[Entretien] Le▶ diable existe, vous pouvez ◀le▶ rencontrer (17 mai 1971)af
◀Le▶ diable avec des cornes et un pied ◀de▶ bouc, c’est une idée du Moyen Âge. ◀Le▶ diable, ◀le▶ Malin, personnification du Mal, c’est une notion purement religieuse. Alors ◀le▶ diable, qu’est-ce que cela peut représenter au juste en 1971 pour un non-croyant ?
Frédéric de Towarnicki a posé la question au philosophe Denis de Rougemont : ◀l’▶auteur célèbre ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident est aussi celui ◀de▶ ◀La▶ Part du diable . Il en parlera d’ailleurs, et ◀de▶ ◀l’▶Europe — sa grande idée — dans ◀l’▶émission que lui consacrent ◀les▶ services ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀l’▶ORTF, ◀le▶ 18 mai, dans ◀la▶ série « Un certain regard ».
Au xx e siècle, quel sens peut avoir une théorie sur ◀le▶ diable ?
Au xx e siècle, ce qui nous menace ◀le▶ plus, c’est que nous ne tenons plus compte ◀de▶ lui dans nos calculs. Nous parlons — enfin ! — tous ◀de▶ ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀la▶ nature, l’un des grands problèmes politiques du siècle, en effet. Mais nous ne prenons pas garde aux autres pollutions, celles qui sont spirituelles. Et quand on ne tient plus compte du diable, on risque ◀de▶ ne plus discerner ◀le▶ mal.
Pour quelqu’un qui n’est pas croyant, qu’est-ce que cela représente, ◀le▶ diable ?
Croyant ou non, tout homme a une faculté ◀d’▶indignation qui ◀le▶ porte à épouser une cause. Donc il croit savoir ce qu’est ◀le▶ mal et par conséquent ◀le▶ bien. Qu’on ne raconte pas ◀d’▶histoires ! Aujourd’hui, beaucoup disent : « On en a assez ◀de▶ ◀la▶ morale ! », mais c’est pour vous en imposer aussitôt une autre, danoise, maoïste, marxiste ou hippie. Là, tout est encore très simple. Mais quand on ignore tout simplement que ◀le▶ diable existe, quand on nie qu’il existe, c’est alors qu’on commence à être manipulé par lui.
Pouvez-vous préciser ce qu’est pour vous ◀le▶ diable ?
C’est quand il n’y a personne.
Qui peut-on convaincre avec une telle définition ?
◀Le▶ diable vous convainc très facilement ◀de▶ ne pas croire à son action, qui est spirituelle. C’est son incognito qui fait sa force. Vous connaissez ◀la▶ formule ◀de▶ Baudelaire : « Le premier tour du diable est ◀de▶ nous faire croire qu’il n’existe pas ». ◀Le▶ diable, c’est celui qui nous dit, comme dans ◀L’▶Odyssée Ulysse au cyclope aveuglé à ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ caverne : « Mon nom est Personne. ◀De▶ quoi aurais-tu peur ? Je ne suis pas là… »
C’est ce que fait Satan ?
Singeant Dieu, mais à rebours, il nous dit : « Je suis celui qui n’est pas ! ». Il est ◀la▶ force dépersonnalisante ◀de▶ ◀l’▶univers. Il nous fait croire qu’il n’y a personne, et pourquoi ? Parce que alors il n’y a plus ◀de▶ responsabilité, donc plus ◀de▶ culpabilité. C’est ◀l’▶uniformisation des corps et des esprits, ◀la▶ mise au pas totalitaire des réflexes, ◀la▶ collectivisation des individus isolés, déracinés, cette aliénation générale qui menace ◀la▶ civilisation ◀de▶ tous côtés.
Mais quelle pourrait être, au xx e siècle, une définition moderne du diable, tel que vous ◀le▶ concevez ?
Pour m’exprimer en des termes empruntés à ◀la▶ physique moderne, je dirais que ◀le▶ diable, c’est ◀l’▶entropie. Qu’est-ce que ◀l’▶entropie ? C’est ◀la▶ dégradation ◀de▶ ◀l’▶énergie. C’est une loi du cosmos qui veut que, dans un système clos, ◀l’▶énergie se dégrade continuellement et passe ◀d’▶un état de plus haute organisation à un état de plus basse organisation.
◀De▶ moindre différence, ◀d’▶égalisation. C’est ce qui conduit ◀le▶ physicien américain Eddington a prédire « ◀la▶ mort tiède ◀de▶ ◀l’▶univers ». En d’autres termes, ◀le▶ diable introduit ◀le▶ concept ◀de▶ dé-création, ce que ◀le▶ philosophe allemand Heidegger appelle ◀la▶ « néantisation ». ◀Le▶ diable tente à chaque instant ◀de▶ ruiner ◀la▶ création dans son principe créateur, ◀de▶ ruiner ◀la▶ personne humaine, et ◀de▶ tout réduire à un niveau inférieur ◀d’▶énergie.
