Au centre du monde, Lavaux (1972)aj
Le centre du monde est partout, la théorie de▶ la relativité l’a démontré.
Mais, que le centre du monde se situe réellement quelque part dans les airs au-dessus du Léman, à mi-hauteur du grand vignoble ◀de▶ Lavaux, cette évidence ne saurait exiger ni d’ailleurs endurer la moindre preuve : vous la vivez « comme on respire », ou c’est que vous n’êtes jamais vraiment venu, n’avez jamais existé dans ce lieu.
Tout ce qui touche à un centre et tout ce qui respire dans la grâce ◀de▶ son rayonnement, revêt une importance rapidement fabuleuse, et passionnelle. Il est difficile ◀d’▶en parler, fût-ce à sa louange éperdue, sans provoquer l’éclat soudain, parfois vociférant (la TV l’a fait voir), ◀de▶ la haine la plus injuste — ou l’adhésion ◀d’▶une ferveur déconcertante.
Je voudrais essayer, pour ma part, ◀d’▶énumérer au sujet de Lavaux quelques faits vrais, dont la discordance m’inquiète : elle m’empêche ◀de▶ m’abandonner à l’euphorie ◀d’▶un lyrisme contemplatif, ou ◀de▶ céder à cette espèce ◀de▶ bonne conscience que donne l’indignation active.
Lavaux est beaucoup plus défiguré que les autres vignobles ◀de▶ La Côte, ◀de▶ Begnins à Vufflens par exemple. On y voit beaucoup plus ◀de▶ maisons neuves et laides, beaucoup plus ◀de▶ routes, ◀de▶ viaducs et ◀d’▶énormes tranchées bétonnées, beaucoup plus ◀d’▶autos, ◀de▶ camions, ◀de▶ garages, ◀de▶ stations ◀d’▶essence au service ◀de▶ la pollution universelle.
Or les autos figurent l’emblème du paradoxe majeur ◀de▶ notre civilisation. Grâce à elles, l’homme des villes a retrouvé le contact avec la nature, et ce contact pour lui vital s’est révélé mortel pour la nature. C’est l’histoire ◀d’▶un amour fatal : dès qu’un touriste découvre un endroit solitaire, la foule s’y jette et le supprime.
L’homme a besoin ◀de▶ solitude. Mais la plupart n’osant aimer que ce qui par d’autres est aimé, ils détruisent à coup sûr les amours qu’ils partagent.
Ce paysage sublime est un pays réel, peuplé ◀de▶ vignerons et ◀d’▶artisans, ◀de▶ petits commerçants et ◀de▶ riches retraités. Un pays a besoin ◀de▶ communications, routes, autobus et téléphone, et ◀de▶ stations ◀d’▶épuration. Les chemins de fer et l’autoroute y font déjà leurs longues blessures. Tout cela — nul n’y peut rien — aux dépens du paysage. Les « nécessités » ◀de▶ la vie tendent à détruire les raisons ◀de▶ vivre. Mais que tient-on pour nécessaire ?
Les maxima contradictoires, toujours à l’œuvre dans toute chose humaine, sont ici comme ailleurs la qualité ◀de▶ la vie et les conditions ◀de▶ vie quantitatives.
Sur quoi règne une lumière divine — une lumière neutre comme les dieux, qui ne sont ◀de▶ gauche ni ◀de▶ droite, mais toujours ◀d’▶en haut, rayonnants.
Il y a le paysage mais aussi le paysan.
Entre les dieux sereins et la terre labourée, la terre bâtie, ◀d’▶utilité publique, que vont faire les hommes et les femmes et les enfants qui habitent ici ?
« Lavaux appartient à tout le monde », à tous ceux qui aiment la beauté, et qui voudraient que Lavaux, à jamais, demeure tel qu’un beau jour ils l’ont aimé.
Or, ses habitants l’aiment aussi, mais ils en usent, c’est-à-dire le transforment chaque jour par les retouches insensibles ◀de▶ l’usage, usure et patine à la fois.
Pour garder le Lavaux que nous aimons, faudrait-il qu’ils renoncent à le vivre, à en vivre ?
Sauver Lavaux, oui, mais vivant non pas figé. Et vivant, c’est-à-dire changeant selon sa loi.
Il est d’autres centres du monde où les problèmes ◀de▶ la survie ◀d’▶un lieu sublime se posent en des termes semblables.
Ainsi, qu’est-ce que sauver Venise ? Non pas offrir des étages ◀de▶ palais sur le Grand Canal à des riches. Il faut d’abord que Venise soit peuplée, animée, habitée par des gens du pays. Et qu’ils y trouvent un intérêt vital, et non pas archéologique. Pour sauver Venise, il faudra la changer. Inaliénable, oui, inaltérable, non.
Ensuite, « faire son salut » suppose la foi, mais chacun sait que la foi sans les œuvres est morte. Sauver Lavaux ne suppose rien ◀de▶ moins que la prédominance accordée par un peuple à la saveur ◀de▶ vivre sur le niveau de vie.
Gens ◀de▶ Lavaux, vous habitez un pays ravissant et radieux. Mais vous ne le sauverez pas sans héroïsme.
Si Lavaux doit faire son salut, ce sera par la grâce ◀de▶ quelques fous associant leur foi poétique aux calculs des vrais réalistes — lesquels ne sont nullement ceux qui pensent court et bas et nous jettent dans la pollution au nom de la rentabilité, mais ceux qui font passer avant le profit ◀d’▶argent — cette chose abstraite — les désirs et les rythmes du corps, les valeurs ◀de▶ l’esprit et les élans ◀de▶ l’âme.
Juillet 1972