Une possibilité européenne : la▶ région genevoise (novembre 1973)bf
◀L’▶angoisse devant ◀la▶ solitude-en-foule des grandes villes embouteillées. ◀L’▶angoisse devant ◀les▶ mass médias d’État, où tout ce qui n’est pas publicité tonitruée pour des produits, des modes ou des révolutions manipulées, ne s’entend plus. ◀L’▶angoisse des individus qui ont perdu prise sur leur vie, et n’ont plus foi dans ◀les▶ mythes nationaux — tout nous pousse aujourd’hui à chercher des formes de communauté nouvelles ou renouvelées, utopiques ou pratiques, subversives ou religieuses, ou ◀les▶ deux à la fois ◀le▶ plus souvent. Cette recherche fonde ◀la▶ région comme formule politique ou civique24 de demain.
Il se trouve que ◀le▶ sens commun joue dans ◀le▶ même sens que notre angoisse sociale pour recommander cette formule. Mais il est trop souvent inhibé par nos routines mentales, héritées de ◀l’▶École, qui ont substitué ◀les▶ mythes de ◀l’▶État régalien et de ◀la▶ nation indivisible, aux réalités concrètes, locales et régionales. Pour reconnaître ◀l’▶évidence de ◀la▶ région et ◀l’▶absurdité des frontières qui tranchent dans ◀le▶ vif de ses tissus, il faut parfois ◀le▶ regard neuf, sinon naïf, d’un étranger qui simplement « en croit ses yeux ».
Pendant ◀la▶ conférence des quatre Grands, Georges Bidault recevait Molotov dans ◀la▶ villa qu’occupait ◀la▶ délégation française, à Versoix. De ◀la▶ terrasse, il lui fit admirer ◀le▶ paysage, en précisant que là-bas, de l’autre côté du lac, c’était ◀la▶ France. — Mais où est ◀la▶ frontière ? demanda Molotov, vaguement inquiet. — Elle passe au milieu du lac, dit Bidault. — Mais alors, s’exclama ◀le▶ Soviétique, ◀les▶ poissons, comment savent-ils dans quel pays ils sont ?
S’il n’y avait que ◀les▶ poissons ! ◀Les▶ vents, ◀les▶ fleuves et ◀les▶ nuages, ◀la▶ faune, ◀la▶ flore, ◀les▶ langues et ◀les▶ races, ◀les▶ styles, ◀les▶ doctrines et ◀les▶ ondes ignorent sereinement ◀les▶ frontières. Celles-ci n’arrêtent ni ◀les▶ tempêtes, ni ◀la▶ pollution, ni rien de ce qu’il faudrait arrêter, mais seulement ce qu’il faudrait laisser passer : personnes, marchandises, œuvres d’art. « Cicatrices de ◀l’▶Histoire » — comme disait en une autre occasion ◀le▶ même Bidault — ; résultats « des viols répétés de ◀la▶ géographie par ◀l’▶histoire » — comme ◀l’▶écrit ◀le▶ professeur J. Ancel —, ◀les▶ frontières ne sont plus utiles qu’aux seuls douaniers, lesquels, pour la plupart, aimeraient faire autre chose que de poser huit à neuf-cents fois par jour ◀les▶ mêmes questions convenues (personne n’y croit).
Un problème d’une portée politique décisive se trouve posé par ◀les▶ régions « naturelles » coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité, ni ethnique ni économique. Sur toutes ◀les▶ frontières de nos États, ◀les▶ exemples abondent : Basques et Catalans réunis par ◀les▶ Pyrénées mais divisés par ◀la▶ frontière franco-espagnole, région de Bâle brochant sur trois pays, Nord français coupé de ◀la▶ Flandre occidentale et du Hainaut, triangle Aix-la-Chapelle-Maestricht-Liège, etc. Désormais, ◀le▶ problème est posé, par ◀la▶ CEE et par ◀le▶ Conseil de l’Europe, de ◀la▶ constitution de régions transfrontalières, partout où ◀les▶ conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou manifestement aberrants. On voit tout de suite que ◀les▶ régions ethniques et ◀les▶ régions économiques ne sauraient coïncider territorialement. Il y faudrait un vrai miracle, mais ce miracle ne s’est jamais produit, et il aurait encore moins de chance de survenir dans ◀le▶ cas de régions définies en termes d’écologies ou d’échanges de services, d’universités ou de transports.
◀L’▶exemple des diverses régions qu’il y aurait lieu d’organiser autour de Genève est particulièrement frappant à cet égard.
On connaît ◀le▶ problème : Genève, ville internationale, manque d’hinterland, et ◀les▶ zones voisines voient leurs relations d’échanges avec elle brimées, ralenties, pénalisées ou bloquées par un cordon douanier qui ne sert à rien ni à personne, mais qui symbolise ◀la▶ « souveraineté » (d’ailleurs de plus en plus fictive) des États.
Or, tous ◀les▶ problèmes concrets qui se posent dans cette région appellent des solutions transfrontalières. Et chaque problème définit une région différente en termes de territoire.
Il y a autour de Genève une région de main-d’œuvre définie par ◀le▶ mouvement pendulaire des travailleurs français : 23 000 environ, à cette date, viennent chaque matin à Genève, et rentrent ◀le▶ soir en France. Cette région s’étend dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres autour de ◀la▶ ville.