Non, Hitler n’était pas ◀le▶ diable
C’est donc cela, pour vous, « ◀la▶ part du diable » ?
C’est d’abord cela. Une espèce ◀d’▶indifférenciation vers ◀le▶ bas, une tendance au tiède, qui finira dans ◀le▶ froid glacial. ◀De▶ nos jours, ◀les▶ forces anonymes et qui rendent tout anonyme sont en expansion. La plupart des forces déchaînées à travers ◀le▶ monde nous invitent à fuir dans ◀la▶ masse, à démissionner ◀de▶ notre personne, à renoncer à notre vocation personnelle, à ◀la▶ mettre en doute, donc à céder à ◀l’▶entropie physique et morale. C’est là ◀le▶ mal ◀de▶ notre siècle, ◀le▶ contraire absolu ◀de▶ ce que j’ai appelé ◀le▶ « personnalisme », qui consiste à assumer sa vocation personnelle, quoi qu’il arrive, et à tous risques. Car lorsque ◀l’▶homme ne sert plus à rien, n’a plus ◀de▶ vocation, un jour arrive où on ◀le▶ jette à ◀la▶ poubelle. C’est là ◀l’▶enfer !
◀La▶ Géhenne ◀de▶ ◀l’▶Évangile, savez-vous ce que c’était ? « Gé-hinnon », un vallon près de Jérusalem, où ◀l’▶on jeta ◀les▶ ordures ◀de▶ ◀la▶ ville. C’était ◀la▶ décharge municipale, « où ◀le▶ feu ne s’éteint jamais », comme ◀l’▶observait Jésus. Et ◀de▶ là est venue ◀l’▶idée médiévale ◀de▶ ◀l’▶enfer. C’est ◀le▶ rebut des hommes qui ont refusé ◀d’▶être eux-mêmes ; à tous risques. S’ils sont rejetés au bout du compte, ce n’est pas par un tribunal, mais par eux-mêmes !
Et si ◀l’▶on se trompe sur ◀le▶ choix ◀de▶ sa vocation personnelle ?
Celui qui a accepté ◀le▶ risque personnel lutte contre ◀le▶ diable uniformisateur.
Quels sont ◀les▶ différents tours du diable ?
L’un consiste, pendant la dernière guerre, à nous faire croire qu’il était seulement Adolf Hitler, par exemple. Déguisement grossier, mais habile, parce que nous étions tous prêts à y croire. Hitler, ◀le▶ diable ? Il y avait vraisemblance, mais aussi une paille ; si Hitler était ◀le▶ diable, il eût suffi ◀de▶ ◀le▶ tuer, et ◀le▶ mal eût disparu. Mais ◀le▶ diable est bien plus malin. Quand Hitler était devant nous, nous étions en garde, nous nous battions contre lui, et ◀le▶ diable travaillait derrière nous et en nous. ◀Les▶ bonnes gens s’imaginent que ◀le▶ diable se manifeste dans ◀les▶ choses ◀les▶ plus visiblement scandaleuses : ils ont tort.
◀Le▶ diable, selon vous, fait tout ce qu’il faut pour qu’on ne ◀le▶ détecte pas ?
Je disais que Satan nous fait croire, premièrement, qu’il n’existe pas, deuxièmement, qu’il est seulement Hitler et personne ◀d’▶autre, et ainsi ◀de▶ suite.
Or ◀le▶ mal connu et dénoncé n’est jamais très dangereux. Lorsque nous sommes attaqués ◀de▶ front, nous faisons face, notre résistance est alertée. ◀La▶ menace véritable, c’est quand nous ne savons pas que nous sommes attaqués, quand nous sommes entraînés malgré nous. Car alors, nous perdons notre volonté, notre identité, notre responsabilité personnelle, ce que nous sommes seuls à pouvoir faire au monde. ◀Le▶ diable compte sur ◀la▶ lâcheté qui est en chacun ◀de▶ nous, et qui nous fait fuir derrière ◀les▶ buissons — ou dans ◀la▶ foule — quand Dieu cherche un coupable…
Comment cela ?
Voyez Adam, dans ◀la▶ Genèse. Quand Dieu lui dit : « Qu’est-ce que tu as fait ? », il proteste : « Je n’y étais pas, c’est elle qui a tout fait, c’est elle qui m’a tendu ◀la▶ pomme ; moi, je n’ai rien vu, je ne sais pas ce qui s’est passé ; j’étais derrière ◀les▶ buissons, au milieu des arbres du jardin. »
◀L’▶action du diable consiste à nous priver ◀de▶ notre responsabilité personnelle. C’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ passion amoureuse vulgarisée, dont j’ai parlé dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . ◀La▶ passion, qui devient une drogue, qui nous prive ◀de▶ notre libre arbitre, nous aveugle, nous enchaîne, et nous rend irresponsables.
