis XIV, des jacobins, de Napoléon, et reste celle des systèmes totalitaires de toutes couleurs. ◀L’▶État-nation prétend faire coïncider dans ce qu’il nomme ses « frontières naturelles » des réalités absolument hétérogènes — ◀la▶ langue et ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil et ◀l’▶idéologie ou religion politique — sommées de s’arrêter sur une ligne de barbelés électrifiés. Pour accréditer ce modèle délirant, on a truqué nos manuels d’histoire et de géographie. Décréter pour ◀les▶ besoins de ◀la▶ cause que ◀le▶ Rhin sépare et que ◀le▶ Rhône unit donne ◀la▶ mesure.
Vous voulez faire une révolution régionaliste et fédéraliste ?
Au contraire de ce que pensent ◀les▶ ministres, on ne fera pas ◀l’▶Europe sans casser des œufs. Il nous faut entreprendre délibérément cette révolution qui n’est pas violente, mais qui implique ◀le▶ démantèlement progressif des États-nations. ◀Les▶ régions se constitueront en nouant entre elles, par-dessus ◀les▶ frontières politiques, des relations économiques et culturelles qui formeront peu à peu un tissu européen : il faut faire de ◀l’▶Europe avant de faire ◀l’▶Europe. Ce tissu se révélera d’ici à vingt ans, ou avant, plus solide et plus vivant que ◀les▶ liens entre ◀les▶ régions et ◀la▶ capitale de leur État-nation. Et quand ◀les▶ ordinateurs mesureront que ce sont ◀les▶ régions qui jouent un rôle créateur et actif, ◀l’▶Europe sera pratiquement faite.
Mais n’est-ce pas mettre ◀la▶ charrue devant ◀les▶ bœufs ? Un Jean Monnet ne vous traiterait-il pas d’utopiste ?
Jean Monnet a très bien fait ce qu’il a fait avec ◀l’▶appui de Robert Schuman, et qui a abouti à ◀la▶ création de ◀la▶ CECA et à ◀la▶ CE. Mais il y a ce que j’appelle ◀l’▶illusion Monnet : croire que ◀l’▶économique entraînera nécessairement ◀le▶ politique. Nous sommes contraints de voir aujourd’hui que ce n’est pas ainsi que ◀les▶ choses se passent. Et que ce n’est pas Karl Marx qui a raison sur ce point, mais Mao Zedong, qui a baptisé lui-même une phase décisive de sa révolution : « Révolution culturelle ». Notez que c’est ◀le▶ marxisme renversé : c’est ◀la▶ révolution qui part des superstructures. Eh bien, en ce sens-là, je suis maoïste ! Je crois que ◀la▶ révolution part des grandes options, d’une culture, des attitudes fondamentales de notre esprit. Et que ◀l’▶économie n’en sera jamais que ◀le▶ produit.
Vous restez donc optimiste en ce qui concerne ◀l’▶Europe ?
◀Les▶ statistiques sur ◀l’▶idée européenne me permettent de rappeler cette phrase un peu cynique de Louis Armand : « Il meurt tous ◀les▶ jours plus d’anti-Européens qu’il n’en naît. » Je suis certain que nous irons vers des solutions fédéralistes, régionalistes, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Mais il reste toujours ◀la▶ part du diable.
◀Le▶ diable, c’est ◀l’▶agent dépersonnalisant du monde, ◀la▶ fin des personnes, ◀l’▶uniformisation totalitaire. Dès que vous cédez quoi que ce soit sur ◀la▶ personne, tout est perdu : ◀l’▶homme, ◀le▶ couple, ◀la▶ cité, ◀la▶ société, et vous avez ◀le▶ totalitarisme. Quand ◀l’▶homme ne sert plus à rien, n’a plus de vocation, on ◀le▶ jette à ◀la▶ poubelle ; pour moi, c’est cela, ◀l’▶Enfer.
Pour combattre ce que vous appelez ◀l’▶Enfer, croyez-vous à ◀la▶ révolution ?
Oui, si elle apporte ◀la▶ liberté, si elle consiste à renverser, à retourner ◀les▶ institutions de ◀la▶ tyrannie. Mais une société ne se retourne pas comme un homme. Il ne suffit pas de toucher deux ou trois-centres nerveux pour que tout marche. Ou bien il faut y mettre ◀la▶ police, ◀l’▶armée, ◀la▶ violence et ◀la▶ terreur pour aligner ◀la▶ réalité sur ce que quelques idéologues ont eu ◀l’▶idée d’en faire. Pas une seule de nos révolutions n’a réussi. Dans ce sens, on ne peut pas être trop fier de ◀l’▶Europe.
Comment voyez-vous ◀l’▶avenir ?
Je crois au progrès. Je ◀l’▶ai décrit, dans ◀L’▶Aventure occidentale de ◀l’▶homme , en tant qu’accroissement des risques humains, comme ◀le▶ montre ◀la▶ science, qui est à double tranchant. Ou bien, je vous ◀l’▶ai dit, nous irons vers ◀l’▶ennui collectif. Mais il me semble improbable que cet ennui ne recrée pas en profondeur ◀la▶ soif de quelque chose qui soit au-delà de ◀l’▶ordre et qu’il ne provoque pas une rébellion de ◀l’▶esprit, une sédition de ◀l’▶inconscient, dont nous percevons déjà ◀les▶ signes.