Sur la▶ taille des régions (octobre 1973)be
C’est au Technocrate inconnu que ◀l’▶on doit ◀l’▶expression, ◀de▶ « taille européenne ». Beaucoup ◀l’▶emploient, ◀l’▶air entendu, mais nul ne sait ce qu’elle signifie. ◀Les▶ régions, nous dit-on, doivent être ◀de▶ « taille européenne ». Quelle est cette taille ? Qui en décide ? Au nom de quoi ? Que veut-on dire ?
On me répond qu’il s’agit ◀de▶ « découper » des régions qui soient assez grandes, assez peuplées, assez industrialisées et bétonnées pour être « compétitives à ◀l’▶échelle européenne ». Mais « compétitives » avec quoi ? — Avec ◀les▶ Länder allemands, me dit-on. Encore faudrait-il savoir lesquels : ◀la▶ Bavière, 71 000 km2 et 12 millions ◀d’▶habitants, ou Hambourg, 747 km2 et moins ◀de▶ 2 millions ◀d’▶habitants ?
◀De▶ fait, ◀les▶ Savoyards se moquent bien que ◀la▶ région à laquelle on ◀les▶ a rattachés soit déclarée « compétitive » avec ◀la▶ Ruhr, ◀le▶ Piémont ou ◀les▶ Midlands. Car une région, comme telle, ne sera jamais compétitive : ◀l’▶adjectif ne saurait s’appliquer qu’à une firme. Dassault, Fiat, Péchiney peuvent être « compétitifs » avec ce qui se fait à Détroit, à Essen ou à Bâle, mais si une ◀de▶ ces firmes s’installait dans Rhône-Alpes, ce serait en vertu de ses seuls intérêts, non pas ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ région, et ses déficits seuls, sous forme de « coûts externes » (forêts détruites, pollution en tous genres, épuisement des ressources naturelles) tacitement pris en charge par ◀l’▶État, se verraient partagés avec ◀les▶ contribuables.
Soyons sérieux : jamais ◀les▶ habitants ◀d’▶une région ne se rassembleront dans ◀l’▶intention ◀de▶ devenir « compétitifs ». Qu’en auraient-ils de plus ? Ça n’a pas ◀de▶ sens pour eux. C’est une idée ◀de▶ technocrate, ◀de▶ ministre ou ◀de▶ fonctionnaire qui ne raisonne qu’en termes de pouvoir et ◀de▶ prestige. Ce n’est pas un souci ◀d’▶homme réel, ◀de▶ femme réelle, c’est trop loin de ◀la▶ vie quotidienne. En revanche, ce qui peut rassembler et dresser citoyens et citoyennes ◀d’▶une région, c’est ◀l’▶idée ◀de▶ prendre en main leurs destinées, c’est ◀la▶ volonté ◀de▶ recouvrer leur autonomie, et ◀de▶ sauvegarder leur mode de vie. C’est ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ région elle-même et sa réalité vécue, non pas ◀les▶ bobards du « prestige national » dont ◀les▶ grandes firmes et ◀l’▶État central seraient seuls à se partager ◀les▶ avantages éventuels.
◀La▶ prétention compétitive serait tout simplement puérile22, si ◀l’▶on ne distinguait derrière ◀l’▶argument ◀de▶ ◀la▶ « taille européenne » ◀le▶ modèle obsédant ◀de▶ ◀l’▶État-nation napoléonien, défini par ses seules frontières — ces « cicatrices ◀de▶ ◀l’▶histoire »23 — et pas seulement ◀les▶ réalités, mais selon ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance ◀d’▶un chef d’État, ◀d’▶un parti au pouvoir.
Or, ◀le▶ but principal ◀d’▶une région, contrairement à celui ◀d’▶un État-nation, n’est pas ◀d’▶affirmer sa puissance mais ◀d’▶exercer sa liberté ; n’est pas ◀de▶ se montrer plus fort que tel voisin par ◀les▶ armes ou par ◀la▶ richesse, mais ◀de▶ rester maître chez soi et ◀de▶ s’administrer comme on ◀l’▶entend, non comme ◀l’▶entendent ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale. Et cela change tout. Notamment ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ taille.
Si ◀l’▶on se demande honnêtement quels sont ◀les▶ avantages du grand État sur ◀la▶ petite communauté, on n’en trouve qu’un : ◀le▶ grand État peut faire ◀de▶ grandes guerres. Pour tout ◀le▶ reste : qualité ◀de▶ ◀la▶ vie, niveau de vie matériel, sécurité, créativité, densité culturelle, ◀les▶ petits États figurent régulièrement en tête ◀de▶ liste, et ◀les▶ grands en queue.
Faut-il rappeler que ◀les▶ créations ◀les▶ plus mémorables ◀de▶ ◀la▶ culture européenne sont toutes nées ◀de▶ foyers locaux, Florence, Mantoue, Bruges, Anvers et Dijon, Oxford, Tolède, Genève, Weimar, Upsal, Toulouse, Prague et Venise : ◀l’▶Europe vivante et créatrice est née du rayonnement ◀de▶ petites cités, ◀d’▶écoles locales, jamais ◀de▶ « nations » en tant que telles.
Que Rhône-Alpes soit « compétitif » avec Rhein-Westphalen intéresse peut-être quelques statisticiens à ◀l’▶échelon national (c’est-à-dire à Paris), mais ce qui intéresserait ◀les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ région serait ◀de▶ pouvoir se prononcer sur ◀les▶ problèmes qui ◀les▶ concernent.
Et puis, finissons-en avec ces questions ◀de▶ taille. Il nous faut des régions ◀de▶ toutes grandeurs, selon ◀les▶ dimensions ◀de▶ leurs problèmes, ◀la▶ qualité ◀de▶ leur mode de vie, ◀les▶ goûts et volontés ◀de▶ leurs habitants. A-t-on jamais exigé une « taille européenne » ◀de▶ nos États-nations ? Du Luxembourg et ◀de▶ ◀la▶ France, lequel des deux États a-t-il ◀la▶ taille ? Je vais vous ◀le▶ dire : c’est ◀le▶ plus petit. En tant qu’État souverain, un et indivisible, ◀la▶ France est trop grande, et il n’en va pas autrement ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne, ◀de▶ ◀l’▶Espagne, ◀de▶ ◀la▶ République fédérale et ◀de▶ ◀l’▶Italie. Devant ◀l’▶impossibilité ◀d’▶administrer et ◀d’▶animer ces « grands ensembles » politiques, ◀l’▶Allemagne se divise en Länder, ◀l’▶Italie en régions à parlements élus, ◀la▶ Grande-Bretagne procède à une « dévolution » des pouvoirs ◀de▶ ◀la▶ capitale aux conseils locaux, et ◀la▶ France même admet ◀le▶ principe, au moins, ◀d’▶une décentralisation (encore que ◀le▶ pouvoir central entende ◀l’▶imposer à sa manière). Ce ne sont là que signes avant-coureurs ◀d’▶un phénomène beaucoup plus ample et plus profond.
Théoriciens et praticiens ◀de▶ ◀la▶ politique, ◀de▶ ◀la▶ sociologie, ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ ◀la▶ prospective en viennent aux mêmes conclusions : tout appelle aujourd’hui ◀les▶ petites unités.
Et cela n’est pas contradictoire avec ◀la▶ tendance qui nous porte à ◀la▶ fédération du continent. Car seules ◀les▶ petites unités accepteront ◀de▶ se fédérer.
Pour défendre leurs libertés contre ◀l’▶État.
Juin 1973.