Comment avez-vous écrit votre ouvrage, ◀La▶ Part du diable ?
À New York, en 1942, à ◀la▶ suite ◀d’▶une conversation sur ◀les▶ Américains, dont ◀la▶ faiblesse me paraissait être dans leur incapacité à croire au mal pur, donc au diable. Jacques Maritain m’avait dit : « Pourquoi n’écrivez-vous pas un livre sur ◀le▶ diable ? ». J’ai répondu : « Si j’écris un livre sur ◀le▶ diable, tout le monde va me croire diabolique… »
J’ai pourtant commencé ◀l’▶ouvrage après un an ◀de▶ mon séjour en Amérique. ◀La▶ Suisse m’y avait envoyé en mission à ◀la▶ suite ◀d’▶un article que j’avais publié sur ◀l’▶entrée ◀de▶ Hitler à Paris, et qui m’avait valu quinze jours ◀de▶ prison militaire.
J’ai écrit ◀les▶ cinquante premières pages en vingt-quatre heures, sans sortir ◀de▶ mon atelier, puis j’ai voulu aller dans un restaurant du quartier. Il était tard, ◀les▶ patrons étaient seuls, et ◀l’▶on s’est écrié en me voyant entrer : « Voilà ◀le▶ diable ! ». J’ai déguerpi, sans demander mon reste. Cinq semaines plus tard, ◀le▶ livre était fini : soixante-six courts chapitres, et voilà que je découvre que 666… est ◀le▶ chiffre du diable, qui refuse ◀d’▶arriver à 7, ◀le▶ nombre ◀de▶ ◀la▶ Création…
◀La▶ tentation diabolique ◀de▶ ◀l’▶obéissance
Pouvez-vous donner un exemple ◀de▶ faits récents où ◀l’▶on peut reconnaître « ◀la▶ part du diable » ?
Prenez ◀les▶ deux massacres récents qui ont provoqué une indignation générale dans ◀le▶ monde : celui ◀de▶ Sharon Tate, en Californie, et celui ◀de▶ Song My ou My Lai, au Vietnam. Dans ◀l’▶esprit du bon bourgeois, du philistin, lequel est ◀le▶ plus diabolique ? C’est bien sûr ◀le▶ meurtre horrible ◀de▶ Sharon Tate, innocente, riche et célèbre. L’un des meurtriers, en effet, criait : « Je suis ◀le▶ diable ici pour faire ◀l’▶œuvre du diable ! ». Il portait ◀les▶ cheveux longs, il était barbu. ◀Les▶ filles étaient droguées, et ils ont tué délibérément une femme enceinte et quatre ou cinq autres personnes sans défense. Et ils ont fait cela sans raison. D’un autre côté, à Song My, on a massacré probablement plus ◀de▶ cent victimes, hommes, femmes, enfants, vieillards, bébés. Et qui ◀l’▶a fait ? Des jeunes gens aux cheveux courts — « crew cut » — c’est ◀la▶ coupe ◀de▶ cheveux ◀de▶ ◀l’▶armée américaine. Eux aussi étaient drogués, dit-on, et ils ont exécuté leur crime avec bonne conscience. Qu’est-ce qui est pire ? Dans ◀les▶ deux cas, ◀les▶ barbus et ◀les▶ folles, ou ◀les▶ soldats ont dit : « Nous n’avons fait qu’obéir ! » ◀Les▶ uns, à leur maître ou gourou, ◀les▶ autres à leurs officiers. Je dis que c’est le second cas qui est vraiment diabolique, parce que ◀l’▶anonymat y est plus manifeste, ◀la▶ manière ◀de▶ se cacher dans ◀les▶ buissons plus évidente. Remontez jusqu’au Pentagone, vous ne trouverez vraiment plus personne ! ◀Les▶ gens qui ont fait ◀le▶ massacre ◀de▶ Song My se cachent derrière leur supérieur militaire, qui se cache derrière ◀la▶ morale ◀d’▶une société, ◀la▶ justice, ◀l’▶obéissance, ◀la▶ discipline. Et, du même coup, ils vident toutes ces notions ◀de▶ crédibilité et ◀de▶ respectabilité, ce qui est vraiment atteindre une société en plein cœur.
Peut-on rencontrer ◀le▶ diable ?
J’ai écrit un jour : « Si vous voulez sérieusement trouver ◀le▶ diable et vous expliquer avec lui, prenez-◀le▶ dans ◀le▶ fauteuil où vous êtes assis ! Là, vous êtes sûr ◀de▶ ne pas ◀le▶ rater. C’est en vous qu’il existe : personne ◀d’▶autre ne peut vous “dépersonnaliser” que vous-même ! »