Il y a, autour du Léman, une région écologique définie par ◀la▶ pollution du lac (affluents, usines, riverains), ◀l’▶aérodrome de Cointrin, ◀la▶ centrale nucléaire (projetée) de Verbois. Sa superficie déborde très largement celle de ◀la▶ région de main-d’œuvre.
Il y a une région définie par ◀les▶ échanges de biens industriels, commerciaux, et de services, dont ◀l’▶aire ne recouvre ni celle de ◀la▶ région de main-d’œuvre, ni celle de ◀la▶ région écologique.
Il y a enfin une région universitaire, qui va de Neuchâtel à Saint-Étienne et d’Aoste à Besançon, en passant par Fribourg et Lausanne, Grenoble, Lyon et Genève au centre. Elle comprend seize établissements d’enseignement supérieur, densité tout à fait exceptionnelle, entre lesquels des liens spéciaux pourraient s’instituer. Or, cette région se trouve correspondre à ◀l’▶aire du franco-provençal, insérée depuis ◀le▶ xe siècle entre ◀la▶ langue d’oc et ◀la▶ langue d’oïl, et dont procèdent ◀les▶ dialectes savoyard, romand et franc-comtois, oubliés certes mais sans doute actifs dans notre inconscient collectif…
Il ne s’agit donc pas de créer autour de Genève — et encore moins de Lyon — une sorte de mini-État-nation nouveau, qui ajouterait aux défauts de ◀la▶ centralisation ceux des trop petites dimensions économiques. Il s’agit simplement de résoudre ◀les▶ principaux problèmes de notre vie moderne selon leur « mérite », c’est-à-dire leur nature et leur contenu, sans plus se laisser paralyser par ◀la▶ fiction, décidément indéfendable à tous points de vue, des frontières nationales héritées d’autres âges.
De ◀la▶ création des régions que je viens de définir, ce n’est pas plus Genève qui bénéficiera que ◀le▶ pays de Gex, ◀la▶ Savoie, ◀la▶ Romandie tout entière, et dans une mesure qui reste à déterminer, ◀l’▶Isère, ◀le▶ Val d’Aoste et ◀la▶ Franche-Comté.
Il est facile d’énumérer ◀les▶ motifs de mésentente traditionnelle au sein de ◀la▶ région lémano-alpine (ou des régions possibles alentour du Léman). Il y a depuis toujours deux races, sur ◀la▶ rive gauche et ◀la▶ rive droite du Rhône. Il y a deux confessions depuis ◀le▶ xvie siècle. Et des systèmes politiques opposés, l’un centraliste, l’autre fédéraliste, l’un où tout vient d’en haut, c’est-à-dire de Paris, l’autre où tout vient d’en bas, c’est-à-dire des communes.
Mais quoi, de 1815 à 1919, ces facteurs ancestraux de division n’ont nullement empêché ◀la▶ prospérité et ◀l’▶entente de populations que ◀les▶ cordons douaniers ne séparaient pas. C’est à partir du coup de force de Poincaré que tout s’est gâté. Et ◀l’▶on a, sans sagesse ou sans bonne foi, invoqué de vieux conflits pour « expliquer » ◀les▶ impasses créées par ◀l’▶administration de ◀l’▶État-nation « un et indivisible ».
Tous ◀les▶ anciens motifs d’hostilité, de jalousie, ou de simples bisbilles, ont en fait disparu de nos jours : ◀les▶ races sont mêlées, ◀l’▶évolution historique oubliée (n’en restent que ◀les▶ marmites de ◀l’▶Escalade), ◀la▶ majorité confessionnelle inversée (54 % de catholiques à Genève). Restent ◀les▶ seules frontières, ◀les▶ seuls cordons douaniers, sacro-saints pour Paris, partout ailleurs indéfendables.
Et demeurent à réconcilier ◀les▶ grands noms de ◀la▶ culture dans nos régions : Jean Calvin et François de Sales, Rousseau et Voltaire, Joseph de Maistre et Madame de Staël, Benjamin Constant et Stendhal. Rien de plus aisé, si ◀l’▶on songe qu’ils ont aimé ◀les▶ mêmes paysages, subi ◀les▶ mêmes bises noires, et résisté au même impérialisme jacobin. Plusieurs d’entre eux se connaissaient, se fréquentaient. Autour d’eux, on parlait ◀le▶ même dialecte, qui parlait dans leur inconscient. Avant que Genève ne fût annexée à ◀la▶ France, en 1798, Charles Pictet de Rochemont, ◀le▶ futur négociateur de ◀la▶ République au congrès de Vienne, avait publié quatre opuscules en dialecte savoyard.
C’est ◀l’▶École, à ses trois degrés, qui nous a convaincus que nous étions différents au point de ne pouvoir rien faire ensemble. C’est par ◀l’▶École, aux trois degrés, qu’il faut refaire ◀l’▶éducation des citoyens, à partir des réalités, qui sont locales et régionales d’abord, puis continentales et mondiales. (◀Les▶ mythes seuls sont stato-nationaux.) Tout dépend de ◀l’▶éducation, au cours des trois lustres qui viennent.
◀La▶ région n’est nullement un relai de croissance. C’est un milieu commun de participation, civique, politique et social. C’est un espace culturel. C’est une école de voisinage, — l’un des plus beaux mots de notre langue.